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Une année terrible (Zérus – le soupir emmuré n. 50)

10 dimanche Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Annibale Fata, Bruxelles 1919, ghislain, gustave moureau, henriette, hydre de lerne, jean baptiste de la salle, Niba, Overijse, Rolando, zérus le soupir emuré 50, zérus n. 50

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Une année terrible III-IV/VI n.50, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.197-201, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 5 février 1989

Ma petite fée,

1919 fut pour moi une année terrible. Niba, mon père, était parti en Italie servir dans la Marine. Seulement quelques cartes postales de navires et un mot d’encouragement : — nous nous reverrons bientôt. Mais quand ? Pendant ce temps, j’étais seul… Jusqu’en septembre, j’ai vécu rue du Remorqueur avec la tante Germaine, encore célibataire, mais déjà liée à son futur mari, l’oncle André. Je demeurais dans le grenier vide. Le jour, je continuais à aller à l’Institut Saint-Pierre, le soir je dormais dans le grand lit de fer qui ensuite fut vendu avec tout le reste. Il ne resta que le papier peint avec les aconits bleus.
J’ai cherché dans les dictionnaires l’origine de cette fleur qui pendant tant d’années a veillé sur moi : on l’appelle casque de Jupiter, casque de Troll, casque d’Odin ou chapeau de fer et on la croyait capable de rendre invisibles les chevaliers errants. Oh petite fée, combien aurais-je voulu être invisible, pouvoir m’échapper et partir vers l’Italie dans la maison des Fata ! Je ne voulais pas considérer le destin de cette fleur prodigieuse. Ne savais-je pas qu’elle prend peu à peu l’étymologie douloureuse d’herbe du diable, une fleur aussi belle que vénéneuse ?
Mais comment pouvais-je prévoir ce qui allait se passer ? Et pourtant, j’eus quelques signaux. Quelques jours après la mort de maman, dans l’école que je n’ai pas quittée depuis cinquante ans — j’y suis professeur, maintenant —, un de mes enseignants, un Frère Chrétien, s’approcha de moi d’un air compatissant :
— Mon cher fils, j’ai un livre pour toi, me dit-il.
— Merci. Qu’est-ce que c’est ?
— La vie de notre saint fondateur, Jean Baptiste de La Salle.
Je demeurai perplexe et indifférent.
— Tu veux le lire, mon fils ?
Je dis que oui. Pouvais-je dire non ? Après un mois, je le ramenai. Mon professeur me demanda si je l’avais trouvé intéressant. Je dis que oui. Je mentais. Je n’avais même pas ouvert le livre. Puis il m’a demandé si je ne voulais pas devenir un Frère chrétien : j’ai répondu par un beau non. Mais, comme tu le vois, cela n’a pas suffi.

Une victime

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Cette nuit, Henriette n’a pas réussi à dormir à cause de la canicule. Elle était adossée au coussin et fixait le verre sur la table de nuit, comme si elle le voyait pour la première fois.
— Déplace ce verre, s’il te plaît ! Il m’ennuie…, a-t-elle dit, sans explications. Si elle fermait les yeux, le verre réapparaissait à moitié rempli devant elle : une pauvre chose dénuée de sens.
Peut-être est-ce le brouillard qui l’a épouvantée. Outre la perte de la mémoire, j’ai l’impression qu’elle ne voit plus très bien.
— Où est la grille ? Je ne la vois plus… C’est le sortilège du grand pré, crie-t-elle depuis la véranda.
Henriette a raison. Une vilaine brume et un silence menaçant recouvrent le grand pré depuis deux jours. La brume est arrivée d’un coup, comme une invasion : un matin, je n’ai plus rien vu, ni le grand pré ni les pins. Des intrus faits de vapeur traversaient le jardin tandis que le ciel écrasait les arbres sous son poids. C’est alors que les os du chêne ont commencé à gémir avec une voix presque humaine, comme s’ils étaient des épaves à la dérive sur les plages de la mer du Nord, la mer assassine.
Le côté nord-ouest aussi a subi un assaut. Deux museaux de vache ont secoué la haie derrière la maison, en grattant les épines et creusant des galeries entre les broussailles.
— Qui me déplace ce verre ? continuait de crier Henriette épouvantée, tandis que Rolando était occupé à frapper ces vaches avec une poêle. On aurait dit qu’il brandissait une épée et l’abattait avec violence sur les cornes des envahisseurs en hurlant : — Allez-vous en sales bêtes, n’entrez jamais ici… PAM ! PAM ! Sous cette grêle de coups, les vaches se sont retirées dans la brume comme les Russes dans la neige de Nikolaevka[1].
Lorsqu’un autre matin s’affiche, un hurlement déchire le silence. Est-ce Henriette ? Je me penche à la fenêtre, le grand pré est un lac couleur de lait. Je frissonne. Un terrible tempérament géologique sommeille sous le manteau de vapeur, prêt à sortir comme l’Hydre de Lerne.

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Gustave Moreau, 1976, Chicago, Art Institute

Ce n’est pas d’ici, au nord-ouest, que vient le cri…
Sous le grand chêne, je vois Rolando près du puits, avec une pelle à la main. D’entre les fusains, Henriette débouche en murmurant : — Maudite !
Peut-être pense-t-elle à la Belgique. Puis elle ajoute, avec douceur :— Qu’est-ce que tu veux y faire ? C’est tout un fricandeau de morts…
Rolando fixe le gravier, immobile. Qu’est-il en train de regarder ? Un bout de fer ? Une branche cassée ? Puis je comprends : c’est une vipère.
— Je l’ai tuée avec la pelle, elle était derrière le puits… dit-il.
— Mais elles avaient disparu, cela doit faire plus de trente ans qu’elles n’entraient plus dans le jardin…
— C’est un animal têtu, soupire Rolando, c’est elle qui a voulu mourir.
J’éprouve un sentiment de peine qui d’un coup se change en joie. Les vipères du grand pré retournent dans le jardin. Le gardien a vu errer aux alentours des renards et des fouines. Un genre de faucon a rasé la colline. Est-ce un présage ? Ce jardin est irréel. Il ne peut pas gagner sur la nature. Le grand pré se venge…
Est-ce l’hurlement de la vérité qui veut reprendre le dessus sur la mensonge ?
Je regarde le côté nord-ouest, cette brume du Loch Ness. Je lève les yeux vers la petite tour à droite, vers le désordre qui y règne agréablement, vers les rames de papier, l’ordinateur allumé : le « fait » de Ghislain est sur le point d’éclater comme un amphibie monstrueux qui respire de plus en plus vivement en moi.
Rolando pique la vipère avec le râteau, la soulève en l’air, puis se dirige vers le grand pré.
— Là ! crie-t-il, en jetant le serpent au-delà du filet de ronces. La vipère ressemble à une branche morte. Pendant un instant, elle reste accrochée parmi les campanules, une épine lui entre dans la gorge et y reste accrochée, puis elle tombe de l’autre côté.
— C’est fait ! conclut Rolando.
— Ça pue pour tous, cette domination barbare [2] ! commente Henriette en secouant la tête.
N’est-ce pas ainsi que Ghislain finit-il à Overijse ? N’a-t-il pas été attiré par un jardin fleuri, avant d’être ruiné pour toujours ?
Maintenant que la vipère est morte et qu’elle est rentrée dans son royaume, la brume tombe sur Rolando, le couvrant d’un pardessus boutonné de la tête aux pieds. Même si j’essaie de détourner le regard, ce brouillard, dans sa rigueur dépouillée, continue à me rappeler quelqu’un : mon arrière-grand-père, Cyrille Balthasar.

Claudia Patuzzi


[1]   Bataille qui opposa sur le front de l’est, les troupes soviétiques aux troupes italiennes principalement, le 26 janvier 1943. Parmi les combattants se trouvaient les futurs écrivains Nuto Revelli et Mario Rigoni Stern.

[2]   Citation célèbre, en Italie, du Prince de Machiavel (1532).

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