• À propos

décalages et metamorphoses

décalages et metamorphoses

Archives de Tag: Zérus le soupir emmuré

Rue de Plaisance IV-V/V (Zérus – le soupir emmuré n. 21)

23 lundi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Amélie Molitor, étangs d'ixelles, Bois de la Cambre, bruxelles, Cyrille Wautriche Balthasar, rue de Plaisance, Zérus 21, Zérus le soupir emmuré

001_L'addio di Ghislain Iphoto

L’adieu de Ghislain à sa grand-mère. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance IV-V/V, n. 21, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 88-91, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Juillet 1912, Amélie Molitor mourut d’une tumeur à l’estomac trois ans plus tard, à soixante-six ans, le jour de l’incendie de l’Exposition universelle dans le bois de la Cambre. http://fr.wikipedia.org/wiki/Bois_de_la_Cambre Le destin voulut que sa mort ne passât pas inaperçue, comme ce fut le cas après la mort de César, lorsqu’une comète resplendit pendant sept jours d’affilée vers onze heures, avec une telle clarté que l’on aurait cru à l’ascension de son âme dans le ciel. Ce fut presque le même phénomène qui se produisit le jour de la mort d’Amélie. La grande serre vitrée du Palais art nouveau fut pulvérisée dans l’air, flottant dans le ciel en d’incandescentes barres de fer. Les morceaux de verre implosaient en un feu d’artifice. Les flammes léchaient la lune en la teignant de rose : Bruxelles semblait brûler à jamais tout entier.

Ghislain observait par la fenêtre le ciel livide et la fumée dense qui occupait, menaçante, la zone sud de la ville. Il se trouvait dans la chambre de sa grand-mère et il tournait le dos à la mort, tôt survenue. Tel un courant d’air, la mort avait frôlé ses yeux dépourvus de cils, en lui séchant le visage en larme. Tout de suite après, avec la légèreté d’un ange, elle avait rejoint grand-mère Amélie. Ghislain demeurait perplexe : elle n’était pas aussi laide que celle de son père. Le visage de sa grand-mère était serein et une odeur de miel sortait de ses lèvres entrouvertes. La mort, après avoir adressé à Ghislain un sourire rassurant, se pencha vers Amélie, lui mit avec délicatesse une main dans la bouche et en sortit un petit objet roulé dans un papier… Ghislain reconnut aussitôt de quoi il s’agissait : c’était un bonbon Milk ! « C’est pour toi, c’est ta grand-mère qui te l’envoie », lui dit-elle avec douceur. Il prit le bonbon, en faisant attention à ne pas la toucher.

Entre-temps, finalement libérée de ses tâches féminines, Amélie Molitor errait, pour la première fois de sa vie, dans les royaumes de l’imagination. Elle s’était retrouvée devant la mort et maintenant elle faisait partie du grand tout. « Peut-être, elle rencontrera mon père et le consolera… », pensa Ghislain attiré par les lueurs qui incendiaient la vitre.Les sirènes des pompiers retentissaient, les gens hurlaient dans les rues. Des milliers d’étincelles crépitaient dans l’air. Ghislain ouvrit la fenêtre et une bouffée, mêlée à une poussière soyeuse pareille à du talc, lui toucha les joues. Il essaya de s’emparer des minuscules étoiles devant lui, mais elles s’éparpillèrent en paillettes de cendre.

— Viens, mamie ! cria-t-il, sans percevoir le pas léger de sa mère.

— Que fais-tu ? lui demanda Eugénie.

— Je cherche mamie.

— Mais mamie est morte, maintenant.

Ghislain montra les minuscules étincelles en mouvement : — Si je parviens à saisir l’âme de mamie, elle restera toujours avec nous.

Un sourire mystérieux se dessina sur les lèvres d’Eugénie. Son regard se perdit vers l’horizon à la recherche de deux figures désormais lointaines.

— Les voici, ils sont là, ils vont vers les étangs d’Ixelles et le bois de la Cambre, au milieu de l’incendie !

La mort revint. Eugénie eut à peine le temps d’en voir le visage impassible, où pleurs,  pitié et douleur se mêlaient en d’antiques mots et histoires. Elle concentra son regard sur les taches violettes des flammes et y entrevit un oracle, un signe codé comme un rébus. Dans la hâte d’atteindre son but, Amélie précédait son accompagnatrice en lui touchant le nez de ses pieds nus. La lumière froide des yeux gris de Cyrille avait disparu, remplacée par le sillage d’une mouette qui file vers la haute mer.

— Et quelle est l’âme de mamie ? demanda Eugénie.

— Une de ces lueurs qui ne s’éteint jamais.

Eugénie le caressa :— C’est vrai, dit-elle, mamie Amélie ne s’éteindra jamais.

— Et papi ?

Eugénie fixa les langues de feu qui jouaient parmi les cendres. Puis elle dit, à voix basse: — Papi ne mourra pas, c’est nous qui devrons nous en aller.

002_Melanie Dubois 400002 - Version 2

Mélanie Dubois, la marâtre.

Deux mois plus tard, Cyrille se remaria avec une dame entre deux âges. Sur la photo, je vois une femme avec un large chapeau garni d’un ruban de fourrure. Une pensée en crêpe transparente est accrochée à sa poitrine. Son visage est pâle. Elle écrira quelques fois, d’une calligraphie ordonnée et élégante, des cartes postales qu’elle signera : bonne maman.

Ghislain savait seulement que sa grand-mère était morte et que cette femme était une marâtre. Son prénom, par une étrange ironie du sort, résonnait un peu comme celui de sa grand-mère : Mélanie. Le nom de famille en revanche avait une sonorité de noble : Dubois.

Le jour de son mariage durant le service religieux, Ghislain fouilla dans le fond de la poche de son par-dessus, prit le papier orange et brun, l’ouvrit et, avec lenteur, suça le bonbon Milk que sa grand-mère Amélie lui avait offert le jour de sa mort. Il le fit durer le plus longtemps possible, en le serrant entre la gorge et le palais, tandis qu’il répétait en pensée une formule magique. Cette tumeur de sucre qui pendant tant d’années avait reposé au fond du corps d’Amélie Molitor revenait comme un souvenir, riche de précieux parfums d’épices. Ce fut alors que l’odeur de lait et de miel se répandit dans la nef de l’Église recouvrant le parfum des glaïeuls. Durant un instant, le prêtre arrêta de parler, Mélanie Dubois éternua trois fois et le soleil éclaira les lunettes du grand-père. Cyrille Balthasar se retourna d’un coup, surpris par cette saveur familière : l’incomparable arôme des lèvres d’Amélie Molitor.

Claudia Patuzzi

003_Ghislain a 5 anni- sc002 - Version 3

Ghislain à six ans.

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance II-III/V ( Zérus – le soupir emmuré n.20 )

21 samedi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

bonbons Milk, bruxelles, cyrille, dinastie belge, gare de bruxelles, Leopold II, pob, Porte de Hal, rue de Plaisance, saint gilles, Zérus 20, Zérus le soupir emmuré

001_Germaine  300poux.JPEG 180

La tante Germaine (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance I-III/V, n. 20, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 83-87, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Quand Eugénie et Ghislain arrivèrent à la gare de Bruxelles, la tante Germaine se tenait droite sous la marquise, le corps enveloppé d’une fourrure tellement courte qu’elle couvrait à peine ses jambes de bouquetin. Elle avait dix-sept ans, mais en paraissait encore moins. Comme elle était différente des tantes Mancini, toujours pressées et prétentieuses ! Il émanait d’elle un parfum exotique. Elle portait un petit chapeau à calotte, semblable à un turban. Un nez long dans un visage de blonde, des yeux mobiles. En la voyant, Ghislain retrouva la force de rire, le goût du bonheur.

Les grands-parents maternels vivaient dans un appartement au deuxième étage, juste au-dessus d’une épicerie dans le cœur du quartier art nouveau de Saint-Gilles. Chaque matin  le bruit sec du rideau de la droguerie résonnait dans la rue. L’odeur du jambon et du pain se répandait. Un pot en verre, rempli des bonbons Milk, occupait le centre de la petite vitrine. Dans une affiche, un enfant levait son index grassouillet. Des bicyclettes partout. C’était une rue vivante, empruntée par les gens pressés de la rue de Waterloo, qui fréquentaient les alentours de la Porte de Hal.

002_caramelle Milk  480

La misère de Cyrille s’était accrue à mesure que son adhésion au parti catholique était devenue une obsession. Avec la mort du roi Léopold et l’avènement au trône de son petit-fils Albert, l’agitation contre les catholiques et leur suprématie politique avait grandi de manière imprévisible.

— Nous, nous avons toujours la majorité absolue au gouvernement et les élections ne nous l’enlèveraient jamais !

Cyrille se sentait très fatigué. À cinquante-huit ans, il devait s’occuper d’événements incontrôlables. Même les nombres semblaient vouloir le trahir en montant dans de fausses directions sous la forme d’anormaux abcès démocratiques. Au cours des années, sa haine contre les socialistes du POB s’était transformée en une lutte titanesque contre la vague qui emportait les masses. Maintenant que même les libéraux s’étaient associés à ces criminels dans la bataille pour le référendum et la réforme électorale, Cyrille ne savait plus à quel saint se vouer et, pour se consoler, il s’était mis à étudier le flamand.

« Peut-être, notre salut est là, parmi les agriculteurs des Flandres, soupirait-il, secouant sa grosse tête coiffée en brosse. »

Il ne sympathisait pas du tout pour le petit-fils de Léopold II :

— Cet Albert n’a pas les moustaches ni la barbe de son oncle paternel. Il a un air d’intellectuel comme ce socialiste de Vandervelde ! grommelait-il, en indiquant une photo du roi sur La libre Belgique.

— Et puis il se laisse manipuler par les syndicats du POB ! explosait-il, heureux de prononcer ce sigle maudit qui pendant bien des années avait tourmenté son sommeil, entravé ses affaires, ruiné sa famille et la nation. Après un tel débordement, il mâchait un reste de cigare Leman avec la même fureur qu’il aurait dévoré l’avant-bras d’un ouvrier de la vallée de la Meuse.

005_La dinastia reale 180

La dynastie belge (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ses attaques apocalyptiques envers le POB et les libéraux étaient cependant directement liés à la misère de sa vie. Cyrille se rendait compte désormais que pour lui il n’y avait plus aucun sommet à escalader, qu’au contraire il devait entretenir une fille insupportable, ressemblant par ses idées extravagantes moins à une femme qu’à un homme tandis que sa compagne était fatiguée et désormais vieille. Depuis longtemps, il n’aimait plus Amélie Molitor et il frôlait de plus en plus rarement son corps, maigri par l’anxiété. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, ses apparitions soudaines. Son avarice s’était accrue en proportion de sa pauvreté. Il avait réduit jusqu’au nombre de ses cigares et contraint la petite Germaine à recycler les vêtements de sa mère en improvisant des modèles aussi étranges que géniaux. On ne mangeait du boeuf que le dimanche. Il avait réduit jusqu’à sa lecture de la Bible et de l’Évangile : seulement le samedi et le dimanche. Son manteau, gris et rigoureusement boutonné, était toujours le même. Sans aucun remords, il abandonna Amélie à un affaiblissement silencieux et progressif. Quand il sut que Eugénie reviendrait à Bruxelles avec Ghislain pour vivre rue de Plaisance, le terrible Ardennais n’avait pas imaginé trouver en sa femme une véritable tigresse prête à défendre l’enfant de ses atteintes de prédateur.

— Je te l’avais dit, Amélie.

— Quoi ?

— Il y a quatre ans, quand il est né, que celui qui se trompe paie…

— Et tu oserais…

— Je suis le père de cette brebis égarée et le grand-père de ce malheureux. Ils resteront ici, mais ils devront se suffire à eux-mêmes. Je ne leur donnerai pas un sou.

— C’est de ta fille et de ton petit-fils que tu parles.

Amélie le regardait incrédule. Ses cheveux touffus étaient devenus gris, les tracas avaient marqué son visage. Avec lenteur, elle porta les mains à son ventre, où une douleur sourde la martelait depuis des années. Elle sentait le poids de ce tourment avec le fatalisme héroïque de ceux qui sont au terminus de leur vie et pour quelques raisons sont « obligés » de vivre encore. Peut-être arriverait-elle à sauver l’enfant… Donc, pendant au moins une année, elle devait continuer à vivre.

Amélie ne parvint à émettre que quelques mots : — Tu es devenu aveugle, Cyrille, pour toi les personnes ne comptent pas.

— Nous n’avons pas un sou et moi, cet enfant-là, je ne peux certainement pas l’entretenir. Mais ces paroles semblaient étouffées. Cyrille se tourna et vit « cet enfant » sur le pas de la porte.

— C’est toi Ghislain ! cria sa grand-mère.

Une bouteille de lait était sur le sol dans une tache blanche. De petites rivières se faufilaient dans la cuisine en créant de minuscules méandres, dont un frôla les chaussures de Cyrille. « L’enfant », pâli de peur, balbutia, entre ses larmes, une excuse à cette vieille idole de fer.

— Je ne l’ai pas fait exprès, grand-père…

Cyrille ne lui répondit pas.

Claudia Patuzzi

003_La porte de Hal 180 bis

Bruxelles, La porte de Hal en hiver

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 19)

19 jeudi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

bruxelles, ghislain, rue de Plaisance, stanza di garibaldi, Zérus 19, Zérus le soupir emmuré

001_Ghislain trois ans 180 - Version 2

Ghislain à trois ans.

Rue de Plaisance I/V, n. 19, traduction et nouvelle adaptation du chapitre I de La stanza di Garibaldi, pp. 80-82, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cet après-midi-là le vacarme était général. La tante Agathe courait en essuyant son visage avec sa jupe et ses cousins hurlaient. Une forte odeur de café venait de la cuisine. Ghislain était resté à regarder son père pendant quelques minutes. Était-il vraiment mort ou bien était-il encore en train de parler ? Peut-être, ses lèvres voulaient lui dire quelque chose. Il s’approcha du fauteuil, puis il recula, impressionné. Son père murmurait, d’une voix imperceptible : « Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ?

— Tais-toi papa ! supplia-t-il, tandis que la tante Agathe lui refermait brutalement les paupières et la bouche.

Ghislain observa la scène. L’oncle Laurent se tenait dans un coin, près du baldaquin. Il paraissait vieilli, ce n’était plus le sauveur d’aéroplanes du Bois de Boulogne. Une rafale lui avait ébouriffé les cheveux lui conférant un air encore plus sombre.

— Qui a ouvert la fenêtre ? dit quelqu’un.

Ghislain posa les yeux sur le bord du fauteuil, une bouffée d’air avait soulevé le volant de velours et une lueur jouait avec les ombres à terre. C’était juste à cet endroit que la main de son père, restée ouverte, indiquait quelque chose. Il y avait une étrange odeur d’amandes amères dans l’air. D’où venait-elle ? Il connaissait cette odeur…

002bis_3783

photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour agrandir)

«  Trois… Il y en a trois… ramasse-les ! » murmurait son père. Sans comprendre, Ghislain traîna vers la soucoupe qui gisait en morceaux sous le fauteuil… « L’odeur est ici… ou bien elle est dans sa bouche ? » Il ramassa les trois tessons en les serrant dans son poing. Puis il les mit dans sa poche. Dans sa hâte, il se coupa la paume de la main. En quelques secondes, sa tête se mit à tourner, tandis que sa mère accourait vers lui.

De ce jour-là, les cauchemars se succédèrent à un rythme régulier. C’était toujours son père qui venait, le visage sillonné de larmes. Il les épiait dans leur sommeil, avant de leur demander, en soupirant, de l’aider.

Plus tard, d’autres événements se multiplièrent sous des formes mystérieuses. En premier lieu son œil. Comme s’il ne voulait plus se souvenir de la mort, son œil droit resta pour toujours mi-clos. Les médecins parlèrent d’un tic chronique dû à un spasme du nerf optique et en restèrent là. Le second événement a trait à la blessure de la main droite. L’entaille devint noire et gonflée. Jusqu’au lendemain des funérailles, Ghislain dut garder la main plongée dans une infusion d’eau et de sel. Lorsque sa mère lui demandait la raison de cette étrange blessure, il disait que c’était à cause d’un clou. Il ne dit jamais rien de ces tessons : il les cacha dans un tiroir pour les emporter ensuite comme une amulette dans toutes ses pérégrinations. C’était le « cadeau » que son père lui avait fait avant de mourir. Le troisième événement concerna son identité. Dès lors, pendant cinq longues années et par la volonté de sa mère, son prénom n’était plus Ghislain, mais celui de son père, Paul.

Bruxelles, le 15 juin 1986

Janvier 1910 : ma mère et moi nous déménagions à Bruxelles, dans la maison de mes grands-parents. Tante Germaine nous attend à la gare, plus jolie que jamais. Je me souviens très bien de l’appartement de la rue de Plaisance : un trois-pièces, avec deux chambres et une cuisine ; des toilettes en commun dans l’escalier. Pour nous laver un tub en zinc, pour la lumière des lampes à pétrole et des bougies… Les affaires du grand-père ne marchaient pas fort, tante Irma s’était mariée, comme les oncles Prosper et Léopold. Maman et la tante Germaine durent chercher du travail. Nous sommes restés ici trois ans, de 1910 à 1912, jusqu’à la mort de la grand-mère. Nous vivions dans une maison de pauvres.

Un pauvre

Claudia Patuzzi

Paul V/V (Zérus – le soupir emmuré – n.16)

13 vendredi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Bois de Boulogne, eugénie, ghislain, Paris 1908, Paul mancini, Zérus le soupir emmuré

001_Paris-le-bois-de-boulogne-ce-quon-rigole-a-paris 740

Paul V/V, n. 16,  traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 70-73, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 Comment aurait-il pu continuer cette lettre? Encore un discours inachevé, des mots interrompus pour suivre ses pensées, pour regarder autour de lui dans son «appartement » et trouver dans les objets un point d’appui à ses souvenirs. Comme cette estampe d’Icare. J’essaie d’imaginer une des nombreuses soirées où Ghislain s’attarde, seul, à son bureau.

Oui, maintenant je le vois…

… Il interrompt sa lettre et regarde le petit cadre d’Icare accroché au mur: « Maintenant je sais pourquoi ces hommes ne bougent pas ».

Puis il s’en écarte avec un petit rire. Il pense à l’invention de l’avion. Son œil fermé s’ouvre dans un mouvement de colère, puis il se referme.

« À Paris on était en 1908 et il n’avait pas encore trois ans… »

-Brrr… brrr…

-Ghislain, ne t’approche pas de l’eau.

-Attention avec cet élastique, si tu tires dessus, tu vas le casser.

-Regarde, je t’apprends comment faire…

L’oncle Laurent prenait dans sa main le petit aéroplane, enroulait l’élastique autour de l’hélice, immobilisait l’avion pendant une seconde, puis le laissait aller dans le ciel.

-Tu vois? C’est comme ça qu’on fait, essaie, maintenant.

Le Bois de Boulogne a un grand lac ombragé. L’aéroplane fit une pirouette sur lui-même, puis il tomba dans l’eau comme un oiseau blessé. L’oncle Laurent resta immobile sur le bord du lac, indifférent aux vagues qui trempaient les semelles de ses chaussures. Les ailes de l’aéroplane oscillaient sur l’eau. « Va-t-il couler ou non? » se demanda-t-il, avec l’air d’un philosophe habitué aux malheurs de l’histoire. Mais l’aéroplane changea de direction: deux canards le croisent qui le détournèrent vers un îlot et une dangereuse petite cascade. L’oncle éteignit son cigare dans l’herbe. Il demeura pensif un instant, puis il enleva sa veste et sa cravate. Une seconde plus tard il n’avait plus ni chaussures ni chaussettes. Ghislain était devenu muet. Eugénie demeurait immobile dans le pré. L’oncle pataugeait autour de la petite île parmi des nénuphars violâtres ; l’eau lui arrivait à la taille. Il saisit l’aéroplane juste avant qu’il ne tombe à pic dans la boue: – Je l’ai attrapé! Une nuée compact d’oiseaux s’enfuyaient en rafale dans la voûte du ciel…

« Tout le mérite en revient à l’oncle Laurent… » sourit Ghislain en se mordant un ongle. De son enfance, tout lui apparaît confus. Le visage de sa mère, fondu dans la brume, se détache de l’ensemble. Il a un sursaut soudain. Oui, il était jaloux de son père, de son amour pour sa mère, il était jaloux de tout, capricieux aussi.

« Non, je ne peux pas lui écrire cela, je ne peux pas le lui dire. » Les baisers, les caresses de son père pour sa mère le rendaient jaloux. S’il restait en arrière pendant leurs promenades, il se sentait abandonné. Alors il se jetait par terre et je pleurais et pleurait…

Et à deux ans?

Un beau dimanche, il firent un pique-nique sous un grand arbre. Il faisait chaud. Le vent déplaçait la jupe de sa mère en découvrant ses chevilles. Son père se précipita pour la recouvrir.

– C’est un joli vent, murmurait-il.

Sa mère était étendue sur l’herbe, peu lui importait que sa robe blanche se salisse. Elle avait la tête appuyée sur les jambes de son père qui se penchait vers elle, en riant.

-Gény, arrête.

-Maintenant c’est mon tour, Paul, donne-le moi.

-Chut, il y a le petit.

-Et alors? Tu ne me le donnes pas ce baiser?

-Quelqu’un pourrait passer.

-Oh la la, Paul! Nous sommes seuls. Ghislain mange sa marmelade.

Paul regarda alentour. Seul le vent déplaçait les feuilles, ils étaient seuls.  Il posa ses lèvres sur celles de Gény.

« Mon père est en train de manger ma mère! » pensa Ghislain terrifié. Le chagrin le dévora, alors que de petits ruisseaux de griottes lui coulaient sur le menton et le cou. « Maman, maman, le sang ! » hurla-t-il avec tout le souffle qu’il avait au fond de la gorge.

-Non, petite bête, c’est la marmelade, ne vois-tu pas !

Sa mère et lui étaient debout, dans les bras l’un de l’autre. Ghislain lui enlaça le cou et plongea la tête dans ses cheveux. Il feignit de pleurer. Il renifla avec avidité le parfum de sa peau.

Paul les suivait de loin.

Claudia Patuzzi

Paul III/V (Zérus – le soupir emmuré n. 14)

07 samedi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Beethoven, Dvorak, Pincio, Pinocchio, Rerum Novarum, Roma, Zérus le soupir emmuré

01_Pincio740_jpeg.

Belvedère du Pincio, Rome.

Paul III/V, traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 66-68, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 Bruxelles, le 26 septembre 1985

… la tante Agathe… ce fut entièrement sa faute. Tu ne sais pas combien de fois j’ai feuilleté ce vieil album, m’arrêtant des heures sur les photos de Mancini. Et elle est toujours là. Glaciale. Méchante. Mais est-ce utile de revenir sur une image encore si douloureuse ?
Petite fée, aide-moi aujourd’hui à ne pas trop penser. J’ai quatre-vingts ans. Je suis à la retraite. Je possède pour la première fois un « appartement » avec deux grandes fenêtres qui donnent sur le jardin et sur une rangée de maisons. Quand les rayons de soleil délayent la couleur du ciel, j’imagine que je me penche au-dessus de la rampe du Pincio, à Rome ; il pleut, il me suffit d’ouvrir les rideaux, de fermer les yeux et d’écouter la musique de Dvorak ou de Beethoven. Si le soleil se reflète sur les carreaux, je m’amuse à peindre des aquarelles ou bien, si le temps est nuageux, je caresse les souvenirs de mes nombreux voyages. Je vois un sombrero mexicain, des calebasses, six éléphants en ivoire, une gondole de bronze et, parmi d’autres objets tristes, un petit Pinocchio en caoutchouc — cadeau d’un confrère.

Un Pinocchio

02_Pinocchio-740- copie

Foto di Claudia Patuzzi

Ghislain est-il Pinocchio ? Peut-être que oui, il habite dans le ventre d’une baleine depuis soixante-dix longues années. Cette baleine a pris des apparences étranges, au gré de la réforme de l’Église catholique : une cellule dépouillée semblable à un bunker, un dortoir plein de gens, une chambre sordide à six lits, de type carcéral, une chambrette sans fenêtre tapissée de fleurs et, pour finir, avec l’avènement de l’Encyclique Rerum Novarum, son « appartement ». En réalité, il habite une grande chambre carrée avec toilettes adjacentes. Je ne l’ai vue qu’une seule fois, mais j’ai l’impression d’y avoir vécu moi aussi une vie entière. Dans cet espace, il a placé sur les murs, comme une petite fille gâtée qui veut remplir à tout prix une maison miniature, toutes sortes de meubles et d’objets, créant un fouillis éclectique.

Comme la planète-terre dans le système de Ptolémée, un bureau, une chaise et un fauteuil occupent ce nombril du monde. Le fauteuil bordé de longues franges, en velours, couleur lie-de-vin, ressemble à un repose-pieds. C’est le fauteuil de son grand-père, Cyrille Balthasar. Le vieil homme, détrôné par la mort à quatre-vingt-dix ans, lui a laissé ce trône en héritage. Assis sur ce fauteuil, Ghislain est une nouvelle Pythie possédée par la puissance de ses dieux. Il lui suffit de s’y asseoir pour que tout le système planétaire de ses fétiches commence à tourner autour de lui dans une orbite infinie. Ce fauteuil, aussi solennel que la Grotte sacrée du paléolithique, est parsemé de l’ocre rouge de ses morts et du parfum intense des vivants, auxquels il continue de parler en écrivant.
Et le lit ? Où a-t-il mis le lit ?
Ce qu’il appelle sa « chambre à coucher » est en réalité un catafalque encastré dans un angle de la pièce. Ghislain a caché le lit derrière une espèce de rideau opaque. Le rideau, presque toujours fermé, crée un mystère. C’est le fond de l’abîme, habité d’une obscure figure spectrale. C’est le monde des filles mères perdues et aimées pour toujours, le monde des mères, cousines et nièces rêvées, elles aussi perdues. Après le repas ou tard le soir, quand personne ne le voit, il y entre, pour s’étendre sur le dos dans un sommeil de mort. Je ne m’étonne pas qu’il l’ait appelé le lit de ses cauchemars.

Bruxelles, le 6 octobre 1985

Hélas ! Depuis plus de soixante-dix ans, je ne fais que cauchemars et rêves désagréables. J’ai déjà assisté à mes obsèques, à la fin du monde et à de terribles phénomènes célestes… Souvent, je me retrouve complètement nu à l’école. J’essaie de me réfugier dans la salle de bain : elle est dans un état épouvantable. Je m’approche de la baignoire et je découvre ma mère, les cheveux pendant de chaque côté des bords émaillés ; elle est recouverte d’algues et se dissout comme une poupée de savon… J’essaie de ne pas la perdre, mais elle continue de fondre dans un tourbillon d’eau.
Quand je vivais avec ma mère et ma tante Germaine, je rêvais presque toutes les nuits de mon père Paul. Il remuait les lèvres pour me dire quelque chose, sans jamais y parvenir. Puis, il s’éloignait.
J’aurais voulu courir derrière lui, mais j’étais comme pétrifié.
Enfant, je voulais devenir un héros… Maintenant aussi je rêve en dormant, en mangeant et en errant des heures entières
, aveuglé par la ville, imaginant les choses que j’aurais voulu faire. Je me vois chanteur, musicien, peintre, interprète de langues étrangères, explorateur de civilisations ensevelies ou même philosophe. Dans la réalité, dépourvu de vraies connaissances, sans études universitaires, je suis enfermé dans cet Institut, qui est pour moi le seul abri possible.  

Un rêveur

Claudia Patuzzi

Paul II/V (Zérus – le soupir emmuré n. 13)

04 mercredi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

bruxelles, Corse, ghislain, Mancini, Paris, Zérus le soupir emmuré

001 les mancini, 740-jpeg.copiePaul II/V, traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 64-65, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 Bruxelles, le 9 juin 1979

Chère petite fée,
Tu as reçu la photographie de la famille Mancini ? Regarde ces visages avec beaucoup d’attention. Que vois-tu ? Dis-le-moi au plus tôt parce que j’ai besoin d’être rassuré. Je n’y vois rien de bon, sauf la douceur de ma mère et de Paul. Et pourtant, cette étrange famille française a toléré de vivre avec mon père, ma mère et moi à Paris, jusqu’à sa mort soudaine. Je n’étais alors qu’un nouveau-né et maintenant tout m’apparaît confusément. De mes premières quatre années,
dans cette grande maison, le seul témoignage que je possède est cette vieille photographie de dix-sept personnes…

Un intrus

Sur la photo, les Mancini posent en groupe dans le jardin, devant un mur blanc revêtu d’une épaisse végétation. Paul est debout à l’extrémité du groupe. Il semble avoir grossi, les yeux creusés et les moustaches retroussés. (Dans une autre photo il porte un grand chapeau rappelant les pampas argentines). La main droite est cachée sous sa veste : soit son cœur lui fait mal, soit il veut se donner des airs de Napoléon.
Gény se tient assise à côté de lui sur un siège en osier. Elle n’a que vingt-et-un ans. Son buste est tendu vers l’avant, ses jambes croisées sont cachées sous une robe sombre avec une cape de satin ou de velours. Ses cheveux tombent sur ses joues en deux bandes bouclées. Un haut chignon lui découvre le front entouré d’un invisible duvet doré. Ses yeux confiants regardent sans soucis apparents au-delà de la suite punctiforme du temps.
Tous les autres sont debout, à l’exception d’un chien noir et du groupe des petits, dont Ghislain occupe la première place sur la droite. Mais quelque chose d’étrange défigure ces visages. Un frémissement qui n’est pas celui de la jeunesse… C’est l’avidité, un mastic puissant qui recouvre chaque fente, chaque relief du visage. Il n’y a plus rien de vivant dans ces bouches tendues. Paul est le seul qui conserve quelque chose de révolutionnaire dans la pose et dans l’habillement. Mon oncle a raison d’avoir peur. Sur les fronts des Mancini, le vent de la Corse est devenu un tourbillon avide de bien-être, un cloaque de déchets urbains. Pourtant, un jeune homme se souvient des rêves de Siscu. Il est le seul qui soit favorable au mariage de Paul. Entièrement absorbé par le cigare qu’il allume, il ne regarde pas l’objectif. Il a la petite cravate de travers, les cheveux décoiffés, les moustaches retroussées. Il est Laurent, un aimable blagueur, selon mon oncle Ghislain.
Sur la photographie, le groupe est disposé en cœur. En haut, au centre de la courbe, là où les amants dessinent les flèches, il y a une femme maigre et osseuse. C’est la sœur la plus âgée : la Douairière. Son prénom, Agathe, est craint et honoré par tous les membres de la famille. Mon oncle l’appelait « la tigresse »…

Claudia Patuzzi

Paul I/V (Zérus – le soupir emmuré – n. 12)

29 jeudi Août 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

bruxelles, eugénie, Grand Place, Paul mancini, Place de la Constitution, quartier des Marolles, rue Saint Eloy, Zérus le soupir emmuré

001_ghislain lettera 180

Paul I/V, traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 61-63, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 18 décembre 1977

Il était une fois, un enfant, qui comme beaucoup d’autres vint au monde un jour x du mois x de 1905. Un mystère parmi tant d’autres. Déjà, pourquoi le petit Ghislain Balthasar devait-il naître justement ce jour-là de ce siècle-là à Bruxelles au lieu de Pékin ou de Buenos Aires, de parents blancs, à cette époque et non deux mille ans plus tôt ou beaucoup plus tard ? Pourquoi moi, suis-je moi justement ? De quelle mère, de quel père ? Un hasard fortuit d’une rencontre fortuite entre une très jeune Belge et Paul Mancini, un Corse d’une trentaine d’années, de passage à Bruxelles…
Et ainsi, j’ai dû entrer dans la vie sans mon consentement à ces conditions. Je n’ai même pas mérité de porter le nom de celui qui m’avait fait naître. Attention : je ne suis en colère ni contre maman, ni contre mon père. C’est une loi, une force de la nature. Peut-on parler de fautes ? Je crois que non. Mais c’est autre chose que de ne pas vouloir donner son nom à son fils : la différence de fortune, les exigences de la famille française n’ont rien à faire là-dedans, il n’y a pas d’excuses…

X

002 Rue Saint Eloy-740

« X » naquit vers les sept heures du soir, le 19 octobre, tandis que la pluie battait sur les vitres comme un chiffon trempé. La maison de la rue Saint-Eloy était recouverte d’une brume chaude et bienfaitrice venant des cuvettes d’eau bouillante et des nuages de vapeur. Pour voir le visage du nouveau-né, ils durent se mettre à quatre pour amener de l’air en agitant les mains tandis que le médecin de famille, en coupant le cordon ombilical en toute hâte, disait en un souffle avec l’expression grave d’une Némésis :
— C’est un garçon!
Cyrille n’était pas là. Il parcourait l’immense étendue de la Place de la Constitution, vers le centre de Bruxelles. Arrivé à la limite entre les faubourgs et le cœur de la ville, il franchit d’un pas alerte la chaîne des boulevards. Il se retrouva en peu de temps dans les ruelles du quartier des Marolles, où régnait le désordre du marché aux puces puant de moisissure. Imprécations en flamand. À chaque carrefour, il s’arrêtait quelques secondes, de quoi préparer la conversation qu’il allait avoir avec ce traître de Corse.

003_Place Constitution 180

« Pourquoi l’ai-je invité à la maison ? » répétait-il pour la énième fois. Mais la logique venait toujours à son secours, le poussant à suivre la chaîne de cause à effet. « C’était en janvier ? En février ? » Il recommençait à compter, cherchant une date, une occasion, une absence injustifiée, jusqu’au moment où un découragement insurmontable s’emparait de lui. C’était seulement alors qu’il avait la force d’épancher sa mauvaise humeur contre ce garibaldien qui avait eu la fausseté de s’asseoir à sa table et de lui prendre sa fille. « Maintenant, il devra réparer ! Au plus vite, sinon… gesticulait-il dans l’air, ses grandes mains tendues dans le vide.
À la fin de ce vagabondage, Cyrille s’arrêta pétrifié. Il était tard, désormais. La rue était déserte. Des fenêtres venait un bruit de voix et de vaisselle. L’air était imprégné d’odeurs de cuisine. « Mon Dieu, quelle ville immonde », soupira-t-il. Dès qu’il eut tourné au coin de la rue, il fut attiré par un scintillement diffus. Une porte d’or dans un égout.
« Nous y voilà, la Grand-Place est proche. »

004bis_Grand Place droite 180

La pluie dessinait sur le pavé un miroir irisé qui accentuait les lumières spectrales de cette architecture luxuriante. Séduit par ce spectacle, Cyrille demeura immobile, sans parapluie,  dans la place déserte. Dans un intervalle de temps que l’esprit humain ne peut percevoir que dans de rares lueurs de conscience, un éclair mit à nu le ricanement glacial de la tête coupée de Paul Mancini. Cyrille ne fut pas troublé di tout par cette vision. Il se contenta de rester debout au centre de la place, en attendant que le « criminel » se présente. Une demi-heure plus tard, étant donné que la beauté du lieu ne l’aidait en rien, il cracha par terre fougueusement et, libéré des suggestions inutiles, revint en arrière, plus sombre et furieux que jamais.
Dans la déclaration de l’acte de naissance du 21 octobre, Eugénie apparaît comme parent unique, une jeune femme « sans profession ». En ce qui concerne Paul Mancini, on ne trouve pas de traces. Pourquoi n’est-il pas allé au rendez-vous ? Peur de Cyrille ? Fuite de la responsabilité ? Honte ? Ou plutôt, le mépris des riches devant l’odeur rance de la pauvreté ?
Mon oncle me dit un jour que l’entretien entre Paul Mancini et son grand-père eut lieu plus tard, à huis clos, dans la grisaille un peu morbide du petit appartement de la rue Saint Éloy. Lors de cette rencontre, le catholicisme fanatique de Cyrille dut baisser le front devant les exigences de cette riche famille française : Gény et l’enfant vivraient à Paris avec Paul, mais il n’y aurait aucun mariage. Rendu faible par sa pauvreté, le grand-père de Ghislain dut accepter un compromis insupportable.

005bis-Eugénie et Ghislain 2 740

Claudia Patuzzi

Eugénie IV/IV – Zérus ( le soupir emmuré – n.11)

27 mardi Août 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

amélie, bruxelles, cyrille, eugénie, henriette, Mancini, mémoire, Zérus le soupir emmuré

001_fiocco-neve-740

Eugénie IV/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre IV de La stanza di Garibaldi, pp. 55-59, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 La mémoire d’Eugénie ne ressemblait ni au cul-de-sac de son fils aîné Ghislain, ni au labyrinthe — déformé par les feux d’artifice — d’Henriette, sa fille cadette. Sa mémoire n’était pas horizontale, mais circulaire et géométrique comme un flocon de neige. Elle n’avait pas de vraies directions, mais plutôt des lignes de fuite. Elle n’avait pas de certitudes, seulement des possibilités…
La nuit après les murmures, tout était devenu blanc et silencieux. Les vitres de la chambre de Prosper et Léopold étaient couvertes de buée. La maison plongeait dans le sommeil. Eugénie y repensait à présent avec peur : ils avaient été pris par un besoin frénétique et elle lui avait cédé. Quelques secondes lui avaient suffi pour être déjà amoureuse. Le lendemain matin, quand elle s’était réveillée, la chambre de Léopold était vide. Le lit avait été refait.
— Où est parti monsieur Mancini ? Avait-elle demandé à sa mère.
— Il est parti très tôt, il était pressé. Qu’est-ce que tu as ?
De ce moment-là, elle était devenue l’esclave du temps, elle ne faisait que compter (comptait) les jours et les semaines ou bien elle scandait de folles célébrations solitaires, avec d’étranges contraintes.
« Si je dis cent litanies, il reviendra… Si je m’habille de noir, il reviendra. »
« Si pendant une semaine, je ne mange pas de viande, il reviendra. »
« Si je ne ris plus, il reviendra. »
« Si je ne sors pas pendant une semaine, il reviendra. »
Parmi ces superstitions, elle l’avait inutilement attendu jusqu’au retour des pluies. La nuit, descendait en pleurant dans l’obscurité, devant le miroir. Ou bien elle s’asseyait sur le fauteuil de Cyrille en regardant les rideaux de brouillard éclairés par les réverbères. Deux cernes profonds assombrissaient son regard.
— Tu as vraiment une sale mine, lui disait Amélie, tu dois manger davantage.
Elle se tournait de l’autre côté pour ne pas pleurer. Si par hasard Cyrille parlait de Paul, elle dressait les oreilles, prête à arracher une adresse, le nom d’une rue. Si Amélie revenait de ses courses, elle restait la gorge nouée, le souffle suspendu, dans l’attente de quelque chose.
Un jour, Cyrille ne s’était pas retenu : — Monsieur Mancini vient de s’installer près d’ici…
Elle était sortie en courant, sous la pluie, deux ou trois fois. Mais dans la rue les concierges – en la regardant longtemps avant de lui répondre : « Que cherchez-vous ? » — avaient laissé s’installer un silence plein de sous-entendus…
— On dirait un chien mouillé, avait ri Germaine, en la voyant rentrer.
— Tu as attrapé la scarlatine ? avait ajouté Irma.
Mais Eugénie ne les écoutait pas. Elle se sentait fiévreuse. Elle l’était vraiment, peut-être. À la mi-février, elle commença à aller mal.
— Qu’as-tu, ma chérie ? lui demanda aimablement Amélie en lui portant une tisane de tilleul.
— Je crois que j’ai pris froid, maman…
Un matin, à la recherche d’air, elle avait mis une robe de chambre pour aller dans le jardin. D’un coup,  elle avait entrevu Paul, debout, à demi caché derrière le lierre, en train de lui sourir.
En peu de temps, elle avait repris des couleurs et commençait à reprendre du poids. Cela était bien compréhensible : ils faisaient l’amour tous les jours. L’après-midi et parfois le matin. Elle s’éclipsait avec une excuse hors de la maison ou profitait de l’obscurité du petit jardin. Il l’attendait derrière la grille qui grinçait à peine et elle se glissait dans la maison voisine. Il ne restait que quelques feuilles de lierre coupées.
— Ce lierre ne vaut rien, renâclait Amélie qui, matin et soir, ramassait les feuilles mortes.
Durant un mois entier, elle avait été heureuse. Si Cyrille invitait Paul à dîner, elle faisait semblant de le connaître à peine, improvisant des conversations cultivées et plaisantes. Si Amélie avait l’intuition de quelque chose, elle répondait à ses questions avec une imprécision étudiée, dissimulant son anxiété sous l’apparence de l’ennui.
— Sors, amuse-toi, lui disait sa pauvre mère, qui ignorait tout. Elle s’échappait dans le petit jardin. Le lierre tremblait sous ses mains d’enfant. Un frémissement morbide envahissait l’air de l’appartement tandis que Paul la serrait contre lui. « Cela ne finira jamais… », pensait-elle, en chassant les mauvaises pensées.
Un matin de mars elle avait eu la nausée.
— Tu te sens mal ? lui avait demandé Amélie.
— Ce n’est rien. Juste un peu l’estomac…
Un jour de la troisième semaine de mars, tandis que Paul dégrafait son corsage, elle s’était donnée du courage et lui avait dit à brûle-pourpoint :
— Je n’ai plus mes règles, je suis enceinte.
Dès lors, elle ne l’avait plus revu. Des mois étaient passés. Le petit jardin d’à côté était désert et la petite porte fermée à clé. Son ventre avait grossi. Cependant, personne ne s’était aperçu de rien.
Aux premiers jours d’octobre, elle ne pouvait plus se cacher pour esquiver le regard de son père. Ses dimensions étaient telles qu’un vendredi Cyrille demanda à sa femme :
— Est-ce qu’Eugénie va mal ? Les titres dans lesquels il avait investi s’étaient écroulés et son esprit était vide.
Sa femme répondit péniblement, baissant les paupières :
— Non, Cyrille, non…, tandis que son mari, glacé, conscient désormais de ce qui s’était produit, détournait le regard.
— Mon Dieu, alors c’est vrai ? Comment avez-vous pu ?
Ce furent les dernières paroles qu’Amélie entendit de Cyrille avant la naissance de l’enfant.

_001_Eugénie def 740

Eugénie Balthasar

Claudia Patuzzi

Eugénie III/IV ( Zérus – le soupir emmuré n.10 )

25 dimanche Août 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

AmélieMolitor, bruxelles, cigars Leman, Cyrille Balthasar, eugénie, germaine, juillet 1905, Prosper, Zérus le soupir emmuré

001_maolles def NB 740

Bruxelles, Les Marolles, Photo de Claudia Patuzzi

Eugénie III/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 50-55, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Mais ce « secret », initialement partagé par les seules Amélie et Eugénie, se propagea dans la petite maison de la rue Saint-Éloi avec la rapidité de l’éclair, tandis que Cyrille, enroulé par l’épais rideau de fumée de ses cigares, ne s’apercevait de rien.
Chaque recoin de la cuisine et des chambres des jeunes filles était occupé par des conciliabules ,  qui ressemblaient aux complaintes des religieuses, interrompues de loin en loin par les cris espiègles de Germaine. Ces soulagements momentanés n’empêchaient pas un lourd silence de régner dans l’appartement au retour de Cyrille, lorsqu’Amélie, ayant rangé les travaux d’aiguille sous les coussins, accourait vers l’entrée pour l’accueillir. À ce climat « stupidement féminin », Cyrille réagissait avec une méfiance animale en reniflant dans l’air la présence d’une menace « étrangère ». Que manigançaient-elles ces femmes ? Un jour, après une brève réflexion, il s’écria : — Zut, elles ne sont que de moucherons !
Un pareil aveuglement se justifiait par un autre secret, ou plutôt, une véritable obsession pour le mathématicien malheureux. Obéissant aux conseils de gens sans scrupules, il avait investi ses épargnes en actions peu fiables, qui baissaient chaque mois davantage. Tourmenté par cet enfer, le journal ouvert sur la page de la Bourse, il s’appliquait dans son fauteuil à faire des conjectures compliquées. Après il se levait, allumait son cigare favori et s’agitait dans la maison. Et cette habitude de laisser des traces n’importe où prit de telles proportions que Germaine et Irma s’amusaient à deviner son parcours en suivant les cendres qu’il laissait tomber, tous les trois ou quatre mètres, en petits tas parfaitement réguliers sur le tapis et sur l’escalier.

002-giardino Blathasar-740

Photo de Claudia Patuzzi

Début juillet 1905, à Bruxelles, le thermomètre indiquait 31 degrés. Obsédés par la chaleur étouffante, les Balthasar se réfugiaient dans leur jardin minuscule comme une flaque verdâtre, qui se trouvait derrière l’appartement. Là-bas, un lierre anémique se penchait avec effort sur la treille du jardin voisin en recouvrant péniblement une porte rouillée. Une chaise longue, appartenant à Cyrille, trônait au centre de ce coin désolé avec une petite table et deux sièges de fer battu. Dernier décor, une ombrelle attachée à un séchoir. Ce jour-là Gény lisait. L’ombre du parasol couvrait ses yeux, empêchant ceux qui la -regardaient de comprendre ses pensées. Cyrille était étendu sur la chaise longue et fumait un cigare.

004-ehman 1 180_cm

— Cyrille ! Amélie était apparue à la porte de derrière.
— Qu’y a-t-il ?
— Éteins ce cigare. Tu ne vois pas que tu déranges Gény ?
— Et alors ? Ce n’est pas la première fois que je fume.
— Il serait temps que tu t’arrêtes.
Cyrille se tourna pour regarder sa fille.
— Cela te dérange ?
— Non, papa, répondit-elle en levant les yeux de son livre.
Le regard de Cyrille reflétait la couleur froide, gris ardoise, des toits aux premières lueurs de l’aube.
— Que lis-tu ?
— Un écrivain américain…
— Toujours cette maudite Amérique !
Amélie les regardait, égarée. Mais Cyrille continua :
— Quand arrêteras-tu de ne lire que de mauvais romans ?
— Ce n’est pas mauvais, tiens papa, lis-le ! dit Eugénie, brandissant le livre comme un pistolet. Elle était debout. Une chemise recouverte de dentelles lui faisait une silhouette informe.
La bouche ouverte, Cyrille la regarda pendant un instant, tandis que la cendre de son cigare se détachait en tombant dans la corbeille.
— Où est le corset ? Pourquoi ne l’as-tu pas mis ?
— Il fait chaud, papa, les vêtements serrés me gênent…
— Le thermomètre indique trente-et-un degrés, s’interposa Amélie, tandis que Cyrille essayait de ramasser son mégot. Il s’arrêta, la main suspendue entre l’herbe et le panier de laine, en lorgnant sa fille de dessous le guéridon.
— Il y a quelque chose d’étrange, Amélie.
— Ramasse ce cigare, Cyrille…
Le cigare restait entre les pelotes de laine, tandis que Cyrille se saisissait des accoudoirs de la transat comme des baïonnettes de guerre.
Eugénie se tenait debout, prête à combattre, lorsque Cyrille éclata : — Mais qu’est-ce que vous avez ? La chaleur vous a monté à la tête ? En voilà une qui s’habille comme au carnaval, ma femme ne veut pas que je fume et les deux autres se mettent à marmonner dès qu’elles me voient et Prosper…
— Qu’est-ce qu’il y a, papa ? Prosper apparut derrière sa mère.
— Tu es déjà revenu ?
— Oui, j’ai fini plus tôt que d’habitude, donc…
— Je voulais dire que tu es toujours en train de bavarder avec ta sœur ces derniers temps… Dis-moi, qu’as-tu acheté ?
— Moi, en fait… Prosper essaya de cacher l’étiquette d’un magasin de jouets connu.
— Ce sont des gâteaux ! hurla Amélie en saisissant le paquet.
— Avec ce que cela coûte… bougonna Cyrille.
Mais l’attention de tous se porta sur la chaise longue : une puanteur de chair humaine s’élevait de la corbeille de laine tandis que les pelotes se ratatinaient comme des citrons moisis.
— Mon Dieu, un incendie ! Hurla Prosper en bousculant une chaise.
— Mon tricot ! Cria Amélie.
— Je m’en occupe, maman, répondit-il en s’emparant d’un coussin.
La confusion était générale. Cyrille, se sentant coupable, éventait les alentours et aidait Prosper, tandis qu’Amélie se perdait en instructions inutiles. Seule Eugénie semblait regarder cette agitation avec le calme d’un spectateur.
— Si Dieu le veut, c’est fini ! Conclut Cyrille, se passant un mouchoir sur le front. Après cette sentence, il alluma un autre cigare et, méditatif, il rentra.
Quand il disparut dans l’embrasure de la porte, Amélie ramassa les citrons déformés ; puis, presque en larmes murmura : — C’étaient pour lui et maintenant ils sont tout brûlés.
Gény sembla se réveiller d’un rêve :— C’est peut-être un présage, maman, peut-être qu’il ne sera pas heureux…
Un charme désagréable voltigeait dans l’air.
— Malheureux ?  Foudroyé par un doute, Prosper se retourna soudain. Alors, le vieux a su ?
— Sois tranquille, il n’a rien découvert, chuchota Amélie.
— Mais il soupçonne quelque chose… dit Prosper.
— Je pense qu’il la trouve trop grosse, soupira Amélie en regardant Eugénie.
— Alors, bouffe Gény. Fais la goulue ! Insista Prosper.
— Prosper, va vite acheter deux gâteaux, l’interrompit Amélie.
— C’est bon, maman, je n’ai pas besoin d’argent. Je suis le parrain, c’est à moi de penser au chocolat !
— Chut, tais-toi, ton père pourrait t’entendre ! dit Amélie, avant de le pousser dehors.
À ce moment, la plus petite des Balthasar rejoignit le groupe : — Mon Dieu, qu’est-ce que ça pue, ici ! Germaine embrassa Prosper, en humant l’air comme un écureuil. Comment va notre petit neveu ? Irma et moi lui avons acheté un nouveau petit complet.
— Vous ne devez pas dépenser de l’argent, l’interrompit Amélie.
— Nous nous sommes disputés. Irma le voulait rose. Moi je préférais le complet bleu.
— Alors ? Rit Prosper.
— Nous l’avons pris blanc.
« Blanc ? » Le regard d’Eugénie se plongea dans une lointaine nuit de janvier. Ce dimanche-là, il y avait de la neige…

Claudia Patuzzi

003-g.parasole_copie NB

Photo de Claudia Patuzzi

Eugénie II/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 9)

23 vendredi Août 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

bruxelles, eglise Saint Pierre-Paul et Guidon, eugénie, George Rousse, rue Sain Eloi, Zérus le soupir emmuré

001_Grand Place.740 - Version 2

Bruxelles, Grand’Place, photo de Claudia Patuzzi

Eugénie II/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre IV de La stanza di Garibaldi, pp. 45-50, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Quatre mois après ce froid dimanche de janvier, la procession de la Pentecôte remplissait le parvis de l’église de Saints Pierre-Paul-et-Guidon. La rue Saint-Éloi était envahie par l’écho étouffé des chants. Amélie était assise sur le fauteuil, le regard fixé sur un horizon aveugle. Toutes les filles étaient à l’église avec leur père, elle seule n’avait pas voulu y aller, prétextant un soudain mal de tête.
« Cela est arrivé quand ? » Elle poussa un grand soupir, ferma les yeux, puis commença à compter. « Était-ce ce soir-là, après l’invitation à dîner, ou en février, lorsqu’il est revenu ? Je le dirai à Cyrille… »
Quand les jeunes filles revinrent de la messe, elle n’en eut plus le courage. Tandis que son mari lisait le journal et que les deux sœurs cadettes changeaient de tenue, Eugénie et elle conspiraient dans la cuisine.
— Ne te fais pas de soucis, maman, c’est à moi de le lui dire.
— Quand ?
— Demain matin, lorsqu’il se lève.
Cette nuit-là, Eugénie ne parvenait pas à dormir. Assise sur le lit, elle était restée éveillée pendant plus d’une heure, à regarder le visage détendu d’Irma et la touffe de cheveux de Germaine pointant de dessous le coussin avec une colère de chat sauvage, tandis qu’un sifflement imperceptible remuait son couvre-lit. Peut-être rêvait-elle de ses premières règles. « Je veux être une femme comme toi, tu verras ce que je ferai !» avait-elle hurlé un jour.
Eugénie lui effleura les cheveux d’un baiser et repensa aussitôt à ce dimanche de janvier, le « soir des murmures », la première de sa vie… Il était tard et tout le monde se reposait. Sa mère était allée dormir. Elle l’avait entendue s’attarder sur le palier, tendant peut-être l’oreille. Pauvre maman. Au deuxième étage, Cyrille ronflait. Irma et Germaine étaient plongées dans un profond sommeil. Elle était descendue à la recherche d’un livre. Mais était-ce vraiment pour lire qu’elle était allée dans la salle à manger ?
Ce soir-là, elle avait descendu les escaliers par bonds, au risque de tomber, comme elle faisait depuis sa plus tendre enfance, s’amusant à poser les mains sur la rambarde et à rester suspendue dans les airs pendant cinq ou six marches. Ce soir-là, elle ne pensait qu’à cet invité. Quand il l’avait regardée, elle s’était levée d’un coup pour garder le contrôle d’elle-même. Elle avait essayé de parler de Dreyfus, mais en vain. Elle ne faisait que penser à ses yeux. De quelle couleur étaient-ils ? En revanche, elle se souvenait bien de sa bouche restée mi-close pendant leur conversation. De quoi avait-il parlé ? Elle ne le savait plus. Où avait-elle mis le livre ? Il n’était plus sur la table du dîner, ni sur l’étagère, ni sur le fauteuil… C’est alors qu’elle l’avait vu apparaître, lui, surgi de nulle part, comme un voleur, de derrière l’escalier. Il semblait là par hasard, il bredouilla une excuse, mais ce n’était pas vrai : il l’attendait depuis environ une heure, la pièce était remplie de son souffle, comme s’il ne réussissait pas à déglutir… Elle n’avait pas eu le temps de dire un mot qu’il l’avait attirée vers lui en murmurant son nom. Pourquoi n’avait-elle pas crié ? Elle ne le savait pas, tout s’était passé en quelques instants.

_004 nudo 72 pixels - copie

Claudia Patuzzi, « Le portrait », technique mixte sur papier, 1973 

« N’aie pas peur, on monte… avait-il susurré, avant de ressembler ses cheveux en une longue natte. Peut-être avait-elle donné son accord, maintenant elle n’en était plus sûre… Elle savait seulement qu’elle était collée à lui lorsqu’il s’était arrêté au premier étage, le temps de lui demander : « on entre ? »… d’ouvrir la porte sans attendre la (sa?)réponse… et elle s’était retrouvée dans la chambre de Prosper et Léopold, renversée sur un lit, comme dans un rêve, sans la moindre force de réagir. « Ne parle pas, petite, ils peuvent nous entendre…» avait-il murmuré encore, tandis qu’il la mettait sur le dos, les bras abandonnés. Mais cette douceur n’avait duré que quelques secondes, juste le temps de lui baiser les mains… il fut aussitôt sur elle, un visage inconnu et fou, le regard vitreux du noyé. Elle avait touché ses cheveux : ils étaient trempés.
« Chut ! N’aie pas peur… » et pendant ce temps, il lui soulevait la jupe au-dessus des genoux et lui ôtait les bas, l’un après l’autre, elle l’avait laissé faire. Pourquoi ne s’était-elle pas rebellée ? Ses jambes étaient presque paralysées et les yeux, sous les paupières fermées, devenaient de bois. Un invisible aimant la tenait clouée au lit : ses membres s’enfonçaient lourdement dans le matelas tandis que le sang lui tapait dans les tempes. D’un coup, sa jupe avait été relevée. Elle ne voyait plus rien. Un voile violet lui était tombé sur les yeux, aiguisant son désir. Son corps vibrait dans l’attente, tandis qu’il la caressait avec tendresse. Avait-elle poussé un hurlement ? Elle ne s’en souvenait plus. Y avait-il de la lumière ou étaient-ils plongés dans l’obscurité ? Le temps avait disparu, la chambre n’existait plus. Lorsqu’elle se réveilla, ses pieds étaient tendus, libres et perdus dans le vide au dehors du lit. C’était ça, l’amour ? Paul était étendu à ses côtés, comme quelqu’un qui dort. La douce pression de ses cheveux sous son menton l’avait fait tressaillir, mais qui était-ce ? Elle ne le connaissait pas… Sa voix l’avait prise au dépourvu : « Chut, on doit s’en aller, mon trésor, sinon… » Il ne s’était aperçu de rien, il était juste un peu préoccupé : vite, il n’y a pas de temps, continuait-il de dire en regardant sa montre, tandis qu’elle se mouvait péniblement, nageant parmi des objets très encombrants…
Eugénie frissonna à ce souvenir. Qu’allait-il se passer ? Dans un soupir, elle se dirigea vers la fenêtre. L’air froid gifla son visage. La rue était déserte. Un bruit de canne au loin. Un retardataire ivre. Eugénie secoua la tête : elle avait peur de Cyrille… Comment ferait-elle pour le lui dire ? C’était toujours ainsi qu’elle voyait son père, enveloppé dans son manteau gris, une tasse de café bouillant dans la main, un réflexe nerveux qui faisait trembler la tasse sur la soucoupe, tic tic… Son père l’aurait percée à jour tout en continuant de tourner la petite cuillère dans le sucre… Elle ne parvenait presque pas à respirer. Peut-être était-ce la soif qui lui brûlait la gorge.
Quand elle arriva au deuxième étage, elle s’immobilisa quelques instants devant la chambre à coucher de son père. Son cœur battait fort alors qu’elle posait l’oreille sur la porte. Une respiration profonde semblable à des vagues sombres se répandait sur le palier. « Si Dieu veut, il dort encore. »
Eugénie se laissa engloutir par l’escalier. Les pieds nus, elle effleura le fauteuil et buta contre le poignet d’une porte. Au seuil de la cuisine, elle s’arrêta perplexe tout en lorgnant vers la glace : un visage effrayé, décoloré par la lumière de la rue, la regardait fixement. « Mon Dieu ! quatre mois se sont écoulés… », la chemise de nuit glissa de sa poitrine jusqu’au nombril en montrant une demi-lune pâle et gonflée. « Je n’aurai jamais le courage de le lui dire… » Pendant quelque temps elle resta devant le miroir, la main sur le ventre, attendant un verdict, puis, écrasée par ce poids, elle se dirigea en titubant vers la cuisine. Tandis qu’elle faisait couler l’eau le plus doucement possible, la pendule retentit dans la salle à manger. Six coups. La peur l’immobilisa. Ses pieds se collèrent au plancher. « C’est l’aube, il est réveillé peut-être… »
Elle se traîna hors de la cuisine pour rejoindre le bas de l’escalier, mais pas assez rapidement. Elle devait éviter les pas lourds de Cyrille grinçant les planches de bois des marches. On voyait déjà la pointe de son cigare rougeoyant dans l’obscurité. Son manteau gris battait comme un tapis de feutre lourd contre les petites colonnes de bois. La rambarde sifflait à peine sous la grande main sèche, presque privée de marques et de rides. L’anneau d’or résonnait d’un bruit métallique en suivant un rythme précis, toujours plus proche. « Quand il la giflait, l’anneau lui marquait la joue… » Eugénie eut à peine le temps d’entrevoir le noir brillant des chaussures de cuir, qu’elle s’adossa contre la paroi sous l’escalier, se cachant entre le porte-parapluies et le portemanteau.

_005_escalier journal def

Georges Rousse, peintre et photographe, Galerie Claire Gastaud, Tokio 1988, ADAGP 2013. (Libération, 26 juillet 2013)

« Mon Dieu, fais-moi ressembler à une ombre, je t’en supplie… » Le corps de Cyrille glissa près d’elle en un fragment de seconde suffisant pour déplacer l’air et perler son front de sueur, puis il disparut dans la cuisine. « Mon Dieu, donne-moi la force de monter… », pensa-t-elle, en s’accrochant de toutes ses forces à la rambarde en bois. « Fais-moi remonter, sauve-moi ! »

Claudia Patuzzi

 

← Articles Précédents
Articles Plus Récents →

Articles récents

  • Un ange pour Francis Royo
  • Le cri de la nature
  • Jugez si c’est un homme (Dessins et caricatures n. 46)
  • « Le petit éléphant et la feuille » (Dessins et caricatures n. 45)
  • « Le miroir noir » (Dessins et caricatures n. 44)

Catégories

  • articles
  • dessins et caricatures
  • dialogues imaginaires
  • histoires drôles
  • interview
  • Non classé
  • poésie
  • voyage à Rome
  • zérus, le soupir emmuré

Archives

  • juillet 2017
  • avril 2017
  • février 2017
  • décembre 2016
  • novembre 2016
  • juillet 2016
  • juin 2016
  • mai 2016
  • avril 2016
  • mars 2016
  • mai 2015
  • avril 2015
  • mars 2015
  • février 2015
  • janvier 2015
  • décembre 2014
  • novembre 2014
  • octobre 2014
  • septembre 2014
  • août 2014
  • juillet 2014
  • juin 2014
  • mai 2014
  • avril 2014
  • mars 2014
  • février 2014
  • janvier 2014
  • décembre 2013
  • novembre 2013
  • octobre 2013
  • septembre 2013
  • août 2013
  • juillet 2013
  • juin 2013
  • avril 2013
  • mars 2013

Liens sélectionnés

  • analogos
  • anthropia
  • aux bords des mondes
  • blog de claudia patuzzi
  • colors and pastels
  • confins
  • era da dire
  • flaneriequotidienne.
  • Floz
  • il ritratto incosciente
  • j'ai un accent !
  • l'atelier de paolo
  • L'éparvier incassable
  • L'OEil et l'Esprit
  • le curator des contes
  • le portrait inconscient
  • le quatrain quotidien
  • le tiers livre
  • le tourne à gauche
  • le vent qui souffle
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • Marie Christine Grimard
  • marlensauvage
  • métronomiques
  • mots sous l'aube
  • passages
  • paumée
  • Serge Bonnery
  • silo
  • Sue Vincent
  • tentatives
  • trattiespunti

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • Suivre Abonné
    • décalages et metamorphoses
    • Rejoignez 2 120 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • décalages et metamorphoses
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…