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décalages et metamorphoses

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Archives de Tag: Zérus le soupir emmuré

Le chêne mutilé (Zérus – le soupir emmuré n. 78)

15 dimanche Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Corinne Tibet, fin, Ghisalin, henriette, la petite fée, Latium, Lavinio, le jardin, Lido de lys, Rolando, Zérus 78, Zérus le soupir emmuré

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Henriette et Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Le chêne mutilé  n. 78, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 306-308, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Nous sommes en juillet, trois mois sont passés depuis la mort de mon oncle Ghislain et moi, comme toujours, je me promène à l’ouest du jardin. Le grand chêne a été émondé. Deux troncs sanglants, privés de force, se lancent vers le vide. Les plus fortes branches, qui s’entrelaçaient au-dessus du toit, ont été coupées.
— Le chêne était mangé par les vers ! explique Rolando, le grenier est plein de souris… il y a une charogne dans le grand pré…
Le matin, les rayons de soleil dessinent un rectangle de lumière qui divise en deux le côté ouest, comme des ciseaux. Je regarde le chêne désolé. Il n’a plus la forme d’un parapluie, il rassemble à un Mohican ou à un punk.
Je gifle l’air avec violence. Des centaines de moustiques tournent autour de moi, ballottés par le mistral.
— Ce sont des bestioles noires avec de petites pattes, un peu comme celles des puces… grommèle Henriette.
— Aïe !
— Gros porcs puants et casse-pieds ! proteste Henriette, en se réfugiant dans la maison.
— Quoi d’autre ? Lui demandé-je, amusée.
— Je ne peux pas utiliser trop d’adjectifs sinon ils deviennent prétentieux !

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Une question me tourmente encore. Quelle est la vraie raison qui m’a poussée, sinon obligée, à écrire l’histoire douloureuse de mon oncle ? Je ne crois pas que ce soit le mystérieux paquet, les trois tessons, la petite tasse avec la tour Eiffel, la photo de Ghislain que Santina fit à la veille de son départ… D’ailleurs, au commencement, je n’aimais pas trop le ton un peu plaintif de ses lettres, cet esprit replié sur soi et même satisfait de cette « détresse affective ».
Un jour, j’ai commencé. J’étais convaincue d’être entraînée surtout par le dédain et le désir de justice. En réalité, quelque chose de plus profond agissait en moi. Un de ses mots. Un mot où se condensait, à mon sentiment, sa voix, son âme secrète. En quelle occasion me l’avait-il dit ?
Hier, par hasard, j’ai trouvé, parmi de vieilles coupures de journal, une note que j’avais écrite pour répondre à une de ses lettres. Quelle lettre ? Je ne la trouvais pas. Quel chaos ! Pendant la nuit dernière, j’ai rêvé tout le temps de la chercher dans les lieux et les circonstances les plus incroyables. Rien, pas de traces de cette lettre unique. Ce matin, en me réveillant, j’avais tout oublié.
Puis, en m’accoudant à la fenêtre sur le « jardin interdit », les mots de mon oncle ont jailli de mes propres lèvres : « la vie est à moi, ma petite fée. Je le comprends maintenant, et peut-être est-il trop tard. » C’était la première fois qu’il me parlait de son deuxième amour, un autre amour après celui qui le liait à grand-mère Gény. Je me suis mise à regarder la vache qui frottait son museau contre la haie de pittosporum. Ce museau qui demandait de la tendresse au lieu du manger a activé mes souvenirs : « je t’ai ouvert mon cœur », me disait mon oncle, « parce que tu m’as ouvert le tien. Ou, du moins, tu m’as fait deviner qu’il y a une chose qui te fait souffrir, un obstacle difficile à franchir. Peut-être, tu as déjà sauté le pas qui te séparait du bonheur. Le bonheur va plus vite que la poste, parfois. Mais si tu ne l’as pas encore sauté, fais-le, vis ta vie, sans entendre ni freins ni conseils. Je suis sûr… »
Je ne réussis pas à me souvenir de quoi mon oncle Ghislain était sûr… Cette lettre, la seule lettre dans laquelle il s’est occupé de mes vicissitudes personnelles, je l’ai perdue.

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Au début de l’après-midi, le chêne mutilé dégage encore une ombre fraîche qui effleure la haie du grand pré. Les moustiques ont disparu et sur le côté ouest règne la tranquillité. Henriette dort, tandis que Rolando, assis dans la véranda, est concentré sur ses mots croisés. C’est l’heure universelle de la digestion, partagée par toute l’espèce humaine. Durant cet intermède pacifique, je reste assise à une petite table à l’ombre du chêne. Entre mes mains, l’album photo de mon oncle. Je le caresse avec dévotion. C’est un vestige précieux. C’est le journal de sa nouvelle jeunesse, de son amour romantique et sénile. Qui a dit que les vieux ne peuvent pas aimer ? Sûrement quelques êtres frigides à la faible imagination. Maintenant, je suis satisfaite : Ghislain a connu, même tardivement, une réparation. Mais il suffit que j’ouvre l’album de nouveau et voilà que le souffle me manque : chaque page présente des espaces blancs, des œillets vides. J’observe cette ruine qui se répète à intervalles réguliers — une ou deux photos qui manquent — avec un rythme aussi logique qu’implacable : quelqu’un a enlevé toutes les photographies où mon oncle apparaissait souriant et heureux avec Corinne Tibet ! Elle y figure parfois, mais elle est toujours seule, tellement petite et lointaine qu’on peut la confondre avec le paysage et les reflets aveuglants des marées…

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FIN

Claudia Patuzzi

L’invasion des insectes (Zérus – le soupir emmuré n.58)

19 mardi Nov 2013

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Celeste, ghislain, henriette, Macerata, Marche, Niba, Nino, rexisme, voyage en Italie, Zérus 52, Zérus le soupir emmuré

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Macerata, Les jardins (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’invasion des insectes VII/VIII n.58, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.224-27, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006

Avant d’arriver à la gare de Milan, un essaim d’abeilles s’amassa contre la vitre du compartiment numéro 7.
— Il y en a plus de cent !
— Que font-elles ?
— Elles nous attaquent…
Ghislain regardait cette agitation avec le calme de quelqu’un qui connaît bien la voix du silence et la solitude. Une invasion d’abeilles ? Mais ne se passait-il pas autre chose, de bien pire ? N’était-ce pas cette même brume silencieuse qui s’était amoncelée dans le ciel ? Cette immobilité qui précède le réveil des monstres ? En plus des abeilles, l’Europe était envahie par les monstres…
— Messieurs, silence ! Ne voyez-vous pas le ciel ?
C’était l’inconnu qui parlait. Une atmosphère stagnante couvrait les pentes des collines sur les premiers contreforts des Alpes. L’homme regarda Ghislain pendant quelque temps, puis scanda :
— Les abeilles, les insectes, on peut les tuer, il existe un excellent poison, très courant dans les maisons envahies par les souris, qui peut tuer aussi un être humain… Et tout en disant cela, il continuait à regarder Ghislain comme si cela ne concernait que lui. Pour finir, il conclut : Toutes les morts ne sont pas aussi naturelles qu’elles le semblent, vous savez… ?
Ghislain ne lui répondit pas. Il se souvint du petit tableau d’Icare, au mort caché dans le buisson. Qu’avait voulu dire cet homme avec son ton passionné ? Qui était ce mort ? Était-ce son père ? Maintenant, il comprenait ces abeilles furieuses, le sens obscur de leur peur. L’Institut, la règle du silence ne l’avait pas empêché de réfléchir : il avait appris à penser de manière cachée, à faire des boules avec les idées comme les miettes de pain qui reposaient en grumeaux sans forme au fond de ses poches. Quand il les sortait, il s’amusait à archiver les pensées — par auteur, sujet, couleur, odeur, son — en installant, petit à petit, une énorme bibliothèque dans l’espace étroit de son cœur.

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Ghislain à la gare de Macerata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain ouvrit ses archives et lut le mot « insecte ».
Neuf années étaient passées depuis la mort de sa mère. La guerre était finie, mais les hommes avaient pris désormais l’habitude de tuer. Dans ce paysage de fer et de feu où la loi des grands nombres s’était mêlée à l’odeur rance d’une mort aussi anonyme qu’invisible, la gueule encore vive de la guerre avait léché l’Europe comme un loup furieux, laissant à ses marges une écume qui avait contaminé les rescapés déçus, les vaincus et les bataillons dispersés aux abords de la Baltique ou à la lisière des forêts.
Ghislain en entendit le bruit sourd, bourdonnant comme un peuple entier de blattes. C’était le passage des soldats perdus, égarés, expulsés et déchus, des nostalgiques et intégristes, des catholiques fanatiques et rexistes, des assassins en uniforme, des proscrits, des brigades de Fer. C’était la voix des Ptoléméens fous et autoritaires, des ennemis du troupeau commun, des guerriers exaspérés et des Chevaliers teutoniques brandissant au vent de sombres étendards de pirates, les emblèmes rouges de la Ligue hanséatique, les insignes impeccables des Chevaliers de Saint-Jean, les têtes de mort, les svastikas noirs et argentés et toutes sortes de décorations funèbres. Ghislain vit tous ces gens s’avancer comme les membres d’un crabe bouillonnant aux confins de la guerre…
Enfin il arriva à la gare de Macerata tard dans l’après-midi, dans le crissement des cigales et une chaleur presque africaine. Il avait cherché ses petits frères, qu’il n’avait pas vus depuis dix ans. Mais il n’y avait pas d’enfants. Seulement des hommes en bras de chemise, qui suaient sous le soleil du crépuscule et des paysannes en noir, essoufflées sous leurs gros sacs. Dans cette foule, il n’avait même pas réussi à voir le visage aux traits classiques, un peu trop sérieux, de Niba. Quand le train repartit, il se retrouva sous la marquise, tandis que la chaleur lui faisait bouillir les pieds. Était-il possible qu’ils l’aient abandonné ? Qu’ils l’aient oublié ? Que devait-il faire ? De la langue italienne, il ne connaissait que ce peu dont il pouvait se souvenir de ses études secrètes. Ghislain leva un bras avec peine, toucha le tricorne qui faisait ruisseler son front et se sentit perdu. Il allait demander de l’aide quand il entendit une voix et qu’il sentit une légère pression sur la manche… Il se tourna, prêt à s’enfuir, les mains plaquées sur son chapeau que le scirocco voulait emporter.

003_Nino Enriettegrandi-180Nino et Henriette (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Henriette et Nino le fixaient bouche bée.
Céleste faisait mine de ne pas comprendre : — que faites-vous les enfants ? Arrêtez donc…
En effet, le tricorne ôtait à Ghislain au moins cinq centimètres. La lumière rasante du crépuscule semblait le coller au sol avec la force d’un clou planté dans une croix.
— Enlève ton chapeau, mon fils, tu vas mourir de chaud.
Niba avait parlé le premier, dans un élan de pitié. Son sens esthétique ne pouvait tolérer cette horreur, surtout en été.
Ghislain poussa un profond soupir.
Le petit Nino éclata :  — On dirait un jettatore !
— Non, un cafard, renchérit sa sœur.
— Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! intervint Céleste avec un fil de voix.
— Quel âge as-tu, mon cher ? lui demanda-t-elle aimablement.
— J’aurai vingt-trois ans en octobre… chuchota Ghislain.
— Il semble beaucoup plus jeune, pas vrai Annibale ?
— On dirait un adolescent. Il n’a pas un poil. Les instituts réduisent tous les jeunes gens à cet état…
Sa sœur recula, horrifiée par son cynisme : — Chut ! Annibale !

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Promenade dans  le Corso de Macerata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Dans l’Oratoire (Zérus – le soupir emmuré n. 55)

15 vendredi Nov 2013

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avvertissement, ghislain, juillet 1928, voyage en Italie, Zérus le soupir emmuré

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’usine de Fata III/VIII n.55, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.215-219, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain avait choisi de s’asseoir à côté de la fenêtre, dans le sens de la marche pour ne pas vomir. D’ailleurs, il détestait les lieux clos. Dans son dortoir, les fenêtres étaient trop hautes et il ne voyait pas le ciel. C’était la première fois qu’il prenait le train et la nouveauté du paysage était une fête continuelle.
Parmi les reflets du verre, il s’était amusé à poursuivre les collines onduleuses du Brabant où de brèves clairières bleutées s’étendaient comme des tapis décolorés. Le voyage avançant, le train s’était faufilé dans le canyon de la Sure, le long des étendues du Luxembourg. Quand le soleil fut haut à l’horizon, il détourna le regard. Les montagnes l’angoissaient. Il préférait rêver à la mer, réécouter la mélodie de l’eau et des ondes, le bain régénérant dans le Zwin, mais un nœud lui serrait la gorge : ce jour-là, sa mère n’était pas encore morte…
Quand le train traversait la campagne française, les gris et les verts se mêlaient au marron jaune du blé et au blanc des maisons à pans de bois. Icare aurait-il repris son vol ? Ghislain sentit que son corps s’imbibait de sang et recommençait à vivre. Il était en train de « boire » ce paysage lorsque le souvenir remonta à la surface…

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Il était encore dans l’Oratoire. L’examen des fautes était à peine terminé. Il avait eu un Avertissement. On l’avait soupçonné d’avoir donné son vin coupé d’eau à un confrère. Après il y avait eu l’habituel mouchardage et cette phrase très connue : — Fais ton examen de conscience et prie, mon frère ! Rien d’autre. Il attendait le mois d’août avec la frénésie d’un prisonnier qui attend le quart d’heure d’air. Mais où en était l’air ? Où était partie la voûte céleste ? Quel était-ce justement l’endroit des étoiles et des hommes ? Il ne le savait plus. Du moins, le ciel aurait pu s’adapter à ses désirs, le suivre n’importe où, comme une enveloppe adhérente à son corps. Il aurait pu le consulter à n’importe quel moment. Que me dis-tu ciel ? Que se passera-t-il aujourd’hui ? Serai-je heureux ou malheureux ? Réussirai-je à aller en Italie ? Mais le ciel au-delà des fenêtres de l’Institut était gris et noir, avec de rares et inutiles étoiles, une lune toujours plus négligée. Tous les ciels d’Europe étaient muets et il ne lui restait qu’à chercher au fond de ses poches les cailloux recueillis en rêve dans le lit obscur de la Senne, cette rivière invisible qui s’enfonce comme un nombril sous le pavé de la Grand’ Place. Ou bien il se contentait d’effleurer du bout des doigts les coquilles vides des noix. Mais elles ressemblaient tellement à des cerveaux fossilisés qu’il retirait sa main en frissonnant. Quelquefois, il ramassait les coupoles hérissées d’épines qui protègent les châtaignes parce qu’elles lui rappelaient les étoiles filantes… Il avait tout compris : l’air était devenu lourd, même à Bruxelles. L’Histoire avançait, se déplaçant dans une direction sournoise et imprévisible, comme une brume silencieuse. Cachée par le sang des morts et nourrie par la colère des vivants, elle se posait sur les choses et les passants, son pas monotone effleurait les murs et la grille de l’Institut avec la force d’une épidémie virulente. Allaient-ils tous mourir de nouveau ? Et lui, survivrait-il ? Peu lui importait au fond : il devait penser à sa mère, vivre ses rêves…

— Le Frère supérieur de l’Institut te demande, Frère Iréné !
Ghislain ne s’était jamais habitué à ce prénom, jadis appartenu à un sulpicien vieux et mal en point. Il sursautait toutes les fois qu’on l’appelait…
— Frère Iréné ?
— Oui, mon père…
— L’Institut consent à ce que tu fasses un voyage. Tu partiras après-demain, mais avant tu dois promettre que tu obéiras aux règles suivantes pendant ton séjour.
« Un voyage ? »
— Tu dormiras habillé. Toujours avec la culotte.
— Oui, mon Père.
— Tu ne boiras jamais de vin, si non coupé avec de l’eau.
— Oui, mon Père.
— Tu garderas la pureté de tes yeux pour ne pas finir dans les œuvres de la chair. Je veux parler des femmes…
« Christiane ? Catherine ? »
Le Supérieur prit un air recueilli.
— Tu ne quitteras pas ta soutane, et tu ne te promèneras pas sans chapeau. Tu apporteras les pantoufles de toile.
— Oui, mon Père.
« Mais où veulent-ils m’envoyer ? »
— Tu n’accepteras aucun prêt, ni aucun cadeau.
« À qui dois-je apporter des cadeaux ? »
— Frère Iréné, ne te laisse pas distraire. Tu iras à la Sainte Messe tous les jours et deux fois le dimanche ; tu feras ton examen de conscience chaque soir…
« Après demain, c’est dimanche… »
— … Tu partiras pendant cinq jours. Deux pour le voyage et trois pour le séjour. Pas un jour de plus. La retraite commence le trois août. Maintenant, tu peux aller.
« Où dois-je aller ? »
— Frère Iréné ?
— Oui, mon Père ?
— Tu ne m’as jamais demandé où tu dois aller, Frère Iréné.
— Où mon père ?
— Tu dois aller en Italie, Frère Iréné.
« Je reverrai Nino, Henriette… »
— Un instant, Frère Iréné.
« Et si maintenant il change d’avis ? »
— Ton père a payé ton billet de train. Le Supérieur fit une longue pause, puis il dit : — en première classe !

Ghislain ne trouvait pas le sommeil. En observant le paysage en fuite, petit à petit il s’amusa à apprendre par cœur les noms des gares. Sur un carnet, il faisait des calculs compliqués pour déterminer le parcours suivi en rapportant les unités de mesure à la flexibilité des heures et des minutes. Mais ce que les chiffres fixaient se perdait dans le souffle distrait du temps… Il se réveilla après la frontière suisse. Tout à coup, il se rappela les minuscules petits éléphants de cacao congolais, les tendres pralines de Godiva, les sabots pleins de chocolats de Paris, le visage terreux d’Agathe dans la maison d’Auteuil, et, pour finir, les petits Mozarts en papier doré, autant d’amours interdits qui pouvaient remplir son palais, mais ne jamais remplacer les caresses de sa mère…
« Oh maman, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi  

La Chaussée d’Alsemberg II/V (Zérus – le soupir emmuré n. 39)

29 mardi Oct 2013

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août 1915, Chaussée d'Alsemberg 490, Christiane, oncle Léopold, Rosette, Stephane, Suzanne, tante Émilie, Uccle-Bruxelles, Zérus 39, Zérus le soupir emmuré

 

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Ghislain orphelin.

La chaussée D’Alsemberg III/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 159-160, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 29 janvier 1988

Chère petite fée,
Comme il est dur pour moi de t’écrire en italien sans aucun écho, comme le coureur cycliste qui file en échappée, ou l’acteur qui attend fébrilement la réplique d’un autre comédien… Quel embarras ! Je suis seul avec les photos muettes : dans quel cercle du purgatoire me mets-tu ?
Mon histoire maintenant : août 1915. Départ de papa, maman et Henriette pour l’Italie : je reste orphelin à dix ans. La tante Germaine était seule désormais rue du Remorqueur et comme elle devait travailler toute la journée comme modiste elle ne pouvait s’occuper de moi. Ainsi, en septembre, j’ai été envoyé chez mon oncle Léopold et ma tante Émilie qui avaient déjà quatre enfants. Rosette, Christiane, Suzanne et Stéphanie, respectivement âgées de neuf ans, sept ans et demi, quatre, deux ans et demi.
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Rosette à 8 ans, Christiane à 6 ans et demi, Suzanne à 5 ans, Stephan à 4 ans. (cliquer pour agrandir l’image)

C’était l’époque de la guerre, peu de nourriture, les gaz toxiques et le travail forcé, un froid terrible, les Flandres martyrisées, pourtant je n’ai manqué de rien : mon oncle et ma tante étaient très courageux.
Ma tante Émilie était une battante : chaque semaine, elle mettait un ample manteau de laine et elle allait à la campagne en quête de pommes de terre et de farine. Au retour, on la voyait avancer avec peine sur le trottoir la tête couverte de neige fondue et de la farine cachée dans la doublure du manteau. Les pommes de terre, elle les mettait dans de grosses poches cousues sous sa jupe qui la faisaient paraître trois fois plus grosse.— Elle est arrivée ! criait-on abasourdis. Je pensais : « Mais regarde, elle est encore vivante ! » Ma tante n’écoutait personne. En nous esquivant, elle entrait avec une furieuse précipitation dans la cave : là, il y avait le four et deux fois par semaine nous assistions, le souffle suspendu, à la naissance du pain. Dans cet air lourd d’humidité vaporeuse, la tante Émilie ressemblait à une sorcière et nous tous à des répliques affamées de Hansel et Gretel.
Mon oncle en revanche était représentant en chaussures et il partait parfois en province. Il s’enroulait dans de grandes écharpes où il cachait les chaussures les plus précieuses qu’il gardait pendues autour du cou ou attachées autour de la taille avec de très longues ficelles, les plus modestes étant enfermées dans deux gros sacs. Ce n’était pas une entreprise facile, les trains et les gares étaient aux mains des Allemands qui faisaient la guerre même au marché noir des chaussures. Quand on le voyait s’éloigner dans la neige le manteau rempli de chaussures comme un sandwich américain, nous avions les larmes aux yeux.
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Déssin de Claudia Patuzzi

— Fais attention, Léopold ! lui criait tante Émilie depuis la porte d’entrée, ses cinq enfants agrippés à sa taille. En réalité, nous étions quatre filles et un garçon. Le garçon, plus grand et plus vieux que tous les autres, c’était moi. Quand mon oncle partait, je me retrouvais seul avec cinq femmes et une femme de ménage de dix-sept ans…

Un exilé non coupable [1]  


[1] De “exul inmeritus” : signature que Dante Alighieri avait adoptée pendant son exile.

La guerre IV/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 37)

26 samedi Oct 2013

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1914, 22 avril 2016, Anvers, cyrille, Furnes, grande guerre, Silvius Brabo, Ypres, Zérus le soupir emmuré

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Fontaine avec la statue du géant Silvius Brabo dans la Grand Place d’Anvers.

La guerre IV/IV n.37, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 151-153, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

C’était le premier septembre 1914.

Le lendemain Cyrille, cet inlassable vieux, avait déjà disparu. Avec la complicité d’un ami, il avait réussi à s’enrôler dans une des six légions d’infanteries commandées à Anvers où s’étaient repliées les forces franco-belges conduites par le général Foch.

On dit que Cyrille, n’ayant ni cheval ni manteau blanc avec la croix noire, s’était contenté d’un vieil uniforme militaire. On dit aussi qu’il s’était posté, armé jusqu’aux dents, les poches bourrées d’ail cru, sur les dunes qui longent l’estuaire de l’Escaut avec la même immobile fixité que la statue de Silvius Brabo, récitant en flamand « Dieu le veut ! ».

La seule photo que je possède de cet épisode est tellement délavée qu’elle ne nous laisse rien voir ou presque, à l’exception d’une signature flottante au recto, ne m’indiquant que le prénom de son objet — « ton Cyrille ». Le visage est une tache presque noire, mais le corps se tient, les jambes écartées, sur une dune. Ayant empoigné son fusil avec la dignité d’un Maasaï tenant sa lance, Cyrille s’apprête à chevaucher cette vague de sable comme un surfeur américain pour s’abattre ensuite sur la clairière environnante.

Je ne vois pas ses yeux, mais je comprends que ce n’est pas nécessaire. Bien qu’il ait déjà soixante-deux ans, il a la fougue d’un jeune d’une vingtaine d’années à sa première bataille. La Sorcière-Mort se garde bien d’effleurer ses épaules. Autour de lui, il ne reste que le jaune citron des sables, le jaune usé des brumes, la fumée imprégnée de soufre de l’artillerie et des canons avec le jaune bleu, atrocement blême et souillé de sang, des survivants du Zwin. En bas, je parviens à lire avec peine le lieu et la date du 1er octobre 1914.

Certains disent l’avoir aperçu sur l’Yser, au nord-est, combattant l’épouvantable « course à la mer » des troupes allemandes ; d’autres le dépeignent à moitié gelé et presque sans connaissance à l’hôpital de campagne de Furnes ; des témoins plus soignés en signalent la présence à Ypres, le 22 avril 1916, désormais suspendu dans l’existence larvaire du coma, mais ayant miraculeusement survécu aux gaz toxiques allemands ; il y a aussi quelqu’un qui jure avoir vu Cyrille, sain et sauf, le 26 septembre 1918, dans le petit béguinage de Courtrai, dans la petite maison numéro vingt-sept, appartenant à la Supérieure. Ce fut dans cette île pacifique que son corps, balloté par les événements de la guerre, reprit contact avec les méandres imprévisibles de l’Histoire.

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Claudia Patuzzi

Annibale Fata VI-b/VI (Zérus – le soupir émmuré n 34)

20 dimanche Oct 2013

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Annibale Fata, bière, ghislain, Macerata, torpilleur 1906, usine dei Fata, Zérus le soupir emmuré

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Palais de Fata à Macerata, siège de l’usine pour la fabrication de la bière (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Annibale Fata VI-b/VI, n.34, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 137-141, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

— Tu veux que je t’explique cette photographie ?
— Oui, Niba, je t’en prie.
— Tu ne vois pas ? C’est l’usine des Fata.
Ghislain vit la grande porte ouverte d’un palais distingué. En haut il y avait une enseigne : « Primée Usine à Vapeur — Eaux de Seltz — Gazeuse – Fata ».
Il vit près de la porte une dizaine d’ouvriers en tablier et, juste devant eux, en bras de chemise, Ghislain reconnut Niba, encore plus jeune. Il avait la veste sur le bras et une bouteille d’eau de Seltz à la main. Sur la terrasse, à l’étage des maîtres, se tenaient trois jeunes filles. La plus grande avait un air doux et triste. La plus petite était magnifique. Celle au centre était laide et inexpressive. Niba devina les pensées de Ghislain.
— Ce sont mes sœurs : Céleste, Mipento et Perla.
Ghislain observa ces trois visages si différents les uns des autres et sentit une présence. Était-ce la respiration des Fata ?
— Pourquoi es-tu venu ici ?
— Je suis venu chercher les machines pour fabriquer la bière. Quand tu viendras en Italie, tu verras l’usine des Fata et tu comprendras.
Il fit un grand geste avec le bras pour impressionner Ghislain.

002_fabbricadef180.ipegInterieur de l’usine de la bière (cliquer sur la photo pour l’agrandir).

— Elle est très grande. Il y a aussi le glacier.
Ghislain frissonna : la chambre était pleine de rennes, de Lapons et d’énormes banquises.
— Et toi tu y travailles ?
— Tous les Fata travaillent, là-dedans. Comme dans une fourmilière, chacun de nous a sa tâche.
Ghislain sentit des milliers de fourmis marcher sur son épine dorsale et, instinctivement, il se gratta l’épaule. À la fin, il réussit à répondre :
— Toi aussi, papa ?
— Moi, j’ai des idées. C’est pourquoi je suis parti et je suis arrivé ici, après avoir vu les usines allemandes.
— Alors, c’est grâce à la bière que tu as rencontré maman.
— Oui, Ghislain. J’ai goûté tous les genres de lambics, de gueuzes et de faros, et quand je me suis retrouvé ivre j’ai rencontré Eugénie. Maintenant, la bière, je l’ai dans le sang comme la mer.
— Et tu as trouvé la bière ?
— J’ai trouvé les machines pour la faire et quand la guerre finira je les enverrai en Italie.
— Et ce bateau ?

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— C’est le torpilleur Vésuve, ancré au port de Venise le 6 septembre 1906. Depuis mon enfance, je ne tenais jamais en place, je grimpais sur les arbres, je regardais toujours les étoiles, jusqu’à ce que la passion de la mer me saisisse et que je m’enrôle dans la marine.
Niba maintenant était à la proue de ces trois-cents tonneaux en effleurant avec la légèreté d’une cigarette le tube lance-torpilles.
— J’ai endossé l’uniforme seulement parce que c’était un uniforme de marin. Tu comprends, Ghislain, la mer m’a permis de me trouver…
— La mer ?
— Tu ne la connais pas ?
— Je ne l’ai jamais vue…, se justifia Ghislain, en se souvenant des gravures de son manuel scolaire, où la mer figurait comme une bande éclairée de rayons d’encre de Chine, sillonnée de pâles voiles avec, sur le rivage, un château de sable. Il revit cette désolation insipide. Où étaient passées les couleurs ? Et les enfants ? Il n’y avait pas d’enfants, seulement une mer de fer où le dessin se déplaçait entre les lignes de l’encre avec de légères écumes, ici et là, immobiles comme des pierres.
— À part le ciel, rien ne peut ressembler à la mer.
Ghislain eut un sursaut de révolte.
— Mais, tu as dit que tu ne sais pas nager !
— Bien sûr que non, mais dans ma ville, je sentais que j’étouffais, je sentais que dehors il y avait le monde et que la mer tournait autour en entrant de tout côté. La mer est généreuse. Elle m’offrait le monde entier. Tu comprends ?
En regardant les yeux de Niba, aussi noirs que les abîmes marins, Ghislain eut peur. Il comprit que son papa était à des milliers de kilomètres de lui et que personne, pas même sa mère, ne pouvait se mesurer à son caractère rebelle. Elle aussi deviendrait une sirène errante et sans paix.

Claudia Patuzzi

Annibale Fata – V/VI (Zérus – le soupir emmuré n.31)

15 mardi Oct 2013

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Annibale Fata, Anvers, Delft, ghislain, invasions des Allemands, la grande guerre, Liège, Namur, Zérus 31, Zérus le soupir emmuré

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Incertitude, place de Delft 2013, photo de Claudia Patuzzi

Annibale Fata V/VI, n.31, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 131-135, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

L’anniversaire de Ghislain tomba dans une journée pluvieuse que l’invasion des Allemands, en action désormais depuis plus de deux mois, rendait encore plus sombre. Ghislain était fatigué par les marches forcées qui le contraignaient à des allers-retours de l’école sous le vent et la pluie. La tante Germaine n’avait pas encore trouvé de fiancé et semblait amaigrie. Eugénie aussi, souffrant d’un gros rhume, semblait plus nerveuse que d’habitude. Son frère préféré, Prosper, était parti au front. Léopold était resté à Bruxelles pour vendre des chaussures fabriquées pour les Allemands, Irma s’était mariée à Dinant, maintenant elle était enceinte. Et, pour finir, la résistance organisée par le roi Albert à Liège et à Namur avait été un échec.

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Inévitablement, une crise économique avait vu le jour. Niba avait perdu son travail et l’argent envoyé d’Italie était bloqué au-delà des Alpes. Les profits du magasin de mode s’étaient effondrés, car les riches bourgeoises préféraient faire la queue chez l’épicier ou chez le boucher, ce qui réduisait douloureusement le personnel. En ce moment, les troupes allemandes du général Von Kluck assiégeaient Anvers et la capitale était assombrie par l’apparition de centaines d’automobiles remplies d’uniformes militaires. Dans les magasins, le lard, les oeufs, le pain, le sucre, le sel commençaient à disparaître progressivement, mais les gens feignaient de faire des diètes « salutaires » et « passagères ». On parlait de « guerre éclair » et chaque citoyen respectable préférait ignorer les conséquences de ce contexte en se repliant dans une coquille protectrice. Les habitations ressemblaient à des bunkers où les portes fermées et les rideaux tirés marquaient d’infranchissables frontières.
Même la rue du Remorqueur subissait ce climat général, devenant de plus en plus déserte et dépouillée. Les feuillages du parc Léopold s’étaient teints de la poussière grise de la guerre et quelques corbeaux avaient fait leurs nids au sommet des arbres.
Avec cette vague sombre disparut aussi le gobelet de vendeuse de la loterie de madame Slutter. Dans la fureur et la hâte, l’immense femme avait fait ses valises pour aller défendre « sa » ville, Anvers, contre le feu des Teutons. Jacassant en flamand quelques mots décousus — « Tharnasch maeckt my een stovten haen, ick hanghe de kat de belle aen ! ». Ces mots voulaient dire « l’armure fait de moi un guerrier hardi et accroche une clochette au chat » —, elle avait enfilé un lourd pardessus et, d’un pas militaire, s’était dirigée vers la rue Belliard.
Avant d’être engloutie par la guerre et de se noyer dans l’inondation des Flandres, Madame Slutter, arrivée au coin de la rue, s’était tournée un instant.
— Mon pauvre petit amour ! avait-elle dit, en se mouchant. Puis elle avait repris courage et rougissant comme une écolière avait envoyé à Ghislain un baiser plein de nostalgie.
Ce jour-là, Niba arriva à la maison avec son cadeau : deux paquets recouverts de papier journal. Il resta un instant silencieux puis il ouvrit le plus gros des paquets.
— Qu’est-ce que c’est, papa ? demanda Ghislain.
— C’est un genre de radio… Je l’ai faite de mes mains. Il faut la syntoniser…
Tout le monde retenait sa respiration en attendant d’intercepter de cet amas de fils parlant des messages sur la guerre qui arrivaient de France, de Hollande ou d’Angleterre. Quelquefois fusait une phrase en anglais interrompue par des sifflements très aigus.
— Et l’autre paquet ? demanda alors Ghislain.
— Celui-là nous l’ouvrirons après… sourit Niba.
En résumé, Annibale Fata était un radiotélégraphiste, expert en électricité. Quelques-uns disent qu’il a participé à des émissions expérimentales de concerts depuis le château royal de Laeken. Parmi ses autres activités, il y avait aussi le commerce de fusils de chasse et d’explosifs et, surtout, la fabrication de la bière.
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Enscher – L’oeil,  La Haye

Bruxelles, le 30 septembre 1987

Chère petite fée, l’emménagement rue du Remorqueur fut un événement parmi tant d’autres et pourtant l’un des plus beaux et des plus importants de ma vie. Depuis que le petit tableau d’Icare a disparu, je me souviens d’un étrange objet en fer que Niba avait fabriqué pour moi. C’était mon cadeau d’anniversaire. Un genre de télégraphe-jouet muni d’un électroaimant et un crayon qui recevait sur une bande roulante de papier d’étranges S.O.S.
Avec ce « télégraphe », Niba et moi nous faisions semblant de communiquer avec la France et l’Angleterre, déchiffrant des messages compliqués de notre invention. Ce fut grâce à ce « jeu » que j’ai pu vivre le début de la guerre sans drames et presque avec joie.
Mais j’étais curieux d’autre chose. Après avoir tracé quelques petits points et deux petites lignes pâlies, je rampais sur le matelas et levais la tête vers le mur des aconits bleus : là justement où Niba avait accroché trois photographies. Je les regardais pendant des heures sans jamais me fatiguer…

Un S.O.S.

Claudia Patuzzi

Annibale Fata IV/VI ( Zérus – le soupir emmuré n.30 )

12 samedi Oct 2013

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23 août 1914, Annibale Fata, bruxelles, ghislain, Rue de Remorqueur, zérus 30, Zérus le soupir emmuré

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Madame Slutter, Annibale Fata, Eugenie, Germaine et Ghislain vont vider le grenier. (Dessin de Claudia Patuzzi – cliquer pour agrandir la photo)

Annibale Fata IV/VI, n.30, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 129-131, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un dimanche matin, le 23 août 1914, trois jours après le mariage d’Eugénie avec Annibale Fata, madame Slutter se leva péniblement de sa chaise. Dans un craquement d’os considérable, elle regagna instantanément les dix centimètres qu’une seule journée avait réussi à lui faire perdre ; elle piqua avec une épingle sa chevelure biblique et gravit les escaliers du quatrième étage, boitant et branlant comme un boudin de gélatine vers la volière-cimetière.
Derrière elle, Ghislain vit Niba, sa mère et Germaine formant une espèce de procession rabbinique. Ils entrèrent chacun leur tour dans le grenier et firent sortir, comme d’une bouche cariée, le monstrueux enchevêtrement des cages. Pendant un après-midi entier, ce grenier vomit toute sorte de produits métalliques, de semences, des cuvettes moisies et des journaux jaunis, et finalement tout — y compris le guano — disparut dans le néant.
Tard le soir, Ghislain vit son nouveau père, debout au centre du grenier, effleurant de la tête les poutres de la soupente.
— Nous vivrons tous les trois ici, Ghislain. Avec les Allemands en ville c’est plus sûr, dit Niba, mais d’abord nous repeindrons la pièce et collerons aux murs un nouveau papier.
Ghislain poussa un soupir de soulagement : ce bien-être qui après les années parisiennes avait disparu de sa vie semblait réapparaître sous les traits rassurants de Niba. En un éclair, étagères, lits, fauteuils, tables de nuit, armoires, jouets, crayons de couleur trouvèrent leur place dans cette nouvelle demeure. Ghislain ne perdit pas de temps à se demander où son nouveau père trouvait tout cet argent, il se laissa aller à un frisson de bonheur… À la fin de cette fantaisie, après avoir lancé à Niba un regard reconnaissant, il avança en rampant jusqu’au tympan qui s’ouvrait sur la rue comme l’oeil de Dieu sur le monde. De là, il put embrasser dans un cercle parfait un coin de vert feuillage du parc Léopold plongé dans l’ombre.

Ils vécurent dans cette soupente pendant un an. La chambre à coucher du vieil appartement était maintenant occupée par la tante Germaine, tandis que la cuisine faisait fonction de salle commune. Durant les premiers mois du mariage, cette modeste petite famille fit tout pour ramener la guerre au rang de tragédie passagère.
Le soir surtout, quand Eugénie rentrait du magasin de mode et que Germaine, les bras chargés de petits chapeaux, revenait elle aussi du travail, on improvisait autour de la table de miraculeux dîners que la touche de Niba rendait encore plus appétissants. En ces occasions, Ghislain découvrit l’arôme intense du romarin et celui encore plus spécial du basilic. Quelques convives de passage, soupirants de la tante Germaine, jouissaient de ces gloutonneries arrosées de bouteilles de Chianti.
Grâce à Niba, leur table attirait toutes sortes d’invités : vendeurs d’étranges machineries, électrotechniciens, industriels, acheteurs de fusils de chasse, escrimeurs, alpinistes avertis, gros brasseurs et jeunes prétendants de Germaine impliqués dans d’obscures firmes commerciales. Quand ils repartaient, la ceinture allongée d’un ou deux centimètres, Geny et Niba interrogeaient du regard Germaine qui secouait la tête, inconsolée : non, ce n’était pas le bon.
Le nouveau papier peint de la soupente était d’une couleur blanc acide où surnageaient, dans diverses formes liberty, les grappes bleues d’aconit vénéneux. Ghislain chercha en vain parmi ces fleurs le petit tableau d’Icare. Où sa mère l’avait-elle mis ? Il avait fouillé dans l’armoire, dans les valises et dans les sacs et n’avait rien trouvé. S’il faisait allusion à cette « chute », Eugènie faisait mine de n’avoir rien entendu, puis elle éclatait :
— Je l’ai perdu, je ne l’ai plus, Ghislain ! Elle mettait ainsi un terme définitif à cette conversation.Un paravent à trois panneaux séparait le lit de Ghislain de celui de ses parents. Cette fois, au-delà de cette cloison, il n’y avait pas de baldaquin d’or pour troubler ses rêves, mais l’habituel grand lit aux barreaux de fer recouvert d’une courtepointe de chintz. Quand la nuit tombait, les silhouettes d’ Eugènie et d’Annibale Fata dessinaient de subtiles ombres chinoises derrière les panneaux, projetant de longs profils sur les feuilles de palme de l’aconit. Ghislain suivait en silence la douce fusion qui se divisait et s’unissait s’abandonnant peu à peu à la tiédeur d’un sommeil profond comme jamais, si profond que durant toutes les nuits de cette année-là, le fantôme de son père n’osa plus le déranger.

Claudia Patuzzi

Rue du Remorqueur V-VII/XI (Zérus – le soupir emmuré n. 24)

01 mardi Oct 2013

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bruxelles, ghislain, la stanza di garibaldi, Rue de Remorqueur, Ursula Slutter, Zérus le soupir emmuré

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Rue de Remorqueur V-VII/XI, n. 23, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 101-103, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Par chance, Ghislain trouva qui pouvait le consoler et lui faire oublier les heures passées entre les murs de Saint-Georges. Ce fut une guenon à poil vert dénommée Max qui égaya son enfance de réfugié. Le nom — MAX — avait été donné par quelques esprits inexpérimentés, jusqu’au jour où, en soulevant la queue, ils virent qu’il s’agissait d’une femelle. La maîtresse de la guenon et de l’appartement était une Flamande opulente qui s’appelait Orsola Slutter. Elle vivait dans une espèce de cave au-dessous de l’escalier d’entrée. Une petite fenêtre semblable à un évent, munie de barreaux, donnait sur le trottoir permettant aux passants de lorgner la pauvre bête liée par une petite chaîne à une ceinture en cuir. Souvent, Max s’accrochait jusqu’à cette meurtrière dans une mauvaise odeur de brocolis et elle serrait les pattes autour des barreaux. D’autres fois, elle restait attachée devant un porche à côté des escaliers.Ghislain était heureux quand madame Slutter n’était pas là. Il descendait sous un prétexte quelconque dans la soupente. Après un instant d’hésitation, la guenon montait sur ses épaules, et jouait avec ses cheveux. Puis elle sautait de l’autre côté. Si Ghislain du haut du deuxième étage criait : — Max ! elle se mettait à glapir comme un chien en empoignant la rambarde de fer. Au fil du temps, cette guenon bizarre devint un compagnon de jeu en hérissant la queue sur la droite pour dire oui ou à gauche pour dire non.
À part l’amitié avec Ghislain, Max ne s’entendait avec personne et soufflait comme un chat devant chaque étranger qui s’introduisait dans la maison. Sa maîtresse s’emportait en disant : — Maintenant, tu vas avoir affaire à moi ! Et elle l’emmenait dans la cave. Après quelques minutes de silence, la cravache sifflait dans l’air, tandis que les hurlements de Max déchiraient la tranquillité de la vieille maison. Ces cris rappelaient à Ghislain le hurlement muet, mais tout aussi ardent, sur les lèvres de son père. Il se bouchait les oreilles, mais en vain : l’odeur de la mort revenait à son esprit perdu entre mille pourquoi. Alors pour ne pas l’entendre il s’échappait en courant dans le grenier parmi les volières des pigeons.

Les hivers rue du Remorqueur se partagèrent entre sous-sol et grenier. Dans ce lieu, à peine éclairé par l’œil du tympan, Ghislain avait appris à parler avec les pigeons. Il restait là à regarder les reflets de leurs plumes, tantôt irisés et tantôt métalliques, ou bien il se laissait bercer par le frémissement de leurs ailes en observant la couvaison de leurs œufs.
Bertrand, le mari de madame Slutter, s’occupait de l’élevage des pigeons. Dans cet espace étroit, il avait rangé quatre volières. La plus petite, en pur laiton, contenait quelques rares pigeons de luxe : les cravatés, les pigeons trembleurs et les frisés ; dans une quatrième volière, décorée de feuilles et de vrilles en fer, il y avait une dizaine de pigeons voyageurs.
— Celui-ci, gris clair avec des tiquetures noires sur les ailes, est un pigeon très rapide. Il vole à soixante kilomètres à l’heure et s’appelle Blue. Cet autre, couleur de cendre et de plomb avec quelques nuances de violet, est le meilleur de tous les pigeons de fond. Il vole à cent kilomètres à l’heure et s’appelle Gris…
— Ils savent porter les messages ?
— Bien sûr ! et Bertrand montrait à Ghislain des étuis grands comme des jouets.
— Et ils reviennent toujours ici ?
— Bien sûr, ce sont des pigeons belges, les meilleurs du monde.
— Mais ils ne font pas de concours ?
— C’est un élevage secret. Mes pigeons ne sont pas marqués.
— Et alors, ils ne peuvent pas voler ?
— Seulement si c’est moi qui les fais voler. Parfois, je les prête, si j’en ai envie.
— Et l’on te paie ?
— Bien sûr qu’on me paie, sifflait Bertrand à travers son dentier, pour se pencher ensuite sur Ghislain et murmurer :— Ne le dis à personne ou Bertrand te punira.
— Je le jure.
— Jure-le sur ta mère.
— Non, je le jure sur ma grand-mère.
Quand Max hurlait, Ghislain s’enfuyait chez Bertrand, se blottissant entre les cages pleines de guano et les cuvettes aux eaux troubles. Bertrand commençait à lui raconter des histoires de pigeons croisés arrivés agonisants à Saint-Jean d’Acre. Puis il mimait d’émouvantes histoires d’amour entre un pigeon de fond belge et une pigeonne biset italienne. Pour finir, il décrivait avec de grands gestes les vicissitudes de pigeonniers militaires où quelques pigeons allemands s’étaient mutinés à cause des mauvais traitements et de la nourriture insuffisante. Entre temps, madame Slutter cuisinait de gros pigeons savoureux et Gény criait en bas dans les escaliers :
« — Dépêche-toi, Paul, dépêche-toi, le dîner est prêt. »

Claudia Patuzzi

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Rue du Remorqueur III-IV/XI ( Zérus – le soupir emmuré n. 23 )

29 dimanche Sep 2013

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Avenue Louise, électricité Auer, Brueghel, bruxelles, caduta di icaro, gare Léopold, Palais Royal, parc Royal, rue Belliard, rue blanche, Zérus le soupir emmuré

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Rue de Remorqueur III-IV/IX, n. 23, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 96-100, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Pour ce bref voyage dans la ville, Ghislain apporta seulement quelques objets : les trois tessons ramassés aux pieds de son père, le sabot rouge de chocolats et ses petits soldats de plomb. Il avait pris un sac avec deux grosses chaussures de cuir noir.
Gény et tante Germaine déambulaient chargées de paquets et de valises. Le vent s’engouffrait sous les jupes, emportait les chapeaux. Ghislain et sa mère marchaient côte à côte, tandis que Germaine les devançait en courant. Agacée par leur lenteur, elle s’asseyait sur un banc, ou au bord du trottoir. Arrivée rue Blanche, elle cria : — Paresseux ! Dépêchez-vous ! Puis, elle se dirigea au pas de l’oie vers l’avenue Louise.
Ghislain observa sa mère. Elle portait deux sacs à main en bandoulière ; au creux de son coude pendaient quatre ombrelles. Elle avait enfilé deux vestes, l’une sur l’autre. D’une main elle empoignait la valise, de l’autre elle serrait un cadre. Il le reconnut aussitôt : c’était le petit tableau de Paris ! Gény remarqua son trouble. Elle souleva ses fardeaux avec élan et, sans détacher les yeux de son chemin, lui demanda :
— Qu’est-ce que tu as, Paul ?
— Je regarde ce tableau, maman.
— La gravure de Brueghel ? Elle plaisait aussi à ton père.
— C’est Brueghel, celui qui meurt dans le tableau ?
— C’est Icare, le fils de Dédale.
— Et pourquoi est-il mort ?
— Il s’enfuyait d’un labyrinthe avec des ailes de cire, mais le soleil fit fondre ses ailes et il tomba dans la mer…
— Et pourquoi ces trois hommes ne l’ont-ils pas sauvé ?
— Ces trois, quoi ?
— Le paysan, le berger et le pécheur.
Gény éclata de rire :
— C’est seulement un tableau. Elle posa sa valise à terre. Ils s’assirent sur un banc près de la rue Blanche. Ghislain demeura quelque temps silencieux, puis il s’exclama :
— Ils sont méchants, maman !
Gény le regarda surprise :
— Tu as raison, ils sont vraiment méchants… Elle avait le regard fixé vers le bâtiment d’en face comme s’il n’existait pas du tout. Ghislain poussa un profond soupir et posa la question qui le tourmentait depuis quelques minutes :
— Et le mort caché parmi les buissons, dans le petit bois ?
— Quel mort ?
— Celui-ci, à gauche, au-dessus du bœuf, à côté de l’arbre… il y a une tache blanche, la tête chauve d’un homme…
— Mon Dieu, c’est un mort ! Gény avait le souffle haletant. Elle ôta son petit chapeau. Arrête, Ghislain, dit-elle, prononçant par erreur son véritable prénom.
— Regarde bien entre les plantes, à gauche, insistait-il.
Gény se couvrit la bouche avec les mains :
— Il a été tué comme ton…
Une voix aigüe les interrompit. Germaine gesticulait devant eux :
— Dépêchez-vous, enfin !

Bruxelles, le 6 septembre 1986

Ma petite fée, où est l’aiguilleur qui m’indique les manœuvres de mon petit train dans le pays de mes ancêtres ? Il n’y a pas de feu de signalisation, ni d’arrêt ! Je roule tout seul à l’aveugle dans un royaume fantasmatique et silencieux où je ne rencontre pas une voix amie, un écho pour guider ma course parmi les passages à niveau toujours plus sombres et mystérieux, entre les villes et les rues que j’ai traversées dans ma fuite effrénée. Où vais-je ? Et pourtant, gardant espoir, je continue.
Nous avons quitté la rue de Plaisance à l’automne 1912, après la mort de grand-mère Amélie. Maman, tante Germaine et moi avons trouvé un appartement très modeste au numéro 3 de la rue du Remorqueur, une vieille maison au deuxième et dernier étage, juste derrière la gare Léopold où nous sommes restés trois ans, jusqu’en 1915. Bien que discrète, on ne pouvait pas du tout ignorer cette rue ; elle reliait en fait deux artères importantes : la chaussée de Wavre et la rue Belliard, qui menait au Palais Royal et son grand Parc.

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Maman travaillait comme caissière de 8 heures du matin à 6 heures du soir dans un important magasin de mode du Centre appelé « Ferrari ». Germaine était modiste en chapeaux dans un autre magasin et gagnait un franc belge par jour. La loi sociale des huit heures n’existait pas encore.
L’appartement comptait seulement deux chambres : celle qui donnait sur la rue servait de chambre à coucher pour nous trois, l’autre faisait office de cuisine, de salle à manger et de salle de bain — il y avait un évier sordide. Les toilettes étaient communes, dans l’escalier. On s’éclairait au gaz, avec la petite toile métallique du bec Auer.
Une nuit, je voulus allumer la lampe qui pendait au-dessus du lit, tandis que maman dormait profondément. Mes mouvements étaient d’une extrême maladresse. Pourtant — à tâtons sur la toile, les mains tremblantes —, je parvins à mettre le feu à cet abat-jour de papier. Je me retournai, triomphant et satisfait, quand maman me donna une claque. Elle avait les yeux terrorisés.
Chaque matin, maman et tante Germaine allaient en ville pour travailler, j’avais les larmes aux yeux. À seulement sept ans, j’allais à pied jusqu’à l’école, le sac à dos sur les épaules ou sous le bras. C’était une longue marche de trois quarts d’heure au moins. Quel que fût le temps ou la saison, qu’il plût, qu’il neigeât, ou que le soleil fût au rendez-vous, j’appris l’art de marcher sans jamais me fatiguer, comme je le fais aujourd’hui.
Mon sac à dos était lourd et mes épaules étaient étroites, alors que ma tête — tu t’en souviens ? — est devenue, quand j’ai grandi, grosse comme une pastèque. Trop d’efforts, trop de kilomètres, trop de froid. J’emportais de petites tranches de pain pour le déjeuner à l’école, je ne pouvais pas prendre le tramway. Il n’y avait pas encore d’autobus, ceux qui étaient tirés par trois chevaux étaient trop chers pour nous. Le trafic était presque inexistant. Je courais avec le sac à dos sur mes épaules, durant trois quarts d’heure dans le parc du Palais Royal, puis, traversant des rues et des places inconnues, je me précipitais dans les ruelles d’un quartier populaire semblable à votre Trastevere [1]. Je traversais ensuite l’avenue Louise et le jeu était fait : j’étais arrivé à Saint-Georges, chez les Frères des Écoles chrétiennes.
J’étais en cage déjà, dès cette période. Je devais être là à huit heures trente et revenir à la maison à cinq heures de l’après-midi. Cet endroit ne me plaisait pas. Toute la journée, je ne faisais que penser à maman et à ma tante Germaine, me rappelant nos plaisanteries et le magasin de jouets que nous bâtirions après notre mariage. Les choses ne se passèrent pas telles que je les avais imaginées…

Un marathonien

003_Ghislain St Gilles 6 ans 180

Le petit Ghislain est le premier à gauche debout dans le deuxième rang, à côté du maître. (cliquer pour agrandir l’image)

Claudia Patuzzi


[1] Ancien quartier de Rome.

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