• À propos

décalages et metamorphoses

décalages et metamorphoses

Archives de Tag: voyage en Italie

Au cimetière (Zérus – le soupir emmuré n. 75)

11 mercredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

au cimetière, Celeste, ghislain, henriette, juillet 1928, Macerata, Marche, Nino, voyage en Italie, Zérus 75, Zérus le soupir emmuré 75

001_Cimiterohifoto180

(cliquer sur la photo pour l’agrandir )

Au cimetière  n. 75, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 292-298, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dès qu’il eut franchi l’entrée du cimetière, une émotion profonde s’empara de Ghislain. Ce n’était pas la mort, mais la vie. Un cloître entouré d’arcades et de colonnades délimitait un petit paradis terrestre. « Voici un au-delà à taille humaine ! Il n’est ni trop grand ni trop petit… »
Ils étaient sous les arcades. Ghislain remarqua la couleur rouge brique des murs et des colonnes jaspées par le blanc des pierres et par l’ivoire des chapiteaux. Les visages de porcelaine se succédaient comme les personnages d’un roman. On voyait d’abord des nouveaux nés joufflus et bons vivants qui riaient ; puis des adolescentes dans la fleur de l’âge, de jeunes filles provocantes, des vieillards moustachus à demi ivres, des bourgeois aux vestons croisés et des dames grasses et satisfaites ; on voyait en fin de timides forts myopes et indécis, des sœurs obèses et heureuses, de sinistres individus en uniforme, des barbouilleurs et des professeurs retraités. Tous chantaient un hosanna à la bonne santé en oubliant la mort. Tous, sans exception, semblaient les rescapés de copieux banquets. Ils s’arrêtèrent pour lire une inscription :

Pense que l’autre monde ne sera pas
comme ce triste monde !
Il ne sera pas comme ce triste
et sale monde-ci.
Ici, on subit le mal
pour faire du bien !
Seul à recevoir du bien
est celui qui a fait le plus de mal !

Ghislain ne comprenait pas, alors Céleste lança un regard panoramique sur le cimetière et dit :— Cela veut dire qu’au moins dans l’au-delà il y aura de la justice.
Au milieu du cloître apparaissaient les tombes des plus nobles et des plus riches, de petits temples néoclassiques, des cubes fascistes, des victoires ailées, des étreintes voluptueuses, des anges et des calvaires, de rares squelettes… Pas un seul petit diable. « Il y a même une pyramide et un vélodrome…» pensa stupéfait Ghislain.

002_Tciclista180-DEF-hifoto

(cliquer sur la photo pour agrandir)

Partout, ce n’était qu’abondance de fleurs et gazouillis d’oiseaux ; que de rumeur de fontaines et courses d’enfants et de petites vieilles à la recherche d’eau. Mais quand ils arrivèrent près de la chapelle des Fata — une maisonnette avec un toit de briques —, Ghislain sentit qu’il lui manquait le souffle…
— Voilà, nous sommes arrivés ! dit Céleste.
Le ciel était devenu noir, les oiseaux ne chantaient plus. Les fleurs avaient cessé d’émettre leurs parfums et les couleurs s’étaient diluées dans une mer de larmes. Ghislain la vit immédiatement : derrière la petite colonne de gauche, avec les cheveux rassemblés sur les côtés et son profil incontournable, il y avait sa mère, Eugénie Balthasar ! Sur la pierre, enfermé dans un cadre ovale, son visage, tourné de trois quarts, lui souriait comme si la vie était encore une surprise. Sa grâce désinvolte et la naïveté de sa nuque le firent vaciller.

006_GenyCim-180( cliquer sur la photo pour agrandir )

— C’est toi, maman ! murmura-t-il en français.
— Ghillino, qu’as-tu ? Henriette s’était approchée de lui avec des chrysanthèmes dans une main et un arrosoir dans l’autre.
Ghislain dégagea son regard de l’image de sa mère et, finalement, il murmura, toujours en français :
— Ce n’est rien…
— Tatie, Ghillino se sent mal… cria Henriette.
Ghislain était assis sur les marches entre deux colonnes. Des moucherons rouges, petits comme des têtes d’épingle, tournaient autour de ses pieds. Il les écrasa du doigt, un par un, en laissant sur la pierre de minuscules taches de sang.
« Ici même, les anges sont des fantoches…Il n’y a que maman… Elle est un vrai ange ! » D’un coup, il vit Céleste, droite comme une statue.
— Que se passe-t-il, Ghislain, tu te sens mal ?
Il ne répondit pas.
— Henriette, Nino, il faut un mouchoir mouillé !
Les deux petits se bousculèrent un peu en trébuchant, puis ils disparurent derrière une Victoire ailée.
— Qu’est-ce que tu as ? Qu’as-tu vu ?
— Elle…
— Elle… ? Céleste lui enleva le chapeau. Qui est-ce que tu as vu, enfin ?
— Ma mère !
— Quelle mère ? Où ?
Ghislain tendit l’index vers cette image couleur sépia.
Céleste demeura immobile, en essayant de cacher sa fébrilité. D’un coup, elle décida de parler : — Eugénie Balthasar était ta mère ?
— Oui… balbutia Ghislain.
— Et alors, bon Dieu, Henriette et Nino sont ta sœur et ton frère ?
— Oui…
— Mais qui est ton père ?
— Il est mort. Il s’appelait Paul Mancini. Un Corse.
— Un Corse ? Et qu’est-ce qu’a dit Niba ? Qu’a-t-il fait ?
— Il m’a reconnu comme son fils…
— Mais Eugénie ne nous a jamais rien dit. Niba, non plus. Toi, on savait juste que tu étais un orphelin, un neveu d’Eugénie, un de ses parents nombreux… Céleste se tut. Elle avait peut-être proféré un sacrilège.
Ghislain émit un sanglot convulsif et martela de toutes ses forces les colonnes de la chapelle :
— Alors, personne ne le savait… Niba ne vous l’a jamais dit ! Ma mère non plus n’en a pas eu le courage ! Deux menteurs… Je suis le fils aîné d’Eugénie, je suis le grand frère d’Henriette et de Nino, je m’appelle Fata comme eux… Henriette ne peut se souvenir de rien. Elle était trop petite alors. Nino ne l’a jamais su… On m’a effacé… et les autres ? Ils m’ont oublié, comme si je n’existais pas…

006_GHislain180

En ce moment-là il comprenait tout : les mots allusifs, les regards embarrassés, les longs silences…
« Voilà pourquoi Regina Coen s’était tue après avoir appelé Henriette ma « sœur »… Personne ne devait le savoir ! Voilà pourquoi ils ne m’ont jamais appelé frère… mais seulement Ghillino ! Voilà pourquoi Niba disait, “c’est mon neveu, un parent de Bruxelles”, quand il me présentait à quelqu’un dans la rue. Trompé par les nuances de la conversation italienne, je n’avais même pas eu le courage de demander… Et toutes les lettres que j’ai écrites à Nino et Henriette ? Quelqu’un les a cachées ou détruites… »
— Ghillino…
Il se tourna d’un coup, tandis qu’Henriette lui tendait un mouchoir imbibé d’eau.
— Merci, petite sœur… murmura-t-il.
— Sœur ? Elle le regarda, surprise.
Quand ils se dirigèrent vers la sortie, rien ne semblait avoir changé. Cependant, Henriette et Nino ne voulurent plus jouer à cache-cache. Comme les animaux avant l’arrivée d’une tempête, ils se tenaient à distance, le devançant pour rapporter les arrosoirs. Céleste fermait la marche en comptant sur ses doigts quelques nombres comme si elle priait. Ou peut-être essayait-elle de se souvenir. Au milieu du groupe, perdu parmi les cyprès et les pierres roses, Ghislain avançait dans son habit noir comme un oiseau perdu. Son regard était hanté par un drame surhumain. Glissant entre les visages inconnus, vivants autrefois et morts désormais, il se sentait trahi et désespéré.
« Pourquoi m’as-tu fait ça ? Pourquoi ne leur as-tu rien dit ? »

005_Gheisa180

Henriette

Claudia Patuzzi

Dans la salle à manger (Zérus – le soupir emmuré n.74 )

09 lundi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

ghislain, Giuseppe Garibaldi, juillet 1928, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, Teresa Amadori, voyage en Italie, Zérus 74, Zérus le soupir emmuré 74

Pendola-180

(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Dans la salle à manger  n. 74, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 286-291, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la salle à manger, il y avait une longue table rectangulaire. Deux fenêtres donnaient sur la cour. C’était là que les chiens pouvaient se reposer après la chasse avant d’être envoyés en bas. Il y avait aussi une grosse pendule d’acajou, plus grande que la porte d’accès au petit salon chinois.
Ce jour là, vers midi, une intense odeur de bouillon se répandit sur le plafond voûté, s’attarda sur le lampadaire, puis plana comme un faucon sur la pendule en la faisant sonner douze fois.
Assise sur un fauteuil, grand-mère Teresa attendait Ghislain.
— Donne-moi un petit verre d’anisette, dit-elle à Santina, en s’essuyant le nez avec un mouchoir de batiste. As-tu porté le café au Belge ?
La jeune fille fit signe que oui et s’enfuit en cuisine.
« C’est une poulette… », pensa Teresa. « Mon Dieu, comment s’appelait-il ce garçon ? Gustave, Ghillino ? Guillaume ? Ghislain ? Oui, oui, Ghislain. Quel drôle de prénom ! Le pauvre petit ! » Niba ne s’en était pas du tout occupé… il s’était borné à deux présentations et voilà ! Et ce pauvre petit restait toujours seul là-haut, dans cette chambre avec Bartolomeo toujours intoxiqué parmi les cyanures. Sacredieu, que se passait-il là-haut dans la chambre de Garibaldi ? Santina en descendait toujours avec un visage de possédée. Elle la ferait fermer, cette chambre, elle n’en pouvait plus. Où avait-elle mis la clé ? Elle la tenait dans cette boîte en laiton, puis elle disparaissait, réapparaissait, disparaissait de nouveau. Tout le monde allait là-haut et s’enfermait à l’intérieur. Mais qu’avait-il ce Garibaldi ? Un poncho blanc ? Un chapeau avec une plume d’autruche ? Une barbe blonde qui volait au vent ? Des couilles comme ça ? Quarante-cinq au lieu de deux ? Où était-ce la chemise rouge du grand-père Fata ? Paix à son âme… Où était-ce cet immense étendard ?

Vive l’Italie et Giuseppe Garibaldi !

002_Jeny-Ghisl180

Henriette et Ghislain à Rome, en face du monument à Garibaldi au sommet du Gianicolo (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

…Elle aimait sa patrie, elle ne pouvait pas rester indifférente vis-à-vis de ce héros malheureux. Mais les enfants passaient plus de temps en haut qu’en bas, ils jouaient avec l’homme de bois, ils se maquillaient de rouge, ils se déguisaient, ils s’échappaient sur le belvédère… Après ils dévalaient les escaliers, ils regrimpaient, ils s’écorchaient les genoux, attirés par cette chambre ensorcelée… où l’on entendait des voix ! Orso y allait en cachette, s’y promenait avec une chandelle comme un embusqué… il avait peur de Mussolini… Lui même l’avait avoué : il allait dans la mansarde à se damner, ce fils endiablé… Et Sebastiano, son préféré ? Il protestait toujours que c’était son tour. « Oui, oui, mon chou, vas-y », lui disait-elle. À Pâques, à Noël, au jour de l’an et à la fête de Saint-Julien Sirio y allait comme à la messe. Clic. Il tournait la clé dans la serrure. Quelqu’un l’avait entendu pleurer jusqu’à vingt-quatre heures d’affilée. « Giuseppe ! » criait-il, « Giuseppe ! ». Qui sait ? Était-il tombé à nouveau amoureux ? Seul Niba était immunisé contre ce fifre enchanté qu’on y jouait. Pendant trois jours et trois nuits, il était resté dans cette chambre-là sans sortir, pour faire l’amour. « Je l’avais dit quand il est né, celui-là c’est un vrai révolutionnaire, il a des yeux tout noirs comme la nuit et vifs comme le jour… Garibaldi, il l’a dans le sang, et à la place du sang il a toute la Méditerranée, une mer d’eau et de sel, et de poissons par milliards ! »
Teresa sentit ses os trembler. Chaque cartilage produisait le son d’une harpe. Et ses petits pieds de verre, fermés dans ses chaussures rigides, étaient sur le point de se briser. Quelle douleur ! Étaient-ce donc là, les trois C de vieux… Chute, Catarrhe et Chiasse ? Non, c’était l’Arthrite! Les rhumatismes et d’autres petites souffrances lui tiraillaient les os et lui déchiraient le cœur. C’était de la faute de la glace. Cela ne s’arrêtait jamais. Jour et nuit, nuit et jour, même le dimanche. D’ailleurs, c’est elle qui l’avait voulu ainsi. On a l’air d’une famille malheureuse qui se plaint tout le temps. « Nous, les Fata, nous sommes foutus ! » À la Pieve il n’y avait pas la glace, il n’y avait pas le fracas des ouvriers et de l’embouteilleuse, le vrombissement du camion et de la moto Guzzi, il n’y avait pas non plus les éclats de rire déments d’Orso. « Pourquoi rit-il toujours, celui-là ? Qu’est-ce qu’il a donc ? » Bien sûr, ce n’étaient pas les fascistes, mais plutôt Mameli, la reine Margherita et le Pape qu’elle portait dans son cœur… Tandis qu’elle savourait son petit verre d’anisette, elle songeait à ce Ghislain qui la rendait un peu nerveuse, elle ne savait pas pourquoi. Qui était-il ? D’où venait-il ? Elle ne l’avait pas encore bien compris…

003_Pievefesta 180- Version 2

Jour de fête à la Pieve (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa n’avait pas encore savouré la dernière goutte d’anisette qu’elle commençait déjà à s’énerver. Elle regarda la pendule à sa droite : midi passé de quelques minutes. Elle repensait à ce prêtre étranger… Que faisait donc ce parent mal élevé ? Pourquoi ne descendait-il pas ?
— Santina, que fait-il, Ghislain ?
— Je ne sais pas, madame. La jeune fille était sur la défensive. Elle rougissait, qui sait pourquoi.
« Bien, c’est une maison de fous. Heureusement que j’ai mes rêves. Aucun de mes enfants ne peut me les voler. »
— Le voici, madame.
À cet instant, Ghislain venait de descendre l’escalier et de passer devant les repasseuses et dans le bureau. Il avait descendu trois marches et maintenant il était là, près de la porte, effrayé comme une andouille, avec sa longue soutane noire. Il ressentait encore des secousses partout dans son corps. Il ne parvenait pas à garder ses mains immobiles. « C’est cela le corps ? Un maudit désobéissant que je n’ai pas su contrôler. Il s’est mu tout seul. Quelle honte ! Et le Supérieur ? Devrais-je confesser cela au Frère directeur ? Jamais. Je n’en parlerai pas… du reste à l’Institut je ne parle jamais ».
— Grand-mère, balbutia-t-il en voyant la gracieuse vieille assise sur le fauteuil avec les pieds en l’air.
— C’est à cette heure-là que tu descends ? lui demanda Teresa en déposant un baiser sur sa tête blonde. Où as-tu mis le chapeau ?
— Je l’ai laissé en haut, murmura Ghislain, les yeux pleins de larmes.
— Pourquoi pleures-tu ?
Stupéfaite, Teresa regardait cette tête d’homme qui pleurnichait dans ses jambes comme un petit enfant de quatre ans.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-trois… parvint-il à dire parmi ses sanglots.
— Voici Tincuta ! dit la petite vieille.
Tincuta bondit sur les jambes de Ghislain et lui lécha le cou.
— Tu vois, mon grand ? Même la chienne t’aime bien.
La grande mère fredonnait avec douceur, jusqu’au moment où la vague de douleur abandonna le cœur du jeune homme, le vidant de toute émotion.
Quand la pendule retentit de nouveau, Teresa se redressa dans une pose matriarcale et s’exclama:
— Aujourd’hui, tu dois aller au cimetière.
— Au cimetière ?
— Les fleurs vont faner. Il fait trop chaud. Elles ont besoin d’eau.
— À quelle heure, grand-mère ?
— Cet après-midi. Tu iras avec Céleste et les enfants.
— De qui est-ce la tombe, grand-mère ?
Teresa ouvrit ses yeux couleur d’herbe et dit mystérieusement : Il y a la mère ! Elle demande de l’eau pour ses fleurs !

giornaleGiardinetto a Macerata - copie

(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

La petite tasse (Zérus – le soupir emmuré n. 73)

06 vendredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

caprera, ghislain, Giuseppe Garibaldi, luglio 1928, Macerata, Marche, Nino, Santina, voyage en Italie, Zérus 73, Zérus le soupir emmuré 73

001_Museo_Garibaldino_di_Caprera_2Sardaigne, île de Caprera: la maison-musée de Giuseppe Garibaldi
(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

La petite tasse  n. 73, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 280-283, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain rêva d’un rocher solitaire, un avant-poste frappé par la force de la Méditerranée, allant à la dérive comme un radeau parmi les courants. C’était l’île de Caprera. Il se trouvait dans le village peint en blanc de Garibaldi, entre la commode, les tasses de porcelaine, un voilier en bouteille et son dernier fauteuil. Il sortit dans l’air battu de violentes rafales et vit un moulin, un four et le pin ondoyant par le vent ; puis la charrue, l’établi du menuisier et la barque et, sous les pins sauvages et les palmiers nains, un monument tapageur : une triste tombe de granit où une étoile était gravée. « Pourquoi ne m’a-t-on pas brûlé sur un bûcher d’aloès et de myrte ? » protestait la voix de Garibaldi du fond de la pierre. Ghislain prit entre ses mains un tas de terre friable, moelleuse et blanche. Il resta un instant à écouter si par hasard une plainte ne jaillissait pas de cette terre, puis la jeta en l’éparpillant.
Le lendemain, quand il se réveilla, il était tard et il avait froid. Il serrait encore la petite  tasse.
— Je te remercie mon Dieu, elle est intacte, murmura-t-il.
Près de lui, il y avait le tableau d’Icare et la lettre froissée de sa mère. « J’emmènerai à Bruxelles tout ça ».
Il s’arrêta haletant au milieu de la chambre. « Caprera ? C’était l’île où Garibaldi était allé pour y vivre et y mourir… Niba m’avait dit… »
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? » Le même craquement de bois, le même pas léger.
Il ouvrit la porte. Personne. Rien qu’une jupe soulevée par le vent.
« Peut-être… »
— Maman, maman ! s’écria-t-il.
Trois fois, il essaya de l’embrasser, trois fois elle fuit cette étreinte.
— Où es-tu ? murmura-t-il. Le couloir était vide. Le soleil entrait violemment en créant de fausses portes de lumière vers l’Au-delà.
— Ghillino ?
« Qui m’appelle ? »
Il vit une chose accroupie sur le côté droit, près de l’embrasure de la porte. Derrière un tissu noir, il y avait Nino, les yeux pleins de larmes.
— C’est toi, Nino… pourquoi pleures-tu ?
— Parce que tu hurlais « maman ».
Ghislain ne parvint pas à répondre. « Ai-je vraiment vu ma mère ? »
— Moi aussi j’ai perdu ma mère, sanglotait Nino s’essuyant le nez avec le bras.
Ghislain resta pétrifié. « Leur mère… »
Nino changea d’expression. Ses yeux brillaient à nouveau.
— Tiens, Céleste t’envoie la soutane et le chapeau. Maintenant, ils sont propres.
Ghislain prit cette robe pliée avec soin, ce chapeau luisant comme un rapace endormi…
« La Règle, j’ai oublié la Règle ! »
— Voilà tes chaussures bien nettoyées ! Nino lui montrait des brodequins de cuir plus brillants que ses cheveux. Les chaussures du grand-père Cyrille. Ghislain les regarda avec haine.
— Viens, entre…
— Henriette est dehors avec ses amies.
— Et toi ?
— Je ne sais pas quoi faire. Après avoir flâné autour de l’homme de bois, Nino se hissa sur la pointe des pieds et posa le tricorne sur sa tête.  Il lui manque une plume, dit-il, en le remettant à sa place. Ah, j’oubliais, tu dois me donner la robe de chambre de papa, sinon il va se mettre en colère !
Ghislain enleva la robe de chambre et resta en maillot de corps et caleçons.
— Comme tu es drôle !
Ghislain aurait voulu chasser ce petit frère infernal. Cependant…
— Ne t’en va pas, lui dit-il, j’ai une petite faveur à te demander. Tu ferais cela pour moi ?
— De quoi s’agit-il ?
— De l’oncle Bartolomeo. Tu sais qu’il reste toujours à travailler, dans sa chambre là-haut ?
— Grand-mère ne veut pas. Parfois, il y dort jusqu’à l’aube en faisant brûler des essences qui puent.
— Tu peux lui amener cette petite tasse ?
— À quoi ça sert une tasse vide ?
— Amène-lui ça, je t’en prie.
— Que dois-je dire à Bartolomeo ?
— Donne-lui la tasse, dis-lui que c’est moi qui l’envoie et qu’il me fasse savoir. Rappelle-lui que je dois partir bientôt.
— J’y vais.
— Tu me le promets ?
— Je te le promets, Cellino.
— Prends aussi cette robe de chambre !
En un éclair, Nino avait disparu dans le couloir.

002_Ghislainseduto180 - Version 2

Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain se retrouva seul. Il leva le bras et laissa glisser la soutane sur son visage. Il sentit l’étoffe effleurer ses paupières et tomber sur son corps comme un suaire. Il prit les deux rabats qui restaient sur la commode et les boutonna sur son col, puis il prit le tricorne sur le mannequin de l’homme mort et le posa sur sa tête. « Mon Dieu, il m’étouffe ! Ai-je déjà perdu l’habitude ? » Il agita ses jambes nues dans la soutane. L’air lui caressait les fesses et les cuisses. Seuls ses pieds sortaient de ce cilice mortel. « Demain, je dois partir, je dois rentrer à l’Institut… »
— Tu veux du café ?
Santina était sur le pas de la porte. Elle portait un tablier à manches courtes et sa poitrine, couverte de taches de rousseur, débordait copieusement de son soutien-gorge.
Ghislain sursauta de peur, puis chuchota : — Oui, merci… en essayant de se couvrir les pieds sous le bord de la couverture rouge.
— Pourquoi as-tu honte, petit curé ? dit-elle en riant. Elle avait posé la tasse sur la commode.
« Qu’est-ce qu’elle veut ? Quel âge a-t-elle ? Vingt ans peut-être… »
— Je te fais une photo ! Santina prit une boîte noire et lui fit un clin d’œil. C’était l’appareil photo d’Ettore.
Ghislain la fixait interdit.
— Va sur le lit, près de Garibaldi, ricana la jeune fille, en le poussant sur le catafalque rouge. Monte !
Ghislain se retrouva à genoux devant l’image en papier de Garibaldi, qui semblait approuver d’une grimace cette mise en scène.
Clic ! — Et voilà !
Maintenant, Santina était devant lui, les mains sur les hanches. Elle continuait à rire et à parler : Bois le café, mon curé, cela te fera du bien. Tu es tout fripé. Elle caressa avec le pouce, de haut en bas, la naissance des seins. Elle fit un pas et murmura : Tu n’es pas comme cet effronté d’Ettore.
Ghislain recula vers la tête du lit. Son corps basculait en arrière. Il posa les coudes sur la couverture rouge :  — Arrêtez-vous, je vous en prie… Le souffle qui sortit de ses lèvres était à peine audible. Il regarda le buste de Garibaldi. On entendit le héros donnant les ordres pour ce énième combat : «  Bon courage ! »
Santina avança à nouveau et lui sourit : C’est un vrai asile de fous, ici, mais l’amour ne finit jamais !
Elle était désormais sur lui. Après avoir relevé sa robe sur ses cuisses, sa main petite et calleuse se glissa furtivement sous la soutane de laine brute.
— Tiens-toi tranquille, curé… Santina est avec toi. Elle te veut du bien. Ainsi va la vie ! Tous les chagrins sont finis…
Ghislain sentit une forte odeur d’eau de Javel et vit la main de la jeune fille saisir l’organe innommable et onduler sur lui comme si elle dansait. Il sentit son sang bouillonner et s’engorger de manière incontrôlable dans les recoins secrets et interdits de son ventre, tandis que l’objet suprême du péché durcissait comme un bâton de chêne, avant d’exploser.
— Pauvre garçon, qu’est-ce que tu fais ? On dirait un chat en chaleur !
Il retomba à la renverse sur le lit, serrant avec les mains le pan de sa soutane. D’un coup, Santina se détacha de lui en s’essuyant les mains sur le tablier. Elle baissa sa jupe, ferma un bouton en disant :
On a fini curé. Et elle s’en alla tranquille vers la porte. Puis elle se retourna rayonnante : N’es-tu pas content ?

003_manichino 180

Claudia Patuzzi

La chambre de Garibaldi III/III (Zérus – le soupir emmuré n.66)

28 jeudi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

1 janvier 1849, Celeste, ghislain, Giuseppe Garibaldi, henriette, la chambre de garibaldi 66, Macerata, Marche, Nino, voyage en Italie, zérus 66, zérus le soupir emmuré 66

garibaldinorogné 180 - Version 2

Turin, Musée du Risorgimento, Garibaldien. On voit la figure réfléchie de Giuseppe Garibaldi à cheval. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

La chambre de Garibaldi III/IV n. 66, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.252-254, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

— Voilà la chambre où Garibaldi a dormi depuis le 1er janvier 1849, quand il a fondé sa vaillante légion de Macerata ! s’écriait Nino pour le tirer de cette étrange torpeur. Mon arrière-grand-père était un garibaldien avec la chemise rouge !
Henriette interrompit son frère avec le ton d’une moralisatrice:
— C’est moi qui dis cela. À ce temps-là, il y avait ici une petite auberge de poste avec un atelier de couture. Garibaldi y vint, accompagné du capitaine Angelo Masina…
— Et de l’homme noir avec la lance, Abujab… continua Nino enflammé, comme si cette figure au manteau sombre se trouvait devant eux.
Henriette l’interrompit : — Lorsqu’il accepta de dormir à l’hôtel, le Maire ordonna de mettre des lumières dans toutes les rues, sur les balcons et aux fenêtres. Mais ensuite on se comporta mal avec Garibaldi…
Céleste toussa pour montrer sa désapprobation. Au lieu d’entrer dans la chambre, elle était restée à distance respectueuse.
Henriette se tut une seconde, puis, convaincue de sa bienveillance, continua : — La commune ne voulait pas payer l’hôtel et quand Garibaldi partit il donna à la Légion des chaussures se défaisant comme du papier dans la neige.
— Et Garibaldi attrapa de l’arthrite… continua Nino.
— Et les livraisons de pain étaient toutes pourries ! conclut Henriette triomphante.
— Tais-toi, haleta Céleste, vous avez oublié de dire la chose la plus importante : Garibaldi avant de partir fut élu, par cette ville, député de la Constituante romaine…
— Et les partisans du pape se soulevèrent en criant : Vive Pie IX ! hurla Nino.
— À l’arrivée des carabiniers… soupira Henriette, Garibaldi arrêta de jouer aux cartes, jeta son sabre par terre et calma ses légionnaires emportés…
— Il examina toutes les chambres de l’hôtel, poursuivit Henriette. Il disait : celle-ci est sombre, celle-ci est bruyante, celle-là est un « miserere »… Enfin, il choisit juste cette chambre !
— Il y dormit pendant quatorze nuits, puis il déménagea dans l’ancien couvent, conclut Nino.
— Et pourquoi choisit-il cette chambre ? demanda Ghislain à mi-voix.
Céleste se mêla à la conversation : — Parce qu’elle était silencieuse. De là un escalier monte jusqu’à la terrasse…
— Les oncles se disputent tout le temps, l’interrompit Henriette. Ils veulent tous dormir ici à tour de rôle. Mais ce sont Sirio et la grand-mère qui décident. Et Orso ne peut pas y entrer seul.
— Ce n’est pas vrai ! continua son frère. Je l’ai vu entrer en cachette et se coucher nu sur le lit avec la chemise rouge.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Céleste essayait de les traîner tous les deux hors de la chambre. Nino continuait de fixer la chemise rouge comme s’il voyait Orso, en train de rire, à la place du petit homme de bois.
— Je le jure…
— Assez ! Céleste le saisit par l’oreille et lui flanqua une gifle. Puis elle se tourna vers Ghislain, respirant avec peine : si tu as froid, il y a le chauffe-lit… si tu dois faire tes besoins, tu vas au deuxième étage, près de l’entrée il y a les toilettes, sinon sous le lit il y a le pot de chambre… dit-elle avant de disparaître dans l’obscurité de la porte.
Resté seul, Ghislain se tourna vers la fenêtre. Son tricorne était posé sur le petit homme de bois, l’air était immobile et la fenêtre entrouverte. La chemise rouge plongeait dans une poussière dorée… Une fatigue de plomb lui cloua les chevilles au sol. Sans opposer aucune résistance, il se laissa tomber dans ce lac de sang.

ManoDEFGarib180sc 2

La main droite de Garibaldi reproduite en métal, grandeur nature, avec la signature du chirurgien. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

La chambre de Garibaldi I/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 64)

26 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

ghislain, Giuseppe Garibaldi, l'usine des Fata, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, voyage en Italie, Zérus 64, Zérus le soupir emmuré 64

001_TARGA GARIBALDI-180

Palais des Fata : plaque commémorative du séjour de Giuseppe Garibaldi (1-14 janvier 1949)

La chambre de Garibaldi I/IV n. 64, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.245-249, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

« De quelle chambre parlent-ils ? » s’interrogeait Ghislain. Il était mort de fatigue, il avait tellement sommeil, il avait mal aux pieds… « Mais pourquoi hurlaient-ils de cette manière ? » Maintenant, le silence ne lui semblait pas aussi mauvais.
— Le garçon, dans la chambre de Garibaldi ? Tu es sûr que c’est une bonne idée, Sirio ?
— Oui, maman. Il se sentira à l’aise.
— Elle est au dernier étage, comment va-t-il trouver le chemin ?
Santina entra avec le plat et les légumes: — Poulet rôti au citron et aux tomates! Elle s’approcha de Ghislain, et lui demanda aimablement : — Tu en veux ?
Ghislain regarda la jeune fille aux joues rougeâtres et saisit au fond de ses yeux un feu rebelle : cette bonniche se moquait de lui.
— Tu es prêtre ? lui demanda-t-elle, tandis que Niba l’esquivait discrètement.
— Comment fera-t-il pour trouver son chemin ? continuait la grand-mère qui de temps en temps allongeait la tête pour le surveiller.
— C’est dangereux là-haut. S’il se sent mal… soupira Céleste.
— Au quatrième étage, il y a les fantômes ! cria Nino enflammé.
— Ce n’est pas vrai… protesta timidement Céleste.
— Je les ai entendus. Les planches de bois grincent… hurla Henriette.
— Taisez-vous, incroyants ! Sebastiano se leva de sa chaise et regarda le plafond comme un possédé. — Je vous le dis moi, il y a quelque chose là-haut !
Tout le monde se tut, pétrifié.
— Qu’y a-t-il, là-haut ? murmura Celestino Fata se réveillant de sa léthargie.
— Il y a l’esprit de Garibaldi ! explosa Sebastiano en tapant du poing sur la nappe.
— Tais-toi Sebastiano ! soupira Teresa, tu fais peur au Petit-curé !
Tout le monde regardait Ghislain qui restait là, en silence, à côté de Niba.

002_Laboratorio-birra antique180jpeh

Ancien laboratoire pour la fabrication de la gazeuse, l’ascenseur et la distillerie (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Nous allons l’aider, grand-mère, s’écrièrent Henriette et Nino en s’accrochant au cou de Céleste. — Tatie, dis-le-lui, toi ! Et ils l’embrassèrent.
— Mais oui, mais oui, conclut Niba, en coupant court à la discussion. Va dans la chambre de Garibaldi. Ça te convient, Ghislain ?
Ghislain inclina la tête sur le côté, il était en train de s’évanouir…
— Il a dit oui ! Henriette et Nino applaudirent.
— Je ne crois pas que cette chambre lui convienne. S’il doit aller aux toilettes, comment va-t-il faire ? dit Céleste.
— Il ira à l’étage du dessous, comme tout le monde, dit Sebastiano.
— Voilà les petits fours, mon Petit-curé. Ce sont des scroccafusi [1], dit Santina, en lui en mettant un dans la bouche. Mange-les, ça te fera du bien.
— Au lit, au lit ! Il doit aller dormir ! s’écria Orso.
Ce fut à ce moment-là que tout le monde s’aperçut qu’il était habillé en fasciste.
— Tu n’es pas très poli, Orso… Est-il possible que tu viennes manger dans cette tenue ?
— Dans quelle tenue, maman ?
— Avec la chemise noire !
— Cette chemise me plaît.
— Mais il se trouve que nous ne l’aimons pas…, dit Niba sur un ton menaçant.
— Tu veux dire toi ?
— J’ai dit : ça suffit, Orso !
— C’est Mussolini qui commande ! Ce n’est pas ma faute si je porte cette chemise !
— Si la Vierge t’entendait… murmura Céleste.
— Tais-toi Orso !
— Maman…
— J’ai dit : tais-toi ! Il y a un invité.
— Ton Mussolini a assassiné un tas de gens avant de prendre le pouvoir!
— Tais-toi Sebastiano !
— Ton grand-père était garibaldien ! C’était la seconde fois que Celestino Fata prenait la parole. Il aurait eu besoin de repos.
— Il y a même un petit-fils de Garibaldi au parti, trembla Orso.
— Mais notre Garibaldi n’a rien à faire avec lui ! riposta le vieillard calmement, tandis que la rougeur de son visage trahissait une forte émotion.
— La marche fasciste sur Rome de 1922 n’a pas été la même que celle de Garibaldi en 1859 ! intervint Sebastiano.

003_Laboratorio def 180

Ancien laboratoire: le moteur à gas et la machine pour la limonade (cliquer pour agrandir)

— Très Sainte Vierge… supplia Céleste.
À cet instant de la conversation, Niba toussa légèrement en attirant l’attention sur lui :
— Je voudrais savoir comment une chemise noire peut devenir rouge.
Orso, renfrogné, devint de pourpre et baissa les yeux.
— Toi tu ne dois jamais entrer dans cette chambre ! intervint Sebastiano en hurlant.
— Je vais y mettre le feu, moi !
— Mais tu l’entends, maman ? s’écria Sebastiano, les larmes aux yeux.
— Santina, dit Sirio d’une voix tranchante, amène le pousse-café.
— Maman, les fascistes ont massacré les gens de la côte, continuait Sebastiano sans parvenir à se contenir. Les yeux amoureux de sa mère ne pouvaient pas le calmer.
— Mais nous, nous sommes dans une province blanche, n’est-ce pas ? Nous ne nous salissons pas les mains, nous ne prenons aucun risque !
Tout le monde regarda Bartolomeo, qui semblait sortir d’un rêve :
— Pourvu qu’on mange, nous sommes toujours contents de ce que nous avons, n’est-ce pas ?
— Que dis-tu, Bartolomeo ? Teresa regardait, inquiète, les cernes noirs sous ces yeux bleus. Pourquoi ne dormait-il jamais la nuit ? Que faisait donc ce fils empoisonné, la nuit ?
— Je dis, maman, que c’est le Rubicon, et non le Tronto, la vraie limite entre les deux Italie, la pauvre et la riche.
Teresa secoua la tête : — Nous sommes pour l’Église et la Monarchie. En 1926, au congrès national de la FUCI [2] des bandes de fascistes turbulents sont venues menacer le délégué du Pape, Monseigneur Montini.
— C’est vrai… Rappelle-toi Niba ! Déjà, pendant l’été 1922, les fascistes avaient incendié la Maison du peuple et la bibliothèque ! continua Sebastiano, poursuivant un souvenir parmi les plus chers à sa mémoire… Ce fut alors qu’ils marchèrent jusqu’au Palais…
—…Et nous, nous les avons repoussés avec de l’eau de Seltz ! l’interrompit Niba en souriant de manière étrange. Il était rentré dans le rôle du grand narrateur : — Les fascistes sont arrivés devant la porte cochère. Nous étions juste derrière la porte avec les ouvriers, armés de bouteilles de limonade et d’eau de Seltz. Tu y étais aussi, Orso !
— Raconte, raconte ! exhortait Celestino Fata.
— Ils hurlaient en agitant des barres de fer, avant de flanquer des coups de pied et de gourdins contre la porte qui s’ouvrit bruyamment… Ils se trouvèrent face à nous, tous en ligne, avec nos réserves de boissons gazeuses qu’une usine allemande aurait pu nous envier. Les boulets en verre de la limonade aveuglèrent quelques yeux, tandis que l’eau de Seltz causa des douches froides. Dix minutes plus tard, trempés jusqu’aux os, les assiégeants s’en allèrent…
— Arrête !
— Qu’est-ce que tu veux, Orso ? On n’est pas libre de parler chez soi ? renchérit Sebastiano.
— Assez ! C’est Dieu qui juge ! Par ces mots, Sirio s’était levé, faisant cesser la discussion. Puis, en tournant la tête vers la cuisine, hurla : — Santina, la pomme cloutée !
Henriette s’approcha de Ghislain et lui susurra à l’oreille :— Oncle Sirio veut qu’on plante des clous dans la pomme à lui ! Il dit que c’est pour le fer.
— Et pourquoi il boit de l’eau distillée ? demanda Ghislain.
— Parce qu’il déteste les impuretés.

005_Libro stanza di Garibaldi-180

(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi


[1]  Biscuit aromatisé de liqueur de Macerata dans les Marches, préparé dans la période du carnaval.

[2]   Fédération universitaire catholique italienne, créée en 1896.

Le grand vacarme (Zérus – le soupir emmuré n. 63)

25 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

1928, famille Fata, ghislain, henriette, le grand vacarme II-b, Macerata, Marche, Niba, Nino, Santina, Sirio, voyage en Italie

001_PalazzoBN 180jpeg Version 3

Palais des Fata sur les remparts nord de Macerata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

IIb/IV n. 63, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.242-245, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain venait de reprendre ses esprits quand le vacarme fit irruption dans la pièce. La salle s’était remplie. Orso et Sebastiano avaient juste déposé Teresa à sa place, près de Céleste, lorsqu’Ettore enjamba Sebastiano pour atteindre Orso et le gifler du revers de main.
— Celui-là a le cœur rempli de merde ! hurlait-il.
— Un poil a poussé sur le tien ! lui répondait Orso en agitant le bras.
— Arrêtez donc, sinon tout le monde va partir. Comme d’habitude, Sebastiano les séparait, tandis que Bartolomeo et Mipento restaient dans leurs Paradis.
— Orso, calme-toi !
Tout le monde attendait Perla qui était en retard.
— C’est une rose faite de cendre et d’os, ricana Mipento.
— Tais-toi ! Sa mère lui lança un regard sévère.
Ettore s’interposa : — Maman, tu l’as vue : Mipento a levé la tête comme si elle était en extase. Elle a écarquillé les yeux, elle a bavé…
— Je suis heureuse de prier, pleurnicha Mipento.
Ghislain ne comprenait rien. Les mots s’entassaient l’un sur l’autre dans un bruit agressif. Instinctivement il chercha la petite main d’Henriette. Elle lui sourit. À ce moment-là, Perla et Sirio entrèrent. Ce fut comme si le soleil et la lune s’affrontaient avant de se tourner le dos dans une éclipse perpétuelle. Dès que Sirio se fut assis au bout de la table, un silence absolu se fit parmi les convives. Mipento continuait à pleurer en silence.
— Santina, les antipasti ! cria Sirio. Où est l’eau distillée ?
Céleste lui tendit son petit pot en verre.
— Le pain grillé ?
— Il est là, à côté, Sirio.
— Que les enfants ne boivent pas avant le second plat.
— J’ai soif, murmura Nino de derrière la chaise.
— Moi aussi… soupira Henriette.
— Santina, apporte les gazeuses, les bières, le Seltz et le vin rouge !
— Que font-ils ? demanda Ghislain.
Amusé, Niba lui répondit : — Personne ne mange sans son autorisation, maintenant tu comprends pourquoi je suis entré dans la marine, n’est-ce pas ?

002_Priamo 180jpeg

Sirio Fata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Santina entra en sautillant avec les eaux gazeuses et l’orangeade, puis elle posa les antipasti devant le maître de maison : — Les antipasti aiguisent l’appétit ! Et elle, en se déhanchant, s’en alla à la cuisine pour surveiller le bouillon. Ettore la regardait bouche bée tandis que Sebastiano ricanait.
— Taisez-vous, cochons ! ordonna Teresa.
Sirio se leva. Vêtu de gris comme si c’était l’hiver, il était aussi pâle que la nappe.
— Que Dieu bénisse cette table… dit-il, en levant un verre d’eau distillée comme s’il s’agissait d’une hostie consacrée. À ce signal, tous se sentirent libérés.
Les coudes sur la table, la fourchette suspendue en l’air, la poitrine renversée sur la dentelle de son poignet, Perla, qui manquait d’appétit comme une vraie dame, laissa tomber ses cheveux châtains le long de la chaise.
« Elle est mille fois plus belle que Christiane… et le corps, qu’est-ce que doit être son corps, plus beau que celui de Catherine… » Ghislain rougit. Ces pensées-là lui étaient interdites, cependant elle lui souriait. Il sentait que le souffle lui manquait…
Niba vint le sauver : — Nous devons saluer un invité ce soir…
Tous les regards se dirigèrent vers cette tache noire qui ressortait sur le lin immaculé.
— Je vous présente Ghislain !  cria le Niba.
Il s’enfonça dans sa chaise :  — De l’eau… de l’eau.
— Faites-le boire, il a soif !
— Il est épuisé, le pauvre, après un jour de voyage.
— Plus d’un jour, tu veux dire.
— Un parent de Belgique, pas vrai Annibale ?
— Cela aurait fait plaisir à la pauvre Eugénie…
— À qui ressemble-t-il ?
— Il a un œil fermé.
— Pour moi, le Petit-curé est encore vierge.
— Tais-toi Ettore !
— Regarde comme il boit.
— Combien de temps ce garçon reste-t-il chez nous ? demanda la grand-mère.
— Environ quatre jours, répondit Annibale.
Ghislain, rouge de honte, ne ressentait rien, ne comprenait rien, ses oreilles bourdonnaient..
— Voilà le bouillon de poule.
Cette fois, Santina partit de l’autre côté. Ettore réussit à la pincer.
— Tenez-vous tranquille, Monsieur, s’écria-t-elle, en riant. Orso et Sebastiano rirent aussi.
— Bien. Et où allons-nous le coucher ? demanda Teresa.
— Bartolomeo et moi nous pouvons lui céder notre chambre. L’un de nous peut bien dormir en haut.
— Dans la chambre de Garibaldi ? hurla Orso.
— Pourquoi pas ? ricana Niba entre ses moustaches.
— Mais cette chambre n’est pas pour les invités, soupira Sebastiano.
— Silence, éclata Teresa, c’est ton oncle Sirio qui décide.
— Mais j’y veux aller !
— Tais-toi Sebastiano ! Ce n’est pas ton tour. Tu y as dormi il y a un mois, tout seul.
— Et moi ? Quand est-ce que j’y dors ? grommela Ettore.
— Tais-toi Ettore !
— Silence, j’ai dit. Le garçon, le Petit-curé, bref le Belge, il dormira dans la chambre de Garibaldi. Sirio avait parlé et le ton n’admettait pas de répliques.

003_Lorenzo Henri-Ghis180

Nino, Henriette et Ghislain dans le potager. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

L’invasion des insectes (Zérus – le soupir emmuré n.58)

19 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Celeste, ghislain, henriette, Macerata, Marche, Niba, Nino, rexisme, voyage en Italie, Zérus 52, Zérus le soupir emmuré

001_Macerata Arnoldo 180

Macerata, Les jardins (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’invasion des insectes VII/VIII n.58, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.224-27, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006

Avant d’arriver à la gare de Milan, un essaim d’abeilles s’amassa contre la vitre du compartiment numéro 7.
— Il y en a plus de cent !
— Que font-elles ?
— Elles nous attaquent…
Ghislain regardait cette agitation avec le calme de quelqu’un qui connaît bien la voix du silence et la solitude. Une invasion d’abeilles ? Mais ne se passait-il pas autre chose, de bien pire ? N’était-ce pas cette même brume silencieuse qui s’était amoncelée dans le ciel ? Cette immobilité qui précède le réveil des monstres ? En plus des abeilles, l’Europe était envahie par les monstres…
— Messieurs, silence ! Ne voyez-vous pas le ciel ?
C’était l’inconnu qui parlait. Une atmosphère stagnante couvrait les pentes des collines sur les premiers contreforts des Alpes. L’homme regarda Ghislain pendant quelque temps, puis scanda :
— Les abeilles, les insectes, on peut les tuer, il existe un excellent poison, très courant dans les maisons envahies par les souris, qui peut tuer aussi un être humain… Et tout en disant cela, il continuait à regarder Ghislain comme si cela ne concernait que lui. Pour finir, il conclut : Toutes les morts ne sont pas aussi naturelles qu’elles le semblent, vous savez… ?
Ghislain ne lui répondit pas. Il se souvint du petit tableau d’Icare, au mort caché dans le buisson. Qu’avait voulu dire cet homme avec son ton passionné ? Qui était ce mort ? Était-ce son père ? Maintenant, il comprenait ces abeilles furieuses, le sens obscur de leur peur. L’Institut, la règle du silence ne l’avait pas empêché de réfléchir : il avait appris à penser de manière cachée, à faire des boules avec les idées comme les miettes de pain qui reposaient en grumeaux sans forme au fond de ses poches. Quand il les sortait, il s’amusait à archiver les pensées — par auteur, sujet, couleur, odeur, son — en installant, petit à petit, une énorme bibliothèque dans l’espace étroit de son cœur.

002_ghislain antique stazione

Ghislain à la gare de Macerata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain ouvrit ses archives et lut le mot « insecte ».
Neuf années étaient passées depuis la mort de sa mère. La guerre était finie, mais les hommes avaient pris désormais l’habitude de tuer. Dans ce paysage de fer et de feu où la loi des grands nombres s’était mêlée à l’odeur rance d’une mort aussi anonyme qu’invisible, la gueule encore vive de la guerre avait léché l’Europe comme un loup furieux, laissant à ses marges une écume qui avait contaminé les rescapés déçus, les vaincus et les bataillons dispersés aux abords de la Baltique ou à la lisière des forêts.
Ghislain en entendit le bruit sourd, bourdonnant comme un peuple entier de blattes. C’était le passage des soldats perdus, égarés, expulsés et déchus, des nostalgiques et intégristes, des catholiques fanatiques et rexistes, des assassins en uniforme, des proscrits, des brigades de Fer. C’était la voix des Ptoléméens fous et autoritaires, des ennemis du troupeau commun, des guerriers exaspérés et des Chevaliers teutoniques brandissant au vent de sombres étendards de pirates, les emblèmes rouges de la Ligue hanséatique, les insignes impeccables des Chevaliers de Saint-Jean, les têtes de mort, les svastikas noirs et argentés et toutes sortes de décorations funèbres. Ghislain vit tous ces gens s’avancer comme les membres d’un crabe bouillonnant aux confins de la guerre…
Enfin il arriva à la gare de Macerata tard dans l’après-midi, dans le crissement des cigales et une chaleur presque africaine. Il avait cherché ses petits frères, qu’il n’avait pas vus depuis dix ans. Mais il n’y avait pas d’enfants. Seulement des hommes en bras de chemise, qui suaient sous le soleil du crépuscule et des paysannes en noir, essoufflées sous leurs gros sacs. Dans cette foule, il n’avait même pas réussi à voir le visage aux traits classiques, un peu trop sérieux, de Niba. Quand le train repartit, il se retrouva sous la marquise, tandis que la chaleur lui faisait bouillir les pieds. Était-il possible qu’ils l’aient abandonné ? Qu’ils l’aient oublié ? Que devait-il faire ? De la langue italienne, il ne connaissait que ce peu dont il pouvait se souvenir de ses études secrètes. Ghislain leva un bras avec peine, toucha le tricorne qui faisait ruisseler son front et se sentit perdu. Il allait demander de l’aide quand il entendit une voix et qu’il sentit une légère pression sur la manche… Il se tourna, prêt à s’enfuir, les mains plaquées sur son chapeau que le scirocco voulait emporter.

003_Nino Enriettegrandi-180Nino et Henriette (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Henriette et Nino le fixaient bouche bée.
Céleste faisait mine de ne pas comprendre : — que faites-vous les enfants ? Arrêtez donc…
En effet, le tricorne ôtait à Ghislain au moins cinq centimètres. La lumière rasante du crépuscule semblait le coller au sol avec la force d’un clou planté dans une croix.
— Enlève ton chapeau, mon fils, tu vas mourir de chaud.
Niba avait parlé le premier, dans un élan de pitié. Son sens esthétique ne pouvait tolérer cette horreur, surtout en été.
Ghislain poussa un profond soupir.
Le petit Nino éclata :  — On dirait un jettatore !
— Non, un cafard, renchérit sa sœur.
— Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! intervint Céleste avec un fil de voix.
— Quel âge as-tu, mon cher ? lui demanda-t-elle aimablement.
— J’aurai vingt-trois ans en octobre… chuchota Ghislain.
— Il semble beaucoup plus jeune, pas vrai Annibale ?
— On dirait un adolescent. Il n’a pas un poil. Les instituts réduisent tous les jeunes gens à cet état…
Sa sœur recula, horrifiée par son cynisme : — Chut ! Annibale !

004_Macerata città 180

Promenade dans  le Corso de Macerata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Dans l’Oratoire (Zérus – le soupir emmuré n. 55)

15 vendredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

avvertissement, ghislain, juillet 1928, voyage en Italie, Zérus le soupir emmuré

001_Avvertimento180 jpeg005 - Version 2

Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’usine de Fata III/VIII n.55, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.215-219, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain avait choisi de s’asseoir à côté de la fenêtre, dans le sens de la marche pour ne pas vomir. D’ailleurs, il détestait les lieux clos. Dans son dortoir, les fenêtres étaient trop hautes et il ne voyait pas le ciel. C’était la première fois qu’il prenait le train et la nouveauté du paysage était une fête continuelle.
Parmi les reflets du verre, il s’était amusé à poursuivre les collines onduleuses du Brabant où de brèves clairières bleutées s’étendaient comme des tapis décolorés. Le voyage avançant, le train s’était faufilé dans le canyon de la Sure, le long des étendues du Luxembourg. Quand le soleil fut haut à l’horizon, il détourna le regard. Les montagnes l’angoissaient. Il préférait rêver à la mer, réécouter la mélodie de l’eau et des ondes, le bain régénérant dans le Zwin, mais un nœud lui serrait la gorge : ce jour-là, sa mère n’était pas encore morte…
Quand le train traversait la campagne française, les gris et les verts se mêlaient au marron jaune du blé et au blanc des maisons à pans de bois. Icare aurait-il repris son vol ? Ghislain sentit que son corps s’imbibait de sang et recommençait à vivre. Il était en train de « boire » ce paysage lorsque le souvenir remonta à la surface…

002_Avvertimento part 1 180

Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Il était encore dans l’Oratoire. L’examen des fautes était à peine terminé. Il avait eu un Avertissement. On l’avait soupçonné d’avoir donné son vin coupé d’eau à un confrère. Après il y avait eu l’habituel mouchardage et cette phrase très connue : — Fais ton examen de conscience et prie, mon frère ! Rien d’autre. Il attendait le mois d’août avec la frénésie d’un prisonnier qui attend le quart d’heure d’air. Mais où en était l’air ? Où était partie la voûte céleste ? Quel était-ce justement l’endroit des étoiles et des hommes ? Il ne le savait plus. Du moins, le ciel aurait pu s’adapter à ses désirs, le suivre n’importe où, comme une enveloppe adhérente à son corps. Il aurait pu le consulter à n’importe quel moment. Que me dis-tu ciel ? Que se passera-t-il aujourd’hui ? Serai-je heureux ou malheureux ? Réussirai-je à aller en Italie ? Mais le ciel au-delà des fenêtres de l’Institut était gris et noir, avec de rares et inutiles étoiles, une lune toujours plus négligée. Tous les ciels d’Europe étaient muets et il ne lui restait qu’à chercher au fond de ses poches les cailloux recueillis en rêve dans le lit obscur de la Senne, cette rivière invisible qui s’enfonce comme un nombril sous le pavé de la Grand’ Place. Ou bien il se contentait d’effleurer du bout des doigts les coquilles vides des noix. Mais elles ressemblaient tellement à des cerveaux fossilisés qu’il retirait sa main en frissonnant. Quelquefois, il ramassait les coupoles hérissées d’épines qui protègent les châtaignes parce qu’elles lui rappelaient les étoiles filantes… Il avait tout compris : l’air était devenu lourd, même à Bruxelles. L’Histoire avançait, se déplaçant dans une direction sournoise et imprévisible, comme une brume silencieuse. Cachée par le sang des morts et nourrie par la colère des vivants, elle se posait sur les choses et les passants, son pas monotone effleurait les murs et la grille de l’Institut avec la force d’une épidémie virulente. Allaient-ils tous mourir de nouveau ? Et lui, survivrait-il ? Peu lui importait au fond : il devait penser à sa mère, vivre ses rêves…

— Le Frère supérieur de l’Institut te demande, Frère Iréné !
Ghislain ne s’était jamais habitué à ce prénom, jadis appartenu à un sulpicien vieux et mal en point. Il sursautait toutes les fois qu’on l’appelait…
— Frère Iréné ?
— Oui, mon père…
— L’Institut consent à ce que tu fasses un voyage. Tu partiras après-demain, mais avant tu dois promettre que tu obéiras aux règles suivantes pendant ton séjour.
« Un voyage ? »
— Tu dormiras habillé. Toujours avec la culotte.
— Oui, mon Père.
— Tu ne boiras jamais de vin, si non coupé avec de l’eau.
— Oui, mon Père.
— Tu garderas la pureté de tes yeux pour ne pas finir dans les œuvres de la chair. Je veux parler des femmes…
« Christiane ? Catherine ? »
Le Supérieur prit un air recueilli.
— Tu ne quitteras pas ta soutane, et tu ne te promèneras pas sans chapeau. Tu apporteras les pantoufles de toile.
— Oui, mon Père.
« Mais où veulent-ils m’envoyer ? »
— Tu n’accepteras aucun prêt, ni aucun cadeau.
« À qui dois-je apporter des cadeaux ? »
— Frère Iréné, ne te laisse pas distraire. Tu iras à la Sainte Messe tous les jours et deux fois le dimanche ; tu feras ton examen de conscience chaque soir…
« Après demain, c’est dimanche… »
— … Tu partiras pendant cinq jours. Deux pour le voyage et trois pour le séjour. Pas un jour de plus. La retraite commence le trois août. Maintenant, tu peux aller.
« Où dois-je aller ? »
— Frère Iréné ?
— Oui, mon Père ?
— Tu ne m’as jamais demandé où tu dois aller, Frère Iréné.
— Où mon père ?
— Tu dois aller en Italie, Frère Iréné.
« Je reverrai Nino, Henriette… »
— Un instant, Frère Iréné.
« Et si maintenant il change d’avis ? »
— Ton père a payé ton billet de train. Le Supérieur fit une longue pause, puis il dit : — en première classe !

Ghislain ne trouvait pas le sommeil. En observant le paysage en fuite, petit à petit il s’amusa à apprendre par cœur les noms des gares. Sur un carnet, il faisait des calculs compliqués pour déterminer le parcours suivi en rapportant les unités de mesure à la flexibilité des heures et des minutes. Mais ce que les chiffres fixaient se perdait dans le souffle distrait du temps… Il se réveilla après la frontière suisse. Tout à coup, il se rappela les minuscules petits éléphants de cacao congolais, les tendres pralines de Godiva, les sabots pleins de chocolats de Paris, le visage terreux d’Agathe dans la maison d’Auteuil, et, pour finir, les petits Mozarts en papier doré, autant d’amours interdits qui pouvaient remplir son palais, mais ne jamais remplacer les caresses de sa mère…
« Oh maman, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

003_Avvertimento180 jpeg005

Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi  

L’usine de Fata (Zérus – deuxième partie n. 54)

14 jeudi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Celeste, ghislain, juillet 1928, Marche, Saint Antoine, train, usine de Fata, voyage en Italie, Zérus 54, Zérus 54 deuxième partie

002_cartina180-DEF  - copie

Dessin que j’ai fait dans la première année de collège. (cliquer pour agrandir l’image)

L’usine de Fata I-II/VIII n.54, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.213-215, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Les kilomètres, les fleuves, les montagnes, les mers servent à séparer les lieux, non les pensées. Les mêmes événements, les mêmes sensations, arrivés ailleurs, presque au même moment, peuvent se propager comme un bruit ou une odeur, volant léger dans l’air ou sur les nuages, dans la lumière inviolée du soleil. Les arrêter ne sert à rien. Ils courent comme les vents. Cependant, quelques-uns ont la chance de les saisir, ne fût-ce que pour quelques instants. C’est alors que se produisent d’étranges coïncidences, que des mondes différents semblent se frôler jusqu’à devenir un seul monde. C’est alors que les choses quelconques semblent perdre leur patine opaque et offrir des trésors enterrés. Ghislain le pensait, tandis que le train, déjà en marche depuis six heures, avançait vers les Alpes et la frontière suisse, au sud.
Ghislain ignorait quel trésor il découvrirait cette année, en cette journée de juillet 1928, durant ses premières vacances en Italie. Il avait presque vingt-trois ans et ne voulait pas encore croire à certaines légendes : que le silence n’est pas éternel, que les morts ressurgissent et peuvent parler dans des chambres secrètes, que les adultes sont des lâches et les parents de grands menteurs.

003_CelesteDEF.jpeg180

Celeste Fata. (cliquer pour agrandir la photo)

Tandis qu’il était en voyage, dans une maison de vingt-cinq pièces, plus semblable à un hôtel qu’à une habitation, une femme se regardait dans le miroir pour mettre des boucles d’oreille de lapis-lazuli. Debout depuis six heures du matin, elle était déjà allée à la messe. C’était la fin d’après-midi d’un été très ensoleillé. Malgré les murs épais et les rideaux tirés, elle ne parvenait pas à réduire la chaleur dans cette maison. Elle enfonça les épingles dans ses cheveux en levant les bras devant le miroir de la commode. Elle vit ses veines bleues à peine saillantes sur la chair maigre et, pendant un instant, elle baissa les yeux, pour ne pas regarder. Un Saint Antoine avec un lys à la main, accompagné d’un petit enfant, l’observait avec bienveillance :
— Ne t’en fais pas, disait-il, je suis là, moi.
Maintenant qu’elle devait courir à la gare accueillir, avec son frère, ce prêtre étranger, elle ressentait le besoin de se faire belle. D’ailleurs, aucune femme au chapeau mal mis n’aurait pu soutenir le regard exigeant de Niba. C’est pourquoi elle mettait les boucles d’oreille avec deux amphores bleues et l’épingle d’argent en forme de tortue.
Elle se regarda longuement dans le miroir, puis elle soupira : son visage n’était plus celui d’une jeune femme dans la fleur de l’âge… trente-cinq ans s’étaient écoulés en silence sans qu’elle n’ait jamais connu l’amour. Son prénom était Céleste, mais tout le monde, y compris sa mère, l’appelait Tatie. Parce que c’était la fille aînée. La prédestinée.
Elle sourit en jouissant d’un plaisir virginal et secret, non moins sensuel. Maintenant, avec ces deux enfants, les fils de son frère, elle avait eu sa revanche. Depuis que la Française était morte, c’était elle, leur « mère » ! Elle toucha sa poitrine virginale, que le lait n’avait pas gonflée, elle lissa la veste à pois et se perdit en fantaisies derrière son miroir. Mais qu’était-il arrivé à saint Antoine ? Le lys de papier était brisé et la main du saint se tendait, vide, pour demander la charité. Céleste secoua la tête. Elle était trop pressée pour penser…

004_S.Antonio.740jpeg

Celeste enfila une veste de maille sur sa robe à taille basse, mais plissée, pour suggérer les formes… Pourtant, il n’y avait pas de courbes à souligner. En regardant son petit chapeau mis de guingois, Céleste soupira : la couturière s’en était bien sortie avec le modèle de Coco Chanel.

Claudia Patuzzi

Articles récents

  • Un ange pour Francis Royo
  • Le cri de la nature
  • Jugez si c’est un homme (Dessins et caricatures n. 46)
  • « Le petit éléphant et la feuille » (Dessins et caricatures n. 45)
  • « Le miroir noir » (Dessins et caricatures n. 44)

Catégories

  • articles
  • dessins et caricatures
  • dialogues imaginaires
  • histoires drôles
  • interview
  • Non classé
  • poésie
  • voyage à Rome
  • zérus, le soupir emmuré

Archives

  • juillet 2017
  • avril 2017
  • février 2017
  • décembre 2016
  • novembre 2016
  • juillet 2016
  • juin 2016
  • mai 2016
  • avril 2016
  • mars 2016
  • mai 2015
  • avril 2015
  • mars 2015
  • février 2015
  • janvier 2015
  • décembre 2014
  • novembre 2014
  • octobre 2014
  • septembre 2014
  • août 2014
  • juillet 2014
  • juin 2014
  • mai 2014
  • avril 2014
  • mars 2014
  • février 2014
  • janvier 2014
  • décembre 2013
  • novembre 2013
  • octobre 2013
  • septembre 2013
  • août 2013
  • juillet 2013
  • juin 2013
  • avril 2013
  • mars 2013

Liens sélectionnés

  • analogos
  • anthropia
  • aux bords des mondes
  • blog de claudia patuzzi
  • colors and pastels
  • confins
  • era da dire
  • flaneriequotidienne.
  • Floz
  • il ritratto incosciente
  • j'ai un accent !
  • l'atelier de paolo
  • L'éparvier incassable
  • L'OEil et l'Esprit
  • le curator des contes
  • le portrait inconscient
  • le quatrain quotidien
  • le tiers livre
  • le tourne à gauche
  • le vent qui souffle
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • Marie Christine Grimard
  • marlensauvage
  • métronomiques
  • mots sous l'aube
  • passages
  • paumée
  • Serge Bonnery
  • silo
  • Sue Vincent
  • tentatives
  • trattiespunti

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • Suivre Abonné
    • décalages et metamorphoses
    • Rejoignez 2 122 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • décalages et metamorphoses
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…