• À propos

décalages et metamorphoses

décalages et metamorphoses

Archives de Tag: Venise

Une mouche sans ailes (Zérus – le soupir emmuré n. 45)

05 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Brueghel, germaine, ghislain, henriette, Lavinio, mémoire, Rolando, rue du Remorqueur, une mouche sans ailes, Venise, Zérus 45, Zérus le soupir emmuré 45

Une mouche sans ailes  II-III/VII n.45, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 179-183, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

001_Ghislain avec Rolando-180

Rolando avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Ce matin, un vacarme m’a réveillée. C’est la voix de Rolando qui se propage jusqu’à la petite tour avec la monotonie d’un train. Il doit quitter son jardin. Des problèmes urgents le poussent à aller en ville. Henriette reste au lit à jouir de ses souvenirs informes, où l’imprécision du temps et de l’espace devient toujours plus grande. Quand elle se lève pour le déjeuner, il y a une lettre à côté de la tasse de thé et des biscottes. En réalité, ce n’est pas une lettre, mais un feuillet à carreaux parcouru par une subtile calligraphie.
Henriette lit à haute voix :
« Henriette chérie, je suis parti en urgence pour réparer cette panne dans la salle de bain qui a provoqué l’infiltration d’eau dans l’appartement du docteur Venturini. Je reviendrai ce soir pas plus tard que six heures. Je t’embrasse. Rolando. »
Après la lecture Henriette, heureuse, regarde son public.
— Avez-vous vu quel brave mari il est ? Nous avons toujours été d’accord.  Tout de suite, elle remet la lettre dans le creux de son sein, en disant : je la mets dans le coffre-fort.

002_Henriette avec Rolando-180

Henriette avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Il est deux heures, Henriette vient de manger des spaghettis à l’huile. Elle ne digère plus bien, sa gorge brûle, une main de fer pèse sur son œsophage, elle demande de l’eau comme un prisonnier. Sa mémoire en miettes, elle est assiégée par la guerre plus féroce, celle de l’oubli.  Quelquefois, elle ne reconnaît plus sa maison. Elle se lève après la sieste avec un air soupçonneux : — Je me sens détraquée. À qui est cette maison ? Qu’est-ce que je fais ici ?
Maintenant que Rolando est absent, ses yeux dépourvus de cils errent à la recherche d’un point d’appui. Henriette a peur. Elle a déjà oublié.
— Où est Rolando ? Pourquoi ne revient-il pas ? demande-t-elle à tout le monde en errant dans la maison.
— Il revient à six heures. Il a écrit cela dans la lettre.
— Quelle lettre ?
— Celle que tu as cachée contre ta poitrine.
Henriette lit la lettre au moins six fois. Lorsqu’elle arrive à « Henriette chérie », son visage s’illumine de bonheur, mais il suffit d’un quart d’heure pour qu’elle soit reprise d’une agitation incontrôlable. De temps en temps, la lettre disparaît sous l’aisselle, d’autres fois elle glisse sur le côté du sein. Chaque fois que je fouille très attentivement Henriette et je réussis à ressusciter la lettre, elle soupire et dit : « Écoute, maintenant je te lis la lettre de Rolando. »
À six heures et demie, Rolando téléphone : il ne peut pas venir. Henriette recommence : « Où est allé Rolando ? Qui est-ce qui est dehors ? Je ne comprends plus rien… » Vers le crépuscule, elle ferme les volets. L’air infini du grand pré la terrifie, la gorge lui brûle, elle se sent mal, le froid est épouvantable, la douleur à son pied est terrible, elle a faim, elle a soif, elle est fatiguée, elle cherche sa chambre sans la trouver. Finalement, à dix heures, elle réussit à poser la tête sur le coussin, les paupières closes dans une rassurante obscurité.
— Bonne nuit maman, tu vas faire des rêves dorés !
— Mais non, tout ce qui brille n’est pas d’or… c’est un cauchemar en fer !

003_Ghislain a scuola 1918-180 - Version 2

Ghislain à l’école St.Gilles, dans les années 1917-’18: il est le deuxième à gauche, marqué par une « x » ( cliquer la photo pour l’agrandir )

Ghislain, aussi, n’avait plus confiance dans la poste. « Nous nous verrons bientôt ! » disaient les cartes postales avec les enfants riants couleur sépia, habillés en soldats. Mais sa mère n’arrivait jamais. Henriette et Nino ne savaient pas signer, même d’une croix. Peut-être s’étaient-ils égarés dans les ruelles de Venise ou étaient-ils prisonniers dans les souterrains du palais des Fata. Il avait lu et relu ces lettres et maintenant que la guerre se terminait il demeurait vide, sans la force de croire…
Comme le reste des humains, Ghislain aussi pensait que la guerre ne finirait jamais. Avec le fatalisme d’un prisonnier enfermé dans la même cellule pendant trois ans, il s’était désormais habitué à cacher ses pensées.
— À quoi penses-tu, Ghislain ? lui demandait Germaine, en se brossant les cheveux.
— Je ne pense à rien, tatie…, répondait-il, en espérant qu’elle ne lui poserait pas d’autres questions. À qui pouvait-il dire ce qu’il avait en tête ? Que la nuit il ne réussissait pas à dormir, qu’il était jaloux de Nino ? Qu’il se sentait abandonné ? Avec le temps, non seulement il avait arrêté de compter les étoiles, mais il n’attendait plus le courrier. Chaque fois, il ouvrait les lettres avec une lenteur accrue pour protéger son âme d’une énième désillusion. Il avait treize ans désormais et sa sensibilité s’était durcie.
— Ghislain, pourquoi n’ouvres-tu pas la lettre ?
— De toute façon, ma mère dit toujours la même chose…
— C’est-à-dire ?
— Que lorsque cette affreuse guerre sera finie elle viendra me chercher !
— Mais elle va se terminer, tu n’as pas entendu ? Foch a gagné, il a enfoncé deux lignes sur le front, il a repoussé les Allemands…
— Bien sûr, le maréchal Foch… Ghislain voyait un gros phoque avec deux moustaches couleur de fer lui couvrant la bouche.
Germaine prit en main la lettre d’Eugénie et la lut en hâte.
— Tu dois lire ici, ballot ! Ta mère viendra te chercher.
— Mais tatie, je n’y crois plus maintenant… haletait-il, son œil ouvert rempli de larmes. Pourquoi ne m’a-t-elle pas emmené, alors ?
— Elle pensait que la guerre serait bientôt finie… essayait de le réconforter Germaine.
— Et pourtant, elle a duré encore trois ans !
Germaine tourna son visage vers le miroir. Des larmes glissaient le long de ses tempes, défaisant son maquillage en deux ruisseaux sales. Alors qu’elle nettoyait ce noir de bistre, elle eut à peine le temps de voir l’image réfléchie de Ghislain qui prenait la clé du grenier en fuyant comme un serpent par la porte…

Mais il n’était pas un serpent. La dignité de ce reptile ne correspondait pas à sa situation. Il se sentait au contraire comme une mouche sans aile ou comme une abeille sans dard. Dans la forêt ondoyante des aconits bleus, il s’imprégnait d’obscurs mirages comme une vestale qui a éteint son feu par inattention et qui, jour après jour, cherche à le raviver d’un simple souffle. Il regardait la photo d’Henriette et de Nino avec amour et rage. Il pensait à la Méditerranée avec l’envie d’un exilé et à l’Italie avec l’imagination d’un amant. Il imaginait la maison des Fata du peu qu’il avait pu saisir entre les lignes de ces brèves lettres : il entendait l’aboiement des chiens dans la cour, les bruissements d’ailes des pigeons sous les toits, le bruit monotone de l’usine jour et nuit. Dans son vol, il effleurait de grands draps de lin qui, emportés par le vent près des remparts, battaient comme des drapeaux blancs. Ou bien il se laissait transporter dans ce labyrinthe de pierre par les rayons de soleil comme un moucheron chaud et heureux, sans se soucier du moment où l’obscurité lui ferait perdre le nord et l’humidité le tuerait.

005_Venezia-740

D’autres fois, il imaginait Venise. Il grimpait comme un chat le petit escalier de la maison de Dorsoduro, dans la puanteur des canaux et le ressac gluant de l’eau, ou bien il flânait comme un chien errant jusqu’à l’Arsenal, là où de grandes flaques de mazout flottaient parmi les taules plaintives des navires.
Quand il voyait sa mère et Niba se promener main dans la main dans le Campo di Santa Margherita, il devenait un pigeon et il volait jusqu’à l’horloge des deux Mores, en face du campanile de San Marco : de là-haut il pouvait regarder avec la richesse et le désespoir d’un voyageur de l’esprit cette ville inconnue à l’étrange forme de poisson.
Dans le grenier de rue du Remorqueur, il caressait la photo de Giuseppe Garibaldi avec la vénération d’un jeune dévot, il astiquait le bois du télégraphe avec la cire d’abeille et comptait le nombre d’aconits bleus en inventant d’étranges formules magiques.
« Adieu, tout est fini. Les beaux rêves… », chantait sa tante, tandis que Ghislain, assis dans son grand lit de fer, pleurait en priant la Madone, Dieu, Saint-Michel, Sainte-Gudule, Saint-Nicolas, Garibaldi et tous les saints que sa mère revienne, le prenne entre ses bras et ne s’échappe plus.
Ainsi, passa le mois d’octobre, avec une partie du mois de novembre. Ghislain entrait dans l’après-guerre sans s’en rendre compte. Il se sentait comme un moineau qui a fini pendu dans un houx épineux après un vol incertain. Cependant, il voulait encore croire que les rêves et la réalité n’étaient pas séparés et que les choses n’étaient pas comme elles sont. Dans cette attitude primordiale, il ne pouvait faire autrement que suivre ses illusions comme un aveugle suit son compagnon sans pouvoir le voir.

006_Ciechi Brueghel-180

La parabole des aveugles de Brueghel, Naples, Gallerie Nationale de Capodimonte. (cliquer la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

La découverte de la mer (Zérus – le soupir emmuré n. 43)

03 dimanche Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 4 Commentaires

Étiquettes

été 1918, ghislain, Knokke, la découverte de la mer, tante Germaine, Venise, Zérus 43, Zérus le soupir emmuré 43, Zwin

01_spiaggia 740senza cornice - copie

La découverte de la mer n.43, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 170-175, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

À partir de 1915, durant trois ans, Ghislain dut aller au Pensionnat de Saint-Pierre des Frères chrétiens.[1] Il dut y rester tous les jours jusqu’à six heures de l’après-midi. Cela bouleversa son adolescence. Apparemment il était toujours un enfant tranquille. Son unique réaction fut une baisse du profit scolaire, qui atteint son comble juste en 1917.
Il n’était jamais en vacances. Même en été, par la volonté de sa mère et de Niba, il devait passer au moins huit heures à Saint-Pierre. Pourtant, il continua à regarder les étoiles avec l’obsession d’un déporté même si, épuisé par cette comptine kilométrique, il avait désormais renoncé à penser à la fugue en Italie. S’il voyait la bicyclette du facteur ou une boîte aux lettres, il tressaillait. Comment était Venise ? Venise était un mythe flottant sur l’eau avec cent minarets et mille mosaïques d’or. Au cœur du Dorsoduro, dans une ruelle étroite comme une casbah il y avait sa mère et Nino, son deuxième frère, et sur la mer, fendant l’eau avec la force métallique d’une vedette lance-torpilles, il y avait Niba, son deuxième père, le Grand Narrateur.
Face à cette abondance de mythes, agrandis par la distance et la nostalgie, Ghislain continuait à aimer Christiane en silence, désormais moins disponible pour le jeu des couleurs, et depuis des mois il avait cessé de lorgner au-delà de la toile : la belle Catherine avait disparu, une dame grasse et disgracieuse la remplaçait. Chaque dimanche, il dépoussiérait le berceau d’Henriette et le chevet de fer du lit, en s’endormant en paix parmi les fleurs d’aconit.
Cependant, dans cette période d’oubli et de douleur, il fit une expérience tout à fait capital : la découverte de la mer.
Ghislain n’avait jamais pu voir la mer. Les illustrations de son manuel avaient appauvri son imagination, que les récits de Niba avaient, au contraire, renforcée, créant un interrègne où le désir de la mer s’élevait comme un tourbillon. La mer continuait à l’attirer sans qu’il comprenne pourquoi.

002_Germaine plage740

C’était l’été 1918, la plus triste saison de la guerre. Un dimanche de juillet la tante Germaine l’emmena voir la mer. Elle aimait la plage mondaine d’Ostende, mais, surtout,  celle sauvage du Zwin, au nord-est de Knokke.
— Tu n’as pas peur des soldats, Ghislain ?
— Non…
— Les Allemands ne sont pas concentrés de l’autre côté ?
— On tente le coup ? La tante cligna un œil rougi par les larmes. Elle s’était disputée avec André et ressentait le besoin de provoquer la panique chez l’homme qui l’avait blessée. Elle avait recours à son « premier amour » pour se venger et fuir dans l’air de l’océan. Ce jour là  elle conduisait une vieille Ford noir modèle T.
— Je l’ai volée à l’oncle André, dit-elle avec un air de défi.
Perplexe, Ghislain regarda cette épave. Puis un irrépressible désir s’empara de lui :
— Oui, tentons le coup, tatie ! cria-t-il, en ouvrant la portière.
La guerre, par les étranges hasards que le destin concède aux élus, ne leur fit pas obstacle. S’ils rencontrèrent des soldats, ils étaient presque tous anglais et tante Germaine était trop jeune et jolie pour ne pas se faire saluer d’un geste de la main. Vers Knokke ils virent quelques chars d’assaut britanniques. Ceux-ci les arrêtèrent. Un officier les regardait, soupçonneux :
— Où allez-vous ? demanda-t-il en anglais.
— Voir la mer, dit Germaine. L’officier se retourna vers les autres et lança un mot d’esprit. Tout le monde rit.
—   Pay attention ! dit-il, en les faisant passer.
Quand ils arrivèrent devant la plage du Zwin ils s’arrêtèrent sur les dunes.
— Voilà la mer ! cria sa tante, tendant le bras vers l’horizon. — Regarde la Hollande, au-delà des dunes ! Germaine, bousculée par les rafales, essayait de lui montrer quelque chose de lointain, mais Ghislain ne voyait rien. D’invisibles aiguilles lui transperçaient la peau.

003_duna740

En regardant ce spectacle interrompu par des fils barbelés et des restes de tranchées, criblé par de profonds cratères de terre pulvérisée, il sentit qu’il était entré dans l’œil du cyclone et que ce qu’il observait pour la première fois dans sa vie ne pouvait exister vraiment. Ce qu’il voyait n’était pas une plage, mais une surface lunaire, quelque chose d’horriblement déformé.
— Il y a un peu trop de vent, mais ensuite avec la marée cela se calmera…
— La marée ?
— Oui. Quand la mer, la terre et le ciel s’épousent, il y a la marée, alors on ne sait plus où est le sable et où est la mer, les frontières disparaissent, tout se ressemble et s’élargit jusqu’à combler l’horizon… Je t’ai porté un filet de pêche.
Ghislain prit ce filet comme s’il ne le voyait pas. Il fixait la masse d’eau devant lui. Les soldats anglais, au-delà des dunes, criaient quelque chose, en agitant les bras.
— Je vais voir ce qu’ils veulent. Toi, reste ici à jouer. Tu ne te perdras pas, hein ? lui dit Germaine, tandis que le vent enroulait sa jupe autour de ses jambes.

À la pleine lune, Le Soleil, la Terre et la Lune étaient alignés.
Ghislain regarda cette bouillonnante masse d’écume et se laissa guider par la voix de l’eau. Sans attendre Germaine, il commença à marcher sur la laisse. Qu’était-ce donc que la mer ? Cette « chose » immense et grondante ? Ghislain suivit l’invisible partition musicale des vagues, tandis que ses jambes frémissaient et brûlaient. Sur la plage, qui s’étendait devant lui sur des kilomètres, il n’y avait personne. Il commença à se dévêtir. D’abord, il ôta ses chaussures de cuir, puis il mit les mains sur l’uniforme du Pensionnat, le passa par-dessus la tête et le jeta au loin. Avec un frisson de froid, il plongea les pieds dans le sable jusqu’à sentir le bord moelleux de la plage lui serrer les talons avec douceur. En cet instant, il entendit la mélodie de l’eau et il continua à marcher. Quand les dunes avec les soldats anglais eurent disparu, il ôta son tricot de laine et ses caleçons longs jusqu’aux genoux.
Le vent était tombé. Pendant un peu de temps, il resta immobile entre la mer et l’étendue sableuse qu’elle longeait à perte de vue. Un rassemblement d’oiseaux s’éparpillait sur la plage : des cigognes, des sternes, des canards, des échassiers ondoyaient entre les miroirs d’eau. Plus loin, les sempervivums du Zwin teintaient d’un bleu violet les bords ondulés des dunes. D’autres arbustes brisaient la plate monotonie du paysage. Il vit un petit saule qui essayait d’escalader une vague de sable. Ensuite un arbuste, qui tendait ses doigts squelettiques vers le ciel. Enfin il fut troublé par la tache noire d’un sureau qui semblait un petit seau qu’on avait abandonné. Au-delà de ces inflorescences, la couleur grise de la mer ressortait riante et lumineuse.
Où était allée la guerre ? Ghislain ne la voyait plus. Il regarda cet antique bras de mer ensablé et tourna son corps vers l’océan. Quand il sentit le flot de la marée qui résonnait sous les doigts pâles de la lune et la terre se fondre dans une énorme goutte, il commença à entrer dans la mer. Comme une éponge déshydratée, son corps s’imprégna d’eau, chaque pore s’en reput avec la voracité d’un animal mourant. Il continua à entrer jusqu’à ce que l’eau lui effleurât la taille. Alors, cette mer bouillonnante d’écume s’apaisa en entrant dans le fond de ses yeux… C’était une mer fœtale, peu profonde, privée d’abîmes et de vents orageux, un bassin imprégné d’humidité parmi les courants chauds du Gulf Stream. Dans cette demeure il y avait sa mère, grande comme une péninsule submergée, peuplée de coraux et de mollusques, se balançant sur les fonds sonores de la mer calme. Sous cette eau tiède, ses yeux pouvaient enfin regarder ce qu’ils avaient perdu, voir ce qu’ils avaient contemplé durant si longtemps…
Ghislain s’abandonna à ces caresses. Il se laissa porter par les courants et ses sept organes inutiles — bouche, yeux, oreilles, narines, mains, pieds, gorge — reprirent doucement vie : ils se remirent à sucer le liquide primordial de cette source qui ressemblait à un bouillon… Comme s’il renaissait, il offrit ses cuisses au plaisir des vagues et s’abandonna à l’écume d’une ourse amoureuse… Enfin, il laissa effleurer son membre, flétri par l’absence d’amour, par ces mains flottantes…

004_mare 740

Tante Germaine le retrouva bien des heures après le crépuscule.
— Où as-tu mis tes vêtements ? trouva-t-elle à lui dire.
— Je ne me souviens pas, je les ai perdus… répondit-il.
Un groupe de soldats qui tenaient des torches allumées ricanaient. Une femme de la Croix rouge s’empressa de le couvrir d’un plaid. La tante avait le visage rouge et les yeux gonflés.
— Pourquoi ne m’as-tu pas attendue ?
— Je voulais me perdre…
— Te perdre ? Où ?
— Dans la mer. Le long de la plage…
— Mais l’uniforme du Pensionnat…
— Je ne peux pas vivre comme un arbre dans un enclos.
— Mais tu n’as pas pensé au souci que je me faisais pour toi ?
Ghislain serra la couverture autour de lui. Puis, comme s’il se parlait à lui-même, il dit : — Je ne veux pas rester enfermé, je préfère avoir peur.


[1] Congrégation religieuse laïque, crée en 1680 à Reims par Jean-Baptiste de la Salle.

Claudia Patuzzi

 

Articles récents

  • Un ange pour Francis Royo
  • Le cri de la nature
  • Jugez si c’est un homme (Dessins et caricatures n. 46)
  • « Le petit éléphant et la feuille » (Dessins et caricatures n. 45)
  • « Le miroir noir » (Dessins et caricatures n. 44)

Catégories

  • articles
  • dessins et caricatures
  • dialogues imaginaires
  • histoires drôles
  • interview
  • Non classé
  • poésie
  • voyage à Rome
  • zérus, le soupir emmuré

Archives

  • juillet 2017
  • avril 2017
  • février 2017
  • décembre 2016
  • novembre 2016
  • juillet 2016
  • juin 2016
  • mai 2016
  • avril 2016
  • mars 2016
  • mai 2015
  • avril 2015
  • mars 2015
  • février 2015
  • janvier 2015
  • décembre 2014
  • novembre 2014
  • octobre 2014
  • septembre 2014
  • août 2014
  • juillet 2014
  • juin 2014
  • mai 2014
  • avril 2014
  • mars 2014
  • février 2014
  • janvier 2014
  • décembre 2013
  • novembre 2013
  • octobre 2013
  • septembre 2013
  • août 2013
  • juillet 2013
  • juin 2013
  • avril 2013
  • mars 2013

Liens sélectionnés

  • analogos
  • anthropia
  • aux bords des mondes
  • blog de claudia patuzzi
  • colors and pastels
  • confins
  • era da dire
  • flaneriequotidienne.
  • Floz
  • il ritratto incosciente
  • j'ai un accent !
  • l'atelier de paolo
  • L'éparvier incassable
  • L'OEil et l'Esprit
  • le curator des contes
  • le portrait inconscient
  • le quatrain quotidien
  • le tiers livre
  • le tourne à gauche
  • le vent qui souffle
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • Marie Christine Grimard
  • marlensauvage
  • métronomiques
  • mots sous l'aube
  • passages
  • paumée
  • Serge Bonnery
  • silo
  • Sue Vincent
  • tentatives
  • trattiespunti

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

Annuler

 
Chargement des commentaires…
Commentaire
    ×