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décalages et metamorphoses

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Paul VII/V ( Zérus – le soupir emmuré n. 18 )

17 mardi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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le chat botté, paris 1909, paul, Saint Nicolas, tour eiffel, Zérus, Zérus le soupir emmuré 18

Paul VII/V, n. 18,  traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 77-80, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Les trois morceaux de la soucoupe de porcelaine représentant la tour Eiffel sont toujours sur l’étagère. Peut-être que je ne devrais pas les garder ainsi, bien en vue. Quelle explication pourrais-je donner si quelqu’un les voyait ? Mais voilà… qui peut les voir ? Ici est mon refuge. Je n’y ai fait rentrer personne. Aucune visite. Et ma mère passe silencieuse sans s’arrêter. Qui sait où Ghislain avait gardé ces objets pendant toutes ces années ? Et combien de fois aura-t-il pris ces morceaux entre ses mains, les serrant avec force pour les réunir ? Ghislain devient-il sorcier ? Avec une attention exclusive, il rapproche les pièces l’une de l’autre, il souffle, il prononce de phrases mystérieuses jusqu’au moment où — miracle ! — une petite soucoupe à café apparaît, ornée avec l’emblème de la Tour Eiffel.
« Pauvre papa ! » soupire-t-il, en regardant la soucoupe, « Garibaldi, je te remercie ! »
Le crépuscule inonde le centre de la chambre, il doit allumer. Derrière les carreaux, les maisons alignées, couvertes d’une brume rose, sont en train de disparaître de la vue.
Ghislain se jette sur le fauteuil de Cyrille. Il imagine qu’il serre les bras d’une chaise électrique. Son visage est terreux. Des rigoles de sueur lui coulent du front. Il a deux cents ans. Moins trois. Moins deux. Moins une… il traverse une galerie terrifiante…
Le jour de la Saint-Nicolas, toute la maison des Mancini était décorée pour la fête. Il avait un peu plus de quatre ans. Ce matin, il avait reçu en cadeau un sabot coloré entouré d’un mouchoir de soie rose, rempli de chocolats. Il y avait un grand vacarme dans le salon. Les cousins bavardaient gaiement dans un coin en ouvrant les paquets, mais les présents, comme toujours, ne leur convenaient pas. S’il s’approchait, ils faisaient une grimace : « Zérus ! Va-t’en ! » Ghislain se retrouvait seul avec son sabot de cacao qui lui brûlait les mains.
Les grands riaient et s’embrassaient avec chaleur. Sa mère était distraite : elle prenait un chapeau dans une boîte et le posait sur sa tête. Elle s’asseyait ensuite sur le bras d’un fauteuil. Elle ajustait le col de son père. Ghislain poussa un soupir : « Oh la la ! Elle est toujours avec lui ! » Oui, il était jaloux, il aurait voulu prendre ce chapeau et le mettre en pièces, puis il regarda son cadeau avec désespoir. Discrètement, il décida de s’écarter pour dévorer sa proie. « Si je suis Zérus, vous êtes trop nombreux ». Il se dirigea avec emportement vers la cuisine, dans le garde-manger abrité par un rideau, où se trouvait le panier du chat.
Le vieux Gaston s’était enroulé sur lui-même, en paix avec le monde. « J’ai quinze ans déjà et tu ne vois pas comme je suis vivant ? » Il ronronnait. Ghislain le caressa. « Moi aussi je suis vivant, même si je suis un zéro… » Il avait réussi à défaire avec les dents le ruban et à ne pas déchirer le mouchoir lorsqu’il entendit des bruits furtifs dans la cuisine. « Est-ce une souris ? » demanda-t-il à Gaston.
La cuisine n’était plus vide. Autour de la table se tenait Agathe, la tante qui sentait toujours l’eau de Cologne, et deux autres oncles prétentieux. Elle était occupée à sortir des papiers de l’étagère et les montrait à ses frères.
Ghislain se concentra avec peine sur le paquet jusqu’à ce qu’il parvint à en ôter le papier, et à plonger une main dans les chocolats. Il en prit un. Deux moustaches marron entourèrent ses lèvres : il était devenu Le Chat botté.
Ghislain aurait voulu plus de chocolat… Son cœur commença à battre la chamade : « Pourquoi cette tante est-elle ainsi bizarre ? »

Agathe tenait serrée entre ses doigts une feuille de papier recouverte de gribouillis noirs, qu’elle montrait, effrayée, à l’un des deux frères : — Tu as vu ? Lis ici.
— Où as-tu pris ce document ?
— Qu’est-ce que cela peut faire ? Je le remettrai à sa place. Alors ?
L’homme s’arrêta un moment pour lire, puis il éclata :
— Mon Dieu, ils veulent…
— Se marier !
— Et nous ? intervint l’autre.
— S’ils font cela, nous n’aurons plus rien ! siffla la femme. Il ne lui a donc pas suffi de l’endoctriner et de venir ici avec ce bagage ?
— De quel bagage parles-tu ? demanda le plus jeune.
— Crétin, tu ne comprends pas ? L’enfant…
« L’enfant ? » se demanda Ghislain, pendu avec les deux mains au rideau du buffet.
— Ils veulent faire cela en cachette, mais ils ne l’ont pas encore fait. Tu comprends ?
Ghislain eut la sensation de voir flotter dans la cuisine ce « Tu comprends ? » Il le vit voltiger dans le désordre des tasses et des plateaux de biscuits, se confondre parmi les odeurs des antipasti, hésiter quelques secondes sur un ruisseau de crème pour se poser finalement sur le front des deux oncles qui murmurèrent, ensemble :
— Nous avons compris !
— Bien, alors…
Agathe était sur le point d’expliquer son idée quand la poignée de la cuisine s’abaissa. L’enfant retint son souffle. La tante eut juste le temps de murmurer :
— Qui est-ce ?
Elle vit Gény et Paul pencher la tête depuis le seuil en demandant :
— Vous avez vu Ghislain ?

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Une semaine plus tard, à quatre heures de l’après-midi, Paul Mancini fut retrouvé raide mort dans sa chambre à coucher. C’était le 12 décembre 1909.
Il était en robe de chambre. Il lisait le journal et sirotait un café dans un fauteuil après avoir mangé du canard et bu beaucoup de Bordeaux. Sa tête était penchée sur le côté, les bras tendus dans une étreinte spasmodique. Les yeux étaient ouverts, avec une expression de muette interrogation.
Le médecin de famille régla l’affaire d’une sentence lapidaire :
— Il s’agit d’un infarctus. Il mangeait et buvait trop.
Avec la même hâte, le notaire lut le testament et la douairière le confirma, le scellant d’un sourire. Personne ne réagit, excepté l’oncle Laurent, qui interrompit la séance en criant :
— Vous êtes des infâmes !
Ghislain sut simplement qu’il devait retourner à Bruxelles chez ses grands-parents, rue de Plaisance. Sa mère était effondrée, elle continuait à l’appeler Paul et elle ne voulait d’aucune manière faire allusion à cet événement soudain. Il ne fut pas emmené à l’enterrement : on ne crut pas opportun qu’un enfant si petit participât tout seul au grand événement de la mort.

Claudia Patuzzi

Paul VI/V ( Zérus – le soupir emmuré – n 17 )

15 dimanche Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Paris 1908, tour eiffel, Zérus, Zérus le soupir emmuré 18

001_torre Eiffel-dis migliorata

L’araignée de fer, croquis de Claudia Patuzzi

Paul VI/V, n. 17,  traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 70-73, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Je serre encore sa lettre entre mes mains. Mon lit est couvert de feuilles. Je penche les yeux sur des lignes serrées, si denses qu’elles semblent demander pardon d’occuper cet espace. L’espace d’une feuille. D’une vie. Je lis encore et je le vois. J’entends ses pas. Je visualise ses souvenirs…
Ghislain va et vient dans son appartement comme un loup en cage. Au souvenir de la confiture, il ne résiste pas, il court jusqu’au frigo et prend un pot de prunes cuites. Mais il suspend son geste. Non, ce n’est pas la même chose… et il repose le pot à sa place. Il a pâli d’un coup. Son visage se contracte, des rides apparaissent sur son front lisse. Un frisson passe sur sa peau claire. C’est le souvenir du sourire adolescent de sa mère. C’est son corps nu et blanc, inaccessible, qui maintenant le possède, comme cela s’est produit bien d’autres fois auparavant.
— Mon Dieu, protège moi.
Dans un éclair, il revoit la scène comme si elle était devant lui, entre le fauteuil et le bureau… Les volets filtraient à peine la lumière, c’était le début d’un matin de printemps. Son père et sa mère étaient près de lui, sur le grand lit à baldaquin aux lourds tissus de brocart… Il se perdait dans ces draperies, pendues au plafond comme le chapiteau d’un cirque. Il enviait ses parents chaque fois qu’il les voyait y monter, ne parvenant pas à dormir.
— Maman, vous dormez dans un théâtre ?
— Oui, Ghislain, ici nous faisons de jolis rêves.
— Pourquoi ne construis-tu pas un théâtre pour moi aussi ?
— Quand tu seras grand.
— Et nous pourrons dormir ensemble ?
— Tous les trois ?
— Non, seulement toi et moi, maman…
Ils dormaient tous les trois dans la même pièce. Une commode régence recouverte d’un miroir occupait l’espace derrière le lit. Il voyait le reflet de son père et sa mère nus l’un sur l’autre comme des blessés qui sursautaient, les jambes entrelacées, dans des gémissements de douleur. Pourquoi papa faisait-il mal à maman ? Ils ne savaient pas, eux, qu’il les voyait. Pourquoi criaient-ils de cette manière étrange ? Ils n’avaient pas froid ?
Un matin, son père se leva soudain.
— Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-il.
Silence. On entendit seulement un souffle étouffé.
La tête de Gény émergea de la couverture : — Que se passe-t-il, Paul ?
— Il y a quelqu’un, ici, dans la chambre. Tu n’entends pas ce souffle ?
À ce souvenir, Ghislain sursaute, touche sa poitrine, sent son propre souffle haletant, rejetant un peu de lait… Puis il ressent la voix de sa mère :
— Je l’entends, Paul.
— Chut ! Peut-être un voleur… Maintenant, il va avoir affaire à moi.
Paul alla prendre le pistolet dans la commode.
— Il est chargé, murmura-t-il.
— Fais attention…
Le souffle inconnu se fit plus fort et s’évanouit dans une sorte de sifflement. Paul était en pyjama, attentif, le doigt tendu sur la détente. Il tourna autour du lit, puis il s’arrêta brusquement.
— Mon Dieu, Paul, qu’as-tu vu ?
Le visage de Paul était pâle : — Mon Dieu, Gény, ce n’est que Gaston, le chat. Il est endormi sur le tapis ! Rassuré, il  sauta sur le grand lit en riant à gorge déployée…
« Et l’araignée de fer ? »
Plus tard, ce jour même, la nourrice des Mancini l’avait habillé d’une marinière. Maman, Paul et l’oncle Laurent envisageaient de faire une randonnée.
— Ne sont-elles pas jolies, ces tasses à café ? avait dit sa mère devant un étalage de souvenirs. Ils étaient maintenant au-dessous d’une énorme araignée de fer.
— Dépêche-toi ! avait crié Paul, déjà prêt à monter.
— J’en achète deux : une pour toi et une pour moi, dit-elle en riant, les cheveux ébouriffés par le vent.
Tous les quatre gravirent les étages de ce monstre.
— Monte, Ghislain, n’aie pas peur, l’encouragea l’oncle Laurent du haut d’un petit escalier de fer.
— Non ! Il ne se séparait pas du bord de la balustrade…
— Prends-le sur toi, Paul.
Il résistait, paniqué à l’idée que sa mère voulait le livrer à la mort.
— Viens ici, ce n’est rien, je te tiens par le bras. C’était son père qui le soulevait et l’emmenait dans cet enfer. L’escalier tournait en colimaçon. Les maisons, au-dessous, se faisaient toujours plus petites. Ghislain risquait d’étrangler son père tant il se serrait contre lui. Il entendit sa mère qui riait derrière eux.
– Nous sommes presque arrivés !
Sur la terrasse, Paul le souleva en l’air comme une plume. Il eut des vertiges : mais qu’est-ce qu’ils pouvaient regarder, puisque tout était aussi épouvantable ? Son père le reposa à terre. Un sentiment de profond découragement s’empara de  lui. Il observa cette bandelette d’argent qui ressemblait à une rivière, s’accrocha à l’horizon brumeux jusqu’au moment où le visage de sa mère se tourna vers lui.
Ghislain ouvre ses yeux : la chambre est vide, l’araignée est disparue. Il pousse un soupir de soulagement, puis il boit à petits coups son café brûlant.

Claudia Patuzzi

Ghislain (Zérus – le soupir emmuré n. 1)

16 dimanche Juin 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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belgique, bruxelles, garibaldi, ghislain, italie, pacem in terris, pape Jean XXIII, tour eiffel, via nazionale Roma

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Dessin de Claudia Patuzzi

Ghislain I/II, traduction et nouvelle adaptation du chapitre I de La stanza di Garibaldi, pp. 7-10 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rome, le 18 avril 1997

Mon oncle,
J’ai reçu ton paquet ce matin. J’ai ouvert la boîte et j’ai trouvé une petite tasse à caffé de porcelaine blanche, une soucoupe brisée en trois morceaux et, en dessous, une photographie si usée qu’on dirait du papier de soie. Tu étais là, avec ton tricorne et ton long habit noir et, à côté de toi, le portrait d’un brigand, un genre de héros avec un’éspece d’auréole derrière la tête. Puis, je l’ai reconnu : c’était Garibaldi…
Une fée qui doute

Bruxelles, le 24 avril 1997

Chère petite fée,
Qui sait combien de questions tu voudrais me poser… Du calme, ton oncle est très vieux désormais, ses mains tremblent, son cœur bat la chamade, même s’il est encore sain d’esprit. Je le sais, une petite tasse n’est jamais qu’une petite tasse, et pourtant, je veux te la donner. Prends-en soin.
Pourquoi ? me demandes-tu. Que vient faire Garibaldi avec un pauvre Belge contraint de vivre emmuré vivant,
pendant soixante-seize ans, dans un Institut en plein cœur de Bruxelles ? Cela ne doit te surprendre en rien cependant : ce fut dans la chambre de Garibaldi que l’affaire, commencée plusieurs années auparavant, connut son fatal dénouement.
Maintenant, le destin m’apparaît plus clair et déchiffrable. À quatre-vingt-douze ans, je vois le passé avec moins d’exaspération, je ne reste pas accroché à ce qui me concerne directement, mais je ramène cela au destin de bien des gens que j’ai connus. Dans la vie de chacun, il y a des situations aux conséquences terribles où nous nous retrouvons pris comme des mouches sans en avoir eu aucune responsabilité…
Une mouche

C’est tout ? C’est donc là son explication ? De quelle affaire parle-t-il? Je suis allée reprendre la petite tasse à café que j’avais cachée depuis presque une semaine — qui sait pourquoi ? — dans le dernier tiroir de la commode, parmi les foulards d’antan. Je l’ai gardée dans ma main en l’observant attentivement. Excepté la tour Eiffel sur le fond, le résultat est toujours le même : une petite soucoupe, avec le même emblème dessous. J’ai réagi avec colère : « Nous voilà de nouveau, il a perdu la tête. »

De mon oncle Ghislain Balthasar on n’a pas su grand-chose, mais il a suffi de trois faits liés entre eux, pour marquer à jamais le reste de sa vie. Le premier a été sa naissance. Le deuxième, l’abandon et la mort de sa mère. Le troisième est ce secret.
Le premier fait — la naissance illégitime — fut considéré comme aussi ignominieux que le péché d’Ève. Avec la perfidie et l’habileté qui distinguent la société humaine, il fut d’abord ignoré avant d’être délibérément effacé. Les années passant, cet événement conditionna l’existence de mon oncle jusqu’à le contraindre au mutisme et, depuis sa quatorzième année, à la réclusion dans le petit noviciat de Overijshe, puis dans l’Institut des Frères Chrétiens à Bruxelles…

Bruxelles, le 16 janvier 1985

Ma petite fée,
Es-tu près de moi ? M’écoutes-tu ? Bien. Je vis en communauté depuis plus de soixante ans. Je n’y trouve pas une longueur d’onde commune, je suis silencieux comme une ombre. Je cherche une consolation dans mes souvenirs, dans ta présence mentale, dans les vieux dictionnaires que je manipule avec dévotion. Et pourtant, je le confesse, après douze années de retraite, je me sens plus tranquille, les exigences de la Règle se sont atténuées et finalement je vis une espèce d’euphorie. C’est une nouvelle naissance et je remercie le pape Jean[1]. N’est-ce pas lui qui a dit qu’il faut distinguer l’erreur de celui qui est dans l’erreur ? N’est-il pas avant tout un être humain ? Dans la communauté, on me connaît comme celui qui parle peu. Les autres ne savent rien de ma blessure : j’ai la pudeur de me taire.
Un innocent qui est dans l’erreur

Les lettres de mon oncle bourdonnent comme des abeilles autour d’un mystérieux événement, sans jamais y entrer. Elles s’arrêtent toujours sur le seuil ou reculent en faisant d’inutiles détours. Garibaldi apparaît et disparaît entre ses mots entraînés par les remous d’une mer en tempête. D’ailleurs, les paroles de Ghislain m’ont trouvée parfois distraite, perdue dans tant de maisons et d’amours divers. Il n’a jamais eu assez de courage pour me raconter la vérité et moi de temps pour l’écouter. Et maintenant, voici cet étrange paquet avec la petite tasse, la soucoupe brisée en trois tessons et la photo de Garibaldi. Même si l’image est très sombre, au centre, on entrevoit une sorte de catafalque qui soutient les genoux de Ghislain, incroyablement pâle dans sa tunique noire. Au-dessus de son épaule droite, à moitié recouverte par le tricorne, le regard perdu dans un rêve lointain, s’élève le Héros des Deux Mondes, avec une sorte d’auréole autour de la tête. Mais ce qui m’a plus frappé dans cette photographie c’est l’attitude de mon oncle. Il regard en direction de Garibaldi qui, à son tour, semble cligner de l’œil gauche en signe de complicité. Un’étrange complicité…

Je fis sa connaissance en Italie par une chaude journée de juillet, dans la maison familiale au bord de la mer. J’avais six ans alors et je mordais la vie à pleines dents. Je me jetais à corps perdu dans les lieux les plus improbables et sous mon bronzage j’étais une petite sauvage avide d’air et de nourriture, qui agitait ses jambes dans des courses surhumaines au coeur des ruines.
Avait-il quarante ou cinquante ans ? Je ne pouvais le savoir ni l’imaginer, parce qu’il n’avait pas d’âge. Il s’était arrêté au second fait — l’abandon — qui l’avait sauvé de la sécheresse, comme un rocher au milieu des vagues. Au lieu de le vieillir, le temps l’avait rendu lisse et glabre comme le ferait le vent avec les pierres plus friables et pointues.
Les premières fois, il portait l’habit des Frères Chrétiens avec le col de toile divisé en deux rabats amidonnés. Un grand tricorne noir donnait à son aspect juvénile une allure du dix-huitième siècle. Par contraste, la blancheur de sa peau ressortait de façon presque outrancière entre le vert du jardin et le marron sanguin du tuf.
Plus tard, avec le progrès de la réforme œcuménique, il commença à s’habiller en explorateur africain. Une chemise beige de polyester, un pantalon couleur kaki et, pour finir, d’horribles sandales de moine qui, sous les rayons du soleil, dessinaient sur sa peau un X immaculé. Dans cette mise, il se promenait en chantant comme un oiseau de campagne. Il tenait un Larousse dans une main et les Fiancés de Manzoni dans l’autre. Il était étrange et même drôle, mais je l’aimais, parce qu’il venait du pays des pluies m’apportant des quantités de chocolat Côte d’Or et de foulards en imitation soie qu’il achetait en cachette à bas prix via Nazionale[2]. Zio Ghislain eut un sobriquet — le facteur — à cause de sa manie épistolaire. Mais je préférais l’appeler mon oncle. En revanche, il commença un jour à m’appeler petite fée, peut-être parce que je le faisais rire plus que les autres, trop sérieux et occupés.
Sa proposition arriva longtemps après ces premières rencontres. Il me raconterait sa vie par lettres, en échange, j’écrirais quelque chose sur lui et sa mère Eugénie, ma grand-mère maternelle. Au début, le projet m’enthousiasmait. Mais, je me sentais déjà une femme, j’essayais de voler avec des ailes de cire qui, au lieu de m’élever dans les airs, fondaient comme neige au soleil. La distance et le temps se mirent entre mes rêves et moi, je devins bientôt distraite et impatiente. Souvent, j’oubliais de répondre à ses lettres.

Bruxelles, le 25 mars 1979

Chère petite fée,
Pourquoi ne réponds-tu pas ? C’est Pâques et je reste ici, à l’Institut, avec les morts, dans cette prison de pierre, en attente d’une réponse qui ne vient jamais. Où est passée, ma muse inspiratrice ? Tandis que le XXe siècle devient fou, je récapitule ma vie en fouillant avec une torche les galeries de ma mémoire. Ma vie bien sûr est très banale. Pourtant, dans cette existence sans couleur, des événements extraordinaires se sont produits, dont un en particulier continue à me brûler le cœur. Tu veux le connaître toi aussi ? Dépêche-toi. Le temps passe et je deviens plus vieux chaque jour, même si je me sens comme un petit garçon. Tu vois que c’est un oxymore qui te parle et c’est aussi ton oncle. Selon l’étymologie, je serais « pénétrant sous une apparente stupidité »…
Un oxymore

Je me souviens qu’au mot « oxymore » j’avais souri : avec ses allusions, ses petits jeux verbaux, il ne disait rien de concret, à part cet « événement extraordinaire ». Faisait-il allusion à sa naissance illégitime ? Ce n’était certes pas une chose assez rare pour exiger le secret. Non, ce fait devait être très grave, une blessure ruisselante de sang ou un flot de larmes si gris qu’il pourrait en rappeler le ciel de Bruxelles. Qu’était-ce ? Je relus la lettre trois fois, puis je l’enfermai dans un tiroir.

Claudia Patuzzi


[1] Avec l’encyclique « Pacem in terris » du 11 avril 1963, ce pape supprima beaucoup de contraintes dans les ordres religieux.

[2]  Rue commerciale de Rome.

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