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décalages et metamorphoses

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Dans la salle à manger (Zérus – le soupir emmuré n.74 )

09 lundi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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ghislain, Giuseppe Garibaldi, juillet 1928, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, Teresa Amadori, voyage en Italie, Zérus 74, Zérus le soupir emmuré 74

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Dans la salle à manger  n. 74, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 286-291, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la salle à manger, il y avait une longue table rectangulaire. Deux fenêtres donnaient sur la cour. C’était là que les chiens pouvaient se reposer après la chasse avant d’être envoyés en bas. Il y avait aussi une grosse pendule d’acajou, plus grande que la porte d’accès au petit salon chinois.
Ce jour là, vers midi, une intense odeur de bouillon se répandit sur le plafond voûté, s’attarda sur le lampadaire, puis plana comme un faucon sur la pendule en la faisant sonner douze fois.
Assise sur un fauteuil, grand-mère Teresa attendait Ghislain.
— Donne-moi un petit verre d’anisette, dit-elle à Santina, en s’essuyant le nez avec un mouchoir de batiste. As-tu porté le café au Belge ?
La jeune fille fit signe que oui et s’enfuit en cuisine.
« C’est une poulette… », pensa Teresa. « Mon Dieu, comment s’appelait-il ce garçon ? Gustave, Ghillino ? Guillaume ? Ghislain ? Oui, oui, Ghislain. Quel drôle de prénom ! Le pauvre petit ! » Niba ne s’en était pas du tout occupé… il s’était borné à deux présentations et voilà ! Et ce pauvre petit restait toujours seul là-haut, dans cette chambre avec Bartolomeo toujours intoxiqué parmi les cyanures. Sacredieu, que se passait-il là-haut dans la chambre de Garibaldi ? Santina en descendait toujours avec un visage de possédée. Elle la ferait fermer, cette chambre, elle n’en pouvait plus. Où avait-elle mis la clé ? Elle la tenait dans cette boîte en laiton, puis elle disparaissait, réapparaissait, disparaissait de nouveau. Tout le monde allait là-haut et s’enfermait à l’intérieur. Mais qu’avait-il ce Garibaldi ? Un poncho blanc ? Un chapeau avec une plume d’autruche ? Une barbe blonde qui volait au vent ? Des couilles comme ça ? Quarante-cinq au lieu de deux ? Où était-ce la chemise rouge du grand-père Fata ? Paix à son âme… Où était-ce cet immense étendard ?

Vive l’Italie et Giuseppe Garibaldi !

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Henriette et Ghislain à Rome, en face du monument à Garibaldi au sommet du Gianicolo (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

…Elle aimait sa patrie, elle ne pouvait pas rester indifférente vis-à-vis de ce héros malheureux. Mais les enfants passaient plus de temps en haut qu’en bas, ils jouaient avec l’homme de bois, ils se maquillaient de rouge, ils se déguisaient, ils s’échappaient sur le belvédère… Après ils dévalaient les escaliers, ils regrimpaient, ils s’écorchaient les genoux, attirés par cette chambre ensorcelée… où l’on entendait des voix ! Orso y allait en cachette, s’y promenait avec une chandelle comme un embusqué… il avait peur de Mussolini… Lui même l’avait avoué : il allait dans la mansarde à se damner, ce fils endiablé… Et Sebastiano, son préféré ? Il protestait toujours que c’était son tour. « Oui, oui, mon chou, vas-y », lui disait-elle. À Pâques, à Noël, au jour de l’an et à la fête de Saint-Julien Sirio y allait comme à la messe. Clic. Il tournait la clé dans la serrure. Quelqu’un l’avait entendu pleurer jusqu’à vingt-quatre heures d’affilée. « Giuseppe ! » criait-il, « Giuseppe ! ». Qui sait ? Était-il tombé à nouveau amoureux ? Seul Niba était immunisé contre ce fifre enchanté qu’on y jouait. Pendant trois jours et trois nuits, il était resté dans cette chambre-là sans sortir, pour faire l’amour. « Je l’avais dit quand il est né, celui-là c’est un vrai révolutionnaire, il a des yeux tout noirs comme la nuit et vifs comme le jour… Garibaldi, il l’a dans le sang, et à la place du sang il a toute la Méditerranée, une mer d’eau et de sel, et de poissons par milliards ! »
Teresa sentit ses os trembler. Chaque cartilage produisait le son d’une harpe. Et ses petits pieds de verre, fermés dans ses chaussures rigides, étaient sur le point de se briser. Quelle douleur ! Étaient-ce donc là, les trois C de vieux… Chute, Catarrhe et Chiasse ? Non, c’était l’Arthrite! Les rhumatismes et d’autres petites souffrances lui tiraillaient les os et lui déchiraient le cœur. C’était de la faute de la glace. Cela ne s’arrêtait jamais. Jour et nuit, nuit et jour, même le dimanche. D’ailleurs, c’est elle qui l’avait voulu ainsi. On a l’air d’une famille malheureuse qui se plaint tout le temps. « Nous, les Fata, nous sommes foutus ! » À la Pieve il n’y avait pas la glace, il n’y avait pas le fracas des ouvriers et de l’embouteilleuse, le vrombissement du camion et de la moto Guzzi, il n’y avait pas non plus les éclats de rire déments d’Orso. « Pourquoi rit-il toujours, celui-là ? Qu’est-ce qu’il a donc ? » Bien sûr, ce n’étaient pas les fascistes, mais plutôt Mameli, la reine Margherita et le Pape qu’elle portait dans son cœur… Tandis qu’elle savourait son petit verre d’anisette, elle songeait à ce Ghislain qui la rendait un peu nerveuse, elle ne savait pas pourquoi. Qui était-il ? D’où venait-il ? Elle ne l’avait pas encore bien compris…

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Jour de fête à la Pieve (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa n’avait pas encore savouré la dernière goutte d’anisette qu’elle commençait déjà à s’énerver. Elle regarda la pendule à sa droite : midi passé de quelques minutes. Elle repensait à ce prêtre étranger… Que faisait donc ce parent mal élevé ? Pourquoi ne descendait-il pas ?
— Santina, que fait-il, Ghislain ?
— Je ne sais pas, madame. La jeune fille était sur la défensive. Elle rougissait, qui sait pourquoi.
« Bien, c’est une maison de fous. Heureusement que j’ai mes rêves. Aucun de mes enfants ne peut me les voler. »
— Le voici, madame.
À cet instant, Ghislain venait de descendre l’escalier et de passer devant les repasseuses et dans le bureau. Il avait descendu trois marches et maintenant il était là, près de la porte, effrayé comme une andouille, avec sa longue soutane noire. Il ressentait encore des secousses partout dans son corps. Il ne parvenait pas à garder ses mains immobiles. « C’est cela le corps ? Un maudit désobéissant que je n’ai pas su contrôler. Il s’est mu tout seul. Quelle honte ! Et le Supérieur ? Devrais-je confesser cela au Frère directeur ? Jamais. Je n’en parlerai pas… du reste à l’Institut je ne parle jamais ».
— Grand-mère, balbutia-t-il en voyant la gracieuse vieille assise sur le fauteuil avec les pieds en l’air.
— C’est à cette heure-là que tu descends ? lui demanda Teresa en déposant un baiser sur sa tête blonde. Où as-tu mis le chapeau ?
— Je l’ai laissé en haut, murmura Ghislain, les yeux pleins de larmes.
— Pourquoi pleures-tu ?
Stupéfaite, Teresa regardait cette tête d’homme qui pleurnichait dans ses jambes comme un petit enfant de quatre ans.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-trois… parvint-il à dire parmi ses sanglots.
— Voici Tincuta ! dit la petite vieille.
Tincuta bondit sur les jambes de Ghislain et lui lécha le cou.
— Tu vois, mon grand ? Même la chienne t’aime bien.
La grande mère fredonnait avec douceur, jusqu’au moment où la vague de douleur abandonna le cœur du jeune homme, le vidant de toute émotion.
Quand la pendule retentit de nouveau, Teresa se redressa dans une pose matriarcale et s’exclama:
— Aujourd’hui, tu dois aller au cimetière.
— Au cimetière ?
— Les fleurs vont faner. Il fait trop chaud. Elles ont besoin d’eau.
— À quelle heure, grand-mère ?
— Cet après-midi. Tu iras avec Céleste et les enfants.
— De qui est-ce la tombe, grand-mère ?
Teresa ouvrit ses yeux couleur d’herbe et dit mystérieusement : Il y a la mère ! Elle demande de l’eau pour ses fleurs !

giornaleGiardinetto a Macerata - copie

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Claudia Patuzzi

Le petit prêtre (Zérus – le soupir emmuré n. 62)

24 dimanche Nov 2013

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ghislain, la table, le Petit-curé, Marche, Mipento, Teresa Amadori, Zérus 62, Zérus le soupir emmuré 62

Teresa ridotta def 180

IIa/IV n. 61, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.239-241, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la chambre chinoise, Teresa ordonna à ses deux plus jeunes fils, Bartolomeo et Sebastiano, de descendre la chaise. Une fois déposée sur le sol — les pieds pendants dans le vide —, elle concentra son attention sur ce garçon vêtu de noir se détachant sur le brocart rouge.
« Jésus ! Mais comment s’appelle-t-il déjà ? Niba me l’avait dit… Ismail ? Elia ? Mais non, que je suis bête… il est belge ! Gérard ? Germain ? Guillaume ? Cela commence par un G… »
Ses yeux mélancoliques croisèrent furtivement l’œil égaré de Ghislain et un doute traversa son esprit. « Il y a quelque chose qui ne va pas », pensa-t-elle. « Ou bien, qui va de travers ? À qui ressemble-t-il ? » Puis le doute disparut.
— Comment t’appelles-tu, mon fils ?
— Je m’appelle Ghislain, madame, Ghislain Balthasar…, balbutia-t-il en essayant de se lever.
— Tu es le bienvenu dans la maison des Fata, s’écria-t-elle en tendant une main pour qu’il l’embrasse.
Ghislain posa ses lèvres sur ces doigts minuscules.
— Appelle-moi grand-mère, mon fils, nous mangeons dans une demi-heure.
Avant que Ghislain n’ait levé la tête, elle avait disparu. Entre les dos de Bartolomeo et Sebastiano, on voyait sa nuque encore brune, à peine plus grosse qu’un gland.

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Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

La salle à manger des Fata était exposée au Nord. Une table rectangulaire couverte d’une nappe en lin occupait le centre de la pièce. Ghislain compta les places : ils étaient quatorze. Il ferma à demi les yeux. Sur le mur opposé à la porte, il y avait un petit balcon suspendu dans le vide comme un tremplin. Un rectangle bleu se mêlait, dans la brume, à des milliers de vagues d’argile recouvertes de cultures.
Ghislain eut un frisson devant ce ciel dépouillé qu’aucune vitre, aucune grille n’auraient pu masquer. Et s’il s’était jeté dans le vide ? Il ressentit un vertige : la balustrade ne suffisait pas à protéger cette maison de la fureur de l’espace, de ces bouffées d’air prêtes à s’enfiler dans chaque recoin et s’emmêler aux chapeaux de Perla. Ou, pire, jusqu’au parfait trapèze de la mèche de Sirio. C’est ainsi que les hommes se disputaient parfois, parce que ce ciel les possédait sans se faire aimer. Quant à Teresa et Céleste, elles pouvaient le toucher. Il était sept heures du soir, fin juillet. Le ciel n’était pas encore noir : des taches lumineuses tremblaient comme des îles à la dérive dans la vapeur de l’été.

001_macerataBN-180Panorama de la ville de Macerata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Quand la terre n’existait pas encore, la mer arrivait jusqu’ici ! dit solennellement Santina, la bonne, en l’accompagnant à sa place, entre Niba et d’Henriette.
Ghislain n’avait rien compris à ce qu’elle avait dit.
Henriette lui sourit : — Ciao Ghillino !
— Pourquoi m’appelles-tu comme ça ?
— Ici, tout le monde t’appelle Ghillino. Tu es un petit prêtre, n’est-ce pas ?
Il ne savait quoi dire, troublé comme toujours par son identité vague.
— Ton prénom est difficile. Nino et moi nous ne savons pas le prononcer : Ghis… Ghislàn, Ghisèr, Ghislèn. Alors, puis-je t’appeler Ghillino moi aussi ?
Ghislain soupira en vain, avant de dire oui, puis regarda autour de soi. Niba était assis au bout de la table. Il portait une chemise blanche sans cravate et tenait les mains croisées sous le menton dans une pose dépourvue de sévérité. Il ne ressemblait plus au grand narrateur qu’il avait connu rue du Remorqueur. Ghislain eut un mouvement de rage : il y avait entre eux un mur. Il ne comprenait pas de quoi il s’agissait, mais il se sentit soudainement gêné par ce rituel de famille. Ce n’était pas comme au réfectoire de l’Institut où la règle du Silence empêchait de parler de ce qu’on buvait ou mangeait. Là, on attendait quelqu’un et pendant ce temps on tambourinait des mains, on regardait le reflet des verres, on caressait sa serviette sans la froisser et l’on se balançait sur la chaise sans se soucier de ce petit bruit. Une bonne odeur venait de la cuisine. Ghislain huma l’air en goûtant à l’avance des saveurs inconnues que la présence des femmes rendait encore plus mystérieuses. À gauche de Niba était assis Celestino Fata, mais ce n’était pas lui le chef de famille. C’était son épouse Teresa qui commandait. Ghislain le devina à l’attitude patiente du vieillard. Il restait le dos appuyé contre le dossier de la chaise, sans parler, se bornant à tracer de son couteau des lignes sur la table, avec des gestes lents et délicats. Son fils Bartolomeo était assis à côté de lui. Ghislain rougit : lui souriait-il ou était-ce un effet de ces iris bleus ? Le reste de la table — à part Nino et Henriette, assis près de lui — était encore inoccupée.

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Mipento  (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Puis de l’obscurité de la porte, on entendit un frémissement d’ailes, un mouvement d’air…
— C’est Mipento ! murmura Henriette à son oreille.
— Mipento… prononça Nino en s’enfonçant dans sa chaise.
Une espèce de raie noire et blanche traversa dans la pièce en glissant entre la porte et la table. Ghislain écarquilla les yeux : sa tante Mipento était habillée en sœur à la grande cornette.
Elle s’assit à sa place sans regarder personne : elle était l’épouse de Quelqu’un. Son visage péruvien apparaissait au-dessus de la jugulaire blanche, deux traînées de poils ambrés couvraient ses lèvres closes. Ses yeux de lémurien erraient sur la nappe en lin.
Ghislain sursauta. C’était pire qu’à l’Institut. Cette jeune fille avait renoncé à elle-même. Il pencha la tête sur la serviette comme s’il devait vomir. Il ressentait la même nausée qu’à Bruxelles devant son Supérieur : l’odeur tyrannique de la sainteté.

Claudia Patuzzi

Les voici mes bijoux à moi ! (Zérus – le soupir emmuré n. 61)

23 samedi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1928-29, Annibale Fata, Celeste, Cornélie mère des gracques, Ettore, i fratelli Fata, Macerata, Marche, Orso, Perla, Sebastiano, Sirio, Teresa Amadori, Zérus 61, Zérus le soupir emmuré n 61

001_I fratelli 180.jpeg- Version 2Les six frères : Niba, Sirio, Sebastiano, Ettore, Orso, Bartolomeo.
(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Les voici mes bijoux à moi ! I-b/IV n. 61, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.234-238, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

« Un an plus tard naissait Annibale… » continuait à rêver Teresa.
— Celui-ci est un révolutionnaire, un esprit aventureux, lui avait dit la sage-femme. Il a la tête à l’envers et je dois le tirer par les pieds…
— Non, je ne veux pas de forceps ! Elle avait tremblé, parce qu’elle avait vu des centaines de jeunes filles mourir ainsi…
— Il faut les forceps, sinon la Mort le mangera.
Teresa n’y croyait pas : — Il est plus gros que le premier. Il naîtra tout seul.
— Sans le forceps, le diable l’emmène en landau ! marmonnait la sage-femme en secouant la tête, puis elle répétait comme une berceuse : — Non, la Mort va le manger !
Teresa se couvrait le ventre pour protéger ce malheureux. Elle regardait cette vieille serrurière avec les yeux enflammés d’un loup sous la neige. Mais l’accoucheuse ne faiblissait pas.
— Et alors ? Pourquoi ces protestations ? C’est qu’il ne veut pas sortir, celui-là. Allez, il faut passer les Alpes ! Et elle riait entre ses dents.
Ce fut alors que Teresa vit le côté nocturne de sa vie. Elle s’allongea calmement sur le lit en disant :
— Je le jure sur Dieu, ce fils franchira les Alpes.
L’accoucheuse ouvrit les bras : — Priez Dieu qu’il en soit ainsi.
Annibale Fata saisit le message et se retourna d’une pirouette dans le liquide amniotique. C’était vrai. Il ne voulait pas naître. C’était trop beau de continuer à naviguer en tout sens dans cette eau chaude et tranquille. Qui avait dit qu’il ne savait pas nager ? Il ondoyait dans ce bouillon par les seuls déplacements de son buste et en donnant un coup de hanche… Il ouvrit sa bouche encore dépourvue de dents en avalant cette eau primordiale jusqu’à s’en remplir les poumons et l’estomac. Puis il se dirigea en hurlant vers la bouche de l’utérus : — la mer, où est la mer ? Mais personne ne le comprit.
Teresa était une femme intelligente. Trop intelligente, donc incapable d’accepter le monde tel qu’il est et de se contenter des prénoms extravagants qu’elle avait donnés à sa progéniture. Elle avait fait comme Moïse. Elle avait cherché sa terre promise, elle avait obtenu un prêt, avait laissé la campagne de la Pieve et la ferme, et elle avait déménagé en ville, au Palais. Mais avaient-ils vraiment trouvé la terre promise, elle et ses neuf enfants ?
À en juger comment Sirio errait dans la maison, on répondrait non. Il avait changé depuis qu’il avait renoncé à l’amour. Il suffisait qu’il se montre à une fenêtre dans la cour pour que la panique se crée : le bruit de l’Usine et les battements de cœur étaient multipliés pour cent, le travail des ouvriers s’accélérait dans un rythme convulsif par peur qu’il ne parle ou qu’il éternue.
Par contre, Niba n’avait pas changé. Même s’il était la tête pensante de l’Usine il n’attendait que le moment de quitter son tablier pour se lancer à la poursuite de la mer, des batailles et de l’escrime, pour courir au Théâtre, voir des pièces, entendre des concerts, ou aller au club du bridge, où des veuves disponibles rivalisaient pour lui. Ses fils, il les avait laissés à Céleste et à elle, Teresa. Et maintenant, il était sorti avec cet étrange cousin éloigné…

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Dessin de Paolo Merloni, cliquer sur la photo pour l’agrandir

C’étaient Sirio et lui qui avaient eu l’idée de reprendre le Palais et l’Usine, ils en surveillaient le bon fonctionnement comme deux aigles…
Et Orso ? Beau comme Adonis et ombrageux comme une bête sauvage, c’était le seul qui n’avait pas étudié. Il conduisait les camions, courait comme un fou, riait sans raison, couchait avec les femmes de mauvaise vie et ne se levait plus le matin. Maintenant, il jouait au fasciste parce que la chemise noire lui allait bien.
Le quatrième, Ettore, faisait l’amour avec les paysans et les ouvrières. Mais il était indispensable : il savait travailler le fer et le bois mieux que Vulcain et il réussissait à réparer les machines et à installer un équipement en une seule nuit.
Bartolomeo, l’avant-dernier, détestait la bière et fuyait la saleté des machines en s’échappant au quatrième étage. Il faisait des études de géomètre, mais il avait la passion de la chimie. La nuit, c’était comme s’il veillait, aussi de jour leur semblait-il usé.
Elle l’avait dit : — Ce fils a les yeux trop bleus, trop clairs, du sang normand doit couler dans ses veines. Un mauvais présage…
Il lui restait seulement le dernier, Sebastiano, qui lui ressemblait comme une goutte d’eau. En lui, elle retrouvait sa mélancolie, sa façon de reconnaître l’autre côté de la vie. Mais il était un athlète : sur les barres parallèles, il volait ; il faisait du ski comme un Dieu. Elle l’avait envoyé en Norvège parce qu’il aimait la neige et qu’il voulait apprendre le style de Kristiania. Il en était revenu avec dix boîtes de saumon fumé… Il était un champion et tenait la comptabilité de l’usine.
« Que disait-elle, Cornélie, mère des gracques ? Ah, je me souviens, elle disait : – Les voici mes bijoux à moi ! »

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Perla et Celeste (cliquer pour agrandir la photo)

Les femmes ? Seule Perla lui faisait du souci avec les fantaisies remplissant sa belle tête. Elle réclamait du matin au soir : « je veux ce vêtement, je veux cet autre chapeau, la couturière s’est trompée, je ne veux pas de passatelli [1], je veux de la soupe… »
Mipento était tellement laide qu’elle ne pouvait pas la regarder. Ébouriffée comme une chouette effrayée, elle volait sans bruit dans ses clochers remplis d’au-delà. Quand elle arrivait, on ne l’entendait jamais et en avait peur.
— Où es-tu allée ? lui demandait toute la famille.
— Voir le jardin de l’archiprêtre ! répondait-elle. Puis, silencieuse, elle recommençait à nager dans l’air.
Sans l’aide de Céleste, elle, Teresa serait devenue folle avec tout ce déchet d’enfants entre ses bras. Et pourtant, elle n’avait pas voulu capituler : après la limonade et la glace, ils avaient produit de la bière et du jus d’orange ; le nom « FATA » apparaissait en relief sur les bouteilles et aussi sur le camion et le jour de marché la cour fourmillait comme une assemblée. Elle avait poursuivi son chemin, sans jamais s’arrêter…

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Bartolomeo et Sebastiano (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi


[1] Pâtes italiennes.

Teresa Amadori (Zérus – le soupir emmuré n. 60)

21 jeudi Nov 2013

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Celestino Fata, la Pieve, le côté nocturne de les choses, Marche, photo de famille, polenta, Sirio, Teresa Amadori, Zérus 60, Zérus le soupir emmuré 60

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Au dernière rang à partir du coté droite: le Niba en tenue de marin, le petit Ettore, Celestino Fata, Teresa Amadori (debout au centre), Sirio (avec le cheveux en forme de trapèze), Orso, posant sa main sur les épaules de Mipento. Au premier rang: Celeste vétue en blanc, Sebastiano, le dernier né, la petite Perla et Bartolomeo. Sur le tableau à droite la reine Marguerite. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa Amadori  Ia/IV n.60, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.131-234, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Teresa Amadori regarda ce jeune homme pâle avec la curiosité d’une petite fille qui meurt d’envie de froisser un paquet, mais elle se retint et soupira…
Auparavant, elle avait vécu à la Pieve, cinq kilomètres au sud de la ville, près d’une église de campagne dont le tocsin retentissait toutes les trois heures. Une grande arche, démunie de toute beauté, unissait la maison des Fata à une jolie ferme ancienne, qu’on aurait pu appeler sa sœur ainée, protégée par des arcades dont quatre sur la façade et trois sur le côté ouest. Du côté est, on voyait l’église et l’enclos des écuries, situé dans un bâtiment bas et long fendu de meurtrières. Il y régnait une odeur intense de fumier. Teresa y avait vécu plus de quarante ans. Là, parmi le bruit des cloches et l’odeur de l’herbe, elle avait accouché de huit enfants. Seule Perla, la dernière, était née au Palais.

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La Pieve, 1928: Polenta au fromage fondu. Le Niba, arborant ses moustaches, est au bout de la table, à droite.  (cliquer pour agrandir)

Empêtrée dans la conduite de la Pieve et contrainte de subir l’orgueil de ses patrons, ce fut avec ses enfants que Teresa donna libre cours à sa fantaisie. À chacun d’eux, elle avait voulu donner un prénom différent en suivant le génie et l’inspiration du moment. Après les douleurs de l’accouchement, elle avait vécu l’acte avec la solennité de quelqu’un qui s’apprête à donner un nom à chaque partie du cosmos. Il lui suffisait de dire :
— Ecce deus ! [1] Et chaque chose ressurgissait dans un halo de mystère.
— Je ne suis pas un animal que tu peux prendre comme bon te semble, dit-elle un jour à son mari. Il y a une autre manière de voir les choses… Elle existe, même si on ne la voit pas… Cette manière elle l’avait cherchée partout, sans jamais abandonner le travail ni oublier les nécessités de ses enfants.
— Mais qu’est-ce que c’est ? lui demanda son mari.
Elle le regarda avec de grands yeux sombres.
— C’est le côté nocturne…
— De quoi ?
— De la réalité !
Après, elle se débattait dans le lit, défaisant les draps comme une enfant qui a la fièvre. Au cœur de la nuit, elle sortait se promener sous les arcades de la Pieve. En revenant, elle avait les yeux qui brillaient.

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La Pieve: des membres de la famille Fata et des paysans en pose pour la photographie. (cliquer pour agrandir)

C’était donc elle qui avait choisi les prénoms de ses enfants. Dans ce mélange de personnages — légendaires, historiques ou tout simplement inventés —, sa douceur devenait une dictature bizarre et capricieuse. C’est ainsi qu’un roi, un comte, un saint, une divinité, un objet ou une couleur pouvaient venir au monde.
— Et si je l’appelais Verde ? Ou Mirabello ? Ou Mangiafave ? Ou Jupiter et Enée ?
À ses extravagances Celestino Fata, son mari, fils d’un ardent garibaldien, avait cédé avec une indifférence affectée.
— Qu’est-ce qu’un prénom ? Rien…, pensait-il. Cet adjectif « celestino », il avait dû le porter sur un corps gros et musclé pendant soixante-dix ans : une auréole de fer-blanc sur un visage débonnaire et sans rêves.
— Donne-leur les prénoms que tu veux, ce qui compte c’est qu’ils travaillent et qu’ils soient sains, lui avait dit-il.

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Teresa Amadori

Elle avait donné à chacun de ses enfants une des larmes qu’elle avait versées en secret sur quelque condensé de L’Iliade, de L’Enéïde, ou des Guerres puniques, ou pendant certaines nuits d’été où les étoiles filent et que volent les lucioles.

« Luciole luisante suspendue par une nuit sans lune

Mets la bride au cheval, le cheval du roi

Luciole luisante suspendue par une nuit sans lune

Viens avec moi ! »  [2]

Teresa avait entretenu ce manège des noms comme s’il s’agissait d’un animal en voie d’extinction. Son imagination, elle l’avait peu à peu réchauffée et couvée par mille stratagèmes. Telle était la folie de Teresa, la mère des neuf enfants Fata.

Quand naquit son premier fils, elle était déjà vieille, elle avait vingt-cinq ans. Elle traînait son gros ventre, comme s’il devait porter l’Amérique entière. L’aîné serait un garçon. En témoignait sa peau fine comme un papier de riz, le nombril renversé comme la queue d’un cochonnet, la tête de l’enfant déjà prête à comprimer l’utérus et à dévorer le sang, la lymphe et la graisse. Elle était maigre comme une allumette, la jupe à corolle entourait son buste mince. Sous cet abat-jour, ses jambes encore fines et délicates pointaient sans œdème. Mais elle marchait comme un canard et jamais comme alors la Pieve, ses champs et son grand escalier ne la heurtèrent davantage.
Ce fut peut-être ce ventre de plus en plus gros qui lui détruit les pieds, semblables à ceux d’une geisha japonaise. Mais elle ne portait pas des babouches de soie ou des mules en autruche ou de petits souliers en chevreau, doux comme du velours, tendre comme du beurre, non, elle s’était perdue parmi sa marmaille, glissant sur le sol savonné et se ruinant les pieds avec les chaussures et les sabots de travail.
Son premier fils était né à Pâques après qu’elle s’était bourrée de pain à l’anis, de sardines et de merluche pendant tout le dimanche des Rameaux. L’horloge du village avait arrêté de sonner et tout était resté immobile dans un monde plus noir que la poix.
— Fais que je ne sois pas difforme…, avait-elle soupiré.
Le samedi saint le vent avait soufflé et l’été était devenu orageux. Elle avait préparé le panier d’œufs durs pour le prêtre. Elle les avait enroulés auparavant dans de petites feuilles, de petites fleurs des champs et dans de l’ail à toupet — sans oublier les pelures jaunes d’oignon —, puis elle les avait recouverts de bouts d’étoffe, les plongeant dans de l’eau bouillante. La nuit, elle n’avait pas réussi à dormir. Elle était sortie dans la cour, le corps nu sous la chemise, le ventre large comme une cloche, avec son gros battant pendant entre les jambes, sur le point de sonner. Elle avait regardé le ciel et avait vu Sirius traînant derrière lui sa naine blanche : — je l’appellerai Sirio… avait-elle dit en s’allongeant dans l’herbe, les jambes pendantes à la lumière de la lune nouvelle qui l’assistait comme une sage-femme aveugle. Ce fut alors qu’elle ouvrit les cuisses, se hissa vers le haut, serra la langue entre les dents, s’agrippa à l’herbe et poussa autant qu’elle le pouvait. Ce fut ainsi que naquit Sirio. Ce fut peut-être pour cette parenté avec les étoiles qu’il se montra vite un peu étrange. Après Sirio, elle donnerait naissance à huit autres enfants…

Claudia Patuzzi

[1]  Voilà Dieu est ici !

[2]   « Lucciola pénda calla, calla — mitti la vrija a la cavalla — la cavalla del lu re — lucciola pénda, vié co mme… »

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