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décalages et metamorphoses

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Archives de Tag: stanza di garibaldi

Rue de Plaisance I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 19)

19 jeudi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Ghislain à trois ans.

Rue de Plaisance I/V, n. 19, traduction et nouvelle adaptation du chapitre I de La stanza di Garibaldi, pp. 80-82, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cet après-midi-là le vacarme était général. La tante Agathe courait en essuyant son visage avec sa jupe et ses cousins hurlaient. Une forte odeur de café venait de la cuisine. Ghislain était resté à regarder son père pendant quelques minutes. Était-il vraiment mort ou bien était-il encore en train de parler ? Peut-être, ses lèvres voulaient lui dire quelque chose. Il s’approcha du fauteuil, puis il recula, impressionné. Son père murmurait, d’une voix imperceptible : « Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ?

— Tais-toi papa ! supplia-t-il, tandis que la tante Agathe lui refermait brutalement les paupières et la bouche.

Ghislain observa la scène. L’oncle Laurent se tenait dans un coin, près du baldaquin. Il paraissait vieilli, ce n’était plus le sauveur d’aéroplanes du Bois de Boulogne. Une rafale lui avait ébouriffé les cheveux lui conférant un air encore plus sombre.

— Qui a ouvert la fenêtre ? dit quelqu’un.

Ghislain posa les yeux sur le bord du fauteuil, une bouffée d’air avait soulevé le volant de velours et une lueur jouait avec les ombres à terre. C’était juste à cet endroit que la main de son père, restée ouverte, indiquait quelque chose. Il y avait une étrange odeur d’amandes amères dans l’air. D’où venait-elle ? Il connaissait cette odeur…

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photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour agrandir)

«  Trois… Il y en a trois… ramasse-les ! » murmurait son père. Sans comprendre, Ghislain traîna vers la soucoupe qui gisait en morceaux sous le fauteuil… « L’odeur est ici… ou bien elle est dans sa bouche ? » Il ramassa les trois tessons en les serrant dans son poing. Puis il les mit dans sa poche. Dans sa hâte, il se coupa la paume de la main. En quelques secondes, sa tête se mit à tourner, tandis que sa mère accourait vers lui.

De ce jour-là, les cauchemars se succédèrent à un rythme régulier. C’était toujours son père qui venait, le visage sillonné de larmes. Il les épiait dans leur sommeil, avant de leur demander, en soupirant, de l’aider.

Plus tard, d’autres événements se multiplièrent sous des formes mystérieuses. En premier lieu son œil. Comme s’il ne voulait plus se souvenir de la mort, son œil droit resta pour toujours mi-clos. Les médecins parlèrent d’un tic chronique dû à un spasme du nerf optique et en restèrent là. Le second événement a trait à la blessure de la main droite. L’entaille devint noire et gonflée. Jusqu’au lendemain des funérailles, Ghislain dut garder la main plongée dans une infusion d’eau et de sel. Lorsque sa mère lui demandait la raison de cette étrange blessure, il disait que c’était à cause d’un clou. Il ne dit jamais rien de ces tessons : il les cacha dans un tiroir pour les emporter ensuite comme une amulette dans toutes ses pérégrinations. C’était le « cadeau » que son père lui avait fait avant de mourir. Le troisième événement concerna son identité. Dès lors, pendant cinq longues années et par la volonté de sa mère, son prénom n’était plus Ghislain, mais celui de son père, Paul.

Bruxelles, le 15 juin 1986

Janvier 1910 : ma mère et moi nous déménagions à Bruxelles, dans la maison de mes grands-parents. Tante Germaine nous attend à la gare, plus jolie que jamais. Je me souviens très bien de l’appartement de la rue de Plaisance : un trois-pièces, avec deux chambres et une cuisine ; des toilettes en commun dans l’escalier. Pour nous laver un tub en zinc, pour la lumière des lampes à pétrole et des bougies… Les affaires du grand-père ne marchaient pas fort, tante Irma s’était mariée, comme les oncles Prosper et Léopold. Maman et la tante Germaine durent chercher du travail. Nous sommes restés ici trois ans, de 1910 à 1912, jusqu’à la mort de la grand-mère. Nous vivions dans une maison de pauvres.

Un pauvre

Claudia Patuzzi

Cyrille et Amélie III/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 6)

19 vendredi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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bruxelles, Corse, Napoleone Bonaparte, Pasquale Paoli, Siscu, stanza di garibaldi, Zérus le soupir emmuré

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Neige à Bruxelles

Cyrille et Amélie III/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 30-35, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés.
Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ce dimanche de janvier 1905 la neige éclaircissait encore plus la pâleur d’Amélie tandis qu’elle servait la tarte aux pommes de terre et aux choux et un plat de choesels avec de petits bouts de pancréas et des abats de bœuf à la bière, aux oignons et au vin. Le dimanche, les Balthasar mangeaient toujours chez eux à midi et demi précis. Ce jour-là ils étaient sept à table : Cyrille, Amélie et les trois jeunes filles, Germaine, Irma et Eugénie. Prosper et Léopold, les seuls garçons à avoir survécu aux maladies infantiles, étaient partis en voyage. Un invité, élégamment habillé, était assis à côté de Cyrille.Celui-ci — un franco-italien qui s’appelait Paul Mancini — était encore jeune, mais faisait plus que son âge. Quiconque l’observait demeurait insatisfait. Dans son apparence, il y avait quelque chose d’instinctif et d’obstiné, qui n’allait pas avec la façon raffinée de ses habits.
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Bruxelles, le parc

« Tout ça, c’est la faute de la richesse » pensait Amélie en servant les choesels. Il suffit de regarder comment il est assis et de l’entendre parler pour voir qu’il est un rebelle… »Son impression n’était pas du tout exacte. En effet, s’il vivait à Paris, Paul Mancini était né en Corse, près de Bastia, au centre de la vallée sauvage de la commune de Siscu. Son esprit toujours insatisfait ne lui venait pas de sa richesse, mais de quelque chose de beaucoup plus précieux. Son inquiétude était l’oeuvre des vents capricieux de la Corse qui continuaient à lui embrouiller les idées en le poussant à suivre des impulsions soudaines.

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Paysage de Siscu, chez Bastia.

Dans sa nombreuse famille, originaire de Siscu et très branchée avec les « sgiò » — les messieurs —, on l’avait toujours su: c’était en ce milieu tout à fait particulier, où les riches vivaient avec les bergers parmi le vent et les chevaux, qu’il avait grandi depuis son enfance. Ses grands-parents n’avaient jamais abandonné la vallée. Il, au contraire, était parti de Siscu et, avec l’aide des « messieurs », était devenu très riche avec ses troupeaux de bétail dispersés partout dans le monde. Il avait d’abord traversé l’Atlantique pour aller en Argentine. Dans ces prairies, il n’avait pas connu la solitude, car le vent le balayait sans répit, le berçant d’un sommeil d’enfant. Ensuite, à Paris, où l’avait rejoint la majorité de sa famille, quelque chose le tourmentait et l’empêchait de dormir. Ses pensées étaient toujours les mêmes : avait-il trahi ses origines ? Où était la Corse ? Qu’était-il devenu ? Il avait une grande maison près du Bois de Boulogne et une foule de frères, de sœurs, de beaux-frères et belles-soeurs, que voulait-il de plus ?Certaines nuits, il se réveillait en sursaut, le cœur battant sous une chape de plomb. «Malédiction, où est-il fini le vent de la Corse ? Le parfum de la mer ? » Mais tout se taisait. Le jardin était desséché comme un mort. Il n’y avait ni de grillons, ni de genévriers ou d’agaves à Paris. Les souris aussi se cachaient sous terre, par peur de cette immobilité de l’air qui annonce la tempête, tandis que les arbres du bois de Boulogne restaient pétrifiés, noirs comme des sacs de charbon. Il se débattait dans l’obscurité. « Je ne respire plus ! » Les yeux écarquillés vers la fenêtre, il rejetait les couvertures en se dressant sur son lit. Il fixait, terrifié, la lumière spectrale qui se glissait entre les volets. Le cœur comprimé par des battements furieux, le front glacé, il était seul comme un chien : « Je meurs ! Quel dégoût ! »

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Paul Mancini essuya son front avec la serviette et regarda autour de lui. Madame Balthasar le fixait de manière étrange. Non, elle ne pouvait pas imaginer l’angoisse de ses pensées, il ne laissait transparaître que sa désinvolture… Mais comment était-il tombé dans cette maison ? Oui, bien sûr, c’était son succès en Amérique latine qui l’avait poussé à voyager dans toute l’Europe. Résultat : une invitation à déjeuner chez ce vendeur de cigares qui ne pensait qu’à compter.
D’ailleurs, Cyrille Balthasar, dès qu’il avait senti l’odeur de l’argent, s’était montré très empressé envers lui : « Vous êtes de passage à Bruxelles ? Venez chez moi dimanche, accordez-moi de vous inviter pour la nuit, on mangera bien en parlant affaires »  et Paul, qui sait pourquoi, avait accepté. « Je vous attends à midi ! » Sur ces mots, Cyrille Balthasar s’était engagé dans l’avenue Louise en faisant voltiger son manteau gris. La neige commençait à tomber à gros flocons…
Maintenant, Paul montrait à ses hôtes une photographie de lui avec des troupeaux vigoureux en toile de fond. Il portait une sorte de sombrero sur la tête et ses moustaches étaient alors beaucoup plus fines.
— Vous êtes corse, n’est-ce pas ? commença Cyrille, obséquieux.
— Oui, ma famille est originaire de Siscu, près de Bastia.

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Bastia, le port (Corse)

Cyrille décida de ne rien cacher de ce qu’il pensait de cette île de séditieux sauvages.
— Monsieur Mancini la Corse est une belle région, mais depuis la bataille de Ponte-Novo, il n’y a que la France !
Paul Mancini parla avec calme comme s’il devait instruire un analphabète :
— L’histoire de la Corse ne peut pas se confondre avec celle de la France. Puis, voyant l’expression perplexe d’Amélie et le visage tendu de Cyrille, il ajouta :
— Je vous prie d’excuser mon ardeur, quand j’étais jeune, on disait que j’étais un rebelle.
Un rebelle ! » Cyrille se jeta rageusement sur les abats.
— En tout cas, reprit Paul, chez nous, hommes ou femmes, on veut que nos capacités ne se développent que pour le bien de notre pays, la Corse !
Personne ne comprit rien à ce qu’il avait dit. Cyrille eut une quinte de toux soudaine.
— Vraiment ? chuchota Amélie.
Mais il ne démordait pas : — On a traité la Corse comme une colonie !
L’atmosphère était désormais envahie par l’embarras. Les trois soeurs, étonnées, le fixaient sans rien dire.
— Mais enfin, que dit-il ? éclata Cyrille, sur le point de perdre patience. Il allait se lever quand une pensée, surgie d’un coup, l’arrêta :
— Mon garçon, la Corse a donné Napoléon à la France.
— Napoléon, un Corse ? Bonaparte n’est-il pas né à Ajaccio ? rétorqua Cyrille.
— Bien sûr. Cependant, mon héros est Pasquale Paoli. Je suis peut-être devenu parisien, mais je ne me sens pas du tout français. Je suis né à Bastia. Il n’est pas inscrit qu’un Corse doive forcément aimer Napoléon Bonaparte.

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Cyrille arrêta de mâcher les choesels. Son regard était d’un gris très clair, couleur de glace. « Jésus, c’est vraiment un révolutionnaire ! » Il s’enfermait dans ses pensées, cherchant le moyen d’en finir au plus vite avec cet horrible repas.
Mancini poursuivit tranquillement : — Oui, j’aime Pasquale Paoli. Vous savez, en Italie aussi le véritable héros du peuple est Giuseppe Garibaldi, ce n’est pas Vittorio Emanuele.
Immobile dans son coin, Cyrille ne pouvait plus parler. Une foule de pensées se bousculaient dans son esprit. Qui était Garibaldi ? Un maçon. Un brigand vêtu de rouge. À moitié sud-américain. Lénine et Vandervelde ne suffisaient pas ? Qui avait-il fait entrer dans sa maison ? Un barbu sans Dieu ?

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Claudia Patuzzi

Cyrille et Amelie I/II (Zérus – le soupir emmuré n. 5 )

10 mercredi Juil 2013

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Anderlecht, bruxelles, Maison d'Erasme, rue Carpentier, rue Gheude, rue Saint Eloi, stanza di garibaldi, Zérus le soupir emmuré

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Bruxelles, 1913

Cyrille et Amélie I/II, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 27-29 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Peur ? Il semble que Ghislain ait eu peur de son grand-père. Mais qui était réellement Cyrille ?

Je prends dans mes mains un portrait de Jean Baptiste Henry Cyrille Balthasar. La photographie est petite, mais la silhouette qui l’occupe déborde des limites fragiles du papier : un tronc sans branches qui se détache de la terre en brisant ses racines. En regardant plus attentivement, je vois un homme grand, avec un gros nez charnu et une bouche fine. Les lunettes métalliques, qu’il nettoie scrupuleusement, accentuent son regard gris qui passe facilement du silence glacé aux accès de colère. Ses cheveux blancs sont coupés en brosse, les sourcils, en revanche, semblent blonds. La tête tient fermement sur son cou comme une grosse bille. Il est habillé de gris, enroulé dans une lourde capote d’hiver comme un général détaché en Sibérie.

Cyrille m’est immédiatement antipathique. Il a l’air de penser surtout à lui-même. En regardant ces yeux froids, je comprends encore mieux le silence obstiné de mon oncle. Henriette a raison : Ghislain avait peur de Cyrille.

Avant la « sale affaire », la famille Balthasar habitait au 46 rue Saint-Éloi, près de la Gare du Midi, à Anderlecht, un faubourg au sud-ouest du vieux Bruxelles. La maison de Cyrille était à mi-chemin entre une brasserie renommée et la massive tour de la porte de Hal, presque sur la pointe du polygone entourant la Grande-Place.

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Maison d’Erasme

Un froid dimanche de janvier 1905 Cyrille traversa le faubourg d’Anderlecht à pied « parce que cela lui fortifiait les os ». Il longea la maison d’Érasme — « un hérétique verbeux » — avec un air dégoûté. Après, il but une gorgée de lambic à la brasserie de la rue Gheude. Il parcourut ensuite sans hésitation la Place de la République remplie de monde et pénétra d’un pas décidé dans la rue Carpentier. Puis il tourna les talons vers la gauche en dessinant son ombre derrière la vitre de la porte d’entrée.

— Amélie ! hurla-t-il à son épouse.

Amélie Molitor ouvrit la porte. Il entra. Elle lui arrivait à peine au-dessus de la taille. Cyrille pencha ses yeux gris sur le front de cette femme plus vieille que lui, puis, comme un aigle qui s’empare d’un agneau, il déposa un baiser entre ses sourcils noirs. Il effectua cette opération avec une exactitude désormais rituelle. Du reste, avant de s’adonner au commerce des cigares Leman, il avait été professeur de mathématiques.

— Les nombres servent à tenir la réalité sous contrôle. Une deux, une deux, marche !

De quel contrôle parlait Cyrille ? Celui de la raison ? S’il voyait un ciel étoilé, il se raidissait aussitôt, agacé par ce charme laiteux que possède chaque chose qui échappe à notre empire. Angoissé par ce silence, il aspirait avec force l’air de la nuit, comme s’il voulait le happer au plus vite et faire que le jour se lève sans le secours du soleil. Enfin, accablé par tant d’indifférence, il s’acharnait à défier le ciel en comptant les étoiles.

— Cent, deux cents, trois cents… Quand il arrivait à sept cents, il arrêtait.

« Mince, que diable a-t-il l’univers ? Il ne s’allonge pas et ne se raccourcit pas, et pourtant il ne finit jamais », bougonnait-il avec rage.

C’était vrai : il manquait à Cyrille les clés pour accéder au ciel. Dans son univers il n’y avait pas de cycles, mais il avait trouvé des règles. Il n’y avait pas de divinités rustiques, mais il y avait quand même un Dieu unique absolu avec lequel il avait fini par établir une alliance étroite. Ce fut le Parti Catholique qui l’attira dans son orbite en renversant barbarement chacune de ses émotions. Là-dedans, chaque doute, chaque affection de Cyrille trouvèrent toujours une réponse impitoyable et cruelle.

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Claudia Patuzzi

Henriette I/III (Zérus – le soupir emmuré n. 2)

19 mercredi Juin 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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belgique, bruxelles, Caronte, Copernico, Cyrille Balthasar, Galileo, garibaldi, ghislain, italie, stanza di garibaldi, système ptolémaïque, Vulcano, Zérus le soupir emmuré

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Henriette I/III, traduction et nouvelle adaptation du chapître II de La stanza di Garibaldi, pp. 13-18 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Je ne sais pas pourquoi j’ai décidé maintenant, de but en blanc, d’examiner ce que mon oncle m’a raconté durant des années. Je sais seulement que la dernière lettre — avec la petite tasse à café, la soucoupe cassée en trois morceaux et la photo de Garibaldi — est devenue une sorte d’obsession. Ce matin, avec une loupe, j’ai examiné de nouveau la photo. Sur la droite de Ghislain, près du lit, on entrevoit une espèce de pantin — avec un chapeau — qui ressemble à un homme. Y avait-il quelqu’un d’autre dans la chambre? Ce ne peut pas être la même personne qui a déclenché la photo, car l’image a été prise d’un autre angle visuel. Et alors, qui est le responsable de cette photo ? Quelle est cette étrange grille derrière Garibaldi ? Je me pose toujours des questions sans réponse. Il me semble que je tourne à vide autour d’une absurde devinette. Peut-être n’est-ce qu’une moquerie, la dernière boutade d’un vieux farceur, désormais dément… Il ne me reste que les lettres de mon oncle et quelques documents.

Sans hésiter, j’ai enlevé les lettres du fond du tiroir et je les ai classées par dates, en les rangeant dans des enveloppes recouvertes d’étiquettes rouges. J’ai accroché aux murs les photographies que Ghislain m’avait envoyées avec les cartes de Bruxelles et de Macerata, transformant ainsi mon bureau en bazar néocolonial. Ensuite, je suis partie à la recherche d’autres photographies. En fouillant dans les tiroirs, j’ai pris des papiers d’identité, des actes de naissance, des certificats de mariage, des bulletins, des avis de décès, des cartes postales, des journaux intimes et de petits livres universitaires. J’ai pris aussi des plans cadastraux et des actes de notaire, des listes de mariage, des attestations de la marine royale et des titres honorifiques. Puis je les ai enfermés dans une boîte aux emblèmes de la « Villa d’Este ». J’ai contacté ensuite les quelques personnes survivantes, encore en mesure de témoigner sur l’affaire. À la fin, épuisée par les doutes, j’ai pris mon ordinateur portable et j’ai quitté Rome.

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La maison au bord de la mer, c’est ce que dessinent les enfants dès qu’ils ont trois ans : un toit pointu de tuiles rouges, un hublot au centre du tympan, une véranda avec deux colonnes en blocs de tuf, comme un modeste temple de Vesta. Un jardin carré, plus vert qu’une jungle, entoure la maison. On y entre par un portail peint en vert défendu par une faïence blanche et bleue avec un Saint-François parlant aux oiseaux. Franchir cette grille c’est passer le Tropique. Un fil invisible coupe en deux ton épine dorsale et te transforme en un éternel adolescent. Tu redeviens enfant et tu ne peux plus vieillir.Pourtant, il ne s’agit que d’un petit jardin ombragé habité par deux chênes centenaires. Le premier sanglant à cause des cicatrices sculptées sur son tronc de liège, le deuxième tendu, en guise d’ombrelle, sur le toit de la maison pour la défendre de la violence du vent, comme le ferait une mère.

À première vue, la maison semble un simple monticule de blocs de tuf entouré d’un jardin à l’italienne. Mais il ne faut pas se borner aux apparences : juste derrière la maison, au nord-ouest, une petite tour veille, comme une forteresse d’antan, au-delà d’une haie, sur un grand pré sauvage. C’est le côté interdit du jardin, un lieu dépourvu de limites et de règles. Sur cette étendue de ronces, de coquelicots, de ravenelles, les lapins creusent des terriers sur des kilomètres, les vipères sont maîtres des broussailles, le grain meurt égorgé par les épines, l’herbe est envahie par les orties, avant d’être ruminée par les vaches qui viennent paître au crépuscule.

Dans les années cinquante, il n’y avait pas de haie. Seuls quelques fils de fer qui laissaient partout des passages parmi le champ de pastèques et des meules de paille sur lesquelles je m’amusais à glisser. Maintenant, le pré est abandonné. Les spéculateurs attendent qu’il pourrisse, dévoré par l’indifférence et par le temps. C’est là que Ghislain s’est promené à cette époque avec moi, en crottant sa soutane et ses chaussures de cuir, tandis que je courais et faisais mine de me perdre. — Ne cours pas, petite fée, ne cours pas, s’écriait-il, mais j’étais méchante et je le laissais seul au milieu du champ. Il se mettait alors à ramasser des plantes grasses, charnues comme des doigts, il remplissait sa soutane de grandes fleurs violettes qu’il offrait à sa sœur Henriette. Elle le remerciait, puis les jetait discrètement dans la poubelle. À l’orée de la pinède, je me retournais en arrière. Je le voyais rentrer rapidement à la maison, trébucher parmi les buissons et les ronces, une tache noire dans le jaune des navets et le rouge des coquelicots. Je le saluais alors une dernière fois avant que le maquis ne m’engloutisse. Au crépuscule, je reprenais le chemin de la maison. Quand j’arrivais sur la route, je voyais sur le fond une tache obscure. Je courais. L’ombre noire s’agrandissait seconde après seconde. Elle devenait d’abord un oiseau, un aigle ou un faucon aux ailes déployées, puis un phoque avec un ballon sur le bout du museau. À soixante mètres je le distinguais. La tache était mon oncle. L’oiseau était le tricorne qui nichait sur sa tête. Il attendait sur une chaise que je revienne. Dès qu’il m’avait vue, il courait vers moi en criant :— Ma bonne fée, c’est l’heure de dîner ! Je faisais exprès de ralentir le pas, puis je revenais vers le champ de blé près du croisement.

Ceux qui passent dans l’allée côté sud du jardin tôt ou tard s’arrêtent devant la grille aux tuiles rouges pour s’exclamer :— On dirait la villa Borghese ! De ce point-là, on voit effectivement un pré à l’anglaise très bien entretenu, avec des buissons de roses et d’hortensias entre des parterres bordés de sentiers de gravier et de fusain. Au-delà du pin et des deux chênes qui dominent le plateau, il y a un lentisque à la chevelure compacte et bouclée.

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C’est Rolando, mon père, qui pourvoit à tout. Je le vois ratisser les feuilles, les ramasser en tas égaux et en remplir de gros sacs qui s’élèvent en de funèbres pyramides près de la maison. Peu après, j’entends sur le côté est ses pas affairés entre le garage et la cabane à outils. Il répare quelque chose. Le marteau frappe, obsédant et patient. Une trentaine de coups à peu près. La selle de la balançoire ? Le socle en bois de la douche ? Immédiatement après, ses pas font crisser le gravier devant la grille. On entend le bruit d’un ruisseau. Il ouvre les robinets, de l’eau se répand sur le parterre central. Après une demi-heure, il met le tube toujours au même endroit, puis il l’enroule avec précision, pour former un huit. Pour finir, il passe en revue le côté ouest, la haie de pittosporum et les environs du grand chêne menacé par les vers et les insectes.

Rolando a l’esprit d’un gardien. Par sa poigne, il ressemble à Vulcain, le dieu souterrain, le mythique forgeron faiseur de boucliers et d’éclairs divins. Par l’expression de son visage, éternel et terrestre à la fois, il rappelle les personnages de terre cuite des sarcophages étrusques. C’est Charon ? Je ne crois pas. Il vit au paradis, dans un petit éden. Ce n’est pas Caton non plus. Dans son univers, tout se vit sans réflexion ni conscience.

Dans ce jardin, chaque chose, même la plus insignifiante, fait partie d’un « système ». Tout se tient ici depuis un temps immémorial et n’a jamais changé de place. Je me mets alors à penser à Ptolémée. Presque tout le monde croit que son système est aujourd’hui dépassé : la terre était immobile au centre de l’univers, repliée dans une divine harmonie, tandis que le soleil tournait autour d’elle comme un diamant enchâssé dans une boule de cristal. C’est vrai. On a avancé avec les découvertes de Copernic et de Galilée, qui ont d’ailleurs rendu la terre plus humble et moins effrontée, permettant aux peintres de se représenter l’infini sous la forme d’une illusion. Cependant, je soutiens que le système de Ptolémée existe encore et qu’il est souvent pratiqué. Je me réfère, évidemment, à un usage privé. En effet, ce système parvient même à revêtir les formes occultes et ensorcelantes de véritables fétiches. Les gens ordinaires ne s’en aperçoivent pas, parce que souvent ceux que je qualifierais de « Ptoléméens », deviennent extrêmement hospitaliers et aimables, cérémonieux même, lorsqu’ils veulent t’attirer dans leur monde.

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Il « sistema tolemaico »

Tous les « Ptoléméens » ne sont pas les mêmes : ils peuvent être autoritaires ou fanatiques, rêveurs ou bucoliques. Certains poursuivent de dangereuses obsessions capables, avec le temps, de créer d’épouvantables conflits. D’autres engagent des tournois désespérés contre des monstres hypothétiques : c’est le cas de mon arrière-grand-père belge, Cyrille Balthasar. Les plus aimables et inoffensifs sont les rêveurs occupés à suivre leur mère leur vie durant, comme mon oncle Ghislain, ou les bucoliques qui, pourtant, frôlent quelquefois l’ennui et la répétition, comme mon père Rolando. Comme tous les « Ptoléméens », émet parfois de brèves sentences qui se détachent dans l’existence de celui qui l’écoute comme des phares invisibles. Un jour, tandis qu’il balayait les feuilles, il s’arrêta brusquement, et dit : — L’important est de trouver son propre but. Jésus, par exemple, avait l’idée fixe de Dieu. Il y a toujours dans la vie de quelqu’un une idée qui l’accompagne dans le monde et dans ses pensées. La satisfaction alors n’est pas autre chose que d’accorder son idée fixe avec soi-même et d’en faire un but.

Claudia Patuzzi

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