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décalages et metamorphoses

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Le grand vacarme (Zérus – le soupir emmuré n. 63)

25 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1928, famille Fata, ghislain, henriette, le grand vacarme II-b, Macerata, Marche, Niba, Nino, Santina, Sirio, voyage en Italie

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Palais des Fata sur les remparts nord de Macerata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

IIb/IV n. 63, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.242-245, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain venait de reprendre ses esprits quand le vacarme fit irruption dans la pièce. La salle s’était remplie. Orso et Sebastiano avaient juste déposé Teresa à sa place, près de Céleste, lorsqu’Ettore enjamba Sebastiano pour atteindre Orso et le gifler du revers de main.
— Celui-là a le cœur rempli de merde ! hurlait-il.
— Un poil a poussé sur le tien ! lui répondait Orso en agitant le bras.
— Arrêtez donc, sinon tout le monde va partir. Comme d’habitude, Sebastiano les séparait, tandis que Bartolomeo et Mipento restaient dans leurs Paradis.
— Orso, calme-toi !
Tout le monde attendait Perla qui était en retard.
— C’est une rose faite de cendre et d’os, ricana Mipento.
— Tais-toi ! Sa mère lui lança un regard sévère.
Ettore s’interposa : — Maman, tu l’as vue : Mipento a levé la tête comme si elle était en extase. Elle a écarquillé les yeux, elle a bavé…
— Je suis heureuse de prier, pleurnicha Mipento.
Ghislain ne comprenait rien. Les mots s’entassaient l’un sur l’autre dans un bruit agressif. Instinctivement il chercha la petite main d’Henriette. Elle lui sourit. À ce moment-là, Perla et Sirio entrèrent. Ce fut comme si le soleil et la lune s’affrontaient avant de se tourner le dos dans une éclipse perpétuelle. Dès que Sirio se fut assis au bout de la table, un silence absolu se fit parmi les convives. Mipento continuait à pleurer en silence.
— Santina, les antipasti ! cria Sirio. Où est l’eau distillée ?
Céleste lui tendit son petit pot en verre.
— Le pain grillé ?
— Il est là, à côté, Sirio.
— Que les enfants ne boivent pas avant le second plat.
— J’ai soif, murmura Nino de derrière la chaise.
— Moi aussi… soupira Henriette.
— Santina, apporte les gazeuses, les bières, le Seltz et le vin rouge !
— Que font-ils ? demanda Ghislain.
Amusé, Niba lui répondit : — Personne ne mange sans son autorisation, maintenant tu comprends pourquoi je suis entré dans la marine, n’est-ce pas ?

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Sirio Fata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Santina entra en sautillant avec les eaux gazeuses et l’orangeade, puis elle posa les antipasti devant le maître de maison : — Les antipasti aiguisent l’appétit ! Et elle, en se déhanchant, s’en alla à la cuisine pour surveiller le bouillon. Ettore la regardait bouche bée tandis que Sebastiano ricanait.
— Taisez-vous, cochons ! ordonna Teresa.
Sirio se leva. Vêtu de gris comme si c’était l’hiver, il était aussi pâle que la nappe.
— Que Dieu bénisse cette table… dit-il, en levant un verre d’eau distillée comme s’il s’agissait d’une hostie consacrée. À ce signal, tous se sentirent libérés.
Les coudes sur la table, la fourchette suspendue en l’air, la poitrine renversée sur la dentelle de son poignet, Perla, qui manquait d’appétit comme une vraie dame, laissa tomber ses cheveux châtains le long de la chaise.
« Elle est mille fois plus belle que Christiane… et le corps, qu’est-ce que doit être son corps, plus beau que celui de Catherine… » Ghislain rougit. Ces pensées-là lui étaient interdites, cependant elle lui souriait. Il sentait que le souffle lui manquait…
Niba vint le sauver : — Nous devons saluer un invité ce soir…
Tous les regards se dirigèrent vers cette tache noire qui ressortait sur le lin immaculé.
— Je vous présente Ghislain !  cria le Niba.
Il s’enfonça dans sa chaise :  — De l’eau… de l’eau.
— Faites-le boire, il a soif !
— Il est épuisé, le pauvre, après un jour de voyage.
— Plus d’un jour, tu veux dire.
— Un parent de Belgique, pas vrai Annibale ?
— Cela aurait fait plaisir à la pauvre Eugénie…
— À qui ressemble-t-il ?
— Il a un œil fermé.
— Pour moi, le Petit-curé est encore vierge.
— Tais-toi Ettore !
— Regarde comme il boit.
— Combien de temps ce garçon reste-t-il chez nous ? demanda la grand-mère.
— Environ quatre jours, répondit Annibale.
Ghislain, rouge de honte, ne ressentait rien, ne comprenait rien, ses oreilles bourdonnaient..
— Voilà le bouillon de poule.
Cette fois, Santina partit de l’autre côté. Ettore réussit à la pincer.
— Tenez-vous tranquille, Monsieur, s’écria-t-elle, en riant. Orso et Sebastiano rirent aussi.
— Bien. Et où allons-nous le coucher ? demanda Teresa.
— Bartolomeo et moi nous pouvons lui céder notre chambre. L’un de nous peut bien dormir en haut.
— Dans la chambre de Garibaldi ? hurla Orso.
— Pourquoi pas ? ricana Niba entre ses moustaches.
— Mais cette chambre n’est pas pour les invités, soupira Sebastiano.
— Silence, éclata Teresa, c’est ton oncle Sirio qui décide.
— Mais j’y veux aller !
— Tais-toi Sebastiano ! Ce n’est pas ton tour. Tu y as dormi il y a un mois, tout seul.
— Et moi ? Quand est-ce que j’y dors ? grommela Ettore.
— Tais-toi Ettore !
— Silence, j’ai dit. Le garçon, le Petit-curé, bref le Belge, il dormira dans la chambre de Garibaldi. Sirio avait parlé et le ton n’admettait pas de répliques.

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Nino, Henriette et Ghislain dans le potager. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Les voici mes bijoux à moi ! (Zérus – le soupir emmuré n. 61)

23 samedi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1928-29, Annibale Fata, Celeste, Cornélie mère des gracques, Ettore, i fratelli Fata, Macerata, Marche, Orso, Perla, Sebastiano, Sirio, Teresa Amadori, Zérus 61, Zérus le soupir emmuré n 61

001_I fratelli 180.jpeg- Version 2Les six frères : Niba, Sirio, Sebastiano, Ettore, Orso, Bartolomeo.
(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Les voici mes bijoux à moi ! I-b/IV n. 61, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.234-238, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

« Un an plus tard naissait Annibale… » continuait à rêver Teresa.
— Celui-ci est un révolutionnaire, un esprit aventureux, lui avait dit la sage-femme. Il a la tête à l’envers et je dois le tirer par les pieds…
— Non, je ne veux pas de forceps ! Elle avait tremblé, parce qu’elle avait vu des centaines de jeunes filles mourir ainsi…
— Il faut les forceps, sinon la Mort le mangera.
Teresa n’y croyait pas : — Il est plus gros que le premier. Il naîtra tout seul.
— Sans le forceps, le diable l’emmène en landau ! marmonnait la sage-femme en secouant la tête, puis elle répétait comme une berceuse : — Non, la Mort va le manger !
Teresa se couvrait le ventre pour protéger ce malheureux. Elle regardait cette vieille serrurière avec les yeux enflammés d’un loup sous la neige. Mais l’accoucheuse ne faiblissait pas.
— Et alors ? Pourquoi ces protestations ? C’est qu’il ne veut pas sortir, celui-là. Allez, il faut passer les Alpes ! Et elle riait entre ses dents.
Ce fut alors que Teresa vit le côté nocturne de sa vie. Elle s’allongea calmement sur le lit en disant :
— Je le jure sur Dieu, ce fils franchira les Alpes.
L’accoucheuse ouvrit les bras : — Priez Dieu qu’il en soit ainsi.
Annibale Fata saisit le message et se retourna d’une pirouette dans le liquide amniotique. C’était vrai. Il ne voulait pas naître. C’était trop beau de continuer à naviguer en tout sens dans cette eau chaude et tranquille. Qui avait dit qu’il ne savait pas nager ? Il ondoyait dans ce bouillon par les seuls déplacements de son buste et en donnant un coup de hanche… Il ouvrit sa bouche encore dépourvue de dents en avalant cette eau primordiale jusqu’à s’en remplir les poumons et l’estomac. Puis il se dirigea en hurlant vers la bouche de l’utérus : — la mer, où est la mer ? Mais personne ne le comprit.
Teresa était une femme intelligente. Trop intelligente, donc incapable d’accepter le monde tel qu’il est et de se contenter des prénoms extravagants qu’elle avait donnés à sa progéniture. Elle avait fait comme Moïse. Elle avait cherché sa terre promise, elle avait obtenu un prêt, avait laissé la campagne de la Pieve et la ferme, et elle avait déménagé en ville, au Palais. Mais avaient-ils vraiment trouvé la terre promise, elle et ses neuf enfants ?
À en juger comment Sirio errait dans la maison, on répondrait non. Il avait changé depuis qu’il avait renoncé à l’amour. Il suffisait qu’il se montre à une fenêtre dans la cour pour que la panique se crée : le bruit de l’Usine et les battements de cœur étaient multipliés pour cent, le travail des ouvriers s’accélérait dans un rythme convulsif par peur qu’il ne parle ou qu’il éternue.
Par contre, Niba n’avait pas changé. Même s’il était la tête pensante de l’Usine il n’attendait que le moment de quitter son tablier pour se lancer à la poursuite de la mer, des batailles et de l’escrime, pour courir au Théâtre, voir des pièces, entendre des concerts, ou aller au club du bridge, où des veuves disponibles rivalisaient pour lui. Ses fils, il les avait laissés à Céleste et à elle, Teresa. Et maintenant, il était sorti avec cet étrange cousin éloigné…

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Dessin de Paolo Merloni, cliquer sur la photo pour l’agrandir

C’étaient Sirio et lui qui avaient eu l’idée de reprendre le Palais et l’Usine, ils en surveillaient le bon fonctionnement comme deux aigles…
Et Orso ? Beau comme Adonis et ombrageux comme une bête sauvage, c’était le seul qui n’avait pas étudié. Il conduisait les camions, courait comme un fou, riait sans raison, couchait avec les femmes de mauvaise vie et ne se levait plus le matin. Maintenant, il jouait au fasciste parce que la chemise noire lui allait bien.
Le quatrième, Ettore, faisait l’amour avec les paysans et les ouvrières. Mais il était indispensable : il savait travailler le fer et le bois mieux que Vulcain et il réussissait à réparer les machines et à installer un équipement en une seule nuit.
Bartolomeo, l’avant-dernier, détestait la bière et fuyait la saleté des machines en s’échappant au quatrième étage. Il faisait des études de géomètre, mais il avait la passion de la chimie. La nuit, c’était comme s’il veillait, aussi de jour leur semblait-il usé.
Elle l’avait dit : — Ce fils a les yeux trop bleus, trop clairs, du sang normand doit couler dans ses veines. Un mauvais présage…
Il lui restait seulement le dernier, Sebastiano, qui lui ressemblait comme une goutte d’eau. En lui, elle retrouvait sa mélancolie, sa façon de reconnaître l’autre côté de la vie. Mais il était un athlète : sur les barres parallèles, il volait ; il faisait du ski comme un Dieu. Elle l’avait envoyé en Norvège parce qu’il aimait la neige et qu’il voulait apprendre le style de Kristiania. Il en était revenu avec dix boîtes de saumon fumé… Il était un champion et tenait la comptabilité de l’usine.
« Que disait-elle, Cornélie, mère des gracques ? Ah, je me souviens, elle disait : – Les voici mes bijoux à moi ! »

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Perla et Celeste (cliquer pour agrandir la photo)

Les femmes ? Seule Perla lui faisait du souci avec les fantaisies remplissant sa belle tête. Elle réclamait du matin au soir : « je veux ce vêtement, je veux cet autre chapeau, la couturière s’est trompée, je ne veux pas de passatelli [1], je veux de la soupe… »
Mipento était tellement laide qu’elle ne pouvait pas la regarder. Ébouriffée comme une chouette effrayée, elle volait sans bruit dans ses clochers remplis d’au-delà. Quand elle arrivait, on ne l’entendait jamais et en avait peur.
— Où es-tu allée ? lui demandait toute la famille.
— Voir le jardin de l’archiprêtre ! répondait-elle. Puis, silencieuse, elle recommençait à nager dans l’air.
Sans l’aide de Céleste, elle, Teresa serait devenue folle avec tout ce déchet d’enfants entre ses bras. Et pourtant, elle n’avait pas voulu capituler : après la limonade et la glace, ils avaient produit de la bière et du jus d’orange ; le nom « FATA » apparaissait en relief sur les bouteilles et aussi sur le camion et le jour de marché la cour fourmillait comme une assemblée. Elle avait poursuivi son chemin, sans jamais s’arrêter…

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Bartolomeo et Sebastiano (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi


[1] Pâtes italiennes.

Teresa Amadori (Zérus – le soupir emmuré n. 60)

21 jeudi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Celestino Fata, la Pieve, le côté nocturne de les choses, Marche, photo de famille, polenta, Sirio, Teresa Amadori, Zérus 60, Zérus le soupir emmuré 60

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Au dernière rang à partir du coté droite: le Niba en tenue de marin, le petit Ettore, Celestino Fata, Teresa Amadori (debout au centre), Sirio (avec le cheveux en forme de trapèze), Orso, posant sa main sur les épaules de Mipento. Au premier rang: Celeste vétue en blanc, Sebastiano, le dernier né, la petite Perla et Bartolomeo. Sur le tableau à droite la reine Marguerite. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa Amadori  Ia/IV n.60, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.131-234, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Teresa Amadori regarda ce jeune homme pâle avec la curiosité d’une petite fille qui meurt d’envie de froisser un paquet, mais elle se retint et soupira…
Auparavant, elle avait vécu à la Pieve, cinq kilomètres au sud de la ville, près d’une église de campagne dont le tocsin retentissait toutes les trois heures. Une grande arche, démunie de toute beauté, unissait la maison des Fata à une jolie ferme ancienne, qu’on aurait pu appeler sa sœur ainée, protégée par des arcades dont quatre sur la façade et trois sur le côté ouest. Du côté est, on voyait l’église et l’enclos des écuries, situé dans un bâtiment bas et long fendu de meurtrières. Il y régnait une odeur intense de fumier. Teresa y avait vécu plus de quarante ans. Là, parmi le bruit des cloches et l’odeur de l’herbe, elle avait accouché de huit enfants. Seule Perla, la dernière, était née au Palais.

Polentata Pieve180 - Version 2

La Pieve, 1928: Polenta au fromage fondu. Le Niba, arborant ses moustaches, est au bout de la table, à droite.  (cliquer pour agrandir)

Empêtrée dans la conduite de la Pieve et contrainte de subir l’orgueil de ses patrons, ce fut avec ses enfants que Teresa donna libre cours à sa fantaisie. À chacun d’eux, elle avait voulu donner un prénom différent en suivant le génie et l’inspiration du moment. Après les douleurs de l’accouchement, elle avait vécu l’acte avec la solennité de quelqu’un qui s’apprête à donner un nom à chaque partie du cosmos. Il lui suffisait de dire :
— Ecce deus ! [1] Et chaque chose ressurgissait dans un halo de mystère.
— Je ne suis pas un animal que tu peux prendre comme bon te semble, dit-elle un jour à son mari. Il y a une autre manière de voir les choses… Elle existe, même si on ne la voit pas… Cette manière elle l’avait cherchée partout, sans jamais abandonner le travail ni oublier les nécessités de ses enfants.
— Mais qu’est-ce que c’est ? lui demanda son mari.
Elle le regarda avec de grands yeux sombres.
— C’est le côté nocturne…
— De quoi ?
— De la réalité !
Après, elle se débattait dans le lit, défaisant les draps comme une enfant qui a la fièvre. Au cœur de la nuit, elle sortait se promener sous les arcades de la Pieve. En revenant, elle avait les yeux qui brillaient.

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La Pieve: des membres de la famille Fata et des paysans en pose pour la photographie. (cliquer pour agrandir)

C’était donc elle qui avait choisi les prénoms de ses enfants. Dans ce mélange de personnages — légendaires, historiques ou tout simplement inventés —, sa douceur devenait une dictature bizarre et capricieuse. C’est ainsi qu’un roi, un comte, un saint, une divinité, un objet ou une couleur pouvaient venir au monde.
— Et si je l’appelais Verde ? Ou Mirabello ? Ou Mangiafave ? Ou Jupiter et Enée ?
À ses extravagances Celestino Fata, son mari, fils d’un ardent garibaldien, avait cédé avec une indifférence affectée.
— Qu’est-ce qu’un prénom ? Rien…, pensait-il. Cet adjectif « celestino », il avait dû le porter sur un corps gros et musclé pendant soixante-dix ans : une auréole de fer-blanc sur un visage débonnaire et sans rêves.
— Donne-leur les prénoms que tu veux, ce qui compte c’est qu’ils travaillent et qu’ils soient sains, lui avait dit-il.

Teresa-sola def 180

Teresa Amadori

Elle avait donné à chacun de ses enfants une des larmes qu’elle avait versées en secret sur quelque condensé de L’Iliade, de L’Enéïde, ou des Guerres puniques, ou pendant certaines nuits d’été où les étoiles filent et que volent les lucioles.

« Luciole luisante suspendue par une nuit sans lune

Mets la bride au cheval, le cheval du roi

Luciole luisante suspendue par une nuit sans lune

Viens avec moi ! »  [2]

Teresa avait entretenu ce manège des noms comme s’il s’agissait d’un animal en voie d’extinction. Son imagination, elle l’avait peu à peu réchauffée et couvée par mille stratagèmes. Telle était la folie de Teresa, la mère des neuf enfants Fata.

Quand naquit son premier fils, elle était déjà vieille, elle avait vingt-cinq ans. Elle traînait son gros ventre, comme s’il devait porter l’Amérique entière. L’aîné serait un garçon. En témoignait sa peau fine comme un papier de riz, le nombril renversé comme la queue d’un cochonnet, la tête de l’enfant déjà prête à comprimer l’utérus et à dévorer le sang, la lymphe et la graisse. Elle était maigre comme une allumette, la jupe à corolle entourait son buste mince. Sous cet abat-jour, ses jambes encore fines et délicates pointaient sans œdème. Mais elle marchait comme un canard et jamais comme alors la Pieve, ses champs et son grand escalier ne la heurtèrent davantage.
Ce fut peut-être ce ventre de plus en plus gros qui lui détruit les pieds, semblables à ceux d’une geisha japonaise. Mais elle ne portait pas des babouches de soie ou des mules en autruche ou de petits souliers en chevreau, doux comme du velours, tendre comme du beurre, non, elle s’était perdue parmi sa marmaille, glissant sur le sol savonné et se ruinant les pieds avec les chaussures et les sabots de travail.
Son premier fils était né à Pâques après qu’elle s’était bourrée de pain à l’anis, de sardines et de merluche pendant tout le dimanche des Rameaux. L’horloge du village avait arrêté de sonner et tout était resté immobile dans un monde plus noir que la poix.
— Fais que je ne sois pas difforme…, avait-elle soupiré.
Le samedi saint le vent avait soufflé et l’été était devenu orageux. Elle avait préparé le panier d’œufs durs pour le prêtre. Elle les avait enroulés auparavant dans de petites feuilles, de petites fleurs des champs et dans de l’ail à toupet — sans oublier les pelures jaunes d’oignon —, puis elle les avait recouverts de bouts d’étoffe, les plongeant dans de l’eau bouillante. La nuit, elle n’avait pas réussi à dormir. Elle était sortie dans la cour, le corps nu sous la chemise, le ventre large comme une cloche, avec son gros battant pendant entre les jambes, sur le point de sonner. Elle avait regardé le ciel et avait vu Sirius traînant derrière lui sa naine blanche : — je l’appellerai Sirio… avait-elle dit en s’allongeant dans l’herbe, les jambes pendantes à la lumière de la lune nouvelle qui l’assistait comme une sage-femme aveugle. Ce fut alors qu’elle ouvrit les cuisses, se hissa vers le haut, serra la langue entre les dents, s’agrippa à l’herbe et poussa autant qu’elle le pouvait. Ce fut ainsi que naquit Sirio. Ce fut peut-être pour cette parenté avec les étoiles qu’il se montra vite un peu étrange. Après Sirio, elle donnerait naissance à huit autres enfants…

Claudia Patuzzi

[1]  Voilà Dieu est ici !

[2]   « Lucciola pénda calla, calla — mitti la vrija a la cavalla — la cavalla del lu re — lucciola pénda, vié co mme… »

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