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décalages et metamorphoses

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Le piège (Zérus – le soupir emmuré n. 51)

11 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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are poétique, écoles chrétiennes, bruxelles, Cyrille Balthasar, ghislain, Horace, novembre 1919, Overijse, rue de Plaisance, Zérus 51, Zérus le soupir emmuré 51

cyrille 1200 180

La piège V/VI n.51, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.201-206, chapitre V, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain entra dans la salle à manger de la rue de Plaisance. Son grand-père l’attendait au centre de la chambre.
« La glace l’a dévoré ! » frissonna-t-il, en voyant cette armature livide devant lui.
C’était la vérité. Les yeux de Cyrille, privés de cils blonds, brillaient comme des clous. Après la mort d’Irma, de Prosper et d’Eugénie, ils ne pouvaient plus contenir la réalité. Il ne pouvait plus voir le spasme de la vieille Europe, les bouleversements des masses faméliques et des rescapés assoiffés de droits, de revendications et de luttes.
Cette horde avançait. Ghislain sentit la nausée, la peur, la haine dans le regard de son grand-père. Devait-il revenir en arrière ? Ouvrir la porte et s’enfuir ?
En cet instant précis, la maison, le ciel, l’Europe entière étaient en train de s’écrouler. Même la rue de Plaisance et le quartier Saint-Gilles résonnaient d’une pitoyable plainte. Le Pentagone des boulevards subissait une contraction violente qui serrait la Grand’Place dans une terrible étreinte. Il n’y avait plus d’issue. La bourgeoisie gémissait humiliée en essayant de défendre ses privilèges, tandis que la classe moyenne fouillait comme un chien parmi les débris de la guerre à la recherche de prétextes pour rêver encore.
Ce survivant avançait vers lui avec le désespoir d’un dinosaure sur le point de s’éteindre. Ghislain recula le plus possible jusqu’au moment où il buta contre le fauteuil.
— Assieds-toi, mon chéri, lui dit Cyrille. Ce n’est qu’une montagne accouchant d’une souris ridicule [1].
Ghislain ne répondit pas.
— Ça veut dire que nous ne sommes rien, devant la volonté de Dieu, même tous ensemble.
Ghislain continuait de se taire, se vautrant dans le fauteuil.
— Que fais-tu ? Pourquoi ne parles-tu pas ?
Cyrille s’accroupit devant lui. Ghislain contempla le reflet blanc bleuté de ses yeux derrière les lentilles.
— Tu as peur de ton vieux grand-père ? lui murmura-t-il en tendant la main vers sa joue. Ghislain se recula. Cyrille retira la main, prit une chaise et s’assit en face de lui.
— Je disais, mon chéri, que maintenant tu es orphelin… Ton père, oui, ton père est parti pour l’Italie et qui sait quand il pourra revenir à Bruxelles… il est employé à la démobilisation de l’appareil productif de la guerre, il doit penser à son usine de bière, à ses enfants…
Au mot enfants, Ghislain s’agita sur le fauteuil.
— En somme, jeune homme, quelqu’un doit penser à ton avenir.
— Je veux aller en Italie, grand-père… parvint-il à murmurer.
Cyrille ne lui répondit pas. Il attendit quelques instants, puis se remit en marche.
— Qui peut veiller sur toi ? La tante Germaine doit travailler, Irma et Prosper sont morts, la tante Émilie et l’oncle Léopold en ont trop fait. Moi ? Qu’est-ce que je pourrais faire moi ? Je suis vieux désormais. Deux ruisselets de bave stagnaient sur les coins de sa bouche. Et puis nous sommes pauvres, très pauvres. Les syndicats et la guerre nous ont ruinés et tu dois poursuivre tes études…
— Je ne veux pas retourner à l’Institut…
— Quel Institut ?
— L’Institut Saint-Pierre, grand-père…
— Ah… celui-là ! Et pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
Mais Cyrille n’attendit pas sa réponse. Il ouvrit les bras et l’apostropha avec fougue.
— Jeune homme, les temps sont obscurs. Nous assistons à la course folle du plaisir, à la désagrégation de la famille, à la lutte des classes et des partis, à l’avancée du bolchévique, tu comprends ? Nous devons endiguer tout cela.
— Nous ? Ghislain ramassait les moutons accumulés sur le fauteuil et de gros flocons lui pendaient des mains.
— Oui, nous. Les catholiques, l’église ! Tu veux devenir pareil à ces parias qui, prétextant l’égalité sociale, répudient la parole du Christ ? Tu veux aller en Enfer Ghislain ?
— Non… répondit-il parmi les moutons.
— Et alors, veux-tu me répondre, une fois pour toutes ? Pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
— Il y a trop de règles, on ne fait que prier…
— Tu veux dire commenter la parole de Dieu ?
— Oui, grand-père…
— C’est juste. Nous sommes dans l’après-guerre. Le pays est blessé. L’ennemi a été défait, mais nous devons lutter encore davantage, pour que le Mal disparaisse, pour que le Prince des Ténèbres abandonne notre âme et aussi celle de nos ennemis bolchéviques. Tu comprends Ghislain ?
« Qui sont les bolchéviques ? Moi, je veux aller chez ma sœur et chez Nino ! »
— Niba m’a promis qu’il viendrait me chercher…
— Bien sûr qu’il viendra. En attendant, nous devons penser à toi.
Il y eut un silence, durant lequel le vieux fit toutes les grimaces de la commedia dell’arte.
— Ça ne te plairait pas d’avoir une chambre toute à toi avec des livres et un beau jardin ?
— Où ?
Le cœur de Ghislain battait fort : c’était ce dont il avait toujours rêvé. Sans y penser, il prit un morceau du rembourrage et le mit dans sa bouche.
— Réponds d’abord. Une chambre pour toi…, avec un jardin !
— À l’Institut, grand-père ?
— Non, à Overijse, pas loin d’ici. Là-bas, tu pourras étudier en toute tranquillité.

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Décidé, Cyrille commença à marcher dans la chambre. « Oui, Ghislain Balthasar! Un Frère Chrétien, le confrère Balthasar ! » Puis il mima un numéro de claquettes de Fred Astaire. Bientôt il comprit l’inutilité de cette danse. Il prit alors l’expression d’un conteur. Les sourcils levés, il parla d’un château enchanté.
— À Overijse, dans ce lieu vert, tu pourras apprendre à devenir un professeur honoré, estimé, aimé de l’Église et de la société, en restant un laïc. Tu n’auras qu’à être le serviteur de Dieu dans l’imitation du Christ. Et donc ?
— Mais, moi, grand-père, je ne veux pas…
— Tous les désespérés ont la nuit dans l’âme, Ghislain. Tu veux l’avoir toi aussi ? Tante Germaine se mariera et moi je mourrai. L’Italie est loin. Tu veux rester seul pour toujours ? Ou bien préfères-tu vivre parmi tes amis, dans un lieu confortable, être indépendant de tout et dépendre seulement de Dieu ? C’est une occasion en or !
— Pourquoi ?
— Et tu me demandes pourquoi… Une profession appréciée par la société entière, une chambre, un jardin fleuri, des livres, de la tranquillité, entre de jeunes gens de ton âge, entre des amis bien élevés qui ne connaissent pas la violence et l’envie. Cyrille inspira profondément, s’arrêta au centre de la pièce, écarta les jambes et dit : — Alors ?
Ghislain comprit que son heure était venue et qu’il n’y avait plus d’issue possible. Il cracha la bourre de laine et, avec la salive, la frotta jusqu’à en presser la chaude humidité, puis il s’exclama :
— Y a-t-il un jardin et une chambre entièrement pour moi ?
— Oui.
— Et la chambre a une fenêtre qui donne sur le jardin ?
— Je crois que oui… Alors ? Ghislain fixait Cyrille sans parler.
Le vieux avait deviné ses pensées : — Quand Niba viendra te chercher, tu iras en Italie avec lui, ne crains rien. Tu ne dois pas rentrer dans les ordres. Alors ? Réponds! Tu veux devenir un novice des Écoles Chrétiennes ?
Ghislain trembla de part en part, puis avec la résignation animale dont on fait preuve devant un fusil il dit : — Oui, grand-père…
Cyrille Balthasar approuva, satisfait. Ce petit-fils têtu avait finalement accepté sa proposition. D’ailleurs, il n’avait pas encore quatorze ans, il s’habituerait.

Le premier octobre Ghislain entra à Overijse. Tandis qu’il franchissait cette grille, il revoyait la figure de son grand-père qui le saluait en disant : —Frangar, non flectar ! [2]
C’était sans doute vrai : sa volonté avait été brisée pour toujours.

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Petit noviciat, Overijse, (1919-1920 ) Ghislain est le deuxième sur le coté droite (x). Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

[1] Horace, Art poétique, Épître aux Pisons: « La montagne va accoucher d’une ridicule souris », phrase qui nous retrouvons en toutes les langues:
— The mountain has brought forth a mouse (anglais )
— De berg bevalt van len miei (flamand)
— De berg heeft en muis gebaard (Pays-Bas)
— La montagna ha partorito un ridicolo topolino (italien)
— C’est on grand vint toué sins plaive (Wallonie)
— Parieron los montes, y nacio’ un natoncito (espagnol)

[2] Phrase latine. En français : « On peut bien me briser, mais on ne peut pas non plus me plier ! »

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance IV-V/V (Zérus – le soupir emmuré n. 21)

23 lundi Sep 2013

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Amélie Molitor, étangs d'ixelles, Bois de la Cambre, bruxelles, Cyrille Wautriche Balthasar, rue de Plaisance, Zérus 21, Zérus le soupir emmuré

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L’adieu de Ghislain à sa grand-mère. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance IV-V/V, n. 21, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 88-91, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Juillet 1912, Amélie Molitor mourut d’une tumeur à l’estomac trois ans plus tard, à soixante-six ans, le jour de l’incendie de l’Exposition universelle dans le bois de la Cambre. http://fr.wikipedia.org/wiki/Bois_de_la_Cambre Le destin voulut que sa mort ne passât pas inaperçue, comme ce fut le cas après la mort de César, lorsqu’une comète resplendit pendant sept jours d’affilée vers onze heures, avec une telle clarté que l’on aurait cru à l’ascension de son âme dans le ciel. Ce fut presque le même phénomène qui se produisit le jour de la mort d’Amélie. La grande serre vitrée du Palais art nouveau fut pulvérisée dans l’air, flottant dans le ciel en d’incandescentes barres de fer. Les morceaux de verre implosaient en un feu d’artifice. Les flammes léchaient la lune en la teignant de rose : Bruxelles semblait brûler à jamais tout entier.

Ghislain observait par la fenêtre le ciel livide et la fumée dense qui occupait, menaçante, la zone sud de la ville. Il se trouvait dans la chambre de sa grand-mère et il tournait le dos à la mort, tôt survenue. Tel un courant d’air, la mort avait frôlé ses yeux dépourvus de cils, en lui séchant le visage en larme. Tout de suite après, avec la légèreté d’un ange, elle avait rejoint grand-mère Amélie. Ghislain demeurait perplexe : elle n’était pas aussi laide que celle de son père. Le visage de sa grand-mère était serein et une odeur de miel sortait de ses lèvres entrouvertes. La mort, après avoir adressé à Ghislain un sourire rassurant, se pencha vers Amélie, lui mit avec délicatesse une main dans la bouche et en sortit un petit objet roulé dans un papier… Ghislain reconnut aussitôt de quoi il s’agissait : c’était un bonbon Milk ! « C’est pour toi, c’est ta grand-mère qui te l’envoie », lui dit-elle avec douceur. Il prit le bonbon, en faisant attention à ne pas la toucher.

Entre-temps, finalement libérée de ses tâches féminines, Amélie Molitor errait, pour la première fois de sa vie, dans les royaumes de l’imagination. Elle s’était retrouvée devant la mort et maintenant elle faisait partie du grand tout. « Peut-être, elle rencontrera mon père et le consolera… », pensa Ghislain attiré par les lueurs qui incendiaient la vitre.Les sirènes des pompiers retentissaient, les gens hurlaient dans les rues. Des milliers d’étincelles crépitaient dans l’air. Ghislain ouvrit la fenêtre et une bouffée, mêlée à une poussière soyeuse pareille à du talc, lui toucha les joues. Il essaya de s’emparer des minuscules étoiles devant lui, mais elles s’éparpillèrent en paillettes de cendre.

— Viens, mamie ! cria-t-il, sans percevoir le pas léger de sa mère.

— Que fais-tu ? lui demanda Eugénie.

— Je cherche mamie.

— Mais mamie est morte, maintenant.

Ghislain montra les minuscules étincelles en mouvement : — Si je parviens à saisir l’âme de mamie, elle restera toujours avec nous.

Un sourire mystérieux se dessina sur les lèvres d’Eugénie. Son regard se perdit vers l’horizon à la recherche de deux figures désormais lointaines.

— Les voici, ils sont là, ils vont vers les étangs d’Ixelles et le bois de la Cambre, au milieu de l’incendie !

La mort revint. Eugénie eut à peine le temps d’en voir le visage impassible, où pleurs,  pitié et douleur se mêlaient en d’antiques mots et histoires. Elle concentra son regard sur les taches violettes des flammes et y entrevit un oracle, un signe codé comme un rébus. Dans la hâte d’atteindre son but, Amélie précédait son accompagnatrice en lui touchant le nez de ses pieds nus. La lumière froide des yeux gris de Cyrille avait disparu, remplacée par le sillage d’une mouette qui file vers la haute mer.

— Et quelle est l’âme de mamie ? demanda Eugénie.

— Une de ces lueurs qui ne s’éteint jamais.

Eugénie le caressa :— C’est vrai, dit-elle, mamie Amélie ne s’éteindra jamais.

— Et papi ?

Eugénie fixa les langues de feu qui jouaient parmi les cendres. Puis elle dit, à voix basse: — Papi ne mourra pas, c’est nous qui devrons nous en aller.

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Mélanie Dubois, la marâtre.

Deux mois plus tard, Cyrille se remaria avec une dame entre deux âges. Sur la photo, je vois une femme avec un large chapeau garni d’un ruban de fourrure. Une pensée en crêpe transparente est accrochée à sa poitrine. Son visage est pâle. Elle écrira quelques fois, d’une calligraphie ordonnée et élégante, des cartes postales qu’elle signera : bonne maman.

Ghislain savait seulement que sa grand-mère était morte et que cette femme était une marâtre. Son prénom, par une étrange ironie du sort, résonnait un peu comme celui de sa grand-mère : Mélanie. Le nom de famille en revanche avait une sonorité de noble : Dubois.

Le jour de son mariage durant le service religieux, Ghislain fouilla dans le fond de la poche de son par-dessus, prit le papier orange et brun, l’ouvrit et, avec lenteur, suça le bonbon Milk que sa grand-mère Amélie lui avait offert le jour de sa mort. Il le fit durer le plus longtemps possible, en le serrant entre la gorge et le palais, tandis qu’il répétait en pensée une formule magique. Cette tumeur de sucre qui pendant tant d’années avait reposé au fond du corps d’Amélie Molitor revenait comme un souvenir, riche de précieux parfums d’épices. Ce fut alors que l’odeur de lait et de miel se répandit dans la nef de l’Église recouvrant le parfum des glaïeuls. Durant un instant, le prêtre arrêta de parler, Mélanie Dubois éternua trois fois et le soleil éclaira les lunettes du grand-père. Cyrille Balthasar se retourna d’un coup, surpris par cette saveur familière : l’incomparable arôme des lèvres d’Amélie Molitor.

Claudia Patuzzi

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Ghislain à six ans.

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance II-III/V ( Zérus – le soupir emmuré n.20 )

21 samedi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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bonbons Milk, bruxelles, cyrille, dinastie belge, gare de bruxelles, Leopold II, pob, Porte de Hal, rue de Plaisance, saint gilles, Zérus 20, Zérus le soupir emmuré

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La tante Germaine (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance I-III/V, n. 20, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 83-87, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Quand Eugénie et Ghislain arrivèrent à la gare de Bruxelles, la tante Germaine se tenait droite sous la marquise, le corps enveloppé d’une fourrure tellement courte qu’elle couvrait à peine ses jambes de bouquetin. Elle avait dix-sept ans, mais en paraissait encore moins. Comme elle était différente des tantes Mancini, toujours pressées et prétentieuses ! Il émanait d’elle un parfum exotique. Elle portait un petit chapeau à calotte, semblable à un turban. Un nez long dans un visage de blonde, des yeux mobiles. En la voyant, Ghislain retrouva la force de rire, le goût du bonheur.

Les grands-parents maternels vivaient dans un appartement au deuxième étage, juste au-dessus d’une épicerie dans le cœur du quartier art nouveau de Saint-Gilles. Chaque matin  le bruit sec du rideau de la droguerie résonnait dans la rue. L’odeur du jambon et du pain se répandait. Un pot en verre, rempli des bonbons Milk, occupait le centre de la petite vitrine. Dans une affiche, un enfant levait son index grassouillet. Des bicyclettes partout. C’était une rue vivante, empruntée par les gens pressés de la rue de Waterloo, qui fréquentaient les alentours de la Porte de Hal.

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La misère de Cyrille s’était accrue à mesure que son adhésion au parti catholique était devenue une obsession. Avec la mort du roi Léopold et l’avènement au trône de son petit-fils Albert, l’agitation contre les catholiques et leur suprématie politique avait grandi de manière imprévisible.

— Nous, nous avons toujours la majorité absolue au gouvernement et les élections ne nous l’enlèveraient jamais !

Cyrille se sentait très fatigué. À cinquante-huit ans, il devait s’occuper d’événements incontrôlables. Même les nombres semblaient vouloir le trahir en montant dans de fausses directions sous la forme d’anormaux abcès démocratiques. Au cours des années, sa haine contre les socialistes du POB s’était transformée en une lutte titanesque contre la vague qui emportait les masses. Maintenant que même les libéraux s’étaient associés à ces criminels dans la bataille pour le référendum et la réforme électorale, Cyrille ne savait plus à quel saint se vouer et, pour se consoler, il s’était mis à étudier le flamand.

« Peut-être, notre salut est là, parmi les agriculteurs des Flandres, soupirait-il, secouant sa grosse tête coiffée en brosse. »

Il ne sympathisait pas du tout pour le petit-fils de Léopold II :

— Cet Albert n’a pas les moustaches ni la barbe de son oncle paternel. Il a un air d’intellectuel comme ce socialiste de Vandervelde ! grommelait-il, en indiquant une photo du roi sur La libre Belgique.

— Et puis il se laisse manipuler par les syndicats du POB ! explosait-il, heureux de prononcer ce sigle maudit qui pendant bien des années avait tourmenté son sommeil, entravé ses affaires, ruiné sa famille et la nation. Après un tel débordement, il mâchait un reste de cigare Leman avec la même fureur qu’il aurait dévoré l’avant-bras d’un ouvrier de la vallée de la Meuse.

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La dynastie belge (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ses attaques apocalyptiques envers le POB et les libéraux étaient cependant directement liés à la misère de sa vie. Cyrille se rendait compte désormais que pour lui il n’y avait plus aucun sommet à escalader, qu’au contraire il devait entretenir une fille insupportable, ressemblant par ses idées extravagantes moins à une femme qu’à un homme tandis que sa compagne était fatiguée et désormais vieille. Depuis longtemps, il n’aimait plus Amélie Molitor et il frôlait de plus en plus rarement son corps, maigri par l’anxiété. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, ses apparitions soudaines. Son avarice s’était accrue en proportion de sa pauvreté. Il avait réduit jusqu’au nombre de ses cigares et contraint la petite Germaine à recycler les vêtements de sa mère en improvisant des modèles aussi étranges que géniaux. On ne mangeait du boeuf que le dimanche. Il avait réduit jusqu’à sa lecture de la Bible et de l’Évangile : seulement le samedi et le dimanche. Son manteau, gris et rigoureusement boutonné, était toujours le même. Sans aucun remords, il abandonna Amélie à un affaiblissement silencieux et progressif. Quand il sut que Eugénie reviendrait à Bruxelles avec Ghislain pour vivre rue de Plaisance, le terrible Ardennais n’avait pas imaginé trouver en sa femme une véritable tigresse prête à défendre l’enfant de ses atteintes de prédateur.

— Je te l’avais dit, Amélie.

— Quoi ?

— Il y a quatre ans, quand il est né, que celui qui se trompe paie…

— Et tu oserais…

— Je suis le père de cette brebis égarée et le grand-père de ce malheureux. Ils resteront ici, mais ils devront se suffire à eux-mêmes. Je ne leur donnerai pas un sou.

— C’est de ta fille et de ton petit-fils que tu parles.

Amélie le regardait incrédule. Ses cheveux touffus étaient devenus gris, les tracas avaient marqué son visage. Avec lenteur, elle porta les mains à son ventre, où une douleur sourde la martelait depuis des années. Elle sentait le poids de ce tourment avec le fatalisme héroïque de ceux qui sont au terminus de leur vie et pour quelques raisons sont « obligés » de vivre encore. Peut-être arriverait-elle à sauver l’enfant… Donc, pendant au moins une année, elle devait continuer à vivre.

Amélie ne parvint à émettre que quelques mots : — Tu es devenu aveugle, Cyrille, pour toi les personnes ne comptent pas.

— Nous n’avons pas un sou et moi, cet enfant-là, je ne peux certainement pas l’entretenir. Mais ces paroles semblaient étouffées. Cyrille se tourna et vit « cet enfant » sur le pas de la porte.

— C’est toi Ghislain ! cria sa grand-mère.

Une bouteille de lait était sur le sol dans une tache blanche. De petites rivières se faufilaient dans la cuisine en créant de minuscules méandres, dont un frôla les chaussures de Cyrille. « L’enfant », pâli de peur, balbutia, entre ses larmes, une excuse à cette vieille idole de fer.

— Je ne l’ai pas fait exprès, grand-père…

Cyrille ne lui répondit pas.

Claudia Patuzzi

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Bruxelles, La porte de Hal en hiver

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 19)

19 jeudi Sep 2013

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bruxelles, ghislain, rue de Plaisance, stanza di garibaldi, Zérus 19, Zérus le soupir emmuré

001_Ghislain trois ans 180 - Version 2

Ghislain à trois ans.

Rue de Plaisance I/V, n. 19, traduction et nouvelle adaptation du chapitre I de La stanza di Garibaldi, pp. 80-82, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cet après-midi-là le vacarme était général. La tante Agathe courait en essuyant son visage avec sa jupe et ses cousins hurlaient. Une forte odeur de café venait de la cuisine. Ghislain était resté à regarder son père pendant quelques minutes. Était-il vraiment mort ou bien était-il encore en train de parler ? Peut-être, ses lèvres voulaient lui dire quelque chose. Il s’approcha du fauteuil, puis il recula, impressionné. Son père murmurait, d’une voix imperceptible : « Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ?

— Tais-toi papa ! supplia-t-il, tandis que la tante Agathe lui refermait brutalement les paupières et la bouche.

Ghislain observa la scène. L’oncle Laurent se tenait dans un coin, près du baldaquin. Il paraissait vieilli, ce n’était plus le sauveur d’aéroplanes du Bois de Boulogne. Une rafale lui avait ébouriffé les cheveux lui conférant un air encore plus sombre.

— Qui a ouvert la fenêtre ? dit quelqu’un.

Ghislain posa les yeux sur le bord du fauteuil, une bouffée d’air avait soulevé le volant de velours et une lueur jouait avec les ombres à terre. C’était juste à cet endroit que la main de son père, restée ouverte, indiquait quelque chose. Il y avait une étrange odeur d’amandes amères dans l’air. D’où venait-elle ? Il connaissait cette odeur…

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photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour agrandir)

«  Trois… Il y en a trois… ramasse-les ! » murmurait son père. Sans comprendre, Ghislain traîna vers la soucoupe qui gisait en morceaux sous le fauteuil… « L’odeur est ici… ou bien elle est dans sa bouche ? » Il ramassa les trois tessons en les serrant dans son poing. Puis il les mit dans sa poche. Dans sa hâte, il se coupa la paume de la main. En quelques secondes, sa tête se mit à tourner, tandis que sa mère accourait vers lui.

De ce jour-là, les cauchemars se succédèrent à un rythme régulier. C’était toujours son père qui venait, le visage sillonné de larmes. Il les épiait dans leur sommeil, avant de leur demander, en soupirant, de l’aider.

Plus tard, d’autres événements se multiplièrent sous des formes mystérieuses. En premier lieu son œil. Comme s’il ne voulait plus se souvenir de la mort, son œil droit resta pour toujours mi-clos. Les médecins parlèrent d’un tic chronique dû à un spasme du nerf optique et en restèrent là. Le second événement a trait à la blessure de la main droite. L’entaille devint noire et gonflée. Jusqu’au lendemain des funérailles, Ghislain dut garder la main plongée dans une infusion d’eau et de sel. Lorsque sa mère lui demandait la raison de cette étrange blessure, il disait que c’était à cause d’un clou. Il ne dit jamais rien de ces tessons : il les cacha dans un tiroir pour les emporter ensuite comme une amulette dans toutes ses pérégrinations. C’était le « cadeau » que son père lui avait fait avant de mourir. Le troisième événement concerna son identité. Dès lors, pendant cinq longues années et par la volonté de sa mère, son prénom n’était plus Ghislain, mais celui de son père, Paul.

Bruxelles, le 15 juin 1986

Janvier 1910 : ma mère et moi nous déménagions à Bruxelles, dans la maison de mes grands-parents. Tante Germaine nous attend à la gare, plus jolie que jamais. Je me souviens très bien de l’appartement de la rue de Plaisance : un trois-pièces, avec deux chambres et une cuisine ; des toilettes en commun dans l’escalier. Pour nous laver un tub en zinc, pour la lumière des lampes à pétrole et des bougies… Les affaires du grand-père ne marchaient pas fort, tante Irma s’était mariée, comme les oncles Prosper et Léopold. Maman et la tante Germaine durent chercher du travail. Nous sommes restés ici trois ans, de 1910 à 1912, jusqu’à la mort de la grand-mère. Nous vivions dans une maison de pauvres.

Un pauvre

Claudia Patuzzi

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