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décalages et metamorphoses

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Archives de Tag: Rome

« Voyage à Rome n.4 » (histoires drôles n.38)

19 mardi Mai 2015

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place Saint Pierre, Rome, voyage

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Les boutiques très chères, les mannequins dernier cri, les vendeurs de glaces, la pacotille religieuse de Borgo Pio ont désormais disparu… Je me dirige automatiquement vers les hauts remparts, un monde que je ne vois plus depuis cinq ou six années. Une frontière entre deux sphères : celle de la réalité et l’autre, l’univers idéal. Le quartier populaire et celui que Dieu et l’Art ont créé. Nous sommes désormais en vue des grandes murailles, quand le pape en personne, en forme splendide, vient envers nous… Je reste ébahie devant cette exubérance… celui-ci serait capable de traîner dans le Paradis même une mouche… « Bon voyage dans notre grande maison ! » il s’écrie, en agitant la main.

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… encore bouleversés par cette rencontre inattendue — « un Pape volant ressemblant à Superman ! » —, nous nous dirigeons vers Saint-Pierre en passant sous un grand arc comblé de « pèlerins »…

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Tout d’un coup, je me trouve à l’intérieur d’un espace où je ne reconnais qu’une « pensée ». Une pensée parfaite et lumineuse, dont l’essence est la pierre, où une myriade de vues et de perspectives vertigineuses ouvrent des visuelles obliques sur des architectures disparates se superposant dans un immense bois blanc et rose…

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Les colonnes, puissantes, mais élancées, nous guident vers quelque chose de grand : un parcours allégorique, de pilier en pilier, évoquant les escalades aux pyramides ou l’entrée cachée d’une chambre secrète… Voilà un palais qu’on dirait bâti dans le ciel…

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Rome est donc devenue cet étrange (douloureux) pèlerinage après de longues années absentes ? Après Turin — ma ville-pont préférée entre France et Italie —, après Paris, cette ville vive et grise à la fois, Rome se matérialise dans ce bois de colonnes et de longues ombres glissant comme du velours sur la surface de cette pierre lisse et dure… Ces jambes blanches de « travertin » m’accompagneront, fidèles, au retour… Au milieu de ces architectures majestueuses, mon passé minuscule se reflète à peine sur cette couche blanche et rose de la pierre de Saint-Pierre qui me rappelle, avec une sorte d’arrogance, le « poids » de l’Histoire…

D’ailleurs, c’est un fait : chaque voyage, ou pour mieux dire « chaque retour » bouleverse nos certitudes, nos « tableaux d’idylles », nos souvenirs, nos projets… Rien ne demeure à sa place. Le Prisme reflète des éclairs multicolores tandis que les rides s’amusent à poursuivre nos émotions d’avant avec celles d’aujourd’hui. Ô voyage ! Il nous donne la possibilité de re-voir, re-penser, ré-construire notre petite maison rouillée par la pluie…

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Mais, qu’est-ce qu’il arrive ? Une voix de femme dans les haut-parleurs bondit de la rue. Je m’accoude au parapet : un cortège douloureux. Des bannières rouge-vert que je ne sais pas identifier, un camion. Je ne peux pas me passer de quelques photos… Quand se terminera-t-il ce chapelet de souffrances subies et remémorées ? À Paris, les rues sont devenues des tapis roulants où coule la voix du monde, des films d’ailleurs affreusement réels, animés de personnes vivantes… Ô Histoire, qu’attends-tu pour donner une voix et de la force à tes souffrances ? Pour rendre la faculté d’entendre aux sourds qui s’y refusent ? Pour donner la vue aux aveugles qui se sont accoutumés à ne rien voir ?

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J’essaie de retrouver le fil coupé de mon itinéraire fataliste. Une porte s’ouvre. J’entrevois la place Saint-Pierre, l’obélisque, la cohue des gens… mais où s’est caché l’autre troupeau, celui qui marchait sur le boulevard ?

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Finalement, le ciel. Que dis-je ? Ce n’est pas un ciel quelconque, mais « le » ciel de Rome, celui que j’ai laissé il y a six ans : tellement bleu, limpide, presque irisé. Ce ciel qui te donne la force de vivre. Avec cette couleur unique que je n’oublierai jamais, jusqu’à ma mort… de l’autre côté de la colonnade se détachent les ombrelles des pins du Gianicolo, là où commencent les prés de la grandiose Villa Doria Pamphylie…

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À travers la place encombrée de chaises pour les pèlerins, en attendant, le dimanche, le discours du pape…

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Dès que j’arrive de l’autre côté du cercle de colonnes et statues, je me retourne en arrière une dernière fois. L’ombre et la lumière fusionnent, le soleil entame doucement sa descente… La fable va se terminer sur un immense plateau de théâtre, une véritable métaphore du monde… Le cercle, le rectangle, les statues, le centre, la fontaine, les bras qui s’étendent pour serrer le vide dans une étreinte douloureuse…

Claudia Patuzzi

« À Carnaval on peut faire n’importe quelle blague ! » ( dessins et caricatures n.32 )

03 mardi Mar 2015

Posted by claudiapatuzzi in dessins et caricatures

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1968, carnaval, Che Guevara, dessins 1966, Gian Battista Vico, Paris, Rome

001_testaindiano180  . 1965Tête d’un indien, février 1966 (cliquer pour agrandir l’image)

Juste hier, le denier jour de février, j’ai trouvé par hasard, effeuillant mon vieux journal de 1966, d’étranges dessins représentant des masques amérindiens ou aztèques, un drôle de personnage coiffé d’une espèce de fez, des pierres précieuses et des ailes de papillon coupées. Sur le fond paraissaient ces inscriptions : « le carnaval des âmes anciennes ! »
« Carnaval aux mille couleurs ! »
« Carnaval des morts ! »

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Un Africain avec le fez et une pierre précieuse : « Le carnaval des âmes anciennes ! Le carnaval de mille couleurs ! » (cliquer pour agrandir)

« C’est bizarre ! » Je me suis dit « …dès lors, beaucoup d’années se sont écoulées. Maintenant, je me retrouve justement dans le mois de février, en 2015. Le mois du carnaval, des masques… c’est exactement ce que dit la dernière phrase : « le mois des morts. » Mais voilà qu’une espèce de chape descend sur mes pensées. À présent, ces rebelles années 1960, ces luttes juvéniles semblent extrêmement lointaines. Leur retentissement optimiste, leur rébellion spontanée contre les préjugés et la mentalité guindée qu’on appelait « bourgeoise » semblent s’être évaporés, engloutis dans l’entonnoir obscur du passé ou dans les flux et reflux des « retours éternels de l’histoire », comme le disait le philosophe Gian Battista Vico.
Combien de reflux de racisme a connu l’histoire ? Combien de crises économiques et de révolutions et contrerévolutions ? Combien de massacres ?

003_farfalla1 -180 copie« Aile de papillon » avec pierre précieuse : « Carnaval aux mille couleurs ! »
(cliquer pour agrandir l’image)

Quand j’ai dessiné ces gueules vernies et parées de plumes, j’allais déjà mettre en crise ma foi religieuse. On était encore deux années avant 1968, mais la « révolution juvénile » voltigeait déjà dans l’air, au-dessus des estomacs nourris par le bien-être économique, tandis que ma chambre sentait les cigarettes comme un cinéma de quatrième catégorie et qu’un très bel homme — Che Guevara — haï par mon père, souriait irrévérencieux depuis une porte de mon placard. Les tiroirs débordaient de jeans et de foulards de coton indien, tandis qu’une quantité de livres proliféraient à grande vitesse sur de longues étagères : Gide, Bernanos, Sartre, Kafka, Dostoïevski, Shakespeare, Poe, Tolstoj, Gogol, Melville, Hemingway, Leopardi, Calvino… Un panneau, avec l’affiche de la femme nue de Corot, trônait au-dessus de la table. Partout des bandes dessinées… et beaucoup de journaux intimes. Pas d’internet ! Pas d’iPhone. Rien de rien. À L’époque, il y avait juste des téléphones noirs et d’énormes ordinateurs tels des dinosaures obèses renfermés à l’intérieur de monstrueux palais inconnus aux chambres invisibles…

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«Tête d’un Indien aztèque » février 1966 (cliquer pour agrandir l’image)

Et pourtant, combien de légèreté y avait-il dans l’air ! Combien de fantaisies et secrets ! Voilà que quelques chagrins s’engouffrent dans mon esprit… maintenant, je ne vis plus à Rome, mais à Paris. Les derniers événements tragiques de cette nouvelle année m’ont encore plus liée à cette ville d’adoption, forte et courageuse. Cela me projette de plus en plus dans le présent… Comme si le cercle interrompu du passé reprenait son chemin difficile, avant de se refermer dans un « tout »… « Hic et nunc », « ici et maintenant » : ce n’est que comme ça que je veux vivre, ce n’est que cela que je désire : me transformer. Le passé a déjà gonflé pour suinter ses rêves, ses projets, de nouvelles œuvres… c’est comme si j’avais grimpé au sommet de l’Everest en quête d’un horizon possible entre les nuages et que je voyais, de là-haut, l’« autre côté ».

005_alafinale180-1965 - copie « Petite aile brisée » : « carnaval des morts ». (cliquer pour agrandir)

Peut-être, ces étranges ailes coupées et déchirées m’aideront à voltiger comme un papillon au milieu de cette bouillonnante réalité…

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La page complète, dessin en stylo-feutre, stylo à bille et crayons de couleurs, 1966
(cliquer pour agrandir)

Claudia Patuzzi

Texte et photos de Claudia Patuzzi

Le départ du « dernier poète » (dessins et caricatures n. 21 )

15 vendredi Août 2014

Posted by claudiapatuzzi in dessins et caricatures

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dessin n 21, Erri De Luca, Le départ du dernier poète, Le tort du soldat, Rome

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Ce vieux dessin est né, peut-être, dans un moment de tristesse. Une maisonnette sous le bras et des patins aux pieds, un homme avec un chapeau assez bizarre fuit à la hâte de sa ville tout en jetant des fleurs sur son chemin. L’inscription qui le précède — « le dernier poète » — lui confère une expression romantique et triste. Derrière lui, on voit « les casernes », c’est-à-dire les quartiers populaires de la banlieue Rome (dans le premier à gauche quelqu’un tombe d’en haut d’un balcon)… des palais gris comblés d’antennes télévisées telles des perruques. Tout autour d’eux flottent des nuages semblables à des vieillards renfrognés et barbus… Derrière l’homme aux patins, on voit des voitures, tels des jouets à ressort… Une allusion au trafic de Rome ? À son Métro presque inexistant ?
Peut-être…
Mais, il est certain que ce dessin-ci peut me servir pour vous dire que je suis en train de partir. La maison de mes rêves sous le bras ne faisant qu’un avec mes paperasses… je pars à la mer, impatiente de me plonger dans ses tableaux vivants et d’y attendre le rayon vert…
Et Twitter ? Et mes projets ?
« L’écriture reste pour moi une fête, pas une obligation » (1)
On se reverra, comme promis, le 2 septembre, avec Regard !

Claudia Patuzzi

P.-S. La souris ne veut pas venir, donc j’ai décidé de la laisser à Paris.

(1) Erri De Luca, « Le tort du soldat », du monde entier, Gallimard (2014), traduit par Danièle Valin, p. 25.

« L’investiture » (dessins et caricatures n.20)

09 samedi Août 2014

Posted by claudiapatuzzi in dessins et caricatures

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dessin, Fiordistella, Fleur d'Étoile, il Monello, investiture, L'Intrepido, Le Gamin, Monte Mario, Rome, soeurs espagnoles

001_Investiture180 -800Claudia Patuzzi, dessin à l’encre de Chine, Paris, août 2014
(l’image est agrandissable)

Quatre ans de ma vie, jusqu’à la troisième classe élémentaire, se sont écoulés dans une école de sœurs espagnoles, dans un beau jardin sur la colline de Mont Mario, à deux pas de chez moi. Les religieuses étaient habillées en noir avec une grande sous-gorge blanche ainsi qu’une coiffe. J’avais trois maîtresses. Mère Pilar, munie de grandes moustaches ; mère Venanzia, la Supérieure ; la grosse et inoffensive mère Dolores.
Outre les prières, elles nous apprenaient le menuet de Vivaldi ainsi que d’horribles poésies par cœur, dont « La pluie argentée qui bat sur les toits… » 
Pour ma belle calligraphie, je reçus l‘« investiture » de « scribe de confiance » : je devais écrire des longues lettres aux familles des enfants malades : une véritable torture ! Un beau jour, elles découvrirent — quelle horreur ! — que je lisais les bandes dessinées interdites, que j’avais emprunté à mon frère aîné, dont « Il Monello » (Le Gamin) et « L’Intrepido » (L’Hardi), des petits journaux bourrés des histoires d’amour du prince indien « Chioma d’oro » (Cheveux d’or) et de la princesse  « Fiordistella » (Fleur d’étoile). Ce fut la fin pour moi : pour me punir, on m’enleva la charge de la correspondance hebdomadaire, on m’interdit les danses et les jeux avant de me montrer du doigt comme infréquentable.

À la fin de l’année scolaire, ma mère m’envoya dans une grande école publique où j’eus une nouvelle « investiture » : après avoir appris les signaux de route, j’obtins la charge prestigieuse de diriger le trafic des élèves, avec des fiches signalétiques, ainsi qu’un sifflet accroché au cou… Un pouvoir indiscutable !

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Claudia Patuzzi

Le placard de Calvino/10 – dialogues imaginaires n.10

22 mardi Juil 2014

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Cosmicomics, juin 1985, l'arioste, le Berger errant de L'Asie, le placard de Calvino, Leopardi, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Qfq, Qfqfq, Rome

001_Calvinoseppia180jpg - copieItalo Calvino, particulier d’une photo avec la petite fille. 1966 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Temps : juin 1985, en pleine nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet, il dort dans la terrasse), le Berger errant de l’Asie et une « petite ombre ».
Calvino pose des questions à la petite ombre mystérieuse.

Petite-ombre (s’adressant à Calvino) : — Papa, ne me reconnais-tu pas ?
Calvino : — honnêtement, non… pourquoi m’appelez-vous papa ? Je ne suis pas…
Petite-ombre : — ne me reconnaissez-vous pas ? Regardez-moi près de la lumière, en transparence !
Calvino , — je ne vois qu’une silhouette laiteuse, une physionomie blanchâtre, pleine de taches partout, je dirais débridée…
Petite-ombre : — bravo ! Bravo ! C’est moi !
Calvino , — moi… qui ?
Petite-ombre : — je suis l’ombre du vieux Qfwfq, le narrateur des « Cosmicomics » ! C’est vous qui m’avez engendrée ! Puis, devenant de plus en plus blanche, cette ombre décolorée essaie d’embrasser l’écrivain en hurlant : — tu es mon père !
Calvino : (se dégageant) : — moi, votre père ? Ah, oui ! Tu es Qfwfq ! Tout à fait… Mon Dieu, donnez-moi une chaise !
Leopardi : — vous voici le fauteuil !
Calvino s’assied, tout en essuyant son front avec un mouchoir : — je suis en train de m’évanouir, presque… (En s’adressant à lui-même) : s’il avait été quelqu’un qui a réellement existé, comme l’Arioste ou Leopardi, je l’accepterais. Mais, un « personnage » tout à fait inventé de mon esprit, non ! Cela est complètement impossible.
Leopardi : — que devrais-je dire alors moi, au sujet de mon Berger errant de l’Asie ? N’est-il pas venu lui aussi nous dire bonjour ? On ne peut rien imposer à l’Art !
Qwqfq (en sautant sur les genoux de Calvino) : – n’es-tu pas heureux de me revoir, papa ?
Calvino, essayant de l’écarter, transperce de ses mains ce corps transparent…
Leopardi  (en souriant) : — « Qui a dit trois fois… »
Calvino : Comte Leopardi, ne faites pas d’humour !
Ariosto (passant à Calvino un verre d’eau) : — buvez-en une gorgée !
Calvino : — Merci, monsieur Ludovico ! Puis il fixe l’étrange personnage devant lui avant de susurrer : — que me voulez-vous ?

002_Cosmicomicheultime72jpg - copie

cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Qwqfq : — je vous ai déjà dit, cela ! Je suis le personnage principal de Cosmicomics… Vous en souvenez-vous ? C’est un titre plein de mystères, avec ces deux adjectifs cosmique et comique se combinant en un seul mot ! (1) Oui, je vois bien que la mémoire vous revient… Il y a un temps incommensurable… la lune était presque attachée à la terre, « il suffisait d’y aller, en barque, jusque dessous, d’y appuyer une échelle et d’y monter, au large des Écueils de Zinc… nous apportions sur les barques une échelle… » (2)
Calvino : — je le sais, c’est moi qui ai écrit cela…
Qwqfq  (en parlant par rafales) : — je vous raconte : « … nous allions ramasser le lait, avec une grande cuiller et un baquet, le lait lunaire était très épais, comme une espèce de fromage blanc… après avoir recueilli cette purée, il fallait bien l’écrémer, en la faisant passer par une passoire… Oui, la Lune avait une force qui vous enlevait… il fallait faire très vite, en une espèce de cabriole… Vu de la Terre, tu avais l’air pendu, la tête en bas, mais en fait tu te retrouvais dans ta position habituelle, et la seule chose bizarre, c’était que, en levant les yeux, tu voyais au-dessus de toi la chape étincelante de la mer, avec la barque et les camarades, eux-mêmes la tête en bas, qui se balançaient comme une grappe de raisin dans une vigne… » (3)
Calvino : — et alors ? Je ne comprends pas.
Qwqfq : — alors, papa, n’es-tu pas heureux de me revoir ?
Par un geste brusque, Calvino essaie à nouveau d’éloigner l’ombre. Celle-ci, tout en trébuchant dans le vide, pousse un faible cri inhumain, avant de s’enfuir, courant, vers la terrasse, où elle se sauve derrière un grand vase d’oléandre.
L’Arioste : — où s’est-il caché, Quwe… quoi ?
Leopardi : — rassurez-vous, Qwiqfq n’est pas loin. Il est dans la terrasse, je vois très bien sa silhouette claire se détacher nettement de l’ombre sombre de cette plante diabolique !

Entre-temps, une petite voix aiguë déchire le silence de la pleine lune dans cette nuit romaine :
« Sur la lune, j’aurais dû être heureux ; comme dans mes rêves, j’étais seul avec elle ; l’intimité avec la lune, tant de fois enviée à mon cousin… étaient à présent mon exclusif apanage, un mois ininterrompu de jours et de nuits lunaires s’étendait devant nous, la croûte du satellite nous nourrissait avec son lait à la saveur acide et familière ; notre regard s’élevait là-haut, vers le monde où nous étions nés, enfin vu dans toute son étendue multiforme, exploré dans ses paysages jamais vus par aucun terrier… et pourtant, pourtant, et pourtant oui, c’était l’exil. Je ne pensais qu’à la Terre. C’était la Terre qui faisait que chacun était quelqu’un, et non les autres… Privé du sol terrestre, mon sentiment amoureux ne connaissait plus que la nostalgie déchirante pour ce qui me manquait : où, autour, avant, après. » (4)
Calvino, enfin ému par ces mots étranges et doux, sort dans la terrasse, suivi par l’Arioste et Leopardi.
Pandolfi demeure immobile sur une chaise longue. Quant à lui, le Berger errant de l’Asie est en train de ronfler sur un fauteuil. Au rythme bruyant, mais solennel aussi, du berger dormant, la pleine lune ne cesse de veiller sur la grande ville silencieuse. Une ville toujours prête à se bouffer des rêves ainsi que des cauchemars des êtres humains…

Claudia Patuzzi

(1) Note de l’auteur, Cosmicomics, Récits anciens et nouveaux, collection folio, Gallimard, 2013, pp. 7-9 (texte écrit à la main de Italo Calvino à la troisième personne, traduit par Jean-Paul Manganaro, 1975) :
« Ce sont des récits nés de l’imagination libre d’un écrivain d’aujourd’hui, stimulée par des lectures scientifiques, surtout d’astronomie. Nous ne savons pas si Italo Calvino a regardé dans un télescope pour observer étoiles et planètes : ce qui le passionne, ce sont surtout les hypothèses théoriques… mais ce que notre écrivain capte est en général   une idée suggestive, une image synthétique ; et c’est sur cela qu’il construit un récit. … Chez l’homme primitif et chez les classiques, le sens cosmique était l’attitude la plus naturelle ; nous, au contraire, pour affronter les choses trop grandes et sublimes nous avons besoin d’un écran , d’un filtre, et c’est là la fonction du comique. »
(2) Cosmicomics, La distance de la Lune, folio, Gallimard, 2013, pp. 16-17
(3) Ibidem, pp.18-20
(4) Ibidem, pp. 33

Le placard de Calvino/9 – dialogues imaginaires n.9

13 dimanche Juil 2014

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Berger errant de l'Asie, Giacomo Leopardi, juin 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Les Les conférences américaines, Lezioni americane, lune, Michel Orcel, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Rome, Virginia Woolf

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 Caricature de Italo Calvino

Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), le Berger errant de l’Asie.
Scène : Des bruits inquiétants proviennent du placard. Les quatre quittent la terrasse…

Monsieur Pandolfi : Le placard est touché par un tremblement de terre !
Leopardi : S’il vous plaît, monsieur Zucchet, allez voir vous même !
Pandolfi : Je vous en prie ! Venez-vous aussi, avec moi ! N’ayez pas peur ! Le placard ne vomira pas de monstres !
Leopardi (perplexe) : pourquoi pas ? Désormais, tout est possible !
L’Arioste (se dirigeant vers le placard) : messieurs, arrêtez de discuter ! Cela prend du temps ! Venez vous aussi, monsieur Calvino, l’union fait la force !
Mais Calvino ne lui répond pas. Il est debout sur le seuil de la porte-fenêtre, un vague sourire sur les lèvres. Puis il chuchote : — je ne bougerai pas d’ici !
Les trois le regardent bouche bée.
Leopardi : Mais… que dites-vous ?
Calvino : Il n’y a pas de « mais » à avancer. Je reste ici. Si vous en avez envie, allez-y, vous trois ! En fin de compte, c’est à vous la responsabilité de cette absurdité… Je n’ai pas écrit une seule ligne depuis une semaine, savez-vous ? À ce rythme, je ne mènerai jamais à terme ces maudites conférences américaines… Si je ne me dépêche pas, je me retrouverai au bout de l’Enfer !
Pandolfi : il a raison ! Renonçons ! Appliquons-nous des bouchons aux oreilles et allons dormir ! Je propose de laisser les classiques là-bas… Qu’ils pourrissent ou qu’ils s’entretuent… ça m’est égal… C’est trop tard, désormais…
L’Arioste : Et alors pour quelle raison restez-vous encore ici ? Monsieur Calvino n’a plus aucune obligation envers vous…
Pandolfi (embarrassé) : oui…Le payement…je n’avais pas pensé à cela…mais… que disais-je ? Ah, oui, il faut les débusquer ces délinquants, arracher les portes de leurs gonds…
Calvino (le gelant d’un seul regard) : en tout cas, je ne vous donnerai jamais de l’argent en avance ! C’est hors de question !
« SILENCE ! » tonne la voix de l’Arioste.
D’un coup, le père de Roland et Angelica se dirige vers le placard. Puis il se tourne avec une grande dignité vers les trois et par une voix de stentor il dit : — le moment est venu pour en finir avec tout cela. Lâches Classiques ! Faites attention ! Je vais ouvrir le placard tout de suite !
Leopardi : attendez un instant, monsieur Ludovico ! Je veux contrôler une chose… Par des pas courts et rapides, le poète des Marches se dirige vers la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, puis, comme s’il parlait à soi même, il susurre : « heureusement, la lune pleine est encore là ! »
L’Arioste (en hurlant) : dites ce que vous voulez à propos de la lune… Je défonce le placard !
Pandolfi (se levant) : bravo ! Et je vous donne un coup de main !
En ce moment-là, le placard subit une forte secousse venant de l’intérieur, suivie par un grand vacarme de bruits sourds, de hurlements, de râles, de murmures… jusqu’au moment où les deux portes s’ouvrent grand : une impressionnante masse obscure se détache contre l’embrasure du placard tandis qu’un poing gigantesque frappe Pandolfi sur la tempe. L’homme s’écroule à terre, tandis qu’une voix de baryton aux nuances exotiques retentit dans le studio : « Y a-t-il quelqu’un qui a appelé ? »
Calvino se sauve derrière un fauteuil, tandis qu’une autre ombre, beaucoup plus petite, fait trébucher l’Arioste ; Leopardi demeure au-dessous de la table avec Pandolfi…
D’étranges voix remplissent la chambre.

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Le placard de Virginia Woolf

Quinze minutes depuis, les quatre — Italo Calvino, l’Arioste, Leopardi et Pandolfi — sont assis sur quatre chaises en enfilade, tout comme des écoliers en attente d’une punition, les yeux fixés sur deux silhouettes devant eux, ressemblantes des ombres.
L’Arioste (tout en affichant un œil noir, il lève la main) : puis-je parler, maintenant ?
Grande-ombre (qu’on voit de dos) : puisque vous vous êtes calmé, vous pouvez parler, maintenant !
L’Arioste : qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venus ici ?
Grande-ombre : nous sommes ici pour deux raisons. D’abord, la lune pleine. Ensuite, cette « légèreté » dont parle monsieur Calvino en notre honneur. Et, si je ne me trompe pas, vous aussi, comme nous, vous êtes un « Classique », un créateur de rêves et d’ombres, d’illusions, d’histoires et de fables comme monsieur Calvino… Maintenant, vous verrez qu’il n’y a pas que les Classiques dans le placard ! Il y a aussi les Personnages créés par l’imagination : la vôtre et la leur !
Calvino regarde un instant vers la terrasse, puis il s’adresse de nouveau à l’ombre inconnue : qui êtes-vous, donc ?
L’immense-ombre enlève son manteau en laine le recouvrant jusqu’aux pieds, il pose son bâton noueux et d’une voix profonde, il dit : « Je suis le Berger errant de l’Asie ! »
Leopardi (d’un air sceptique) se montre derrière les épaules de l’Arioste et susurre : « Vous ? »
Grande-Ombre : — Oui, c’est moi ! répond la voix de stentor du colosse tout en déclamant :

« Dis-moi, Lune, à quoi sert
Au berger sa propre vie ?
Et votre vie à vous ? Dis-moi : où tendent
Mon errance éphémère,
Ton parcours immortel ? » (1)

— Comme vous voyez, je ne suis pas aussi ignorant que l’on pense… !
L’Arioste : — qui est-elle, cette autre ombre assez petite ? C’est elle qui m’a fait trébucher ! Et maintenant, elle bondit partout !
La petite ombre ondoie comme si elle était en train de rire, puis elle éclate : — devinez-vous, alors ?

Claudia Patuzzi

(1) Leopardi, Chants, Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, traduction de Michel Orcel, Édition bilingue Flammarion, 2005, vv.16-20.

(continue)

Le placard de Calvino/8 : La lune – dialogues imaginaires n.8

22 dimanche Juin 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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été 1985, dialogues imaginaires n.8, Giacomo Leopardi, l'arioste, la lune, le placard de Calvino, Pandolfi, Place Campo Marzio, Rome

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Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine la nuit.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet).
Les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table pour une partie de cartes. L’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier. Au centre de la table, il y a une boîte de chocolats.

L’Arioste : — regardez cette Lune magnifique ! Quelle merveille de ciel avec toutes ces coupoles ! Les collines se détachent noires contre le fond étoilé…
Monsieur Pandolfi (en avalant trois chocolats en une seule fois) : faisons vite, je ne tiens plus debout et je n’ai même pas un sou non plus !
Calvino : Un peu de manières, monsieur Zucchet ! Si vous êtes fatigué, vous pouvez bien dormir dans mon studio…
Monsieur Pandolfi : — comment vous le dirai-je ? Je m’appelle P-a-n-d-o-l-f-i ?
Calvino : D’accord, j’ai compris… maintenant, essayez de vous reposer ! Demain, ce sera une journée lourde, pour vous.
(L’homme rentre dans le studio)

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Anselm Feuerbach, Portrait d’un poète, l’Arioste, 1850, Backnang, Allemagne.

L’Arioste : (en dégageant un souffle profond, tout en comptant l’argent gagnéaux cartes) : — pauvre garçon, il a tout perdu ! (Ensuite, ne cessant de regarder la Lune) : — c’est vraiment un spectacle merveilleux ! Dans le placard la Lune est invisible. Tout y est plongé dans une espèce de brume épaisse. Tout est submergé par le retentissement de nos lamentations. Les classiques peuvent regarder et entendre juste ce qui arrive sur la surface de la Terre, mais sans pouvoir agir. Il nous faudrait une grande œuvre qui nous nomme tout en défendant nos écrits. Cela pourrait nous donner la force de remonter au sommet de ce puits profond comme un gouffre… Au nom de tous les classiques, je vous suis énormément reconnaissant, monsieur Calvino, pour ce que vous avez écrit, mais aussi pour être venu nous libérer ! Depuis trop de temps, nous ressentions le besoin de prévenir ces hommes irréfléchis du XXIe siècle vis-à-vis du danger imminent ! »
Calvino : — je vous remercie, Monsieur l’Arioste ! Mais le mérite est à Leopardi : c’est lui qui est sorti le premier du placard !
Leopardi : merci, monsieur Calvino, mais finissons-en avec tous ces remerciements ! Consacrons-nous à la contemplation de la Lune… de façon que je puisse m’en réjouir comme il m’arrivait pendant ma jeunesse, depuis ma fenêtre de Recanati ou quand j’étais « vieux », depuis la fenêtre de la Villa des genêts près de Naples. J’étais juste au-dessus de la lave pétrifiée du Vésuve : la lune était ronde et blanche comme le visage d’une femme… À présent, cette nuit-ci me rappelle ce silence infini là… (Et, regardant la Lune, il susurre) :

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« Ô favorable lune, je me rappelle,/ sur ce col même –voilà, l’année revient -, / Je venais te mirer plein d’angoisse ;/ Et tu pendais alors sur cette sylve, L’éclairant toute, comme aujourd’hui…/ » (vv.1-5, À la lune, Chants, Anthologie bilingue de la poésie italienne, Bibliothèque de la Pléiade p.1019).
Puis, il ajoute : « Que fais-tu, Lune, au ciel ? dis-le-moi, que fais-tu, /Lune emplie de Silence ? »(Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, vv.1-2)
L’Arioste (il s’essuie une larme, s’adressant à Calvino) : est-ce que vous avez un mouchoir ?
Calvino (fouillant dans sa poche) : Oui, bien sûr…
L’Arioste (en se mouchant bruyamment) : — je suis ému ! Cela m’a fait souvenir de mon Astolphe sur la Lune en quête de l’esprit de Roland…
Calvino : Vous avez été courageux, monsieur Ludovico, en vous aventurant dans cette description de la Lune ! Vous l’avez rendue VISIBLE par des mots poétiques et fantastiques… Vous avez le pouvoir de mettre à feu des visions que vous avez eu les yeux fermés, vous pensez par images… Vous êtes un pédagogue de l’imagination ! Grâce à vous, la Lune est devenue un repaire « des ruines de cités, des restes de châteaux mêlés avec de grands trésors » (octave 79, vv.57-58), « des serpents au visage de fille :…l’oeuvre des larrons et des faux-monnayeurs » (v.61), « des flacons cassées de diverses espèces… »(v.63) En somme, dans vos vers la Lune devient petit à petit un doublon de la terre et de ses vices ainsi que du pouvoir injuste et violent des princes ! (Leçons américaines, « Visibilité»,1988, pp.91-93)
L’Arioste (se levant): –  « La folie seulement n’y est ni peu ni prou:/ Elle reste ici-bas et ne s’en va jamais… »(Roland Furieux, octave 81, vv. 79-80) « C’est comme une fluide et subtile liqueur,/ Qui s’exhale aisément d’un flacon mal fermé ; Elle était conservée dans diverses ampoules…/Mais la plus grosse était…le bon sens de Roland… » (Idem, octave 83, vers 89-96, chant XXIV)
Calvino (se levant lui aussi) : —malheureusement, la folie humaine a énormément augmenté ! Aujourd’hui, on est bombardés par une quantité d’images…la mémoire est recouverte de strates d’images pulvérisées comme dans un dépôt d’ordures… (Leçons américaines,1988, pp.91-92) Y aura-t-il un futur pour l’imagination individuelle à l’intérieur de ce qu’on appelle d’habitude la civilisation de l’image ? Je me demande cela chaque jour. Cela dépend, peut-être, du fait que j’étais justement enfant de la civilisation des images. On était d’ailleurs encore loin de l’inflation de l’image qu’on subit aujourd’hui : je lisais le  « Corriere dei piccoli » avec cet extraordinaire personnage du chat Felix. Et je me nourrissais d’une culture surtout étrangère, anglophone. Je lisais Kipling, Dickens, Poe, Stevenson, James… dans ces livres le fantastique jaillissait directement du quotidien… » (Leçons américaines, Visibilité, 1988, pp.92-94)

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Pandolfi (faisant irruption dans la terrasse agitée) : Venez, courez dedans, vite ! Deux forcenés sont en train d’essayer… de défoncer le placard !
Leopardi : — Voilà, l’idylle de la Lune est terminée !

Claudia Patuzzi

 

Le placard de Calvino/7 : la liste et la visite – dialogues imaginaires n.7

15 dimanche Juin 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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été 1985, Bartleby, Giacomo Leopardi, jiun 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Melville, monsieur Pandolfi, Paralipomeni, Pietro Citati, Place Campo Marzio, Rome

 

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Italo Calvino dans son studio (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Temps : fin juin 1985, après-midi
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), Pietro Citati.
Calvino, Leopardi e Ariosto discutent bruyamment autour d’une table.

Leopardi : (hurlant) Je l’ai dit et je le répète une seule fois : une liste des Classiques ne suffit pas !
Ariosto : Pourquoi pas ? Il faut être synthétiques, sinon on nous envahit…
Calvino : Excuse-moi, monsieur Arioste… Laissons le comte parler… donc, que disiez-vous ?…
Leopardi : Je me referais en particulier aux « leçons » ou pour mieux dire aux « conférences » américaines… et j’ai pensé qu’il nous faut six listes !
Calvino : six listes ?
Ariosto : êtes-vous devenu fou, comte, nous ne finirons jamais de les écrire…
Leopardi sourit. Un frémissement, le même du souris Rubatocchi des Paralipomeni (1), lui dilate les narines, puis, d’une voix imperceptible, il susurre : « nous devons faire six listes parce que les voix des Leçons américaines sont justement six !
L’Arioste (la main levée comme à l’école) : J’ai compris ! Une liste au nom de la légèreté, une autre pour la vitesse, une autre encore pour l’exactitude, et une autre aussi pour la per la visibilité et la multiplicité… mais on est à cinq !
Le poète de Ferrare regarde Calvino d’un air perplexe…
Calvino : Qu’avez-vous à me regarder, Ludovico ? C’est vrai j’en ai écrites juste cinq tandis que le temps s’amoindrit de plus en plus ! Je suis en retard avec la sixième conférence, celle qui doit se baser sur la consistance, ou, pour tout dire, je ne l’ai pas encore écrite…
Leopardi : l’été est beau mais assez bref, comme la vie…
Calvino : (essoufflé) ces leçons américaines sont devenues une espèce de fièvre, une obsession qui m’use… « la sixième leçon » bourdonne comme une abeille dans ma tête, heureusement j’ai encore un peu de temps… même si chaque heure gaspillée c’est un cauchemar !
L’Arioste : quand j’écrivais mon Furieux j’étais heureux, je vivais dans les mots les plus fantastiques, dans un monde-ailleurs, tandis que la réalité était toujours plus violente et impitoyable… quelle divergence !
Calvino : à côté du pessimisme de l’intelligence je devrais exercer l’optimisme de la volonté, comme le disait Gramsci, mais mon perfectionnisme m’enchaîne…
Leopardi : Gramsci ?… un homme petit et courageux, qui me ressemble beaucoup !
Calvino : (en s’adressant à lui-même ) Ah, si je pouvais parler avec Melville en personne ainsi qu’avec son Bartleby, tout serait plus simple… !

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Herman Melville, 1885, New York, Granger Collection

L’Arioste : Qui est-il ce Bartleby ? Ne serait-ce pas mieux le capitaine Achab ?
Leopardi : (écartant l’Arioste par un brusque coup de coude) Il ne manque que la baleine blanche et l’on ferme tout !
Calvino : Bartleby est un simple employé, un copiste consciencieux, une scribe, le protagoniste d’un conte de Melville.
Leopardi : Alors, si je comprends bien, nous devons inclure Melville et le protagoniste de son conte, eux aussi, dans la liste des classiques !
Pensif, l’Arioste les regarde tout en caressant sa barbe.
Calvino : Que pensez-vous, à présent, Monsieur Ludovico ?
Ariosto : Je suis en train de penser à cet étrange Bartleby… qu’est-ce qu’il a fait spécial ?
Calvino : Il a osé répondre de cette façon à l’ordre de son donneur d’emploi : « I would prefer not to… »  c’est-à-dire « je ne préférerais pas (le faire)… » ou « j’aimerais mieux pas ».
Leopardi : Il n’a dit que cela ?
Calvino : Oui, juste cela… jusqu’à se réduire au minimum… Peu à peu, il cesse complètement de travailler… et refuse même son renvoi par son employeur.
L’Arioste : Nous devons descendre dans le placard et chercher cet étrange personnage !
Leopardi (tout en ricanant à l’adresse de Calvino) : et bien d’autres…
Calvino : Un peu de contenance, comte, ce n’est pas un jeu pour moi d’écrire pour ces conférences !
Leopardi : Je le sais, cher Calvino, mais il ne faut pas faire les choses trop sérieusement, au risque de s’étrangler quelque fois ! N’est-ce pas, monsieur Zucchet ?
Pandolfi, assis depuis longtemps sur le seuil de la terrasse, se réveille : — Combien de fois dois-je vous dire cela ? Je m’appelle Pandolfi, « la flèche de la Zucchet » ! Quant au prix, si les listes augmentent et qu’elles deviennent 5 ou 6, je voudrais ajourner ma rémunération : on s’accorde pour 300.000 lires et l’on n’en parle plus.
Calvino : Non, non ! C’est hors de question !…
On frappe à la porte.
— Qui va là ? s’écrie Calvino.
Silence.
Obéissant au geste de Calvino, Leopardi, l’Arioste et Pandolfi se sauvent à la hâte dans la terrasse. Calvino va ouvrir la porte.
Une voix gaie résonne dans l’escalier.
« Comment vas-tu avec les Leçons américaines ? Tu me sembles assez fatigué. Pourquoi ne sortons-nous pas pour une petite promenade jusqu’à Giolitti ? (2) Il te faut absolument une coupe à la crème et au chocolat… » hurle Pietro Citati en traînant l’écrivain avec lui…
Quelques minutes après le claquement de la porte les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table entourée par de vases comblés de fleurs ainsi que par l’immensité du ciel bleu.
Après avoir enfourché une paire de lunettes de soleil, l’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier.
L’Arioste : « À qui est le tour de lancer le jeu ? »
Leopardi (d’un air malicieux) : « je préférerais ne pas… »
L’Arioste (en clignant de l’œil) : « Comme vous voulez, monsieur Bartleby ! »

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Claudia Patuzzi

(1) Dans le poème satyrique Paralipomènes de la Batrachomyomachia  (1831-37) Leopardi décrit de façon sarcastique sa propre descente aux enfers. Rubatocchi c’est le héros du poème, chef de l’armée libérale, qui combat les Autrichiens et les soldats du Pape.

(2) Fameux glacier et cafétéria de Rome, situé dans une rue près du Panthéon.

« Élisabeth » (dessins et caricatures n. 10)

16 vendredi Mai 2014

Posted by claudiapatuzzi in dessins et caricatures

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1985, Èlisabeth, Rome, tableau de Claudia Patuzzi

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« Élisabeth », tableau, huile sur toile, cm 1,20 x 80. (cliquer pour l’agrandir)

Chers amis, cette grande toile trône entre la cuisine et la chambre à coucher, au bout du couloir, après Giorgione et Charlot. Chaque fois que je l’effleure, je ne réussis pas à esquiver le regard de la « reine vierge ». Si je me tourne d’un coup, elle continue de regarder tout droit devant elle, comme si elle était surprise par quelque chose qui lui passe devant. D’ailleurs, ni Giorgione ni Charlot, eux aussi ne sont pas en condition d’attirer son attention. Peut-être, le va-et-vient dans le couloir la dérange et l’agace… Pendant quelques semaines, elle a eu la place d’honneur, sur la cheminée de la salle à manger. Mais cela lui donnait un air trop redondant : il ne manquait que le feu avec un beau verre de whisky !
Quand ai-je peint ce tableau ? À Rome, en 1985. J’étais enceinte et savais déjà qu’il s’agissait d’une femme. Quelques mois avant qu’elle naisse, j’avais été inspirée par une serviette de cuisine, achetée à Londres en 1978, sept ans avant, sur laquelle s’imposait la figure fragile et solennelle de la grande Élisabeth d’Angleterre… Ce fut après beaucoup de temps que je m’aperçus d’une étrange coïncidence. Élisabeth et ma fille sont nées toutes les deux dans le mois de septembre, juste à dix jours de distance l’une de l’autre.

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P.-S. Je suis une mâcheuse acharnée de pommes. Dans le tableau, la pomme appuyée sur le secrétaire jaillit d’une précise intention de décalage. Le secrétaire ainsi que le vase blanc se trouvent dans mon appartement parisien…

Claudia Patuzzi

Le placard de Calvino/4 : les mots invisibles – dialogues imaginaires n.4

04 dimanche Mai 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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été 1985, digital, Giacomo Leopardi, Gutenberg, la fin de Classiques, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Pantheon, Pietro Citati, Rome

 

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Ludovico Ariosto (l’Arioste) dessin de Amadori, 1974 (cliquer pour agrandir)

Début d’été 1985: studio d’Italo Calvino, centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon.
Personnages : Italo Calvino, Giacomo Leopardi, l’Arioste. Pandolfi, l’agent de désinsectisation de la Zucchet, dort dans la terrasse sur une chaise longue. L’Arioste  fait allusion à des étranges voix qui courent au fond du placard…

— Si vous voulez que je vous explique, monsieur Calvino… il y a des rumeurs ! répète l’Arioste tout en haussant la voix.
— Des rumeurs ? » susurre Calvino, abasourdi, avant de se taire à l’instant.
Quant à Leopardi, il se redresse sur sa chaise, hurlant : — je n’y dure pas là dessous, l’air est irrespirable, ils deviennent de plus en plus nombreux et bruyants !
Calvino regarde les deux maîtres sans comprendre : — de quoi causez-vous ?
— Nous parlions de nous.
— Nous ?
— Nous, les Classiques ! hurle Leopardi.
— Leurs voix sont de plus en plus angoissées et inquiètes… ajoute l’Arioste.
— Si vous êtes  les Classiques, comment est-il possible que vous soyez ici, dans mon studio ? Vous devriez être morts et ensevelis ! Mais peut-être, je suis en train de rêver… continue l’écrivain sans cesser de tourner à vide dans la chambre.
— Si cela peut vous soulager, ajoute monsieur l’Arioste, nous pouvons bien vous enlever l’encombre de notre présence… pourtant, sans notre soutien, la situation pourrait dégénérer : car en fait, mon cher ami, nous pouvons juste les empêcher de sortir… car ils arrivent continûment ! Le placard est comblé, désormais…

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Calvino parle sans qu’il y ait personne à l’écouter tandis qu’il essaie de téléphoner à quelqu’un… mais la ligne est toujours occupée.
– Lavinia ! Lavinia ! hurle-t-il. Personne ne lui répond. Mais, où est-elle partie ? Si quand même mon ami Pietro Citati venait me chercher… Il se dirige par de grands pas vers la porte : – zut, elle est fermée à clé ! proteste-t-il, interloqué. Puis il se retourne vers les deux poètes à l’attitude désolée (mêlée à d’évidents sourires de commisération) : — en somme, dites-moi ce qu’il arrive ! La fin du monde ? Encore une désinsectisation ? La troisième guerre mondiale ?
— C’est pire ! ricane Leopardi.
Quant à l’Arioste, il regarde de biais le poète de Recanati : — allons, un peu de tenue, monsieur le comte ! Il n’y a pas de quoi rire ! Puis, il s’adresse gentiment à Calvino : – je vous en prie, calmez-vous ! Buvez un verre d’eau fraîche !
L’écrivain avale deux gorgées à la hâte, avant de s’exclamer : — je suis prêt, parlez !
— Ce n’est pas fin du monde, ce n’est que la disparition des Classiques ! affirment à l’unisson, de façon solennelle, les deux immortels.
— La fin des Classiques ? Mais c’est impossible ! J’avais écrit…
— Nous apprécions énormément ce que vous avez écrit autour de nous… mais cette situation ne dépend ni de vous ni de nous.
— Incroyable… à qui est la faute, alors ?
— À la concurrence !
— Je demeure dans l’incompréhension…
L’Arioste s’approche de la fenêtre. D’un ton résigné, il indique le ciel : — que voyez-vous là dehors ?
— Le ciel bleu, les nuages, les toits rouges des maisons, les fenêtres, les balcons, les oiseaux… Un clocher… La coupole du Panthéon…

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— Rien que cela ?
Calvino entrouvre les jeux, puis décroche. En réalité, en ce période, il ne voit que San Remo, la ville de son adolescence,  le cinéma retentissant de voix, la végétation luxuriante du jardin de fées de son enfance, où voltige encore Côme, le baron perché. Et, au bout de sa rêverie, sa mère en train de lire dans son studio…
— Donc vous ne la voyez pas ?
— Quoi ? sursaute Calvino.
— La concurrence ! s’écrie l’Arioste en s’accompagnant par un grand geste adressé à la fenêtre.
— De quelle concurrence me parlez-vous ? répète l’écrivain encore pris par l’air austère de sa mère…

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Italo Calvino et sa mère Eva Mameli.

— Celle que font les mots invisibles ! Ils volent dans l’air plus vite que les aigles, brillent avant de disparaître, poursuivis par d’autres infinis mots qui s’épanouissent pendant un seul instant, pour disparaître à nouveau. Une poursuite continue d’une myriade de mots par de longs essaims luisants et invisibles. Un flux silencieux et sans fin…
Leopardi : — tout comme la rime « cœur-douleur », n’est-ce pas ?
Et l’Arioste : — je veux juste dire que ces mots ne sont pas écrits sur des parchemins ou du papier. D’ailleurs, ils ne sont pas imprimés selon le système de Gutenberg, ni accompagnés non plus par des dessins détaillés, gravés par exemple par un génie comme Dürer, avec son art raffiné et précis… ces mots hyper rapides et sans voix on ne peut pas les toucher, ni marquer avec le crayon ou effacer, ou mettre en pièces… On peut juste les lire sur d’étranges planches lumineuses…
— Comment les appelle-t-on, ceux de la concurrence ? intervient Leopardi.

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Giacomo Leopardi

— Ils ont beaucoup de noms différents… Le seul qui me vienne à l’esprit c’est un mot venant du latin « digitus », doigt, « dictare », dicter… »
— Vous êtes en train de parler de l’ordinateur ! réagit promptement Calvino, c’est-à-dire de l’impression digitale !
Leopardi et l’Arioste le scrutent sans rien comprendre. Inspiré par une réflexion soudaine, le comte s’éloigne de sa chaise tout en disant : « Sachez, monsieur Calvino… Sachez que nous avons peur qu’on nous dépasse, qu’on ignore nos créatures ! Pour tout dire, nous craignons l’extinction et l’oubli éternel ! »
Calvino les fixe ébahi : – qu’on vous dépasse ?
L’Arioste tire un soupir profond : — d’ici peu, personne ne pourra plus savourer le plaisir physique de la lecture ! Le goût des dédicaces, des notes, des fleurs desséchées faufilées dans les pages, des commentaires écrits en ex-ergo lors d’un instant d’identification ou d’enthousiasme, les feuilles chiffonnées ! Platon, Sofocle, Ovide, Lucrèce, Horace, Dante, Cavalcanti, Galileo, Cervantes, Shakespeare ainsi qu’une multitude d’autres sont très inquiets… Tous les Panthéons du monde sont en fibrillation, envahis par les voix égarées des Classiques… Vous-même… vous avez dit que dans ma strophe, dans mon « octave », demeure quelque chose de semblable à ce vol frétillant… comment s’appelle-t-il ? D- I- G -I –T -A L ? Encore un mot ayant affaire avec ce « digitus, ce doigt ! Un truc qu’on utilise pour énumérer… »
Juste à ce passage critique, Leopardi se met à hurler : — « digitus » ou pas… il faut savoir que des ombres ont envahi le Parthénon se mêlant aux immondices qu’on avait éparpillées partout !
— Je comprends… mais que me voulez-vous ? Que pensez-vous que je puisse faire, moi ? murmure Calvino, le regard perdu au-delà de la fenêtre, vers le Panthéon de Rome, situé tout près, rien qu’à quelques mètres de distance…

Claudia Patuzzi

 

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