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décalages et metamorphoses

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Le chêne mutilé (Zérus – le soupir emmuré n. 78)

15 dimanche Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Henriette et Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Le chêne mutilé  n. 78, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 306-308, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Nous sommes en juillet, trois mois sont passés depuis la mort de mon oncle Ghislain et moi, comme toujours, je me promène à l’ouest du jardin. Le grand chêne a été émondé. Deux troncs sanglants, privés de force, se lancent vers le vide. Les plus fortes branches, qui s’entrelaçaient au-dessus du toit, ont été coupées.
— Le chêne était mangé par les vers ! explique Rolando, le grenier est plein de souris… il y a une charogne dans le grand pré…
Le matin, les rayons de soleil dessinent un rectangle de lumière qui divise en deux le côté ouest, comme des ciseaux. Je regarde le chêne désolé. Il n’a plus la forme d’un parapluie, il rassemble à un Mohican ou à un punk.
Je gifle l’air avec violence. Des centaines de moustiques tournent autour de moi, ballottés par le mistral.
— Ce sont des bestioles noires avec de petites pattes, un peu comme celles des puces… grommèle Henriette.
— Aïe !
— Gros porcs puants et casse-pieds ! proteste Henriette, en se réfugiant dans la maison.
— Quoi d’autre ? Lui demandé-je, amusée.
— Je ne peux pas utiliser trop d’adjectifs sinon ils deviennent prétentieux !

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Une question me tourmente encore. Quelle est la vraie raison qui m’a poussée, sinon obligée, à écrire l’histoire douloureuse de mon oncle ? Je ne crois pas que ce soit le mystérieux paquet, les trois tessons, la petite tasse avec la tour Eiffel, la photo de Ghislain que Santina fit à la veille de son départ… D’ailleurs, au commencement, je n’aimais pas trop le ton un peu plaintif de ses lettres, cet esprit replié sur soi et même satisfait de cette « détresse affective ».
Un jour, j’ai commencé. J’étais convaincue d’être entraînée surtout par le dédain et le désir de justice. En réalité, quelque chose de plus profond agissait en moi. Un de ses mots. Un mot où se condensait, à mon sentiment, sa voix, son âme secrète. En quelle occasion me l’avait-il dit ?
Hier, par hasard, j’ai trouvé, parmi de vieilles coupures de journal, une note que j’avais écrite pour répondre à une de ses lettres. Quelle lettre ? Je ne la trouvais pas. Quel chaos ! Pendant la nuit dernière, j’ai rêvé tout le temps de la chercher dans les lieux et les circonstances les plus incroyables. Rien, pas de traces de cette lettre unique. Ce matin, en me réveillant, j’avais tout oublié.
Puis, en m’accoudant à la fenêtre sur le « jardin interdit », les mots de mon oncle ont jailli de mes propres lèvres : « la vie est à moi, ma petite fée. Je le comprends maintenant, et peut-être est-il trop tard. » C’était la première fois qu’il me parlait de son deuxième amour, un autre amour après celui qui le liait à grand-mère Gény. Je me suis mise à regarder la vache qui frottait son museau contre la haie de pittosporum. Ce museau qui demandait de la tendresse au lieu du manger a activé mes souvenirs : « je t’ai ouvert mon cœur », me disait mon oncle, « parce que tu m’as ouvert le tien. Ou, du moins, tu m’as fait deviner qu’il y a une chose qui te fait souffrir, un obstacle difficile à franchir. Peut-être, tu as déjà sauté le pas qui te séparait du bonheur. Le bonheur va plus vite que la poste, parfois. Mais si tu ne l’as pas encore sauté, fais-le, vis ta vie, sans entendre ni freins ni conseils. Je suis sûr… »
Je ne réussis pas à me souvenir de quoi mon oncle Ghislain était sûr… Cette lettre, la seule lettre dans laquelle il s’est occupé de mes vicissitudes personnelles, je l’ai perdue.

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Au début de l’après-midi, le chêne mutilé dégage encore une ombre fraîche qui effleure la haie du grand pré. Les moustiques ont disparu et sur le côté ouest règne la tranquillité. Henriette dort, tandis que Rolando, assis dans la véranda, est concentré sur ses mots croisés. C’est l’heure universelle de la digestion, partagée par toute l’espèce humaine. Durant cet intermède pacifique, je reste assise à une petite table à l’ombre du chêne. Entre mes mains, l’album photo de mon oncle. Je le caresse avec dévotion. C’est un vestige précieux. C’est le journal de sa nouvelle jeunesse, de son amour romantique et sénile. Qui a dit que les vieux ne peuvent pas aimer ? Sûrement quelques êtres frigides à la faible imagination. Maintenant, je suis satisfaite : Ghislain a connu, même tardivement, une réparation. Mais il suffit que j’ouvre l’album de nouveau et voilà que le souffle me manque : chaque page présente des espaces blancs, des œillets vides. J’observe cette ruine qui se répète à intervalles réguliers — une ou deux photos qui manquent — avec un rythme aussi logique qu’implacable : quelqu’un a enlevé toutes les photographies où mon oncle apparaissait souriant et heureux avec Corinne Tibet ! Elle y figure parfois, mais elle est toujours seule, tellement petite et lointaine qu’on peut la confondre avec le paysage et les reflets aveuglants des marées…

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FIN

Claudia Patuzzi

Une année terrible (Zérus – le soupir emmuré n. 50)

10 dimanche Nov 2013

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Annibale Fata, Bruxelles 1919, ghislain, gustave moureau, henriette, hydre de lerne, jean baptiste de la salle, Niba, Overijse, Rolando, zérus le soupir emuré 50, zérus n. 50

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Une année terrible III-IV/VI n.50, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.197-201, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 5 février 1989

Ma petite fée,

1919 fut pour moi une année terrible. Niba, mon père, était parti en Italie servir dans la Marine. Seulement quelques cartes postales de navires et un mot d’encouragement : — nous nous reverrons bientôt. Mais quand ? Pendant ce temps, j’étais seul… Jusqu’en septembre, j’ai vécu rue du Remorqueur avec la tante Germaine, encore célibataire, mais déjà liée à son futur mari, l’oncle André. Je demeurais dans le grenier vide. Le jour, je continuais à aller à l’Institut Saint-Pierre, le soir je dormais dans le grand lit de fer qui ensuite fut vendu avec tout le reste. Il ne resta que le papier peint avec les aconits bleus.
J’ai cherché dans les dictionnaires l’origine de cette fleur qui pendant tant d’années a veillé sur moi : on l’appelle casque de Jupiter, casque de Troll, casque d’Odin ou chapeau de fer et on la croyait capable de rendre invisibles les chevaliers errants. Oh petite fée, combien aurais-je voulu être invisible, pouvoir m’échapper et partir vers l’Italie dans la maison des Fata ! Je ne voulais pas considérer le destin de cette fleur prodigieuse. Ne savais-je pas qu’elle prend peu à peu l’étymologie douloureuse d’herbe du diable, une fleur aussi belle que vénéneuse ?
Mais comment pouvais-je prévoir ce qui allait se passer ? Et pourtant, j’eus quelques signaux. Quelques jours après la mort de maman, dans l’école que je n’ai pas quittée depuis cinquante ans — j’y suis professeur, maintenant —, un de mes enseignants, un Frère Chrétien, s’approcha de moi d’un air compatissant :
— Mon cher fils, j’ai un livre pour toi, me dit-il.
— Merci. Qu’est-ce que c’est ?
— La vie de notre saint fondateur, Jean Baptiste de La Salle.
Je demeurai perplexe et indifférent.
— Tu veux le lire, mon fils ?
Je dis que oui. Pouvais-je dire non ? Après un mois, je le ramenai. Mon professeur me demanda si je l’avais trouvé intéressant. Je dis que oui. Je mentais. Je n’avais même pas ouvert le livre. Puis il m’a demandé si je ne voulais pas devenir un Frère chrétien : j’ai répondu par un beau non. Mais, comme tu le vois, cela n’a pas suffi.

Une victime

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Cette nuit, Henriette n’a pas réussi à dormir à cause de la canicule. Elle était adossée au coussin et fixait le verre sur la table de nuit, comme si elle le voyait pour la première fois.
— Déplace ce verre, s’il te plaît ! Il m’ennuie…, a-t-elle dit, sans explications. Si elle fermait les yeux, le verre réapparaissait à moitié rempli devant elle : une pauvre chose dénuée de sens.
Peut-être est-ce le brouillard qui l’a épouvantée. Outre la perte de la mémoire, j’ai l’impression qu’elle ne voit plus très bien.
— Où est la grille ? Je ne la vois plus… C’est le sortilège du grand pré, crie-t-elle depuis la véranda.
Henriette a raison. Une vilaine brume et un silence menaçant recouvrent le grand pré depuis deux jours. La brume est arrivée d’un coup, comme une invasion : un matin, je n’ai plus rien vu, ni le grand pré ni les pins. Des intrus faits de vapeur traversaient le jardin tandis que le ciel écrasait les arbres sous son poids. C’est alors que les os du chêne ont commencé à gémir avec une voix presque humaine, comme s’ils étaient des épaves à la dérive sur les plages de la mer du Nord, la mer assassine.
Le côté nord-ouest aussi a subi un assaut. Deux museaux de vache ont secoué la haie derrière la maison, en grattant les épines et creusant des galeries entre les broussailles.
— Qui me déplace ce verre ? continuait de crier Henriette épouvantée, tandis que Rolando était occupé à frapper ces vaches avec une poêle. On aurait dit qu’il brandissait une épée et l’abattait avec violence sur les cornes des envahisseurs en hurlant : — Allez-vous en sales bêtes, n’entrez jamais ici… PAM ! PAM ! Sous cette grêle de coups, les vaches se sont retirées dans la brume comme les Russes dans la neige de Nikolaevka[1].
Lorsqu’un autre matin s’affiche, un hurlement déchire le silence. Est-ce Henriette ? Je me penche à la fenêtre, le grand pré est un lac couleur de lait. Je frissonne. Un terrible tempérament géologique sommeille sous le manteau de vapeur, prêt à sortir comme l’Hydre de Lerne.

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Gustave Moreau, 1976, Chicago, Art Institute

Ce n’est pas d’ici, au nord-ouest, que vient le cri…
Sous le grand chêne, je vois Rolando près du puits, avec une pelle à la main. D’entre les fusains, Henriette débouche en murmurant : — Maudite !
Peut-être pense-t-elle à la Belgique. Puis elle ajoute, avec douceur :— Qu’est-ce que tu veux y faire ? C’est tout un fricandeau de morts…
Rolando fixe le gravier, immobile. Qu’est-il en train de regarder ? Un bout de fer ? Une branche cassée ? Puis je comprends : c’est une vipère.
— Je l’ai tuée avec la pelle, elle était derrière le puits… dit-il.
— Mais elles avaient disparu, cela doit faire plus de trente ans qu’elles n’entraient plus dans le jardin…
— C’est un animal têtu, soupire Rolando, c’est elle qui a voulu mourir.
J’éprouve un sentiment de peine qui d’un coup se change en joie. Les vipères du grand pré retournent dans le jardin. Le gardien a vu errer aux alentours des renards et des fouines. Un genre de faucon a rasé la colline. Est-ce un présage ? Ce jardin est irréel. Il ne peut pas gagner sur la nature. Le grand pré se venge…
Est-ce l’hurlement de la vérité qui veut reprendre le dessus sur la mensonge ?
Je regarde le côté nord-ouest, cette brume du Loch Ness. Je lève les yeux vers la petite tour à droite, vers le désordre qui y règne agréablement, vers les rames de papier, l’ordinateur allumé : le « fait » de Ghislain est sur le point d’éclater comme un amphibie monstrueux qui respire de plus en plus vivement en moi.
Rolando pique la vipère avec le râteau, la soulève en l’air, puis se dirige vers le grand pré.
— Là ! crie-t-il, en jetant le serpent au-delà du filet de ronces. La vipère ressemble à une branche morte. Pendant un instant, elle reste accrochée parmi les campanules, une épine lui entre dans la gorge et y reste accrochée, puis elle tombe de l’autre côté.
— C’est fait ! conclut Rolando.
— Ça pue pour tous, cette domination barbare [2] ! commente Henriette en secouant la tête.
N’est-ce pas ainsi que Ghislain finit-il à Overijse ? N’a-t-il pas été attiré par un jardin fleuri, avant d’être ruiné pour toujours ?
Maintenant que la vipère est morte et qu’elle est rentrée dans son royaume, la brume tombe sur Rolando, le couvrant d’un pardessus boutonné de la tête aux pieds. Même si j’essaie de détourner le regard, ce brouillard, dans sa rigueur dépouillée, continue à me rappeler quelqu’un : mon arrière-grand-père, Cyrille Balthasar.

Claudia Patuzzi


[1]   Bataille qui opposa sur le front de l’est, les troupes soviétiques aux troupes italiennes principalement, le 26 janvier 1943. Parmi les combattants se trouvaient les futurs écrivains Nuto Revelli et Mario Rigoni Stern.

[2]   Citation célèbre, en Italie, du Prince de Machiavel (1532).

Une mouche sans ailes (Zérus – le soupir emmuré n. 45)

05 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Brueghel, germaine, ghislain, henriette, Lavinio, mémoire, Rolando, rue du Remorqueur, une mouche sans ailes, Venise, Zérus 45, Zérus le soupir emmuré 45

Une mouche sans ailes  II-III/VII n.45, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 179-183, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Rolando avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Ce matin, un vacarme m’a réveillée. C’est la voix de Rolando qui se propage jusqu’à la petite tour avec la monotonie d’un train. Il doit quitter son jardin. Des problèmes urgents le poussent à aller en ville. Henriette reste au lit à jouir de ses souvenirs informes, où l’imprécision du temps et de l’espace devient toujours plus grande. Quand elle se lève pour le déjeuner, il y a une lettre à côté de la tasse de thé et des biscottes. En réalité, ce n’est pas une lettre, mais un feuillet à carreaux parcouru par une subtile calligraphie.
Henriette lit à haute voix :
« Henriette chérie, je suis parti en urgence pour réparer cette panne dans la salle de bain qui a provoqué l’infiltration d’eau dans l’appartement du docteur Venturini. Je reviendrai ce soir pas plus tard que six heures. Je t’embrasse. Rolando. »
Après la lecture Henriette, heureuse, regarde son public.
— Avez-vous vu quel brave mari il est ? Nous avons toujours été d’accord.  Tout de suite, elle remet la lettre dans le creux de son sein, en disant : je la mets dans le coffre-fort.

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Henriette avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Il est deux heures, Henriette vient de manger des spaghettis à l’huile. Elle ne digère plus bien, sa gorge brûle, une main de fer pèse sur son œsophage, elle demande de l’eau comme un prisonnier. Sa mémoire en miettes, elle est assiégée par la guerre plus féroce, celle de l’oubli.  Quelquefois, elle ne reconnaît plus sa maison. Elle se lève après la sieste avec un air soupçonneux : — Je me sens détraquée. À qui est cette maison ? Qu’est-ce que je fais ici ?
Maintenant que Rolando est absent, ses yeux dépourvus de cils errent à la recherche d’un point d’appui. Henriette a peur. Elle a déjà oublié.
— Où est Rolando ? Pourquoi ne revient-il pas ? demande-t-elle à tout le monde en errant dans la maison.
— Il revient à six heures. Il a écrit cela dans la lettre.
— Quelle lettre ?
— Celle que tu as cachée contre ta poitrine.
Henriette lit la lettre au moins six fois. Lorsqu’elle arrive à « Henriette chérie », son visage s’illumine de bonheur, mais il suffit d’un quart d’heure pour qu’elle soit reprise d’une agitation incontrôlable. De temps en temps, la lettre disparaît sous l’aisselle, d’autres fois elle glisse sur le côté du sein. Chaque fois que je fouille très attentivement Henriette et je réussis à ressusciter la lettre, elle soupire et dit : « Écoute, maintenant je te lis la lettre de Rolando. »
À six heures et demie, Rolando téléphone : il ne peut pas venir. Henriette recommence : « Où est allé Rolando ? Qui est-ce qui est dehors ? Je ne comprends plus rien… » Vers le crépuscule, elle ferme les volets. L’air infini du grand pré la terrifie, la gorge lui brûle, elle se sent mal, le froid est épouvantable, la douleur à son pied est terrible, elle a faim, elle a soif, elle est fatiguée, elle cherche sa chambre sans la trouver. Finalement, à dix heures, elle réussit à poser la tête sur le coussin, les paupières closes dans une rassurante obscurité.
— Bonne nuit maman, tu vas faire des rêves dorés !
— Mais non, tout ce qui brille n’est pas d’or… c’est un cauchemar en fer !

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Ghislain à l’école St.Gilles, dans les années 1917-’18: il est le deuxième à gauche, marqué par une « x » ( cliquer la photo pour l’agrandir )

Ghislain, aussi, n’avait plus confiance dans la poste. « Nous nous verrons bientôt ! » disaient les cartes postales avec les enfants riants couleur sépia, habillés en soldats. Mais sa mère n’arrivait jamais. Henriette et Nino ne savaient pas signer, même d’une croix. Peut-être s’étaient-ils égarés dans les ruelles de Venise ou étaient-ils prisonniers dans les souterrains du palais des Fata. Il avait lu et relu ces lettres et maintenant que la guerre se terminait il demeurait vide, sans la force de croire…
Comme le reste des humains, Ghislain aussi pensait que la guerre ne finirait jamais. Avec le fatalisme d’un prisonnier enfermé dans la même cellule pendant trois ans, il s’était désormais habitué à cacher ses pensées.
— À quoi penses-tu, Ghislain ? lui demandait Germaine, en se brossant les cheveux.
— Je ne pense à rien, tatie…, répondait-il, en espérant qu’elle ne lui poserait pas d’autres questions. À qui pouvait-il dire ce qu’il avait en tête ? Que la nuit il ne réussissait pas à dormir, qu’il était jaloux de Nino ? Qu’il se sentait abandonné ? Avec le temps, non seulement il avait arrêté de compter les étoiles, mais il n’attendait plus le courrier. Chaque fois, il ouvrait les lettres avec une lenteur accrue pour protéger son âme d’une énième désillusion. Il avait treize ans désormais et sa sensibilité s’était durcie.
— Ghislain, pourquoi n’ouvres-tu pas la lettre ?
— De toute façon, ma mère dit toujours la même chose…
— C’est-à-dire ?
— Que lorsque cette affreuse guerre sera finie elle viendra me chercher !
— Mais elle va se terminer, tu n’as pas entendu ? Foch a gagné, il a enfoncé deux lignes sur le front, il a repoussé les Allemands…
— Bien sûr, le maréchal Foch… Ghislain voyait un gros phoque avec deux moustaches couleur de fer lui couvrant la bouche.
Germaine prit en main la lettre d’Eugénie et la lut en hâte.
— Tu dois lire ici, ballot ! Ta mère viendra te chercher.
— Mais tatie, je n’y crois plus maintenant… haletait-il, son œil ouvert rempli de larmes. Pourquoi ne m’a-t-elle pas emmené, alors ?
— Elle pensait que la guerre serait bientôt finie… essayait de le réconforter Germaine.
— Et pourtant, elle a duré encore trois ans !
Germaine tourna son visage vers le miroir. Des larmes glissaient le long de ses tempes, défaisant son maquillage en deux ruisseaux sales. Alors qu’elle nettoyait ce noir de bistre, elle eut à peine le temps de voir l’image réfléchie de Ghislain qui prenait la clé du grenier en fuyant comme un serpent par la porte…

Mais il n’était pas un serpent. La dignité de ce reptile ne correspondait pas à sa situation. Il se sentait au contraire comme une mouche sans aile ou comme une abeille sans dard. Dans la forêt ondoyante des aconits bleus, il s’imprégnait d’obscurs mirages comme une vestale qui a éteint son feu par inattention et qui, jour après jour, cherche à le raviver d’un simple souffle. Il regardait la photo d’Henriette et de Nino avec amour et rage. Il pensait à la Méditerranée avec l’envie d’un exilé et à l’Italie avec l’imagination d’un amant. Il imaginait la maison des Fata du peu qu’il avait pu saisir entre les lignes de ces brèves lettres : il entendait l’aboiement des chiens dans la cour, les bruissements d’ailes des pigeons sous les toits, le bruit monotone de l’usine jour et nuit. Dans son vol, il effleurait de grands draps de lin qui, emportés par le vent près des remparts, battaient comme des drapeaux blancs. Ou bien il se laissait transporter dans ce labyrinthe de pierre par les rayons de soleil comme un moucheron chaud et heureux, sans se soucier du moment où l’obscurité lui ferait perdre le nord et l’humidité le tuerait.

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D’autres fois, il imaginait Venise. Il grimpait comme un chat le petit escalier de la maison de Dorsoduro, dans la puanteur des canaux et le ressac gluant de l’eau, ou bien il flânait comme un chien errant jusqu’à l’Arsenal, là où de grandes flaques de mazout flottaient parmi les taules plaintives des navires.
Quand il voyait sa mère et Niba se promener main dans la main dans le Campo di Santa Margherita, il devenait un pigeon et il volait jusqu’à l’horloge des deux Mores, en face du campanile de San Marco : de là-haut il pouvait regarder avec la richesse et le désespoir d’un voyageur de l’esprit cette ville inconnue à l’étrange forme de poisson.
Dans le grenier de rue du Remorqueur, il caressait la photo de Giuseppe Garibaldi avec la vénération d’un jeune dévot, il astiquait le bois du télégraphe avec la cire d’abeille et comptait le nombre d’aconits bleus en inventant d’étranges formules magiques.
« Adieu, tout est fini. Les beaux rêves… », chantait sa tante, tandis que Ghislain, assis dans son grand lit de fer, pleurait en priant la Madone, Dieu, Saint-Michel, Sainte-Gudule, Saint-Nicolas, Garibaldi et tous les saints que sa mère revienne, le prenne entre ses bras et ne s’échappe plus.
Ainsi, passa le mois d’octobre, avec une partie du mois de novembre. Ghislain entrait dans l’après-guerre sans s’en rendre compte. Il se sentait comme un moineau qui a fini pendu dans un houx épineux après un vol incertain. Cependant, il voulait encore croire que les rêves et la réalité n’étaient pas séparés et que les choses n’étaient pas comme elles sont. Dans cette attitude primordiale, il ne pouvait faire autrement que suivre ses illusions comme un aveugle suit son compagnon sans pouvoir le voir.

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La parabole des aveugles de Brueghel, Naples, Gallerie Nationale de Capodimonte. (cliquer la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

La Chaussée d’Alsemberg I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 38)

27 dimanche Oct 2013

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bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Francesco Petrarca, henriette, oncle Léopold, Rolando, Rue de Remorqueur, tante Germaine, Zérus le soupir emmuré 38

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La Chaussée d’Alsemberg I/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 155-158, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rolando est allé à la source prendre de l’eau. Après son départ, tous les bruits ont cessé et l’après-midi s’écoule lentement.
J’ai les jumelles de Niba dans les mains. D’ici peu, Sirius surgira de la mer, on verra la Grande Ourse et l’étoile Polaire. La paix du crépuscule tombera sur le grand pré dans une lumière lactée et incandescente. Puis le moment viendra de compter les étoiles, le moment de la contemplation patiente et amoureuse. De l’autre côté de la petite tour, je me délecte d’une lune turque qui se couche rosée sur la mer quand il y a encore de la lumière… mais c’est un paysage qui a quelque chose de faux qui m’aveugle. Je pose les jumelles et je détourne les yeux. Cette paix ne correspond pas à mon esprit. Je suis arrivé aux chapitres centraux, ceux de la Grande Guerre. Il n’y a pas eu de Pétrarque pour dire « Voyez, seigneur courtois, de quelles insignifiantes raisons une guerre cruelle peut naître? »[1]  Le temps de la courtoisie est fini pour toujours et la guerre en soi est horrible. Peut-être devrais-je faire comme Niba, tourner les jumelles de l’autre côté, rapetisser les choses pour ne pas avoir honte et ne pas sentir l’odeur poisseuse du sang. Alors que j’écris sur la guerre, j’assiste, impuissante, aux événements qui se précipitent. L’Histoire avance au hasard comme le bouchon d’une bouteille sur le point d’exploser : tu ne sais jamais où il va tomber. Il a dû se produire la même chose pour mon oncle Ghislain. La guerre le jeta comme un projectile de la rue du Remorqueur dans une rue lointaine et inconnue…

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On frappe à la porte. C’est Henriette. Elle a un bâton dans la main droite dont le manche porte un filigrane d’or. C’est le bâton de promenade de son père, Niba. Un substitut moderne du fusil et du fleuret que mon grand-père faisait pirouetter avec l’adresse d’un jongleur. Ce n’était pas lui qui avait besoin d’un soutien, c’est le bâton qui jouissait de ses promenades. C’était un bâton fidèle. Il l’attendait chaque matin dans l’entrée comme un chien qui attend pour sortir.
Ce bâton est finalement revenu d’une longue léthargie. Après quarante années de sommeil, il s’est soumis au contact tremblant d’Henriette, la soutenant comme un treuil dans ses trajets confus. Mais Henriette n’empoigne pas seulement le bâton. De la main gauche, elle soulève une boîte à chaussures.
— Regarde ce qu’a fait le coucou ! chuchote-t-elle terrifiée.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il est méchant, il l’a fait tomber du nid.
Je regarde dans la boîte. Dans un coin, un petit oiseau à peine né. Les murs de carton sont recouverts d’ouate. Un petit verre de liqueur contient une goutte d’eau trouble. Une aile est pliée en deux comme une oreille de papier.
— Le coucou s’est amusé à le jeter en bas, mais il ne l’a pas tué…
L’oisillon, la tête sous l’aile, est blotti dans une pose inhabituelle. L’œil fermé et dépourvu de cils est le même que celui de ma grand-mère Eugénie quand elle mourra, le tremblement et l’aspect ressemblent en revanche à ceux d’un pauvre orphelin abandonné, à mon oncle Ghislain…

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La Chaussée d’Alsemberg

Fin août 1915, Ghislain se trouvait à Uccle, à la pointe sud du Pentagone, à une bonne demi-heure de marche du cœur de Saint-Gilles, perdu à la périphérie de la très longue chaussée d’Alsemberg, dans la maison de son oncle Léopold.
Le vieil appartement de la rue du Remorqueur était resté à la tante Germaine qui, comme une vestale armée, veillait à la défense du grenier et du grand lit de fer. Pendant trois longues années, Ghislain perçut ce lieu comme son seul refuge au milieu d’incessants changements. Maintenant qu’il avait perdu sa mère et sa sœur Henriette, Germaine ne représentait pas seulement ce qu’il lui restait de son passé, elle lui apportait aussi apaisement et réconfort. Chaque dimanche, essoufflé, il parcourait les deux kilomètres de la chaussée d’Alsemberg. Arrivé place Albert, il humait l’air ancien du quartier et déviait à l’est vers la place Paul Janson, pour s’aventurer, le cœur serré, dans les ruelles tortueuses du quartier populaire situé entre la chaussée d’Ixelles et le parc Léopold.
La tante l’attendait à la fenêtre du troisième étage. « Cours, Ghislain, cours ! » hurlait-elle en le voyant apparaître à l’angle de la brasserie. Il inspirait l’air une dernière fois, puis dans un effort de volonté il s’aventurait dans l’escalier jusqu’à plonger son visage dans les formes maigres et osseuses de Germaine. « Alors ? » demandait-elle. Ghislain lui tendait une photographie d’Eugénie avec une inscription au crayon dessous : « Aime bien ta maman et tu seras heureux ! » Elle était datée du 3 octobre 1915. « Heureux ! Comment pouvait-il être heureux ? Il ne faisait rien d’autre qu’attendre des lettres avec l’angoisse d’un condamné ignorant sa sentence… »
Germaine jetait un œil sur l’enveloppe marquée d’un timbre suisse, puis lui donnait la clé du grenier et un plumeau pour la poussière.
— Pendant que je prépare le repas, tu peux monter, murmurait-elle.
Ghislain faisait tourner les clés dans la serrure et tout de suite après devant ses yeux apparaissaient les fleurs bleues de l’aconit, le paravent bleu et les trois « photographies » de Niba. Le télégraphe-jouet était toujours prêt du lit, sans un grain de poussière.
C’était lui qui chaque dimanche dépoussiérait tous les objets et comme s’il dansait, il s’arrêtait un instant sur le chintz, sur le berceau d’Henriette, sur le dossier en fer. Quand le plus petit grain de poussière avait disparu, il enlevait ses chaussures, son pull-over en laine et son pantalon et il se mettait sous la courtepointe. Tandis que le vent sifflait derrière la vitre du tympan, il fermait les yeux et se plongeait dans le bleu du ciel de la chambre, dans un monde de caoutchouc et d’eau tiède. Quand le bien-être l’envahissait, il se donnait de longs baisers au creux de l’avant-bras, ou bien sur la partie intérieure du poignet, là où les veines vibraient avec toute la force du désespoir. Ce n’était pas lui, mais les lèvres de sa mère qui effleuraient sa peau sèche comme un désert. Dans ce lit, dans cette couverture soyeuse, Ghislain retrouvait la tiédeur perdue de son corps ou imaginait le pathos qu’auraient créé en elle ses funérailles : sa mère, bouleversée par les larmes et par la douleur, embrassait son visage rendu froid par le « rigor mortis » le recouvrant de baisers voluptueux… Depuis ce grenier, à des milliers de kilomètres de distance, il ressentait avec une jouissance à la fois sadique et innocente ses hurlements agonisants alors qu’elle était sur le point de s’évanouir — ses longs cheveux défaits sur lui —, qu’elle criait son prénom…
Dans cette béatitude, il s’assoupissait durant quelques minutes.

Claudia Patuzzi


[1] “Vedi, signor cortese, di che lievi cagion che crudel guerra ?” Francesco Petrarca, Canzoniere, CXXVIII, vv. 10-11.

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