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décalages et metamorphoses

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Overijse (Zérus – le soupir emmuré n. 48)

08 vendredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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8 mai 1919, beguinage de Courtrai, Clemenceau, coma Cyrille, Hinderburg, pob, Vandervelde, zérus 48, zérus le soupir emmuré 48

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Overijse I/VI n.48, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.191-194, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Le jour même de la mort d’Eugénie, Cyrille Balthasar sortit du coma. Au crépuscule, le 8 mai 1919, son thorax tressaillit trois fois et son cœur recommença à pomper du sang avec le même désir qu’avant. Cyrille essaya de bouger un doigt de la main droite et de soulever les paupières, tandis qu’un cri de douleur jaillissait de ses lèvres sans qu’il puisse l’entendre. À ce cri, la glace qui semblait l’avoir recouvert depuis sa perte de conscience se brisa en masses compactes et sa tête sortit des crevasses comme un nunatak, faisant s’avancer ses yeux gris sur ce blanc paradis congelé. Au-delà de cette mer gelée Cyrille parvint à entrevoir, pareils à des phoques au milieu de petits nuages de vapeur, les visages de l’abbesse et des béguines.

— Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? râla-t-il.
— Le 8 mai… hasarda une béguine.
Cyrille fut parcouru d’une frénésie sans limites.
— Chut ! Calmez-vous, ne vous agitez pas… murmura l’abbesse.
— Il faut arrêter Moltke ! Foch a poussé la ligne de front jusqu’aux Flandres, les Allemands n’arriveront pas jusqu’à la mer, je vous le dis…
— Non, non, calmez-vous, nous ne sommes pas en 1914, et pas non plus en 1915 ! intervint l’infirmière.
Cyrille resta pétrifié un instant, puis il chuchota : — La guerre n’a pas éclaté ?
— Si, mais beaucoup de temps a passé depuis. Maintenant, vous devez rester tranquille, poursuivit l’infirmière.
— En quelle année sommes-nous ?
— 1919… dit l’abbesse, en lui prenant le pouls.
— Bon Dieu !
— Chut ! Restez tranquille, apportez un sédatif.
— Et la guerre ? Comment s’est terminée la guerre ?
Maintenant, Cyrille secouait les tuyaux de la perfusion comme des pailles. Il y eut un murmure inquiet et un froissement de jupes.
— Mais où suis-je ? Qui êtes-vous ?
— Vous êtes dans le béguinage de Courtrai au sud d’Ypres. Vous avez dormi pendant plus de quatre ans…
Cyrille retomba sur son petit lit comme mort.
— J’ai quel âge ?
— Soixante-sept ans, murmura l’abbesse.
— Mon Dieu… et qui a gagné la guerre ?
— C’est nous qui l’avons gagnée, les Alliés…
— Dieu existe… ! soupira-t-il, essoufflé. Puis il essaya de soulever la tête : et Hindenburg ?
— Après l’armistice et l’abdication du Kaiser, il a été congédié, répondit l’infirmière.
Cyrille regarda le plafond à la recherche de la statue de bois d’Hindenburg transpercée de centaines de clous patriotiques, puis il ouvrit tout grand les yeux, comme si quelque chose d’horrible était entré dans la pièce.
— Et le POB ? éclata-t-il d’une voix rauque.
— Le POB ? balbutia l’abbesse sans comprendre.
— Et les socialistes ? Qu’a fait cette femelle de Vandervelde ?
Ce fut l’infirmière, qui intervint : — Ils ont obtenu le suffrage universel.
Le visage livide de Cyrille était tendu par l’effort, son souffle court et guttural ne prenait plus d’air, puis explosa : — Ils y sont arrivés ! Ils ont profité de la guerre !
— Ils ont des centaines de sièges au parlement, continua sadiquement l’infirmière. Le regard foudroyant de Cyrille suffit à la faire taire.
— Les socialistes ont vaincu…, haleta-t-il, anéanti.
Les sœurs, impressionnées, regardaient ce ressuscité qui s’agitait comme un beau diable. Le lit ne parvenait pas à contenir ce grand corps amaigri qui maintenant ondoyait en proie à un véritable séisme. Deux béguines se jetèrent sur les épaules de Cyrille en essayant de l’arrêter, mais le vieillard continuait à lever les bras tandis que le petit lit avançait en grinçant au centre de la salle, enfin il saisit le tuyau de la perfusion et hurla :
— Ce Quatrième État, vous devrez le recevoir par la violence, ou bien l’accueillir à bras ouverts, Clémenceau l’avait dit !
L’infirmière avança vers lui, souriante, une grosse seringue hypodermique à la main :
— Mon beau monsieur, vous devez vous reposer… dit-elle, en enfilant l’aiguille dans la veine de l’avant-bras.
Cyrille sentit une légère douleur quand les quarante-quatre cloches de Malines commencèrent à entonner une berceuse funèbre en même temps que les quarante-sept cloches d’Anvers et les cinquante-deux de Gand. Les carillons d’Ypres, Courtrai et Furnes s’unirent à ce vacarme en provoquant à l’ouest le retentissement triste de l’Abbaye de Nivelles.
En ce moment-là, à Bruxelles, chaque son de cloche ou de carillon se mêla avec le ciel dans une symphonie ruisselante de larmes. Ghislain détourna le regard de sa mère et la rejoignit au-dessus des nuages.
Cyrille, troublé par ce son étrange, résista quelques instants au somnifère jusqu’à écouter le souffle puissant qui enlevait à jamais sa fille préférée…

Où était Niba quand toute la Belgique pleurait ? Entendit-il aussi les quarante-quatre cloches de Malines quand Eugénie mourut ? Franchit-il le même ciel de paier pour vagabonder comme une plume dans l’univers mourant ?

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Claudia Patuzzi

La guerre II-III/IV (Zérus – le soupir emmuré n.36)

25 vendredi Oct 2013

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1916, Alexandre Nevski, cyrille, flamands, Fritz Haber, gas toxique Ypres, La guerre, la guerre 36, Libre Belgique, pob, Sergeï Eisenstein, Yser, Zérus le soupir emmuré n 36

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La guerre III/IV n.36, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 146-148, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Depuis une semaine, je suis enfermée dans la petite tour de tuf. Je vois Rolando et Henriette seulement à l’heure des repas. Puis je cours jusqu’à l’étage supérieur au milieu des grincements des cigales et d’encombrantes rames de papier. Là-haut, j’oublie le temps jusqu’au crépuscule. Quand les changements de couleur sur les rideaux et sur les murs réveillent mon attention, je vais voir le grand pré par la fenêtre et je respire. J’attends l’arrivée des chevaux et des vaches. C’est l’heure où le jardin semble avoir un corps. Chaque arbuste, chaque feuille, chaque petit caillou ont une étrange épaisseur. Ce sont les dernières affres de l’existence avant de tomber dans la nuit. La fine lumière souligne chaque forme de ses rayons et la fait fondre dans la matière. Avec le crépuscule, tout deviendra bleu clair et puis gris, avant de devenir noir. Non pas ce noir effrayant de la vie dénudée par la lumière, mais le bleu noir des nuits d’été de la Méditerranée qui ressemble au velours. Rolando n’aime pas les lumières. Il laisse la maison en blocs de tuf s’enfoncer dans l’obscurité jusqu’à ce qu’elle se confonde avec le ciel. C’est seulement dans les nuits de pleine lune qu’on entrevoit sa silhouette phosphorescente sous le ciel étoilé…
La porte s’ouvre tout grand.
— Excuse-moi.
C’est Rolando avec une bombe de DDT dans la main. Derrière lui arrive Henriette.
— Il y a des moustiques partout… dit-elle.
Rolando entre. Il empoigne la bombe « super » de DDT comme une massue préhistorique.
— Fais attention, le salon en est plein. J’ai déjà mis du DDT dans le couloir et dans notre chambre à coucher.
— Je ne veux pas de DDT, je le déteste ! Je n’ai jamais cru dans les poisons chimiques et dans les fumigènes contre les moustiques. D’ailleurs, l’Autan aussi m’empêche de dormir. J’accepte seulement la prise à ultrasons.
— Il n’y en a pas. Et alors, comment fais-tu ? Rolando me regarde comme s’il n’y avait pas d’autre issue, puis il ajoute :
— J’asperge juste un instant, ensuite tu ouvres la fenêtre, tu éteins la lumière et tu sors.
— Mais tu ne vois pas que je travaille ?
— Juste deux minutes…
— On va manger… Henriette crie dans le couloir, puis elle ajoute : fais attention aux coussins !
Il me semble vivre un cauchemar.
— N’asperge pas les feuilles !
— Cela ne fait rien aux feuilles. Roland appuie le pouce sur le bouton pressoir de la bombe.

SSSSSSSSSSSSSSSSSTTTTTTTTT ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !

Je sens ma gorge brûler. Je ne parviens pas à respirer. Je m’enfuis de la pièce pendant que Rolando s’enferme dans la petite tour avec ses gaz toxiques.
— Tu verras, ils vont tous mourir, sourit Henriette dans l’embrasure de la porte.
Je réponds, résignée : — Mais il n’y en avait pas! Puis je pense à Cyrille Balthasar et au bombardement de gaz toxiques, œuvre des Allemands dans les environs d’Ypres en 1916, durant la Première Guerre mondiale. L’inventeur de cette asphyxie était un chimiste allemand, un certain Fritz Haber. Il parvint le premier à réaliser la synthèse industrielle de l’ammoniaque, dirigea le service chimique de l’armée et contribua à organiser l’emploi des gaz. Un individu un peu gros, chauve, avec un pince-nez. Il n’a pas eu le prix Nobel ?

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Portrait di Fritz Haber, 1911 ( déssin de W. Luntz )

— Ce gâteau est mauvais !
Mélanie Dubois ne savait plus quoi dire.
— Ce n’est pas vrai du tout, Cyrille.
— Les traditions doivent être respectées, Mélanie, surtout en cuisine, rugit Cyrille en dilatant les pupilles vers l’odieux cramique.
— Calme-toi, je te dis que tout va bien… lui répondit-elle en en ramassant un morceau par terre.
— Avant la guerre aussi, tout le monde disait : tout va bien, tout va bien, et tout va mal, au contraire.
— Mal ?
— Oui, mal. Depuis qu’il y a le POB ! Et puis l’attentat de Sarajevo… Toute cette guerre est mauvaise. Maintenant que les socialistes et les libéraux ont volé le pouvoir aux catholiques, Dieu a décidé de punir la nation par la guerre !
Occupée à émietter un pain brioche aux fruits, Mélanie l’écoutait, imperturbable, tandis que Cyrille continuait à pontifier: — Ils se sont massés comme des termites dans la vallée de la Meuse et maintenant ils remplissent tous les faubourgs ! Ils sont là, à Anderlecht, près de nous, Mélanie.
— Près de nous? Où ? Où ? cria-t-elle, abasourdie, en balayant la chambre d’un regard éperdu. Comme aucun ouvrier du POB n’était sous le canapé, elle continua à ruminer, impassible, une tranche de strudel. En même temps, elle manipulait un cure-dent avec une surprenante habilité.
Cyrille était comme toujours assis sur son vieux fauteuil qui l’avait fidèlement suivi dans ses nombreux déménagements. Il avait maintenant l’air résolu d’un cavalier teuton. Au lieu d’un manteau, un plaid écossais décoloré lui enveloppait les épaules, avec le même effet suggestif. Enflammé par cette investiture en demi-teinte, il empoigna la Libre Belgique [1] et, avec la même force missionnaire qu’un croisé, se mit debout sur son fauteuil pour mettre en déroute les pirates de la Baltique et les socialistes du POB, tandis que sa femme, indifférente à cette métamorphose, continuait de mâcher du raisin sec.
À cet instant, les yeux de Cyrille, traversés par un éclair prophétique, se teintèrent d’un incroyable mauve, tandis que son corps prenait une posture identique à celle du cavalier teuton Hermann de Salza, prince de l’Empire, devant le prince Nevskij sur le lac gelé de Pskov.

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Photo du film « Aleksandre Nevski » de Sergeï Eisenstein, 1938. (cliquer sur le lien pour voir le film)

Mélanie cessa de mâcher tandis q’un silence de pierre enveloppa la chambre d’une petite brume fatale.
Conscient de l’atmosphère autour de lui, Cyrille redressa ses épaules. Un flot de paroles sortit de ses lèvres : — Mon Dieu, les Flamands ! Il ne nous reste que les Flamands ! Ce sont les agriculteurs flamands qui nous donneront leur vote ! Pour sauver le pays…
— Mon Dieu, Cyrille, qu’est-ce qui t’arrive ? dit Mélanie Dubois.
Cyrille ne la voyait pas. Sa pensée, avec l’inéluctabilité d’une perspective, s’agrippait avec une espérance fanatique à son foyer fixe : les Flamands du Nord, les gardiens des polders et de l’Yser, les nouveaux Teutons, extermineraient bientôt les termites du POB, en soumettant les traîtres et — peut-être, pourquoi pas ? — défendant au prix de sa propre vie la nation abominablement assiégée par l’armée allemande.
— Où vas-tu ?
— Je pars Mélanie. Je vais au Nord, dans les Flandres, combattre pour la Nation.
— Et moi ?
— Toi ?
— Oui, oui, qu’est-ce que je vais faire ?
— Tu resteras ici, Mélanie, pour surveiller la maison. Et sur ces mots, destinés davantage à un chien qu’à un être humain, Cyrille se dirigea à grands pas vers l’étage supérieur. Il ne resta plus à la pâle Mélanie Dubois qu’à finir son cramique, seule, et à supporter le départ de Cyrille pour le nord.

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La ville de Ypres après le bombardement par les Allemands

[1]  Quotidien conservateur du parti catholique.

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance II-III/V ( Zérus – le soupir emmuré n.20 )

21 samedi Sep 2013

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La tante Germaine (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance I-III/V, n. 20, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 83-87, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Quand Eugénie et Ghislain arrivèrent à la gare de Bruxelles, la tante Germaine se tenait droite sous la marquise, le corps enveloppé d’une fourrure tellement courte qu’elle couvrait à peine ses jambes de bouquetin. Elle avait dix-sept ans, mais en paraissait encore moins. Comme elle était différente des tantes Mancini, toujours pressées et prétentieuses ! Il émanait d’elle un parfum exotique. Elle portait un petit chapeau à calotte, semblable à un turban. Un nez long dans un visage de blonde, des yeux mobiles. En la voyant, Ghislain retrouva la force de rire, le goût du bonheur.

Les grands-parents maternels vivaient dans un appartement au deuxième étage, juste au-dessus d’une épicerie dans le cœur du quartier art nouveau de Saint-Gilles. Chaque matin  le bruit sec du rideau de la droguerie résonnait dans la rue. L’odeur du jambon et du pain se répandait. Un pot en verre, rempli des bonbons Milk, occupait le centre de la petite vitrine. Dans une affiche, un enfant levait son index grassouillet. Des bicyclettes partout. C’était une rue vivante, empruntée par les gens pressés de la rue de Waterloo, qui fréquentaient les alentours de la Porte de Hal.

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La misère de Cyrille s’était accrue à mesure que son adhésion au parti catholique était devenue une obsession. Avec la mort du roi Léopold et l’avènement au trône de son petit-fils Albert, l’agitation contre les catholiques et leur suprématie politique avait grandi de manière imprévisible.

— Nous, nous avons toujours la majorité absolue au gouvernement et les élections ne nous l’enlèveraient jamais !

Cyrille se sentait très fatigué. À cinquante-huit ans, il devait s’occuper d’événements incontrôlables. Même les nombres semblaient vouloir le trahir en montant dans de fausses directions sous la forme d’anormaux abcès démocratiques. Au cours des années, sa haine contre les socialistes du POB s’était transformée en une lutte titanesque contre la vague qui emportait les masses. Maintenant que même les libéraux s’étaient associés à ces criminels dans la bataille pour le référendum et la réforme électorale, Cyrille ne savait plus à quel saint se vouer et, pour se consoler, il s’était mis à étudier le flamand.

« Peut-être, notre salut est là, parmi les agriculteurs des Flandres, soupirait-il, secouant sa grosse tête coiffée en brosse. »

Il ne sympathisait pas du tout pour le petit-fils de Léopold II :

— Cet Albert n’a pas les moustaches ni la barbe de son oncle paternel. Il a un air d’intellectuel comme ce socialiste de Vandervelde ! grommelait-il, en indiquant une photo du roi sur La libre Belgique.

— Et puis il se laisse manipuler par les syndicats du POB ! explosait-il, heureux de prononcer ce sigle maudit qui pendant bien des années avait tourmenté son sommeil, entravé ses affaires, ruiné sa famille et la nation. Après un tel débordement, il mâchait un reste de cigare Leman avec la même fureur qu’il aurait dévoré l’avant-bras d’un ouvrier de la vallée de la Meuse.

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La dynastie belge (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ses attaques apocalyptiques envers le POB et les libéraux étaient cependant directement liés à la misère de sa vie. Cyrille se rendait compte désormais que pour lui il n’y avait plus aucun sommet à escalader, qu’au contraire il devait entretenir une fille insupportable, ressemblant par ses idées extravagantes moins à une femme qu’à un homme tandis que sa compagne était fatiguée et désormais vieille. Depuis longtemps, il n’aimait plus Amélie Molitor et il frôlait de plus en plus rarement son corps, maigri par l’anxiété. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, ses apparitions soudaines. Son avarice s’était accrue en proportion de sa pauvreté. Il avait réduit jusqu’au nombre de ses cigares et contraint la petite Germaine à recycler les vêtements de sa mère en improvisant des modèles aussi étranges que géniaux. On ne mangeait du boeuf que le dimanche. Il avait réduit jusqu’à sa lecture de la Bible et de l’Évangile : seulement le samedi et le dimanche. Son manteau, gris et rigoureusement boutonné, était toujours le même. Sans aucun remords, il abandonna Amélie à un affaiblissement silencieux et progressif. Quand il sut que Eugénie reviendrait à Bruxelles avec Ghislain pour vivre rue de Plaisance, le terrible Ardennais n’avait pas imaginé trouver en sa femme une véritable tigresse prête à défendre l’enfant de ses atteintes de prédateur.

— Je te l’avais dit, Amélie.

— Quoi ?

— Il y a quatre ans, quand il est né, que celui qui se trompe paie…

— Et tu oserais…

— Je suis le père de cette brebis égarée et le grand-père de ce malheureux. Ils resteront ici, mais ils devront se suffire à eux-mêmes. Je ne leur donnerai pas un sou.

— C’est de ta fille et de ton petit-fils que tu parles.

Amélie le regardait incrédule. Ses cheveux touffus étaient devenus gris, les tracas avaient marqué son visage. Avec lenteur, elle porta les mains à son ventre, où une douleur sourde la martelait depuis des années. Elle sentait le poids de ce tourment avec le fatalisme héroïque de ceux qui sont au terminus de leur vie et pour quelques raisons sont « obligés » de vivre encore. Peut-être arriverait-elle à sauver l’enfant… Donc, pendant au moins une année, elle devait continuer à vivre.

Amélie ne parvint à émettre que quelques mots : — Tu es devenu aveugle, Cyrille, pour toi les personnes ne comptent pas.

— Nous n’avons pas un sou et moi, cet enfant-là, je ne peux certainement pas l’entretenir. Mais ces paroles semblaient étouffées. Cyrille se tourna et vit « cet enfant » sur le pas de la porte.

— C’est toi Ghislain ! cria sa grand-mère.

Une bouteille de lait était sur le sol dans une tache blanche. De petites rivières se faufilaient dans la cuisine en créant de minuscules méandres, dont un frôla les chaussures de Cyrille. « L’enfant », pâli de peur, balbutia, entre ses larmes, une excuse à cette vieille idole de fer.

— Je ne l’ai pas fait exprès, grand-père…

Cyrille ne lui répondit pas.

Claudia Patuzzi

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Bruxelles, La porte de Hal en hiver

Claudia Patuzzi

Cyrille et Amélie IV/IV (Zérus – le soupir emmuré, n 7)

26 vendredi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Cyrille et Amélie IV/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 35-41, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

tavola balthasar def NB

Maintenant, Paul Mancini était en train de s’adresser à la table entière. Il y avait enfin quelqu’un pour donner du fil à retordre au vieux. Les jeunes filles s’agitaient sur leurs sièges. On entendait de temps en temps une quinte de toux ou un petit rire. Qui était-ce ? Mais Paul était encore trop pris par la conversation pour s’occuper des jeunes filles.
— N’avez-vous jamais vu la maison de Garibaldi à Caprera ? demanda-t-il à Cyrille.

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La maison de  Garibaldi dans l’île de Caprera, Sardegna.

— Bien sûr que non, répondit le vieux.
— Moi, j’y suis allé. Je la connais bien. La maison de Garibaldi est blanche, simple, pauvre. Un groupe de maisons à un seul étage, de style mexicain. Garibaldi savait travailler le bois, bâtir un mur, planter un pin. Dans sa maison, tout est vrai et simple, tandis que dans celle de Bonaparte à Ajaccio tout est transfiguré par la légende, tout est affecté et redondant…

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L’exil de Giuseppe Garibaldi à Caprera (1849) Voir aussi le Film de l’Istituto Luce (2 juin 1952) Le président de la République italienne se rend à Caprera en hommage à Garibaldi, 70 ans après sa disparition.

— Jésus… bredouilla Amélie.
Cyrille resta figé dans un silence menaçant. Ses pupilles grises scrutaient dans le vide, tandis que son souffle soulevait son thorax sans produire le moindre bruit. Le climat était de ceux qui annoncent les tempêtes. C’est seulement en cet instant que Paul Mancini se rendit compte que quelque chose de grave était en train de se passer : — Il est temps que je rentre à l’hôtel, dit-il.
« Dieu soit loué, respira Amélie, c’est fini. »
— Peut-être a-t-il cessé de neiger ? demanda une des trois soeurs.
D’un coup, quelque chose de mystérieux vint à l’esprit de Cyrille Balthasar : — Mais non, mais non, restez ! Je vous avais dit que vous pouviez rester à dormir…
Pendant quelques instants on n’entendit que le bruit du vin dans les verres, que le cliquetis des fourchettes et le bruissement sourd des jupes. Ce froufrou–là attira l’attention de l’invité.
Détachant son regard de Cyrille, Paul observa, sans se faire remarquer, les trois jeunes filles. La plus petite, qui s’appelait Germaine, était une enfant de douze ans, plutôt laide et sèche. Elle ne parlait pas, mais ses yeux fixés sur lui révélaient une curiosité dépourvue de honte. Irma, la cadette, était déjà amoureuse, bien qu’elle eût quinze ans à peine. « Elle est encore trop jeune… » pensa-t-il, tandis que ses yeux se posaient sur la troisième sœur, juste en face de lui. En quelques secondes, il oublia la Corse et toutes ses révolutions.
— Vous promettez de ne plus parler de Garibaldi ? lui dit la fille aînée des Balthasar.
— D’accord, je reste…
Amélie Molitor avait posé la tarte au milieu de son assiette. — Elle ne vous plaît pas ?
— Mais si, elle est excellente ! répondit-il, sans en goûter une seule bouchée.
Cyrille avait repris vie et parla de nouveau de politique : — Le vrai danger c’est le POB ! explosa-t-il, plongeant un regard éloquent dans les yeux encore égarés de son hôte.
Paul Mancini saisit promptement la serviette, se nettoya les moustaches et demanda : — Le POB ?

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Grève organisée par le POB 

— Le POB  est le Parti ouvrier belge. Ce sont les socialistes, les excommuniés, les Sans Dieu, ceux qui vont ruiner le pays !
Amélie essaya de mettre fin à ce réquisitoire : — change de sujet, Cyrille !
— Il n’y a pas un soir où il ne parle pas du POB, ricana la plus jeune.
— Les socialistes luttent pour faire entrer les femmes dans les jurys populaires… dit l’aînée, regardant seulement le jeune invité.
— C’est ce Don Juan de Vandervelde qui le dit? répliqua Cyrille, mielleux. Puis il cracha le morceau : — on doit exclure les femmes des jurys populaires !

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Émile Vandervelde  

— Mais pas en Amérique ! C’était encore la fille aînée qui parlait.
« Celle-ci me va bien… Elle est jeune, elle est une femme, à présent » pensa Paul.
— En Amérique, tout ça n’arrive pas, mon père.
— Toujours cette Amérique ! protesta Cyrille, en se retournant vers Paul qui restait avec la fourchette suspendue à mi-course. C’est à travers la petite patrie de la famille que naît l’attachement pour la grande patrie, n’est-ce pas ?
— Si, bien sûr, si… parvint à balbutier Paul, troublé par ces yeux noirs.
— Tu as fait la même chose avec Dreyfus. D’abord, tu as dit qu’il était coupable et maintenant qu’il est innocent tu ne veux plus en parler !
— Tais-toi, Eugénie !
— Cyrille, pour l’amour de Dieu, laisse tomber la politique, lui cria Amélie.
— Silence ! Ce sont les bons pères, les bons maris et les bons fils qui font les bons citoyens. N’est-ce pas, Monsieur Mancini ?
— Oui, oui, bien sûr… répondit l’invité, en se tournant de nouveau vers l’aînée qui, penchée au-dessus de la table, hurlait :
— C’est pour ça que tu nous as empêchées de poursuivre nos études ?
Cyrille ne démordait pas : — Une fille sans mari dépend de son père. Aujourd’hui, on ne raisonne plus. Les paysannes veulent devenir maîtresses d’école tandis que les maîtresses d’école aspirent à devenir professeures.
— Est-ce que je peux me lever, s’il vous plaît ? Sa fille aînée était déjà debout avant que Cyrille n’ait pu répondre. La lutte entre le père et la fille dura moins d’une minute. L’Ardennais explosa finalement :
— Ont-elles mis leur corset, Amélie ?
— Cyrille, je t’en prie, oui, elles l’ont mis ! La pauvre femme était rouge de honte et son regard en direction de Germaine n’empêcha pas celle-ci de se lever et de s’en aller avec sa sœur aînée.
— Monsieur Mancini peut dormir dans la chambre de Léopold et Prosper. Il sera notre invité ce soir, jusqu’à demain matin, dit sèchement Cyrille. La chambre est prête ?
— Cyrille, elle est prête, répondit Amélie, en poussant un soupir.
Tandis que les deux jeunes filles montaient, Paul Mancini se leva. Ses mains étaient contractées sur la nappe. Les lèvres mi-closes comme s’il voulait parler. Ni Amélie ni Cyrille n’entendirent le prénom — Eugénie — murmuré trop doucement pour être entendu.

005_AMELIEbis scanner ritoccata003 - Version 2 Amélie Molitor  ( foto di Claudia Patuzzi )          

Bruxelles, le 7 mars 1977

Et de la grand-mère, petite fée, est-ce que je t’en ai déjà parlé ? Quand Amélie était encore une jeune fille, les garçons de son quartier écrivaient à la craie sur le portail d’entrée de la maison, en lettres capitales : À LA PLUS BELLE FILLE DE BRUXELLES ! Elle était douce comme de la crème ! Et tant qu’elle vécut, je fus protégé et câliné. Elle était l’écran magique que la Providence a voulu placer entre moi et mon futur despote.
Un orphelin illégitime

Amélie se dressa sur le fauteuil du séjour. Elle avait les pieds glacés. C’était le soir et il faisait froid. Après le repas, l’invité s’était retiré au premier étage, dans la chambre des enfants. Les filles avaient monté, en prétextant qu’elles allaient dormir. Cyrille, après avoir éteint son dernier cigare, s’était enfermé au deuxième étage, dans leur chambre à coucher.
Amélie mit les doigts sur ses paupières et soupira lourdement. Une fatigue d’un siècle s’était désormais installée dans son corps. Combien de devoirs, combien d’étreintes avait-elle dû subir ? Les enfants endormis à quelques mètres, la chemise soulevée, le ventre tendu dans l’obscurité… Si elle osait protester en disant qu’elle était épuisée, Cyrille citait la Genèse, tandis qu’il déversait en elle sa marée séminale, les pantalons impeccablement posés sur la chaise à côté de son chapeau et du pardessus gris du matin.
— Vers ton mari sera ton instinct, mais il te dominera ! il pontifiait avant de la pénétrer en silence, sans lui donner le temps d’éprouver du plaisir. Ni sa jouissance soudaine, ni son unique cri, semblable à un reflux d’eau dans un tuyau, ne pouvaient la consoler. Il la laissait renversée et ardente, avec le feu du désir toujours plus insatisfait et inaccessible. Ces étreintes s’étaient bientôt changées en une suite ininterrompue de grossesses. Son corps s’était gonflé et dégonflé sans subir d’altérations. À chaque accouchement, sa poitrine avait enflé, puis s’était vidée, sans se flétrir. Dans un va-et-vient schizophrénique, elle lui avait donné huit enfants…
Amélie regarda la pendule et tendit l’oreille. Elle entendait ses filles plus jeunes chuchoter des choses secrètes. Si Cyrille éternuait, la maison tressaillait, les souris se cachaient dans leur trou et les filles se taisaient en faisant bouger seulement leurs yeux, tandis que le silence devenait un vacarme de codes secrets. Des pas légers se déplaçaient là-haut dans un froissement de robes, un grincement continuel de portes entrouvertes et tout de suite refermées.
— Qui est-ce ? C’est toi, Germaine ? s’écria-t-elle en essayant de retenir un peu la voix pour ne pas réveiller son mari. Personne ne répondit. Amélie essaya de se lever puis retomba sur le fauteuil. Quand la pendule marqua douze coups, elle regarda dehors : la neige avait cessé. Ainsi, le silence de la maison ressortait de manière grandiose. Amélie frissonna. Par un effort surhumain, elle parvint à se lever et s’apprêta à monter l’escalier. Devant la porte de l’invité, il lui sembla entendre un bruit étouffé. Elle se tint adossée quelques secondes à la paroi du palier, dans l’attente. Tout se taisait. Rien qu’un murmure, puis le silence. Amélie éprouva un sentiment de honte : « Quelle idiote je suis ! » Après elle monta au deuxième étage, puis s’arrêta, attirée par un bruit rauque et constant : Cyrille ronflait. Elle posa la main sur la poignée et entrouvrit la porte de sa chambre à coucher. Le buste de son mari gisait au centre du lit, soulevé par une respiration puissante. D’ici quatre ou cinq heures, il serait debout et, comme d’habitude, lui apporterait le café. Elle avança doucement dans l’obscurité et perçut une sorte d’inéluctabilité qui la liait à Cyrille. Oui, sans doute, elle en était encore attirée ou, pour tout dire, possédée.

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Cyrille Balthasar ( foto di Claudia Patuzzi )

Claudia Patuzzi

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