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décalages et metamorphoses

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Archives de Tag: Pietro Citati

Le placard de Calvino/7 : la liste et la visite – dialogues imaginaires n.7

15 dimanche Juin 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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été 1985, Bartleby, Giacomo Leopardi, jiun 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Melville, monsieur Pandolfi, Paralipomeni, Pietro Citati, Place Campo Marzio, Rome

 

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Italo Calvino dans son studio (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Temps : fin juin 1985, après-midi
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), Pietro Citati.
Calvino, Leopardi e Ariosto discutent bruyamment autour d’une table.

Leopardi : (hurlant) Je l’ai dit et je le répète une seule fois : une liste des Classiques ne suffit pas !
Ariosto : Pourquoi pas ? Il faut être synthétiques, sinon on nous envahit…
Calvino : Excuse-moi, monsieur Arioste… Laissons le comte parler… donc, que disiez-vous ?…
Leopardi : Je me referais en particulier aux « leçons » ou pour mieux dire aux « conférences » américaines… et j’ai pensé qu’il nous faut six listes !
Calvino : six listes ?
Ariosto : êtes-vous devenu fou, comte, nous ne finirons jamais de les écrire…
Leopardi sourit. Un frémissement, le même du souris Rubatocchi des Paralipomeni (1), lui dilate les narines, puis, d’une voix imperceptible, il susurre : « nous devons faire six listes parce que les voix des Leçons américaines sont justement six !
L’Arioste (la main levée comme à l’école) : J’ai compris ! Une liste au nom de la légèreté, une autre pour la vitesse, une autre encore pour l’exactitude, et une autre aussi pour la per la visibilité et la multiplicité… mais on est à cinq !
Le poète de Ferrare regarde Calvino d’un air perplexe…
Calvino : Qu’avez-vous à me regarder, Ludovico ? C’est vrai j’en ai écrites juste cinq tandis que le temps s’amoindrit de plus en plus ! Je suis en retard avec la sixième conférence, celle qui doit se baser sur la consistance, ou, pour tout dire, je ne l’ai pas encore écrite…
Leopardi : l’été est beau mais assez bref, comme la vie…
Calvino : (essoufflé) ces leçons américaines sont devenues une espèce de fièvre, une obsession qui m’use… « la sixième leçon » bourdonne comme une abeille dans ma tête, heureusement j’ai encore un peu de temps… même si chaque heure gaspillée c’est un cauchemar !
L’Arioste : quand j’écrivais mon Furieux j’étais heureux, je vivais dans les mots les plus fantastiques, dans un monde-ailleurs, tandis que la réalité était toujours plus violente et impitoyable… quelle divergence !
Calvino : à côté du pessimisme de l’intelligence je devrais exercer l’optimisme de la volonté, comme le disait Gramsci, mais mon perfectionnisme m’enchaîne…
Leopardi : Gramsci ?… un homme petit et courageux, qui me ressemble beaucoup !
Calvino : (en s’adressant à lui-même ) Ah, si je pouvais parler avec Melville en personne ainsi qu’avec son Bartleby, tout serait plus simple… !

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Herman Melville, 1885, New York, Granger Collection

L’Arioste : Qui est-il ce Bartleby ? Ne serait-ce pas mieux le capitaine Achab ?
Leopardi : (écartant l’Arioste par un brusque coup de coude) Il ne manque que la baleine blanche et l’on ferme tout !
Calvino : Bartleby est un simple employé, un copiste consciencieux, une scribe, le protagoniste d’un conte de Melville.
Leopardi : Alors, si je comprends bien, nous devons inclure Melville et le protagoniste de son conte, eux aussi, dans la liste des classiques !
Pensif, l’Arioste les regarde tout en caressant sa barbe.
Calvino : Que pensez-vous, à présent, Monsieur Ludovico ?
Ariosto : Je suis en train de penser à cet étrange Bartleby… qu’est-ce qu’il a fait spécial ?
Calvino : Il a osé répondre de cette façon à l’ordre de son donneur d’emploi : « I would prefer not to… »  c’est-à-dire « je ne préférerais pas (le faire)… » ou « j’aimerais mieux pas ».
Leopardi : Il n’a dit que cela ?
Calvino : Oui, juste cela… jusqu’à se réduire au minimum… Peu à peu, il cesse complètement de travailler… et refuse même son renvoi par son employeur.
L’Arioste : Nous devons descendre dans le placard et chercher cet étrange personnage !
Leopardi (tout en ricanant à l’adresse de Calvino) : et bien d’autres…
Calvino : Un peu de contenance, comte, ce n’est pas un jeu pour moi d’écrire pour ces conférences !
Leopardi : Je le sais, cher Calvino, mais il ne faut pas faire les choses trop sérieusement, au risque de s’étrangler quelque fois ! N’est-ce pas, monsieur Zucchet ?
Pandolfi, assis depuis longtemps sur le seuil de la terrasse, se réveille : — Combien de fois dois-je vous dire cela ? Je m’appelle Pandolfi, « la flèche de la Zucchet » ! Quant au prix, si les listes augmentent et qu’elles deviennent 5 ou 6, je voudrais ajourner ma rémunération : on s’accorde pour 300.000 lires et l’on n’en parle plus.
Calvino : Non, non ! C’est hors de question !…
On frappe à la porte.
— Qui va là ? s’écrie Calvino.
Silence.
Obéissant au geste de Calvino, Leopardi, l’Arioste et Pandolfi se sauvent à la hâte dans la terrasse. Calvino va ouvrir la porte.
Une voix gaie résonne dans l’escalier.
« Comment vas-tu avec les Leçons américaines ? Tu me sembles assez fatigué. Pourquoi ne sortons-nous pas pour une petite promenade jusqu’à Giolitti ? (2) Il te faut absolument une coupe à la crème et au chocolat… » hurle Pietro Citati en traînant l’écrivain avec lui…
Quelques minutes après le claquement de la porte les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table entourée par de vases comblés de fleurs ainsi que par l’immensité du ciel bleu.
Après avoir enfourché une paire de lunettes de soleil, l’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier.
L’Arioste : « À qui est le tour de lancer le jeu ? »
Leopardi (d’un air malicieux) : « je préférerais ne pas… »
L’Arioste (en clignant de l’œil) : « Comme vous voulez, monsieur Bartleby ! »

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Claudia Patuzzi

(1) Dans le poème satyrique Paralipomènes de la Batrachomyomachia  (1831-37) Leopardi décrit de façon sarcastique sa propre descente aux enfers. Rubatocchi c’est le héros du poème, chef de l’armée libérale, qui combat les Autrichiens et les soldats du Pape.

(2) Fameux glacier et cafétéria de Rome, situé dans une rue près du Panthéon.

Le placard de Calvino/5 : sur la terrasse – dialogues imaginaires n.5

18 dimanche Mai 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Giacomo Leopardi, l'arioste, Lavinia Colmo, le placard de Calvino, leçons américaines, monsieur Pandolfi, Pietro Citati, Roma juin 1985, six conférences, Zucchet

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Italo Calvino, photo de Pepe Fernandez, Paris 1981 (1)

Temps : juin 1985.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi, chargé de la désinsectisation de la Zucchet, et Lavinia Colmo, femme de ménage.
Scène : matin tôt. Sur la terrasse, sur une chaise longue, monsieur Pandolfi de la Zucchet essaie de retrouver les forces perdues. Dans le studio, le poète Leopardi dort ratatiné sur deux chaises. L’Arioste se repose dans un fauteuil assez confortable, tandis qu’Italo Calvino, assis à son bureau, dort lui aussi, la tête appuyée sur les bras.

Soudainement, des clochettes résonnent. La porte s’ouvre d’un coup : c’est Lavinia Colmo, la femme de ménage. Lorsqu’elle voit les deux étrangers, elle lance un cri perçant et prolongé. Calvino se réveille.
Calvino : Lavinia, que faites-vous ?
Lavinia (tout en indiquant Leopardi et l’Arioste endormis) : En voyant ces types étranges… j’ai eu peur !
Calvino : Rassurez-vous ! Ce sont des personnes importantes, qui ont dû faire un long voyage juste pour me voir…
Lavinia (en fixant Leopardi d’un air perplexe avant d’exploser) : Celui-ci sent mauvais ! En plus, il est recouvert de haillons ! Puis elle se dirige vers l’Arioste murmurant: apparemment, celui-ci est juste sorti d’un réveillon de carnaval ou alors d’un musée… Et, dites-moi, cet énergumène ressemblant à un cafard, en train de dormir sur la chaise longue, qu’est-ce qu’il fait dans la terrasse ? Ici on fait des festins !
Calvino : Taisez-vous, s’il vous plaît ! Ils sont tous mes admirateurs… Ne deviez-vous pas vous occuper du petit-déjeuner et du nettoyage ? Ne voyez-vous pas que je gaspille avec vous du temps précieux ?
Lavinia : Je suis entrée juste pour prendre le linge sale dans le placard…
Calvino (en poussant Lavinia vers la porte) : Non, pour l’amour de Dieu ! Aujourd’hui, je dois travailler sans être dérangé, compris ? (en secouant les deux endormis) : Comte Leopardi, monsieur Ludovico, réveillez-vous !
Leopardi (en sursautant) : Qui parle ? Où suis-je ? Où est-il mon ami Ranieri ? Et ma soeur Paolina ? Où est-ce le petit-déjeuner avec les beignets ? Et le vase avec les genêts ?
L’Arioste (chuchotant dans le sommeil, assis sur le fauteuil) : Angelica…ne me quitte pas… Viens ici ! Où vas-tu ? Puis il se réveille d’un coup, en disant : C’est pire que le Palais d’Atlas, un va-et-vient continu… la vie est un labyrinthe… Par un soupir il s’adresse à Calvino : Mais, où suis-je ?
Calvino : Ne vous souvenez-vous pas ? Vous venez de sortir du placard ! Vous êtes à Rome, dans le XXe siècle ! Chut ! J’entends un bruit…, et par une impulsion soudaine, il court ouvrir le placard. Les autres deux l’observent.
Leopardi (se levant de la chaise) : Que voyez-vous ?
Calvino (faufilant la tête derrière une porte) : Je ne vois ni n’entends rien, il est tout sombre ici… peut-être, ils dorment encore.
Leopardi : Mais les Classiques ne peuvent pas dormir ! Ils doivent absolument veiller sur la Postérité, pour qu’ils ne fassent pas des bêtises ! Nous devons nous dépêcher, ce silence-ci m’inquiète…
L’Arioste : Moi, grâce au brigandage de la Garfagnana, j’ai acquis une certaine expérience dans les missions militaires et stratégiques. Si vous voulez, je peux vous donner un coup de main…
Calvino : D’accord, dites-moi…
Leopardi (se mêlant) : Voulez-vous savoir ce que j’en pense ?
Calvino : Mais, en vérité…
Leopardi (s’adressant à Calvino) : Je pense que si nous sommes ici ce n’est pas notre faute ! C’est vous qui nous avez appelés !
Calvino : Moi ?
Leopardi : Oui, vous-même, avec vos livres ! Par exemple avec le « commentaire du Roland furieux » de monsieur Ludovico ! Ou avec ces belles phrases autour de moi, comme l’ oxymoron « hédoniste malheureux »(2), selon lequel je serais une contradiction vivante !
L’Arioste : …et avec votre essai titré « Pourquoi lire les Classiques » (3) !
Leopardi : Et maintenant, avec ces « Conférences » ou comment sont-elles nommées…

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Voici la note d’Italo Calvino avec le six titres des conférences qu’il aurait dû lire chez l’Université de Harvard, Massachusetts (1985-1986).

L’Arioste : « Leçons américaines », comme le dit votre ami Pietro… (4)
Calvino : Calmez-vous messieurs, je dois encore finir de les écrire, il me reste à faire la sixième leçon, ayant pour objet la « consistance »… (5)
Leopardi : Je m’en réjouis ! En ce monde on bavarde trop et l’on se bouffe d’images, tandis qu’on parle très peu de la « consistance »… Mais j’aurais une question directe à vous poser, monsieur Calvino.
Calvino : Allez-y !
Leopardi : Pour quelle raison les Classiques vous ont-ils choisi, vous et votre placard, pour manifester leur malaise ?
Calvino : En vérité, je ne sais pas…
Leopardi : La réponse est évidente. Les Classiques vous aiment, ils sont vos fans ! Avec tout ce que vous avez écrit sur eux, vous êtes devenu leur idole, leur Sauveur ! Leur défenseur !
En ce moment-là, on entend un craquement d’os dans la terrasse…

Claudia Patuzzi

NOTES :
(1) Image imprimée sur la couverture de «Lezioni americane» (Leçons américaines), Garzanti Éditore (première édition italienne juin 1988, quinzième édition juillet 1988), titre  choisi par sa femme Esther Calvino. Le titre que Italo Calvino aurait voulu adopter c’était par contre Six memos for the next millennium. Le livre est apparu dans la collection Du monde entier, Gallimard, le 03-11-1989, traduction de l’italien par Yves Hersant.

(2) Italo Calvino, Lezioni americane, dans la section intitulée « Esattezza » (« Précision »), p. 62.

(3) Italo Calvino, Perché leggere i classici (« Pourquoi lire les classiques »), imprimé par Palomar S.r.l. et Arnoldo Mondadori Editeur S.p.A., Milan,1995; 1° édition « Oscar Opere » de Italo Calvino, septembre 1995, Italie.

(4) Pietro Citati, écrivain-essayste italien, ami de Italo Calvino.

(5) Italo Calvino est mort le 19 septembre 1985 à Siena, avant d’écrire cette sixième conférence pour l’Université Harvard («Norton Lectures »). En dehors des Lezioni americane sortent posthumes les oeuvres  Sotto il sole giaguaro, La strada di San Giovanni, Prima che tu dica pronto, par le soin de la veuve et de collaborateurs.

 

Le placard de Calvino/4 : les mots invisibles – dialogues imaginaires n.4

04 dimanche Mai 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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été 1985, digital, Giacomo Leopardi, Gutenberg, la fin de Classiques, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Pantheon, Pietro Citati, Rome

 

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Ludovico Ariosto (l’Arioste) dessin de Amadori, 1974 (cliquer pour agrandir)

Début d’été 1985: studio d’Italo Calvino, centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon.
Personnages : Italo Calvino, Giacomo Leopardi, l’Arioste. Pandolfi, l’agent de désinsectisation de la Zucchet, dort dans la terrasse sur une chaise longue. L’Arioste  fait allusion à des étranges voix qui courent au fond du placard…

— Si vous voulez que je vous explique, monsieur Calvino… il y a des rumeurs ! répète l’Arioste tout en haussant la voix.
— Des rumeurs ? » susurre Calvino, abasourdi, avant de se taire à l’instant.
Quant à Leopardi, il se redresse sur sa chaise, hurlant : — je n’y dure pas là dessous, l’air est irrespirable, ils deviennent de plus en plus nombreux et bruyants !
Calvino regarde les deux maîtres sans comprendre : — de quoi causez-vous ?
— Nous parlions de nous.
— Nous ?
— Nous, les Classiques ! hurle Leopardi.
— Leurs voix sont de plus en plus angoissées et inquiètes… ajoute l’Arioste.
— Si vous êtes  les Classiques, comment est-il possible que vous soyez ici, dans mon studio ? Vous devriez être morts et ensevelis ! Mais peut-être, je suis en train de rêver… continue l’écrivain sans cesser de tourner à vide dans la chambre.
— Si cela peut vous soulager, ajoute monsieur l’Arioste, nous pouvons bien vous enlever l’encombre de notre présence… pourtant, sans notre soutien, la situation pourrait dégénérer : car en fait, mon cher ami, nous pouvons juste les empêcher de sortir… car ils arrivent continûment ! Le placard est comblé, désormais…

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Calvino parle sans qu’il y ait personne à l’écouter tandis qu’il essaie de téléphoner à quelqu’un… mais la ligne est toujours occupée.
– Lavinia ! Lavinia ! hurle-t-il. Personne ne lui répond. Mais, où est-elle partie ? Si quand même mon ami Pietro Citati venait me chercher… Il se dirige par de grands pas vers la porte : – zut, elle est fermée à clé ! proteste-t-il, interloqué. Puis il se retourne vers les deux poètes à l’attitude désolée (mêlée à d’évidents sourires de commisération) : — en somme, dites-moi ce qu’il arrive ! La fin du monde ? Encore une désinsectisation ? La troisième guerre mondiale ?
— C’est pire ! ricane Leopardi.
Quant à l’Arioste, il regarde de biais le poète de Recanati : — allons, un peu de tenue, monsieur le comte ! Il n’y a pas de quoi rire ! Puis, il s’adresse gentiment à Calvino : – je vous en prie, calmez-vous ! Buvez un verre d’eau fraîche !
L’écrivain avale deux gorgées à la hâte, avant de s’exclamer : — je suis prêt, parlez !
— Ce n’est pas fin du monde, ce n’est que la disparition des Classiques ! affirment à l’unisson, de façon solennelle, les deux immortels.
— La fin des Classiques ? Mais c’est impossible ! J’avais écrit…
— Nous apprécions énormément ce que vous avez écrit autour de nous… mais cette situation ne dépend ni de vous ni de nous.
— Incroyable… à qui est la faute, alors ?
— À la concurrence !
— Je demeure dans l’incompréhension…
L’Arioste s’approche de la fenêtre. D’un ton résigné, il indique le ciel : — que voyez-vous là dehors ?
— Le ciel bleu, les nuages, les toits rouges des maisons, les fenêtres, les balcons, les oiseaux… Un clocher… La coupole du Panthéon…

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— Rien que cela ?
Calvino entrouvre les jeux, puis décroche. En réalité, en ce période, il ne voit que San Remo, la ville de son adolescence,  le cinéma retentissant de voix, la végétation luxuriante du jardin de fées de son enfance, où voltige encore Côme, le baron perché. Et, au bout de sa rêverie, sa mère en train de lire dans son studio…
— Donc vous ne la voyez pas ?
— Quoi ? sursaute Calvino.
— La concurrence ! s’écrie l’Arioste en s’accompagnant par un grand geste adressé à la fenêtre.
— De quelle concurrence me parlez-vous ? répète l’écrivain encore pris par l’air austère de sa mère…

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Italo Calvino et sa mère Eva Mameli.

— Celle que font les mots invisibles ! Ils volent dans l’air plus vite que les aigles, brillent avant de disparaître, poursuivis par d’autres infinis mots qui s’épanouissent pendant un seul instant, pour disparaître à nouveau. Une poursuite continue d’une myriade de mots par de longs essaims luisants et invisibles. Un flux silencieux et sans fin…
Leopardi : — tout comme la rime « cœur-douleur », n’est-ce pas ?
Et l’Arioste : — je veux juste dire que ces mots ne sont pas écrits sur des parchemins ou du papier. D’ailleurs, ils ne sont pas imprimés selon le système de Gutenberg, ni accompagnés non plus par des dessins détaillés, gravés par exemple par un génie comme Dürer, avec son art raffiné et précis… ces mots hyper rapides et sans voix on ne peut pas les toucher, ni marquer avec le crayon ou effacer, ou mettre en pièces… On peut juste les lire sur d’étranges planches lumineuses…
— Comment les appelle-t-on, ceux de la concurrence ? intervient Leopardi.

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Giacomo Leopardi

— Ils ont beaucoup de noms différents… Le seul qui me vienne à l’esprit c’est un mot venant du latin « digitus », doigt, « dictare », dicter… »
— Vous êtes en train de parler de l’ordinateur ! réagit promptement Calvino, c’est-à-dire de l’impression digitale !
Leopardi et l’Arioste le scrutent sans rien comprendre. Inspiré par une réflexion soudaine, le comte s’éloigne de sa chaise tout en disant : « Sachez, monsieur Calvino… Sachez que nous avons peur qu’on nous dépasse, qu’on ignore nos créatures ! Pour tout dire, nous craignons l’extinction et l’oubli éternel ! »
Calvino les fixe ébahi : – qu’on vous dépasse ?
L’Arioste tire un soupir profond : — d’ici peu, personne ne pourra plus savourer le plaisir physique de la lecture ! Le goût des dédicaces, des notes, des fleurs desséchées faufilées dans les pages, des commentaires écrits en ex-ergo lors d’un instant d’identification ou d’enthousiasme, les feuilles chiffonnées ! Platon, Sofocle, Ovide, Lucrèce, Horace, Dante, Cavalcanti, Galileo, Cervantes, Shakespeare ainsi qu’une multitude d’autres sont très inquiets… Tous les Panthéons du monde sont en fibrillation, envahis par les voix égarées des Classiques… Vous-même… vous avez dit que dans ma strophe, dans mon « octave », demeure quelque chose de semblable à ce vol frétillant… comment s’appelle-t-il ? D- I- G -I –T -A L ? Encore un mot ayant affaire avec ce « digitus, ce doigt ! Un truc qu’on utilise pour énumérer… »
Juste à ce passage critique, Leopardi se met à hurler : — « digitus » ou pas… il faut savoir que des ombres ont envahi le Parthénon se mêlant aux immondices qu’on avait éparpillées partout !
— Je comprends… mais que me voulez-vous ? Que pensez-vous que je puisse faire, moi ? murmure Calvino, le regard perdu au-delà de la fenêtre, vers le Panthéon de Rome, situé tout près, rien qu’à quelques mètres de distance…

Claudia Patuzzi

 

Le placard de Calvino/3 – dialogues imaginaires n.3

06 dimanche Avr 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Giacomo Leopardi, Lavinia Tolco, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Orlando Furioso, Orvieto, Pandolfi, Pietro Citati, Puits de Saint Patrice, Rome 1985, Zucchet

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Italo Calvino et le jeu des tarots

Lieu : été 1985. Centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon. Studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages : Italo Calvino, la femme de menage Lavinia Tolco, Giacomo Leopardi, l’Arioste, Pandolfi, agent de désinsectisation de la Zucchet.
L’écrivain est assis à son bureau, penché sur la machine à écrire au milieu d’une pile de tapuscrits et de livres.

La femme de ménage frappe à la porte : « Le café, monsieur Calvino ! »
— Entrez, Lavinia, posez-le sur la table s’il vous plaît …
— Monsieur Pietro Citati est en bas. Il vous attend pour partir en promenade. Il m’a dit, en passant : « comment se porte-t-il avec les leçons américaines ? » Figurez-vous ! Il le demande à moi !
— Toujours cette ritournelle : « leçons » ! Il s’agit de six conférences sur un thème libre que je dois tenir à l’université de Harvard, dans les États-Unis ! E celui-ci insiste avec ce mot « leçons » ! Dites-lui de retourner dans l’après-midi…
Juste au moment où Lavinia Tolco referme la porte, Calvino susurre à part soi : – pourtant, leçons américaines ce ne serait pas mal comme titre… Mais, qui parle ?

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L’écrivain Pietro Citati, ami de Calvino.

Sans se passer d’un profond soupir il se lève, va vers le placard dont entrouvre une porte : « qui sait où s’est-il cachée la flèche de la Zucchet ? Ce placard c’est pire que le Puits de Saint-Patrice ! Je dois faire attention à ne pas tomber moi-même là-bas… Mais j’entends des voix ! D’où viennent-elles ? Qui parle ? Peut-être, suis-je en train de devenir fou ? »
— Y a-t-il quelqu’un, là ? On arrive !
— Qui êtes-vous ?
— On arrive, je vous dis ! Ce n’est pas facile ! Avec ces parasites et cafards, on a à faire avec la poussière, les épluchures, les débris, les paroles vides et les métaphores arrivées à échéance, utopies et rêves impossibles, ainsi que des villes invisibles, des châteaux croisés, des don Quichotte improvisés, des chevaliers errants au chômage ou pourfendus, sans négliger bien sûr les folies, les dictatures ridicules ou gravement redoutables…  » déclame une voix de stentor. Et finalement, un homme grand et gros sort du placard. Il est enveloppé jusqu’aux pieds dans un épais manteau de fourrure.
— Ferrare est une ville humide où il pleut beaucoup ! dit-il en souriant.
Calvino, la bouche ouverte, le regarde pétrifié. Monsieur Pandolfi, tel une serviette sale, pend des bras de cet homme imposant, tandis que Leopardi, avançant péniblement dans le cône d’ombre, lui soulève gauchement les pieds.

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Le poète Giacomo Leopardi (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Au lieu de s’occuper de Pandolfi, Calvino s’inquiète pour le poète de Recanati. Il va prendre une chaise et un verre d’eau. Leopardi boit avidement, reprenant ses forces : — ne vous inquiétez pas, monsieur Calvino, c’est l’asthme. La faute est à l’au-delà : ce n’est qu’une illusion. On reste exactement comme on a toujours été. Aucun espoir de guérison. Aucun sanatorium. La punition ? On reste toujours à la même case, soit de départ soit d’arrivée. Il n’arrive jamais rien…
— N’exagérons pas, ricane l’homme à la fourrure tout en indiquant l’homme de la Zucchet, « nous avons eu l’occasion de recevoir ce cafard hors taille. Il s’est faufilé là où il n’était pas autorisé, en m’obligeant à monter à la surface depuis des siècles de silence… »
— Ce serait mieux de le cacher, s’exclame Calvino… Il risque d’apprendre trop de choses… Mettons-le sur le transatlantique dans la terrasse. Là, personne ne le verra, qu’en pensez-vous ?

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Portrait de Arioste de Titien (cliquer pour agrandir l’image)

Quelques minutes depuis, Calvino examine scrupuleusement cette figure majestueuse: — mais… vous êtes… vous ressemblez… à l’homme du célèbre portrait… de Titien ! Vous êtes l’Arioste, l’auteur du Roland Furieux ! En disant cela, il se jette à ses pieds.
— Je vous remercie, monsieur Calvino, mais levez-vous, je vous en prie !
— Monsieur Arioste, pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Pour donner un coup de main au comte Giacomo ainsi que pour vous remercier pour tout ce que vous avez écrit à propos de moi… « Un explorateur lunaire qui ne s’étonne de rien ! » (1) Encore plus, j’ai été très réconforté, là-bas, en entendant l’écho de vos mots sur mon Roland Furieux : – « Le poème du mouvement selon des lignes coupées, à zigzag, tracées par les chevaux au galop ainsi que par les intermittences du cœur humain » (2),  « l’élan et l’aise dans la narration, c’est à dire le mouvement errant de la poésie ! » (3). Vos livres sont en train de redonner l’espoir à nous tous !
— Nous ?
— Oui, nous, les Classiques de tous les temps ! Du Panthéon de Rome jusqu’à celui de Paris ; du mausolée de Sainte-Croix à Florence aux grandes cathédrales. Partout où reposent des écrivains, des artistes, des philosophes. En somme, tous les classiques sont en effervescence…
— Quoi ?
— Ils sont très inquiets, d’étranges rumeurs courent…

SI POZZO

Puits de Saint Patrice (Orvieto-Umbrie)

nota 1 : Roland furieux, préface, p.XIX
nota 2 : Pourquoi lire les classiques, p.71; Roland Furieux, ibidem, p.XXIV
nota 3 : Roland Furieux, préface, p.XXV

Claudia Patuzzi

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