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décalages et metamorphoses

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L’orangeade (Zérus – le soupir emmuré n.67)

29 vendredi Nov 2013

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Bouteille pour le Seltz (cliquer pour agrandir)

L’orangeade n. 67, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.254-258, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

Quand il rouvrit les yeux, il vit son père Paul en train d’agiter les bras hors de la couverture : « Où est le pied de lit, Ghislain ? »
Il fixa son père en silence : pourquoi donnait-il signe de vie juste ici, en Italie ? Certes, il ne pouvait pas rêver de lui dans le dortoir de l’institut, toujours plein de monde.
« Quelle espèce de lit est-ce donc, Ghislain ? » continuait à pleurer Paul.
— C’est le lit de Garibaldi papa…, chuchota-t-il.
Paul pâlit et cessa de pleurer. Il saisit la couverture et cria : — Trouve-la, Ghislain !
« Que dois-je chercher ? »
Ghislain sentit soudain le souffle lui manquer : un corps immense était tombé sur lui et l’étouffait… Il ouvrit la bouche et une langue râpeuse entra dans son palais. Une paire de jambes molles s’enroulèrent sur lui comme une camisole de force l’empêchant de bouger les bras.
— Ghillino, Ghillino ! Les voix d’Henriette et de Nino l’appelaient depuis l’Au-delà. Il allait rejoindre son père…
— Viens Ghillino, réveille-toi !
Ghislain écarquilla les yeux. Un lourd tissu vert lui couvrait le visage. Il le souleva avec peine en mastiquant des grains de poussière. Enfin, il se libéra.
Henriette et Nino le fixaient contrits.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— On voulait te réveiller, mais le drapeau est tombé sur toi… Ils s’excusèrent en chœur.
— Quelle heure est-il ?
— Il est minuit… murmura Henriette avec un air de complice.
— Et pourquoi m’avez-vous réveillé ?
— On va voir notre oncle, Sirio. Il fait de l’orangeade, soupira sa sœur.
— Viens, viens… répéta Nino en le tirant au bas du lit.
— Et la tante ?
— Elle dort. Dépêchons-nous. Si elle se réveille, elle va nous voir.

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Sirio (cliquer pour agrandir la photo)

Dix minutes plus tard, ils étaient dans une pièce en forme de demi-cercle près de la cuisine.
— Chut ! Pas de bruit, murmura Henriette.
Sirio, entouré d’enveloppes de sucre, était assis sur un tabouret à côté d’une grande bassine en cuivre pleine d’eau minérale. Avec la précision d’un orfèvre, il faisait tomber de ses doigts une mystérieuse poudre qui formait un sirop rouge orange, très dense, à l’odeur forte. Il s’interrompait de temps en temps pour mélanger de nouveau le liquide avec une pelle en bois, puis il plongeait l’index et goûtait. Il laissait s’écouler la poudre, ajoutait du sucre, mélangeait avec la pelle, mettait le doigt dans le jus, goûtait et ainsi de suite jusqu’à ce que le liquide devienne fluorescent comme une peinture acrylique. Une lampe oscillait au-dessus de ce sirop couleur de bégonia, en déversant sur sa tête un reflet doré. Soudain, l’enveloppe du sucre lui échappa des mains et flotta sur le sirop comme une petite barque. Ses yeux se remplirent de larmes.
— Il pleure toujours quand il fait de l’orangeade, dit Henriette.
— Pourquoi ?
— Il pense à l’ouvrière qu’il voulait épouser… Grand-mère le lui a interdit !
— Et lui ?
— Il n’a plus mangé ni dormi… puis il est devenu comme ça!
— Tais-toi ! Notre oncle s’en va, murmura Nino.
Ghislain vit Sirio pencher la tête sur l’enveloppe de sucre, soulever cette épave, en faire une boule avec un geste de colère et la mettre dans sa poche. Il sursauta en reconnaissant le même regard vitreux que son grand-père Cyrille. « Frangar, non flectar ! »

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Nino dans la cour du Palais de Fata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Nino continuait à fixer la bassine de cuivre.
— Tu ne viens pas, Nino ? Henriette l’appelait depuis la petite porte.
Nino était debout sur le tabouret de bois. Tout à coup, ses yeux s’illuminèrent. Henriette et Ghislain n’eurent pas le temps de l’arrêter. Maintenant, il pataugeait dans l’orangeade comme une grenouille.
— Tu es devenu fou, Nino ? siffla sa sœur. Si l’on te voit… mais sa voix trahissait déjà une admiration sans bornes.
Ghislain regardait Nino embarrassé. Ses joues et son cou étaient recouverts de larges plaques rouges. C’était la première fois qu’il voyait un petit garçon nu. À l’Institut, ils prenaient le bain ou la douche en culottes et ses confrères étaient couverts par leurs soutanes de la tête aux pieds. S’il se produisait quelque chose d’étrange, l’Avertissement et l’Accusation révéleraient la vérité, tôt ou tard… Il sentit vibrer son corps malgré lui. Cela faisait quatorze ans, depuis l’époque de la maison d’Alsemberg, qu’il ne connaissait plus ces sensations : quand il avait épié le corps de Christiane et celui, plus mûr, de Catherine, au clair de lune…
Henriette regardait son frère d’un air amusé.
— Comment est-ce ?
— La fin du monde ! gargouilla Nino.
Ghislain regardait sans arrêt l’entrée de la pièce.
— Les chambres à coucher sont trop loin, ils ne peuvent pas nous entendre, le rassurait sa sœur. Entrons nous aussi, déshabillons-nous Ghillino ! En un instant, elle était dans la bassine. Ghislain regarda ses seins plats et rougit.
— Qu’attends-tu pour te déshabiller ? hurlait Nino.
— Je ne peux pas, le Père supérieur…
— Il n’est pas là. Comment pourrait-il savoir ?
Ghislain se retrouva nu comme au temps du plongeon dans l’eau du Zwin. Mais là, il était seul dans la mer. Il se couvrit avec les mains et il entra dans l’orangeade.
— Fais-moi voir, le défiait Nino, n’aie pas honte. Ghislain ôta les mains et montra son organe sans nom.
— Le mien est plus gros, ricana le gamin qui désormais, entre les chiens de chasse et les bêtes des paysans, était habitué à tout. Ghislain se sentit mal. C’était pire que l’Avertissement.
Une ombre de remords traversa le visage d’Henriette : — Arrête-toi Nino, et laisse Ghislain tranquille… nous sommes perdus, s’ils nous voient ! Elle prit sa main et le conduisit dehors.
Quelques minutes plus tard, personne ne riait plus. Ghislain avait le teint terreux, Henriette était abattue. Seul Nino avait gardé son air futé. Il regarda l’orangeade qui faisait des vagues dans la bassine de cuivre, puis il dit : — Maintenant, elle est un peu sale…
— Pourquoi ?
— Devine un peu…

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Henriette et Nino. (cliquer pour grandir la photo)

Claudia Patuzzi

Henriette et Nino (Zérus- le soupir emmuré n. 56)

16 samedi Nov 2013

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Albert Herter, ghislain, henriette, La Marseillaise, le départ de poilus, Nino, Paul mancini, treno, viaggio in Italia, Zérus 56, Zérus le soupir emmuré n.56

Henriette et Nino IV-V/VIII n.56, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.219-222, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Nino, Niba et Henriette à Macerata. (cliquez sur l’image pour l’agrandir)

 Céleste reposa sur la commode le lys froissé. Pourquoi était-elle aussi distraite ?
— Faites la charité ! criait saint Antoine, tandis que le petit enfant semblait glisser de son bras. Son visage rosé, en terre cuite peinte, la fit sourire… Elle avait fait prendre le bain aux Belges la veille. Ils s’étaient plongés dans la grande vasque de zinc émaillée avec des pattes de laiton. Santina, la bonne, ne les avait pas fait briller, comme elle l’avait ordonné. Elle s’en rendait compte maintenant… Ces deux-là la faisaient marcher, et au lieu de se laver ils jouaient avec la mousse du savon. Elle avait vu Henriette saisir les flocons,  se les mettre sur l’aine et sur ses seins encore plats et faire la bayadère devant son frère qui essayait de recouvrir au mieux son petit zizi en mimant les Peaux-Rouges. « Je dois les séparer. La petite est en train de grandir. C’est la dernière fois qu’ils prennent leur bain ensemble. Si Annibale vient à l’apprendre… »
Puis Henriette était sortie de la baignoire toute ruisselante, elle avait mis une serviette sur la tête et s’était penchée devant Nino, debout dans la baignoire.
— Allons enfants de la patrie…
Les deux enfants avaient chanté en chœur, tandis qu’elle essayait de les essuyer, mais le petit Nino lui avait arraché la serviette pour se l’enrouler autour de la tête, en chantant : — aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Marchons, marchons… qu’un fang dur…
Henriette l’avait interrompu d’un revers de main : — Espèce d’âne, on dit « sang impur » !
— Tantine, je ne suis pas un âne ! avait bronché son frère, les larmes aux yeux.
— J’appelle Santina si vous ne vous tenez pas tranquilles, avait-elle crié, tandis que tous les deux joignaient leurs mains en un geste de prière…

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Henriette et Nino à Macerata (Marche, Italie) (cliquez sur l’image pour l’agrandir)

Ghislain se réveilla d’un coup. Le train était arrivé à la gare de Zurich…
Un monsieur élégant aux moustaches passa devant le compartiment numéro sept du wagon qui allait en Italie. Avant d’entrer, il s’arrêta dans le couloir, en fixant le garçon habillé en prêtre assis près de la fenêtre. L’homme, entre deux âges, la cravate de travers, essaya de cacher sa surprise, puis il esquissa un sourire de circonstance en s’asseyant devant Ghislain.
— C’est libre ? demanda-t-il, en indiquant la place vide. Ghislain leva la tête. Il se produisit dans son esprit un claquement semblable au ressort d’un avion miniature.
— Oui, c’est libre, balbutia-t-il. Il n’avait pas parlé depuis douze heures. L’inconnu ne détacha pas les yeux de lui pendant tout le trajet.
— Cela vous ennuie si je fume ?
Ghislain fit signe que non. Et de toute façon, il n’était pas habitué aux manières, car il devait toujours obéir. À l’institut, fumer était considéré comme un péché capital. Il pensa avec horreur à tous les avertissements qu’il avait subis par le passé. Mais son cœur maintenant battait avec force.
— D’où venez-vous ? Le monsieur, en aspirant la fumée avec volupté, révéla un accent français prononcé.
« Il est de Paris… », pensa Ghislain, avant de lui répondre de manière concise :
— Je viens de Bruxelles.
— Votre mère est de Bruxelles ?
— Oui…
« Mais pourquoi me suis-je laissé aller à la confiance ? »
— Excusez-moi, votre père n’a pas vécu à Paris par hasard ?
« Quel père ? Celui qui chaque nuit pleure au bord de mon lit ? »
— Nous ne nous sommes pas présentés. Vous ne vous appelez pas Paul, par hasard ?
« Pourquoi a-t-il dit Paul ? » Ghislain entendit quelque part le cri déchiré de son père, Paul Mancini, le jour de sa mort : « — Regarde ce qu’ils m’ont fait… »
« Mais qui l’a fait ? Qu’est-ce qu’a voulu me dire mon père ? »
— Je m’appelle Iréné…
— Vous êtes sûr de ne pas vous appeler Paul ?
— Excusez-moi, monsieur. Je ne vois pas ce que vous voulez dire…, essaya-t-il d’esquiver. Mais l’autre, agité, se torturait les moustaches d’une main et manipulait sa canne de l’autre.
« Où ai-je déjà vu ce geste ? »
L’homme se pencha en avant. L’œil droit du jeune prêtre était mi-clos. L’œil gauche, en revanche, brillait comme de la malachite. « Ce garçon ment », pensa-t-il.
— Vous me rappelez quelqu’un. Vous n’êtes jamais allé à Paris ?
Ghislain nia pour la seconde fois.
— Et vous n’avez jamais connu… vous n’êtes pas par hasard d’origine italienne ?
Ghislain détourna le regard vers la fenêtre. « Pourquoi me fixe-t-il de cette façon ? » Son esprit se mit à voltiger… Il courait à présent dans le jardin de la maison d’Auteuil, à Paris. À terre, il y avait quelques souris mortes et devant lui un grand arbre tropical avec beaucoup de glands sombres répandus sur le gravier… Quand il les avait portés à ses lèvres, il avait entendu le hurlement de la nourrice criant son prénom et l’odeur amère de la bouche de son père…
— N’êtes-vous jamais allé à Paris ? répéta l’homme pour la troisième fois.
Ghislain nia et eut le plaisir de voir l’homme s’essuyer le front d’un air résigné.
— Vous descendez à Milan ?
— Non, je dois changer à Bologne…
— Dommage… dit l’inconnu sans s’apercevoir du soulagement de Ghislain.

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Albert Herter, peintre américain, New York 1871-1950 : « Le départ des poilus », août 1914, Gare de l’Est, Paris (cliquez sur l’image pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Paul V/V (Zérus – le soupir emmuré – n.16)

13 vendredi Sep 2013

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Bois de Boulogne, eugénie, ghislain, Paris 1908, Paul mancini, Zérus le soupir emmuré

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Paul V/V, n. 16,  traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 70-73, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 Comment aurait-il pu continuer cette lettre? Encore un discours inachevé, des mots interrompus pour suivre ses pensées, pour regarder autour de lui dans son «appartement » et trouver dans les objets un point d’appui à ses souvenirs. Comme cette estampe d’Icare. J’essaie d’imaginer une des nombreuses soirées où Ghislain s’attarde, seul, à son bureau.

Oui, maintenant je le vois…

… Il interrompt sa lettre et regarde le petit cadre d’Icare accroché au mur: « Maintenant je sais pourquoi ces hommes ne bougent pas ».

Puis il s’en écarte avec un petit rire. Il pense à l’invention de l’avion. Son œil fermé s’ouvre dans un mouvement de colère, puis il se referme.

« À Paris on était en 1908 et il n’avait pas encore trois ans… »

-Brrr… brrr…

-Ghislain, ne t’approche pas de l’eau.

-Attention avec cet élastique, si tu tires dessus, tu vas le casser.

-Regarde, je t’apprends comment faire…

L’oncle Laurent prenait dans sa main le petit aéroplane, enroulait l’élastique autour de l’hélice, immobilisait l’avion pendant une seconde, puis le laissait aller dans le ciel.

-Tu vois? C’est comme ça qu’on fait, essaie, maintenant.

Le Bois de Boulogne a un grand lac ombragé. L’aéroplane fit une pirouette sur lui-même, puis il tomba dans l’eau comme un oiseau blessé. L’oncle Laurent resta immobile sur le bord du lac, indifférent aux vagues qui trempaient les semelles de ses chaussures. Les ailes de l’aéroplane oscillaient sur l’eau. « Va-t-il couler ou non? » se demanda-t-il, avec l’air d’un philosophe habitué aux malheurs de l’histoire. Mais l’aéroplane changea de direction: deux canards le croisent qui le détournèrent vers un îlot et une dangereuse petite cascade. L’oncle éteignit son cigare dans l’herbe. Il demeura pensif un instant, puis il enleva sa veste et sa cravate. Une seconde plus tard il n’avait plus ni chaussures ni chaussettes. Ghislain était devenu muet. Eugénie demeurait immobile dans le pré. L’oncle pataugeait autour de la petite île parmi des nénuphars violâtres ; l’eau lui arrivait à la taille. Il saisit l’aéroplane juste avant qu’il ne tombe à pic dans la boue: – Je l’ai attrapé! Une nuée compact d’oiseaux s’enfuyaient en rafale dans la voûte du ciel…

« Tout le mérite en revient à l’oncle Laurent… » sourit Ghislain en se mordant un ongle. De son enfance, tout lui apparaît confus. Le visage de sa mère, fondu dans la brume, se détache de l’ensemble. Il a un sursaut soudain. Oui, il était jaloux de son père, de son amour pour sa mère, il était jaloux de tout, capricieux aussi.

« Non, je ne peux pas lui écrire cela, je ne peux pas le lui dire. » Les baisers, les caresses de son père pour sa mère le rendaient jaloux. S’il restait en arrière pendant leurs promenades, il se sentait abandonné. Alors il se jetait par terre et je pleurais et pleurait…

Et à deux ans?

Un beau dimanche, il firent un pique-nique sous un grand arbre. Il faisait chaud. Le vent déplaçait la jupe de sa mère en découvrant ses chevilles. Son père se précipita pour la recouvrir.

– C’est un joli vent, murmurait-il.

Sa mère était étendue sur l’herbe, peu lui importait que sa robe blanche se salisse. Elle avait la tête appuyée sur les jambes de son père qui se penchait vers elle, en riant.

-Gény, arrête.

-Maintenant c’est mon tour, Paul, donne-le moi.

-Chut, il y a le petit.

-Et alors? Tu ne me le donnes pas ce baiser?

-Quelqu’un pourrait passer.

-Oh la la, Paul! Nous sommes seuls. Ghislain mange sa marmelade.

Paul regarda alentour. Seul le vent déplaçait les feuilles, ils étaient seuls.  Il posa ses lèvres sur celles de Gény.

« Mon père est en train de manger ma mère! » pensa Ghislain terrifié. Le chagrin le dévora, alors que de petits ruisseaux de griottes lui coulaient sur le menton et le cou. « Maman, maman, le sang ! » hurla-t-il avec tout le souffle qu’il avait au fond de la gorge.

-Non, petite bête, c’est la marmelade, ne vois-tu pas !

Sa mère et lui étaient debout, dans les bras l’un de l’autre. Ghislain lui enlaça le cou et plongea la tête dans ses cheveux. Il feignit de pleurer. Il renifla avec avidité le parfum de sa peau.

Paul les suivait de loin.

Claudia Patuzzi

Paul I/V (Zérus – le soupir emmuré – n. 12)

29 jeudi Août 2013

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bruxelles, eugénie, Grand Place, Paul mancini, Place de la Constitution, quartier des Marolles, rue Saint Eloy, Zérus le soupir emmuré

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Paul I/V, traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 61-63, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 18 décembre 1977

Il était une fois, un enfant, qui comme beaucoup d’autres vint au monde un jour x du mois x de 1905. Un mystère parmi tant d’autres. Déjà, pourquoi le petit Ghislain Balthasar devait-il naître justement ce jour-là de ce siècle-là à Bruxelles au lieu de Pékin ou de Buenos Aires, de parents blancs, à cette époque et non deux mille ans plus tôt ou beaucoup plus tard ? Pourquoi moi, suis-je moi justement ? De quelle mère, de quel père ? Un hasard fortuit d’une rencontre fortuite entre une très jeune Belge et Paul Mancini, un Corse d’une trentaine d’années, de passage à Bruxelles…
Et ainsi, j’ai dû entrer dans la vie sans mon consentement à ces conditions. Je n’ai même pas mérité de porter le nom de celui qui m’avait fait naître. Attention : je ne suis en colère ni contre maman, ni contre mon père. C’est une loi, une force de la nature. Peut-on parler de fautes ? Je crois que non. Mais c’est autre chose que de ne pas vouloir donner son nom à son fils : la différence de fortune, les exigences de la famille française n’ont rien à faire là-dedans, il n’y a pas d’excuses…

X

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« X » naquit vers les sept heures du soir, le 19 octobre, tandis que la pluie battait sur les vitres comme un chiffon trempé. La maison de la rue Saint-Eloy était recouverte d’une brume chaude et bienfaitrice venant des cuvettes d’eau bouillante et des nuages de vapeur. Pour voir le visage du nouveau-né, ils durent se mettre à quatre pour amener de l’air en agitant les mains tandis que le médecin de famille, en coupant le cordon ombilical en toute hâte, disait en un souffle avec l’expression grave d’une Némésis :
— C’est un garçon!
Cyrille n’était pas là. Il parcourait l’immense étendue de la Place de la Constitution, vers le centre de Bruxelles. Arrivé à la limite entre les faubourgs et le cœur de la ville, il franchit d’un pas alerte la chaîne des boulevards. Il se retrouva en peu de temps dans les ruelles du quartier des Marolles, où régnait le désordre du marché aux puces puant de moisissure. Imprécations en flamand. À chaque carrefour, il s’arrêtait quelques secondes, de quoi préparer la conversation qu’il allait avoir avec ce traître de Corse.

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« Pourquoi l’ai-je invité à la maison ? » répétait-il pour la énième fois. Mais la logique venait toujours à son secours, le poussant à suivre la chaîne de cause à effet. « C’était en janvier ? En février ? » Il recommençait à compter, cherchant une date, une occasion, une absence injustifiée, jusqu’au moment où un découragement insurmontable s’emparait de lui. C’était seulement alors qu’il avait la force d’épancher sa mauvaise humeur contre ce garibaldien qui avait eu la fausseté de s’asseoir à sa table et de lui prendre sa fille. « Maintenant, il devra réparer ! Au plus vite, sinon… gesticulait-il dans l’air, ses grandes mains tendues dans le vide.
À la fin de ce vagabondage, Cyrille s’arrêta pétrifié. Il était tard, désormais. La rue était déserte. Des fenêtres venait un bruit de voix et de vaisselle. L’air était imprégné d’odeurs de cuisine. « Mon Dieu, quelle ville immonde », soupira-t-il. Dès qu’il eut tourné au coin de la rue, il fut attiré par un scintillement diffus. Une porte d’or dans un égout.
« Nous y voilà, la Grand-Place est proche. »

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La pluie dessinait sur le pavé un miroir irisé qui accentuait les lumières spectrales de cette architecture luxuriante. Séduit par ce spectacle, Cyrille demeura immobile, sans parapluie,  dans la place déserte. Dans un intervalle de temps que l’esprit humain ne peut percevoir que dans de rares lueurs de conscience, un éclair mit à nu le ricanement glacial de la tête coupée de Paul Mancini. Cyrille ne fut pas troublé di tout par cette vision. Il se contenta de rester debout au centre de la place, en attendant que le « criminel » se présente. Une demi-heure plus tard, étant donné que la beauté du lieu ne l’aidait en rien, il cracha par terre fougueusement et, libéré des suggestions inutiles, revint en arrière, plus sombre et furieux que jamais.
Dans la déclaration de l’acte de naissance du 21 octobre, Eugénie apparaît comme parent unique, une jeune femme « sans profession ». En ce qui concerne Paul Mancini, on ne trouve pas de traces. Pourquoi n’est-il pas allé au rendez-vous ? Peur de Cyrille ? Fuite de la responsabilité ? Honte ? Ou plutôt, le mépris des riches devant l’odeur rance de la pauvreté ?
Mon oncle me dit un jour que l’entretien entre Paul Mancini et son grand-père eut lieu plus tard, à huis clos, dans la grisaille un peu morbide du petit appartement de la rue Saint Éloy. Lors de cette rencontre, le catholicisme fanatique de Cyrille dut baisser le front devant les exigences de cette riche famille française : Gény et l’enfant vivraient à Paris avec Paul, mais il n’y aurait aucun mariage. Rendu faible par sa pauvreté, le grand-père de Ghislain dut accepter un compromis insupportable.

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Claudia Patuzzi

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