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Le placard de Calvino/10 – dialogues imaginaires n.10

22 mardi Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Cosmicomics, juin 1985, l'arioste, le Berger errant de L'Asie, le placard de Calvino, Leopardi, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Qfq, Qfqfq, Rome

001_Calvinoseppia180jpg - copieItalo Calvino, particulier d’une photo avec la petite fille. 1966 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Temps : juin 1985, en pleine nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet, il dort dans la terrasse), le Berger errant de l’Asie et une « petite ombre ».
Calvino pose des questions à la petite ombre mystérieuse.

Petite-ombre (s’adressant à Calvino) : — Papa, ne me reconnais-tu pas ?
Calvino : — honnêtement, non… pourquoi m’appelez-vous papa ? Je ne suis pas…
Petite-ombre : — ne me reconnaissez-vous pas ? Regardez-moi près de la lumière, en transparence !
Calvino , — je ne vois qu’une silhouette laiteuse, une physionomie blanchâtre, pleine de taches partout, je dirais débridée…
Petite-ombre : — bravo ! Bravo ! C’est moi !
Calvino , — moi… qui ?
Petite-ombre : — je suis l’ombre du vieux Qfwfq, le narrateur des « Cosmicomics » ! C’est vous qui m’avez engendrée ! Puis, devenant de plus en plus blanche, cette ombre décolorée essaie d’embrasser l’écrivain en hurlant : — tu es mon père !
Calvino : (se dégageant) : — moi, votre père ? Ah, oui ! Tu es Qfwfq ! Tout à fait… Mon Dieu, donnez-moi une chaise !
Leopardi : — vous voici le fauteuil !
Calvino s’assied, tout en essuyant son front avec un mouchoir : — je suis en train de m’évanouir, presque… (En s’adressant à lui-même) : s’il avait été quelqu’un qui a réellement existé, comme l’Arioste ou Leopardi, je l’accepterais. Mais, un « personnage » tout à fait inventé de mon esprit, non ! Cela est complètement impossible.
Leopardi : — que devrais-je dire alors moi, au sujet de mon Berger errant de l’Asie ? N’est-il pas venu lui aussi nous dire bonjour ? On ne peut rien imposer à l’Art !
Qwqfq (en sautant sur les genoux de Calvino) : – n’es-tu pas heureux de me revoir, papa ?
Calvino, essayant de l’écarter, transperce de ses mains ce corps transparent…
Leopardi  (en souriant) : — « Qui a dit trois fois… »
Calvino : Comte Leopardi, ne faites pas d’humour !
Ariosto (passant à Calvino un verre d’eau) : — buvez-en une gorgée !
Calvino : — Merci, monsieur Ludovico ! Puis il fixe l’étrange personnage devant lui avant de susurrer : — que me voulez-vous ?

002_Cosmicomicheultime72jpg - copie

cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Qwqfq : — je vous ai déjà dit, cela ! Je suis le personnage principal de Cosmicomics… Vous en souvenez-vous ? C’est un titre plein de mystères, avec ces deux adjectifs cosmique et comique se combinant en un seul mot ! (1) Oui, je vois bien que la mémoire vous revient… Il y a un temps incommensurable… la lune était presque attachée à la terre, « il suffisait d’y aller, en barque, jusque dessous, d’y appuyer une échelle et d’y monter, au large des Écueils de Zinc… nous apportions sur les barques une échelle… » (2)
Calvino : — je le sais, c’est moi qui ai écrit cela…
Qwqfq  (en parlant par rafales) : — je vous raconte : « … nous allions ramasser le lait, avec une grande cuiller et un baquet, le lait lunaire était très épais, comme une espèce de fromage blanc… après avoir recueilli cette purée, il fallait bien l’écrémer, en la faisant passer par une passoire… Oui, la Lune avait une force qui vous enlevait… il fallait faire très vite, en une espèce de cabriole… Vu de la Terre, tu avais l’air pendu, la tête en bas, mais en fait tu te retrouvais dans ta position habituelle, et la seule chose bizarre, c’était que, en levant les yeux, tu voyais au-dessus de toi la chape étincelante de la mer, avec la barque et les camarades, eux-mêmes la tête en bas, qui se balançaient comme une grappe de raisin dans une vigne… » (3)
Calvino : — et alors ? Je ne comprends pas.
Qwqfq : — alors, papa, n’es-tu pas heureux de me revoir ?
Par un geste brusque, Calvino essaie à nouveau d’éloigner l’ombre. Celle-ci, tout en trébuchant dans le vide, pousse un faible cri inhumain, avant de s’enfuir, courant, vers la terrasse, où elle se sauve derrière un grand vase d’oléandre.
L’Arioste : — où s’est-il caché, Quwe… quoi ?
Leopardi : — rassurez-vous, Qwiqfq n’est pas loin. Il est dans la terrasse, je vois très bien sa silhouette claire se détacher nettement de l’ombre sombre de cette plante diabolique !

Entre-temps, une petite voix aiguë déchire le silence de la pleine lune dans cette nuit romaine :
« Sur la lune, j’aurais dû être heureux ; comme dans mes rêves, j’étais seul avec elle ; l’intimité avec la lune, tant de fois enviée à mon cousin… étaient à présent mon exclusif apanage, un mois ininterrompu de jours et de nuits lunaires s’étendait devant nous, la croûte du satellite nous nourrissait avec son lait à la saveur acide et familière ; notre regard s’élevait là-haut, vers le monde où nous étions nés, enfin vu dans toute son étendue multiforme, exploré dans ses paysages jamais vus par aucun terrier… et pourtant, pourtant, et pourtant oui, c’était l’exil. Je ne pensais qu’à la Terre. C’était la Terre qui faisait que chacun était quelqu’un, et non les autres… Privé du sol terrestre, mon sentiment amoureux ne connaissait plus que la nostalgie déchirante pour ce qui me manquait : où, autour, avant, après. » (4)
Calvino, enfin ému par ces mots étranges et doux, sort dans la terrasse, suivi par l’Arioste et Leopardi.
Pandolfi demeure immobile sur une chaise longue. Quant à lui, le Berger errant de l’Asie est en train de ronfler sur un fauteuil. Au rythme bruyant, mais solennel aussi, du berger dormant, la pleine lune ne cesse de veiller sur la grande ville silencieuse. Une ville toujours prête à se bouffer des rêves ainsi que des cauchemars des êtres humains…

Claudia Patuzzi

(1) Note de l’auteur, Cosmicomics, Récits anciens et nouveaux, collection folio, Gallimard, 2013, pp. 7-9 (texte écrit à la main de Italo Calvino à la troisième personne, traduit par Jean-Paul Manganaro, 1975) :
« Ce sont des récits nés de l’imagination libre d’un écrivain d’aujourd’hui, stimulée par des lectures scientifiques, surtout d’astronomie. Nous ne savons pas si Italo Calvino a regardé dans un télescope pour observer étoiles et planètes : ce qui le passionne, ce sont surtout les hypothèses théoriques… mais ce que notre écrivain capte est en général   une idée suggestive, une image synthétique ; et c’est sur cela qu’il construit un récit. … Chez l’homme primitif et chez les classiques, le sens cosmique était l’attitude la plus naturelle ; nous, au contraire, pour affronter les choses trop grandes et sublimes nous avons besoin d’un écran , d’un filtre, et c’est là la fonction du comique. »
(2) Cosmicomics, La distance de la Lune, folio, Gallimard, 2013, pp. 16-17
(3) Ibidem, pp.18-20
(4) Ibidem, pp. 33

Le placard de Calvino/9 – dialogues imaginaires n.9

13 dimanche Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Berger errant de l'Asie, Giacomo Leopardi, juin 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Les Les conférences américaines, Lezioni americane, lune, Michel Orcel, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Rome, Virginia Woolf

001_Caricatura72

 Caricature de Italo Calvino

Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), le Berger errant de l’Asie.
Scène : Des bruits inquiétants proviennent du placard. Les quatre quittent la terrasse…

Monsieur Pandolfi : Le placard est touché par un tremblement de terre !
Leopardi : S’il vous plaît, monsieur Zucchet, allez voir vous même !
Pandolfi : Je vous en prie ! Venez-vous aussi, avec moi ! N’ayez pas peur ! Le placard ne vomira pas de monstres !
Leopardi (perplexe) : pourquoi pas ? Désormais, tout est possible !
L’Arioste (se dirigeant vers le placard) : messieurs, arrêtez de discuter ! Cela prend du temps ! Venez vous aussi, monsieur Calvino, l’union fait la force !
Mais Calvino ne lui répond pas. Il est debout sur le seuil de la porte-fenêtre, un vague sourire sur les lèvres. Puis il chuchote : — je ne bougerai pas d’ici !
Les trois le regardent bouche bée.
Leopardi : Mais… que dites-vous ?
Calvino : Il n’y a pas de « mais » à avancer. Je reste ici. Si vous en avez envie, allez-y, vous trois ! En fin de compte, c’est à vous la responsabilité de cette absurdité… Je n’ai pas écrit une seule ligne depuis une semaine, savez-vous ? À ce rythme, je ne mènerai jamais à terme ces maudites conférences américaines… Si je ne me dépêche pas, je me retrouverai au bout de l’Enfer !
Pandolfi : il a raison ! Renonçons ! Appliquons-nous des bouchons aux oreilles et allons dormir ! Je propose de laisser les classiques là-bas… Qu’ils pourrissent ou qu’ils s’entretuent… ça m’est égal… C’est trop tard, désormais…
L’Arioste : Et alors pour quelle raison restez-vous encore ici ? Monsieur Calvino n’a plus aucune obligation envers vous…
Pandolfi (embarrassé) : oui…Le payement…je n’avais pas pensé à cela…mais… que disais-je ? Ah, oui, il faut les débusquer ces délinquants, arracher les portes de leurs gonds…
Calvino (le gelant d’un seul regard) : en tout cas, je ne vous donnerai jamais de l’argent en avance ! C’est hors de question !
« SILENCE ! » tonne la voix de l’Arioste.
D’un coup, le père de Roland et Angelica se dirige vers le placard. Puis il se tourne avec une grande dignité vers les trois et par une voix de stentor il dit : — le moment est venu pour en finir avec tout cela. Lâches Classiques ! Faites attention ! Je vais ouvrir le placard tout de suite !
Leopardi : attendez un instant, monsieur Ludovico ! Je veux contrôler une chose… Par des pas courts et rapides, le poète des Marches se dirige vers la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, puis, comme s’il parlait à soi même, il susurre : « heureusement, la lune pleine est encore là ! »
L’Arioste (en hurlant) : dites ce que vous voulez à propos de la lune… Je défonce le placard !
Pandolfi (se levant) : bravo ! Et je vous donne un coup de main !
En ce moment-là, le placard subit une forte secousse venant de l’intérieur, suivie par un grand vacarme de bruits sourds, de hurlements, de râles, de murmures… jusqu’au moment où les deux portes s’ouvrent grand : une impressionnante masse obscure se détache contre l’embrasure du placard tandis qu’un poing gigantesque frappe Pandolfi sur la tempe. L’homme s’écroule à terre, tandis qu’une voix de baryton aux nuances exotiques retentit dans le studio : « Y a-t-il quelqu’un qui a appelé ? »
Calvino se sauve derrière un fauteuil, tandis qu’une autre ombre, beaucoup plus petite, fait trébucher l’Arioste ; Leopardi demeure au-dessous de la table avec Pandolfi…
D’étranges voix remplissent la chambre.

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Le placard de Virginia Woolf

Quinze minutes depuis, les quatre — Italo Calvino, l’Arioste, Leopardi et Pandolfi — sont assis sur quatre chaises en enfilade, tout comme des écoliers en attente d’une punition, les yeux fixés sur deux silhouettes devant eux, ressemblantes des ombres.
L’Arioste (tout en affichant un œil noir, il lève la main) : puis-je parler, maintenant ?
Grande-ombre (qu’on voit de dos) : puisque vous vous êtes calmé, vous pouvez parler, maintenant !
L’Arioste : qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venus ici ?
Grande-ombre : nous sommes ici pour deux raisons. D’abord, la lune pleine. Ensuite, cette « légèreté » dont parle monsieur Calvino en notre honneur. Et, si je ne me trompe pas, vous aussi, comme nous, vous êtes un « Classique », un créateur de rêves et d’ombres, d’illusions, d’histoires et de fables comme monsieur Calvino… Maintenant, vous verrez qu’il n’y a pas que les Classiques dans le placard ! Il y a aussi les Personnages créés par l’imagination : la vôtre et la leur !
Calvino regarde un instant vers la terrasse, puis il s’adresse de nouveau à l’ombre inconnue : qui êtes-vous, donc ?
L’immense-ombre enlève son manteau en laine le recouvrant jusqu’aux pieds, il pose son bâton noueux et d’une voix profonde, il dit : « Je suis le Berger errant de l’Asie ! »
Leopardi (d’un air sceptique) se montre derrière les épaules de l’Arioste et susurre : « Vous ? »
Grande-Ombre : — Oui, c’est moi ! répond la voix de stentor du colosse tout en déclamant :

« Dis-moi, Lune, à quoi sert
Au berger sa propre vie ?
Et votre vie à vous ? Dis-moi : où tendent
Mon errance éphémère,
Ton parcours immortel ? » (1)

— Comme vous voyez, je ne suis pas aussi ignorant que l’on pense… !
L’Arioste : — qui est-elle, cette autre ombre assez petite ? C’est elle qui m’a fait trébucher ! Et maintenant, elle bondit partout !
La petite ombre ondoie comme si elle était en train de rire, puis elle éclate : — devinez-vous, alors ?

Claudia Patuzzi

(1) Leopardi, Chants, Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, traduction de Michel Orcel, Édition bilingue Flammarion, 2005, vv.16-20.

(continue)

Le placard de Calvino/8 : La lune – dialogues imaginaires n.8

22 dimanche Juin 2014

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été 1985, dialogues imaginaires n.8, Giacomo Leopardi, l'arioste, la lune, le placard de Calvino, Pandolfi, Place Campo Marzio, Rome

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Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine la nuit.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet).
Les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table pour une partie de cartes. L’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier. Au centre de la table, il y a une boîte de chocolats.

L’Arioste : — regardez cette Lune magnifique ! Quelle merveille de ciel avec toutes ces coupoles ! Les collines se détachent noires contre le fond étoilé…
Monsieur Pandolfi (en avalant trois chocolats en une seule fois) : faisons vite, je ne tiens plus debout et je n’ai même pas un sou non plus !
Calvino : Un peu de manières, monsieur Zucchet ! Si vous êtes fatigué, vous pouvez bien dormir dans mon studio…
Monsieur Pandolfi : — comment vous le dirai-je ? Je m’appelle P-a-n-d-o-l-f-i ?
Calvino : D’accord, j’ai compris… maintenant, essayez de vous reposer ! Demain, ce sera une journée lourde, pour vous.
(L’homme rentre dans le studio)

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Anselm Feuerbach, Portrait d’un poète, l’Arioste, 1850, Backnang, Allemagne.

L’Arioste : (en dégageant un souffle profond, tout en comptant l’argent gagnéaux cartes) : — pauvre garçon, il a tout perdu ! (Ensuite, ne cessant de regarder la Lune) : — c’est vraiment un spectacle merveilleux ! Dans le placard la Lune est invisible. Tout y est plongé dans une espèce de brume épaisse. Tout est submergé par le retentissement de nos lamentations. Les classiques peuvent regarder et entendre juste ce qui arrive sur la surface de la Terre, mais sans pouvoir agir. Il nous faudrait une grande œuvre qui nous nomme tout en défendant nos écrits. Cela pourrait nous donner la force de remonter au sommet de ce puits profond comme un gouffre… Au nom de tous les classiques, je vous suis énormément reconnaissant, monsieur Calvino, pour ce que vous avez écrit, mais aussi pour être venu nous libérer ! Depuis trop de temps, nous ressentions le besoin de prévenir ces hommes irréfléchis du XXIe siècle vis-à-vis du danger imminent ! »
Calvino : — je vous remercie, Monsieur l’Arioste ! Mais le mérite est à Leopardi : c’est lui qui est sorti le premier du placard !
Leopardi : merci, monsieur Calvino, mais finissons-en avec tous ces remerciements ! Consacrons-nous à la contemplation de la Lune… de façon que je puisse m’en réjouir comme il m’arrivait pendant ma jeunesse, depuis ma fenêtre de Recanati ou quand j’étais « vieux », depuis la fenêtre de la Villa des genêts près de Naples. J’étais juste au-dessus de la lave pétrifiée du Vésuve : la lune était ronde et blanche comme le visage d’une femme… À présent, cette nuit-ci me rappelle ce silence infini là… (Et, regardant la Lune, il susurre) :

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« Ô favorable lune, je me rappelle,/ sur ce col même –voilà, l’année revient -, / Je venais te mirer plein d’angoisse ;/ Et tu pendais alors sur cette sylve, L’éclairant toute, comme aujourd’hui…/ » (vv.1-5, À la lune, Chants, Anthologie bilingue de la poésie italienne, Bibliothèque de la Pléiade p.1019).
Puis, il ajoute : « Que fais-tu, Lune, au ciel ? dis-le-moi, que fais-tu, /Lune emplie de Silence ? »(Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, vv.1-2)
L’Arioste (il s’essuie une larme, s’adressant à Calvino) : est-ce que vous avez un mouchoir ?
Calvino (fouillant dans sa poche) : Oui, bien sûr…
L’Arioste (en se mouchant bruyamment) : — je suis ému ! Cela m’a fait souvenir de mon Astolphe sur la Lune en quête de l’esprit de Roland…
Calvino : Vous avez été courageux, monsieur Ludovico, en vous aventurant dans cette description de la Lune ! Vous l’avez rendue VISIBLE par des mots poétiques et fantastiques… Vous avez le pouvoir de mettre à feu des visions que vous avez eu les yeux fermés, vous pensez par images… Vous êtes un pédagogue de l’imagination ! Grâce à vous, la Lune est devenue un repaire « des ruines de cités, des restes de châteaux mêlés avec de grands trésors » (octave 79, vv.57-58), « des serpents au visage de fille :…l’oeuvre des larrons et des faux-monnayeurs » (v.61), « des flacons cassées de diverses espèces… »(v.63) En somme, dans vos vers la Lune devient petit à petit un doublon de la terre et de ses vices ainsi que du pouvoir injuste et violent des princes ! (Leçons américaines, « Visibilité»,1988, pp.91-93)
L’Arioste (se levant): –  « La folie seulement n’y est ni peu ni prou:/ Elle reste ici-bas et ne s’en va jamais… »(Roland Furieux, octave 81, vv. 79-80) « C’est comme une fluide et subtile liqueur,/ Qui s’exhale aisément d’un flacon mal fermé ; Elle était conservée dans diverses ampoules…/Mais la plus grosse était…le bon sens de Roland… » (Idem, octave 83, vers 89-96, chant XXIV)
Calvino (se levant lui aussi) : —malheureusement, la folie humaine a énormément augmenté ! Aujourd’hui, on est bombardés par une quantité d’images…la mémoire est recouverte de strates d’images pulvérisées comme dans un dépôt d’ordures… (Leçons américaines,1988, pp.91-92) Y aura-t-il un futur pour l’imagination individuelle à l’intérieur de ce qu’on appelle d’habitude la civilisation de l’image ? Je me demande cela chaque jour. Cela dépend, peut-être, du fait que j’étais justement enfant de la civilisation des images. On était d’ailleurs encore loin de l’inflation de l’image qu’on subit aujourd’hui : je lisais le  « Corriere dei piccoli » avec cet extraordinaire personnage du chat Felix. Et je me nourrissais d’une culture surtout étrangère, anglophone. Je lisais Kipling, Dickens, Poe, Stevenson, James… dans ces livres le fantastique jaillissait directement du quotidien… » (Leçons américaines, Visibilité, 1988, pp.92-94)

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Pandolfi (faisant irruption dans la terrasse agitée) : Venez, courez dedans, vite ! Deux forcenés sont en train d’essayer… de défoncer le placard !
Leopardi : — Voilà, l’idylle de la Lune est terminée !

Claudia Patuzzi

 

Le placard de Calvino/3 – dialogues imaginaires n.3

06 dimanche Avr 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Giacomo Leopardi, Lavinia Tolco, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Orlando Furioso, Orvieto, Pandolfi, Pietro Citati, Puits de Saint Patrice, Rome 1985, Zucchet

001_Calvino tarocco180

Italo Calvino et le jeu des tarots

Lieu : été 1985. Centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon. Studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages : Italo Calvino, la femme de menage Lavinia Tolco, Giacomo Leopardi, l’Arioste, Pandolfi, agent de désinsectisation de la Zucchet.
L’écrivain est assis à son bureau, penché sur la machine à écrire au milieu d’une pile de tapuscrits et de livres.

La femme de ménage frappe à la porte : « Le café, monsieur Calvino ! »
— Entrez, Lavinia, posez-le sur la table s’il vous plaît …
— Monsieur Pietro Citati est en bas. Il vous attend pour partir en promenade. Il m’a dit, en passant : « comment se porte-t-il avec les leçons américaines ? » Figurez-vous ! Il le demande à moi !
— Toujours cette ritournelle : « leçons » ! Il s’agit de six conférences sur un thème libre que je dois tenir à l’université de Harvard, dans les États-Unis ! E celui-ci insiste avec ce mot « leçons » ! Dites-lui de retourner dans l’après-midi…
Juste au moment où Lavinia Tolco referme la porte, Calvino susurre à part soi : – pourtant, leçons américaines ce ne serait pas mal comme titre… Mais, qui parle ?

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L’écrivain Pietro Citati, ami de Calvino.

Sans se passer d’un profond soupir il se lève, va vers le placard dont entrouvre une porte : « qui sait où s’est-il cachée la flèche de la Zucchet ? Ce placard c’est pire que le Puits de Saint-Patrice ! Je dois faire attention à ne pas tomber moi-même là-bas… Mais j’entends des voix ! D’où viennent-elles ? Qui parle ? Peut-être, suis-je en train de devenir fou ? »
— Y a-t-il quelqu’un, là ? On arrive !
— Qui êtes-vous ?
— On arrive, je vous dis ! Ce n’est pas facile ! Avec ces parasites et cafards, on a à faire avec la poussière, les épluchures, les débris, les paroles vides et les métaphores arrivées à échéance, utopies et rêves impossibles, ainsi que des villes invisibles, des châteaux croisés, des don Quichotte improvisés, des chevaliers errants au chômage ou pourfendus, sans négliger bien sûr les folies, les dictatures ridicules ou gravement redoutables…  » déclame une voix de stentor. Et finalement, un homme grand et gros sort du placard. Il est enveloppé jusqu’aux pieds dans un épais manteau de fourrure.
— Ferrare est une ville humide où il pleut beaucoup ! dit-il en souriant.
Calvino, la bouche ouverte, le regarde pétrifié. Monsieur Pandolfi, tel une serviette sale, pend des bras de cet homme imposant, tandis que Leopardi, avançant péniblement dans le cône d’ombre, lui soulève gauchement les pieds.

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Le poète Giacomo Leopardi (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Au lieu de s’occuper de Pandolfi, Calvino s’inquiète pour le poète de Recanati. Il va prendre une chaise et un verre d’eau. Leopardi boit avidement, reprenant ses forces : — ne vous inquiétez pas, monsieur Calvino, c’est l’asthme. La faute est à l’au-delà : ce n’est qu’une illusion. On reste exactement comme on a toujours été. Aucun espoir de guérison. Aucun sanatorium. La punition ? On reste toujours à la même case, soit de départ soit d’arrivée. Il n’arrive jamais rien…
— N’exagérons pas, ricane l’homme à la fourrure tout en indiquant l’homme de la Zucchet, « nous avons eu l’occasion de recevoir ce cafard hors taille. Il s’est faufilé là où il n’était pas autorisé, en m’obligeant à monter à la surface depuis des siècles de silence… »
— Ce serait mieux de le cacher, s’exclame Calvino… Il risque d’apprendre trop de choses… Mettons-le sur le transatlantique dans la terrasse. Là, personne ne le verra, qu’en pensez-vous ?

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Portrait de Arioste de Titien (cliquer pour agrandir l’image)

Quelques minutes depuis, Calvino examine scrupuleusement cette figure majestueuse: — mais… vous êtes… vous ressemblez… à l’homme du célèbre portrait… de Titien ! Vous êtes l’Arioste, l’auteur du Roland Furieux ! En disant cela, il se jette à ses pieds.
— Je vous remercie, monsieur Calvino, mais levez-vous, je vous en prie !
— Monsieur Arioste, pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Pour donner un coup de main au comte Giacomo ainsi que pour vous remercier pour tout ce que vous avez écrit à propos de moi… « Un explorateur lunaire qui ne s’étonne de rien ! » (1) Encore plus, j’ai été très réconforté, là-bas, en entendant l’écho de vos mots sur mon Roland Furieux : – « Le poème du mouvement selon des lignes coupées, à zigzag, tracées par les chevaux au galop ainsi que par les intermittences du cœur humain » (2),  « l’élan et l’aise dans la narration, c’est à dire le mouvement errant de la poésie ! » (3). Vos livres sont en train de redonner l’espoir à nous tous !
— Nous ?
— Oui, nous, les Classiques de tous les temps ! Du Panthéon de Rome jusqu’à celui de Paris ; du mausolée de Sainte-Croix à Florence aux grandes cathédrales. Partout où reposent des écrivains, des artistes, des philosophes. En somme, tous les classiques sont en effervescence…
— Quoi ?
— Ils sont très inquiets, d’étranges rumeurs courent…

SI POZZO

Puits de Saint Patrice (Orvieto-Umbrie)

nota 1 : Roland furieux, préface, p.XIX
nota 2 : Pourquoi lire les classiques, p.71; Roland Furieux, ibidem, p.XXIV
nota 3 : Roland Furieux, préface, p.XXV

Claudia Patuzzi

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