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décalages et metamorphoses

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Un muet bavard (Zérus – Le soupir emmuré n. 53)

13 mercredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1922, accusation publique, avertissement, Frères Chrétiens, ghislain, jean baptiste de la salle, Overijse, pape Jean XXII, régle 1718, zérus 53, zérus le soupir emmuré 53

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Un muet bavard VI-2/VI n.53, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.209-211, deuxième partie du chapitre VI, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

De toutes les règles en vigueur à l’Institut, c’étaient avant tout l’Accusation et l’Avertissement qui créaient un climat tendu, sinon de terreur. Chaque vendredi, dans la salle de réunion de la communauté, au début de la lecture spirituelle du soir, je devais subir l’accusation publique de mes confrères devant le frère directeur. Si le but de cette accusation était bon, le moyen en était impitoyable. L’Institut devint un lieu d’espionnage et de délation devant le regard sévère du frère directeur et des autres confrères. Ces accusations réciproques, privées de véritable charité chrétienne, s’appelaient « Avertissements ».
J’étais timide et n’osais pas discuter, élever la voix, me faire valoir. Je n’osais surtout pas accuser… Pour ma sensibilité quasi féminine, je fus l’objet d’avertissements injustes et cruels.
— Frère Irénée a parlé dans le réfectoire durant le Silence.
— Frère Irénée a donné son pain à un confrère.
— Frère Irénée a serré la main d’un confrère.
— Frère Irénée, lundi passé n’était pas encore couché après les trente coups de cloche.
— Frère Irénée n’a pas respecté le rang par deux.
— Frère Irénée garde des photos en cachette.
— Ce sont des photos de ma mère ! eus-je le courage de répondre.

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« Le Saint, avant d’écrire, s’adresse à Dieu pour en recevoir l’inspiration » , Louis Muller 1815-1892. (Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Ma petite fée, c’est sans doute la première fois que je dis à un proche mon amertume de la vie en communauté : « frère », une belle parole, oui, mais en pratique je me trouvai dans un lieu où l’affection et l’amitié étaient rigoureusement défendues. Imagine un peu comment je devais me sentir, moi qui étais hypersensible. Me comprends-tu ? Et je suis toujours resté ainsi. Peut-être est-ce pour cela que je ne parais pas vieux ? J’ai toujours éprouvé le besoin de montrer mon affection à quelqu’un et d’être aimé… mais c’était interdit. J’ai toujours dû réprimer mes sentiments à l’intérieur de moi. Suis-je insipide ? Avant de me juger, écoute-moi.
Tu ne sais pas combien de pénitences m’ont coûté mes confidences ou mes manifestations d’affection. J’embrassais la terre. J’embrassais les pieds de mes confrères. Je demandais pardon à la communauté. Je demandais un morceau de pain en aumône. Je mangeais mon repas à genoux. En moins d’un an, j’étais déjà muet ! Si le Concile œcuménique et le pape Jean n’étaient pas intervenus, je crois que je serais devenu fou.

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Depuis 1967, même si c’était avec une certaine lenteur, la Règle antique de 1718 fut quasiment abolie et j’ai pu, après la retraite, vivre seul dans une chambre : seul avec mes pensées, mes rêves, mes sentiments.
Pourtant il y avait une autre chose que mon grand-père m’avait promise : devenir un enseignant respecté et apprécié. Mais comment ? Et à quel prix ? J’ai passé plus de 50 ans dans l’Institut, une présence reconnue seulement pour me faire faire le maximum d’heures scolaires dans des classes surpeuplées avec plus de 40 enfants. Leçons de toutes sortes : religion, français, flamand, anglais, mathématiques, histoire, géographie, économie, dessin et depuis 1923 même le latin. Pour beaucoup de ces matières, je n’étais même pas préparé, mais dans le fonctionnement de la machine scolaire je devais être une « pièce polyvalente ». En contre-partie ? Mes problèmes humains ? Rien de rien. Silence, suspicion et indifférence. J’étais un inconnu, le silencieux et timide Frère Iréné… Pendant plus de 30 ans, j’ai passé les vacances dans le collège, enfermé avec des livres. Et quels livres : des livres scolaires…

À 14 ans, j’ai connu l’Évangile. Combien j’admirais ces pages transcendantes et pleines d’amour ! Que le monde aurait été beau si tous les hommes avaient pratiqué cette doctrine divine. Hélas ! le monde quasiment païen est celui qu’il est, c’est-à-dire un monde de loups. Jésus avait ses amies, Marthe et Marie… moi ? Je vivais seul comme si je n’existais pas pour les autres.
Cela me fait très mal de voir un film où la femme n’est qu’un objet de plaisir. Je pense aux violences dont j’ai souffert et à tous ces enfants violés et tués et dont la volonté a été manipulée par le mensonge… Comment les journaux nomment-ils cela ? La pédophilie, je crois. Souvent, je me demande le pourquoi de telles violences, mais je ne trouve aucune réponse…
D’autres fois, il m’arrive de penser à maman, à Henriette, à toi, à toutes les femmes que je rencontre, à l’âme sœur dont chacun de nous rêve en soi-même. Mais les unions parfaites sont très rares et souvent mises à rude épreuve. Même moi, je suis toujours sensible à un beau visage, une belle femme, je ressens des désirs physiques, mais la philosophie des Évangiles me freine. Je pense alors à des démonstrations respectueuses de mes sentiments. Quand un des frères me soupçonne de quelque chose d’équivoque, je me fâche et me réfugie dans le mutisme, ma défense…
Et ainsi le Seigneur m’a pris malgré mon manque de dévotion et de vertu. Et je suis resté, sans jamais en sortir, dans ce lieu de souffrance. Au moins jusqu’à l’été 1928, quand finalement je suis parti pour l’Italie.

Un muet bavard

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Frère avec le tricorne accompagnant ses élèves après la Messe, tableau de Jean Joseph Lacroix, 1800-1880 (Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Claudia Patuzzi

Fin de la première partie.

Renfermement (Zérus – le soupir emmuré n. 52)

12 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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cyrille, Frères Chrétiens, ghislain, Icare, la règle du silence, Overijse, pape Pio XI, Zérus 52, Zérus le soupir emmuré 52

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Cliquer la photo pour l’agrandir.

Renfermement VI-1/VI n.52, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.206-209, première partie du chapitre VI, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 12 mars 1989

C’est ainsi, petite fée, que le grand-père Cyrille m’a obligé à entrer dans le petit noviciat d’Overijse. J’ai su, bien des années plus tard, qu’afin d’avoir la pension gratuite, il avait donné sa parole que je deviendrai un Frère Chrétien. Les jeux étaient faits, avant même que j’en sois informé, sans mon consentement et sans aucune vocation. J’étais un converti, une moisson fertile, et moi de mon côté, je continuais à attendre les lettres de Niba et les voix bruyantes d’Henriette et Nino. Dès que je franchis les murs du noviciat, je fus, au contraire, envahi de silence.
Beaucoup de gens croient que le silence est une absence de sons contraignants, une pause nécessaire et rafraîchissante. Ils opposent le silence au vacarme et aux gestes de prévarication. Ils font coïncider le silence avec une oasis de paix et de chaleureuse intimité. Mais il n’en est pas ainsi. Celui-ci n’est pas le vrai silence. Ce n’est pas non plus le silence des sourds-muets, conforté par l’habitude et accompagné du chuchotement familier de la pensée et du don céleste de la vue.
Le Silence d’Overijse était tout autre chose. Avant tout, il était imposé. Chaque sanglot, chaque toussotement, chaque battement de cils étaient un signe codé ou une parole. Il était interdit de respirer, de bouger la bouche, de fermer les paupières, de craquer les doigts. Même déféquer ou uriner devait être fait dans la plus grande discrétion.
Mais le Silence d’Overijse n’était pas l’unique chose à être imposée. Il obéissait de manière rigide aux Temps canoniques comme la parole. À Overijse on ne pouvait pas parler sauf et seulement pour lire ou commenter l’évangile.
D’un seul coup, le silence se resserra autour de moi comme un filet au fond de la mer. J’avais mordu à l’hameçon et, comme une sardine, je me débattais sans savoir que j’allais mourir.
Je ne vis pratiquement plus tante Germaine. Peut-être avait-elle peur de pleurer ? Le seul que je vis fut grand-père Cyrille, ponctuel tous les mois, et ce n’était certainement pas un plaisir, car j’avais devant moi mon inquisiteur.
Je suis peut-être prolixe, mais je t’ai promis d’être sincère. Eh bien, Overijse fut pour ton pauvre oncle un véritable enfer. Le jardin fleuri : un pauvre arbuste. Ma chambre à moi : une cellule nue. La fenêtre sur le jardin : une meurtrière. Les livres, seulement des livres scolaires et religieux. Les visites rares. Toujours les mêmes. Les lettres étaient contrôlées.
Tu sais ce que j’ai trouvé dans ce lieu, unique, parmi toutes les choses que mon grand-père Cyrille m’avait promises ? La tranquillité. Des kilomètres et des kilomètres de tranquillité absolue. Bruxelles semblait ne jamais avoir existé et même la rue du Remorqueur s’obscurcissait dans ma mémoire. Seule maman était restée dans mes pensées, jeune et belle comme je l’avais laissée. Par contre, Christiane errait dans mon cœur comme un ange tentateur. Si je rêvais d’elle la nuit, le remords s’emparait de moi… Où était partie maman ? Où était ma reine de Saint-Nicolas ? Où était le souvenir du corps de Catherine ?
Tout cela était interdit.
Mutisme, silence, règles et horaires. Nous avions nos dix commandements. Je me souviens du septième : « Tu mortifieras ton esprit et tes sens fréquemment ». On parlait d’enfer pour ceux qui ne persévéraient pas. Que devais-je faire ? J’avais seulement quatorze ans. Cesset voluntas propria et infernus non erit [1]. Qui l’a dit ? Saint-Bernard, je crois. Mais Saint-Bernard était un saint, pas moi… Dans cette communauté, ils voulaient tous être saints sans l’être, alors qu’il était déjà si difficile d’être seulement des hommes.

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Ghislain est le deuxième avec le x du troisième rang (cliquer pour agrandir la photo)

En 1921, à seize ans, je devins Frère Chrétien. C’était la même année où devint Archevêque de Milan le futur Pius XI, celui qui imposa le premier sa bénédiction de la loge de Saint-Pierre. Quelle coïncidence : les Papes pouvaient parler des balcons aux foules et moi, je devais rester muet.
Ils changèrent aussi mon nom. En mémoire de l’archiviste de la maison générale des Sulpices de Paris, j’eus le nom austère de Augustin Irénée. D’abord Ghislain, puis Paul, et maintenant, une autre identité…
En octobre, je prononçai les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Mon corps disparut sous une soutane et un long manteau. Chaussettes noires et chaussures de cuir noir, celles de mon grand-père. Enfin, un grand tricorne m’interdisait de voir la couleur du ciel. Où était parti le ciel ? Dans quelle boîte était-il enfermé ? Les lois de l’Institut, le tintement des cloches, la Règle du Silence morcelaient cet univers en une série de fautes morbides. En peu de temps, j’avais tout perdu. Avec ce tricorne, j’avais perdu l’innocence du regard. Je devais regarder à terre, me taire et si je levais la tête, je perdais mes ailes comme Icare. Je m’étais perdu dans mes pensées et mes ailes de cire s’étaient fondues… En don, je reçus un chapelet, un crucifix en bois d’ébène et rameaux, le livret de « L’Imitation du Christ », un portefeuille et un étui avec un petit canif. Quand je franchis le portail en fer, je compris que tout était fini. J’étais un Frère Chrétien. Le numéro cinquante-cinq…

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Claudia Patuzzi


[1] Phrase latine. En français : « Renonce à ta volonté, et tu t’épargneras l’enfer ! »

Le piège (Zérus – le soupir emmuré n. 51)

11 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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are poétique, écoles chrétiennes, bruxelles, Cyrille Balthasar, ghislain, Horace, novembre 1919, Overijse, rue de Plaisance, Zérus 51, Zérus le soupir emmuré 51

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La piège V/VI n.51, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.201-206, chapitre V, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain entra dans la salle à manger de la rue de Plaisance. Son grand-père l’attendait au centre de la chambre.
« La glace l’a dévoré ! » frissonna-t-il, en voyant cette armature livide devant lui.
C’était la vérité. Les yeux de Cyrille, privés de cils blonds, brillaient comme des clous. Après la mort d’Irma, de Prosper et d’Eugénie, ils ne pouvaient plus contenir la réalité. Il ne pouvait plus voir le spasme de la vieille Europe, les bouleversements des masses faméliques et des rescapés assoiffés de droits, de revendications et de luttes.
Cette horde avançait. Ghislain sentit la nausée, la peur, la haine dans le regard de son grand-père. Devait-il revenir en arrière ? Ouvrir la porte et s’enfuir ?
En cet instant précis, la maison, le ciel, l’Europe entière étaient en train de s’écrouler. Même la rue de Plaisance et le quartier Saint-Gilles résonnaient d’une pitoyable plainte. Le Pentagone des boulevards subissait une contraction violente qui serrait la Grand’Place dans une terrible étreinte. Il n’y avait plus d’issue. La bourgeoisie gémissait humiliée en essayant de défendre ses privilèges, tandis que la classe moyenne fouillait comme un chien parmi les débris de la guerre à la recherche de prétextes pour rêver encore.
Ce survivant avançait vers lui avec le désespoir d’un dinosaure sur le point de s’éteindre. Ghislain recula le plus possible jusqu’au moment où il buta contre le fauteuil.
— Assieds-toi, mon chéri, lui dit Cyrille. Ce n’est qu’une montagne accouchant d’une souris ridicule [1].
Ghislain ne répondit pas.
— Ça veut dire que nous ne sommes rien, devant la volonté de Dieu, même tous ensemble.
Ghislain continuait de se taire, se vautrant dans le fauteuil.
— Que fais-tu ? Pourquoi ne parles-tu pas ?
Cyrille s’accroupit devant lui. Ghislain contempla le reflet blanc bleuté de ses yeux derrière les lentilles.
— Tu as peur de ton vieux grand-père ? lui murmura-t-il en tendant la main vers sa joue. Ghislain se recula. Cyrille retira la main, prit une chaise et s’assit en face de lui.
— Je disais, mon chéri, que maintenant tu es orphelin… Ton père, oui, ton père est parti pour l’Italie et qui sait quand il pourra revenir à Bruxelles… il est employé à la démobilisation de l’appareil productif de la guerre, il doit penser à son usine de bière, à ses enfants…
Au mot enfants, Ghislain s’agita sur le fauteuil.
— En somme, jeune homme, quelqu’un doit penser à ton avenir.
— Je veux aller en Italie, grand-père… parvint-il à murmurer.
Cyrille ne lui répondit pas. Il attendit quelques instants, puis se remit en marche.
— Qui peut veiller sur toi ? La tante Germaine doit travailler, Irma et Prosper sont morts, la tante Émilie et l’oncle Léopold en ont trop fait. Moi ? Qu’est-ce que je pourrais faire moi ? Je suis vieux désormais. Deux ruisselets de bave stagnaient sur les coins de sa bouche. Et puis nous sommes pauvres, très pauvres. Les syndicats et la guerre nous ont ruinés et tu dois poursuivre tes études…
— Je ne veux pas retourner à l’Institut…
— Quel Institut ?
— L’Institut Saint-Pierre, grand-père…
— Ah… celui-là ! Et pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
Mais Cyrille n’attendit pas sa réponse. Il ouvrit les bras et l’apostropha avec fougue.
— Jeune homme, les temps sont obscurs. Nous assistons à la course folle du plaisir, à la désagrégation de la famille, à la lutte des classes et des partis, à l’avancée du bolchévique, tu comprends ? Nous devons endiguer tout cela.
— Nous ? Ghislain ramassait les moutons accumulés sur le fauteuil et de gros flocons lui pendaient des mains.
— Oui, nous. Les catholiques, l’église ! Tu veux devenir pareil à ces parias qui, prétextant l’égalité sociale, répudient la parole du Christ ? Tu veux aller en Enfer Ghislain ?
— Non… répondit-il parmi les moutons.
— Et alors, veux-tu me répondre, une fois pour toutes ? Pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
— Il y a trop de règles, on ne fait que prier…
— Tu veux dire commenter la parole de Dieu ?
— Oui, grand-père…
— C’est juste. Nous sommes dans l’après-guerre. Le pays est blessé. L’ennemi a été défait, mais nous devons lutter encore davantage, pour que le Mal disparaisse, pour que le Prince des Ténèbres abandonne notre âme et aussi celle de nos ennemis bolchéviques. Tu comprends Ghislain ?
« Qui sont les bolchéviques ? Moi, je veux aller chez ma sœur et chez Nino ! »
— Niba m’a promis qu’il viendrait me chercher…
— Bien sûr qu’il viendra. En attendant, nous devons penser à toi.
Il y eut un silence, durant lequel le vieux fit toutes les grimaces de la commedia dell’arte.
— Ça ne te plairait pas d’avoir une chambre toute à toi avec des livres et un beau jardin ?
— Où ?
Le cœur de Ghislain battait fort : c’était ce dont il avait toujours rêvé. Sans y penser, il prit un morceau du rembourrage et le mit dans sa bouche.
— Réponds d’abord. Une chambre pour toi…, avec un jardin !
— À l’Institut, grand-père ?
— Non, à Overijse, pas loin d’ici. Là-bas, tu pourras étudier en toute tranquillité.

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Décidé, Cyrille commença à marcher dans la chambre. « Oui, Ghislain Balthasar! Un Frère Chrétien, le confrère Balthasar ! » Puis il mima un numéro de claquettes de Fred Astaire. Bientôt il comprit l’inutilité de cette danse. Il prit alors l’expression d’un conteur. Les sourcils levés, il parla d’un château enchanté.
— À Overijse, dans ce lieu vert, tu pourras apprendre à devenir un professeur honoré, estimé, aimé de l’Église et de la société, en restant un laïc. Tu n’auras qu’à être le serviteur de Dieu dans l’imitation du Christ. Et donc ?
— Mais, moi, grand-père, je ne veux pas…
— Tous les désespérés ont la nuit dans l’âme, Ghislain. Tu veux l’avoir toi aussi ? Tante Germaine se mariera et moi je mourrai. L’Italie est loin. Tu veux rester seul pour toujours ? Ou bien préfères-tu vivre parmi tes amis, dans un lieu confortable, être indépendant de tout et dépendre seulement de Dieu ? C’est une occasion en or !
— Pourquoi ?
— Et tu me demandes pourquoi… Une profession appréciée par la société entière, une chambre, un jardin fleuri, des livres, de la tranquillité, entre de jeunes gens de ton âge, entre des amis bien élevés qui ne connaissent pas la violence et l’envie. Cyrille inspira profondément, s’arrêta au centre de la pièce, écarta les jambes et dit : — Alors ?
Ghislain comprit que son heure était venue et qu’il n’y avait plus d’issue possible. Il cracha la bourre de laine et, avec la salive, la frotta jusqu’à en presser la chaude humidité, puis il s’exclama :
— Y a-t-il un jardin et une chambre entièrement pour moi ?
— Oui.
— Et la chambre a une fenêtre qui donne sur le jardin ?
— Je crois que oui… Alors ? Ghislain fixait Cyrille sans parler.
Le vieux avait deviné ses pensées : — Quand Niba viendra te chercher, tu iras en Italie avec lui, ne crains rien. Tu ne dois pas rentrer dans les ordres. Alors ? Réponds! Tu veux devenir un novice des Écoles Chrétiennes ?
Ghislain trembla de part en part, puis avec la résignation animale dont on fait preuve devant un fusil il dit : — Oui, grand-père…
Cyrille Balthasar approuva, satisfait. Ce petit-fils têtu avait finalement accepté sa proposition. D’ailleurs, il n’avait pas encore quatorze ans, il s’habituerait.

Le premier octobre Ghislain entra à Overijse. Tandis qu’il franchissait cette grille, il revoyait la figure de son grand-père qui le saluait en disant : —Frangar, non flectar ! [2]
C’était sans doute vrai : sa volonté avait été brisée pour toujours.

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Petit noviciat, Overijse, (1919-1920 ) Ghislain est le deuxième sur le coté droite (x). Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

[1] Horace, Art poétique, Épître aux Pisons: « La montagne va accoucher d’une ridicule souris », phrase qui nous retrouvons en toutes les langues:
— The mountain has brought forth a mouse (anglais )
— De berg bevalt van len miei (flamand)
— De berg heeft en muis gebaard (Pays-Bas)
— La montagna ha partorito un ridicolo topolino (italien)
— C’est on grand vint toué sins plaive (Wallonie)
— Parieron los montes, y nacio’ un natoncito (espagnol)

[2] Phrase latine. En français : « On peut bien me briser, mais on ne peut pas non plus me plier ! »

Claudia Patuzzi

Une année terrible (Zérus – le soupir emmuré n. 50)

10 dimanche Nov 2013

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Annibale Fata, Bruxelles 1919, ghislain, gustave moureau, henriette, hydre de lerne, jean baptiste de la salle, Niba, Overijse, Rolando, zérus le soupir emuré 50, zérus n. 50

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Une année terrible III-IV/VI n.50, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.197-201, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 5 février 1989

Ma petite fée,

1919 fut pour moi une année terrible. Niba, mon père, était parti en Italie servir dans la Marine. Seulement quelques cartes postales de navires et un mot d’encouragement : — nous nous reverrons bientôt. Mais quand ? Pendant ce temps, j’étais seul… Jusqu’en septembre, j’ai vécu rue du Remorqueur avec la tante Germaine, encore célibataire, mais déjà liée à son futur mari, l’oncle André. Je demeurais dans le grenier vide. Le jour, je continuais à aller à l’Institut Saint-Pierre, le soir je dormais dans le grand lit de fer qui ensuite fut vendu avec tout le reste. Il ne resta que le papier peint avec les aconits bleus.
J’ai cherché dans les dictionnaires l’origine de cette fleur qui pendant tant d’années a veillé sur moi : on l’appelle casque de Jupiter, casque de Troll, casque d’Odin ou chapeau de fer et on la croyait capable de rendre invisibles les chevaliers errants. Oh petite fée, combien aurais-je voulu être invisible, pouvoir m’échapper et partir vers l’Italie dans la maison des Fata ! Je ne voulais pas considérer le destin de cette fleur prodigieuse. Ne savais-je pas qu’elle prend peu à peu l’étymologie douloureuse d’herbe du diable, une fleur aussi belle que vénéneuse ?
Mais comment pouvais-je prévoir ce qui allait se passer ? Et pourtant, j’eus quelques signaux. Quelques jours après la mort de maman, dans l’école que je n’ai pas quittée depuis cinquante ans — j’y suis professeur, maintenant —, un de mes enseignants, un Frère Chrétien, s’approcha de moi d’un air compatissant :
— Mon cher fils, j’ai un livre pour toi, me dit-il.
— Merci. Qu’est-ce que c’est ?
— La vie de notre saint fondateur, Jean Baptiste de La Salle.
Je demeurai perplexe et indifférent.
— Tu veux le lire, mon fils ?
Je dis que oui. Pouvais-je dire non ? Après un mois, je le ramenai. Mon professeur me demanda si je l’avais trouvé intéressant. Je dis que oui. Je mentais. Je n’avais même pas ouvert le livre. Puis il m’a demandé si je ne voulais pas devenir un Frère chrétien : j’ai répondu par un beau non. Mais, comme tu le vois, cela n’a pas suffi.

Une victime

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Cette nuit, Henriette n’a pas réussi à dormir à cause de la canicule. Elle était adossée au coussin et fixait le verre sur la table de nuit, comme si elle le voyait pour la première fois.
— Déplace ce verre, s’il te plaît ! Il m’ennuie…, a-t-elle dit, sans explications. Si elle fermait les yeux, le verre réapparaissait à moitié rempli devant elle : une pauvre chose dénuée de sens.
Peut-être est-ce le brouillard qui l’a épouvantée. Outre la perte de la mémoire, j’ai l’impression qu’elle ne voit plus très bien.
— Où est la grille ? Je ne la vois plus… C’est le sortilège du grand pré, crie-t-elle depuis la véranda.
Henriette a raison. Une vilaine brume et un silence menaçant recouvrent le grand pré depuis deux jours. La brume est arrivée d’un coup, comme une invasion : un matin, je n’ai plus rien vu, ni le grand pré ni les pins. Des intrus faits de vapeur traversaient le jardin tandis que le ciel écrasait les arbres sous son poids. C’est alors que les os du chêne ont commencé à gémir avec une voix presque humaine, comme s’ils étaient des épaves à la dérive sur les plages de la mer du Nord, la mer assassine.
Le côté nord-ouest aussi a subi un assaut. Deux museaux de vache ont secoué la haie derrière la maison, en grattant les épines et creusant des galeries entre les broussailles.
— Qui me déplace ce verre ? continuait de crier Henriette épouvantée, tandis que Rolando était occupé à frapper ces vaches avec une poêle. On aurait dit qu’il brandissait une épée et l’abattait avec violence sur les cornes des envahisseurs en hurlant : — Allez-vous en sales bêtes, n’entrez jamais ici… PAM ! PAM ! Sous cette grêle de coups, les vaches se sont retirées dans la brume comme les Russes dans la neige de Nikolaevka[1].
Lorsqu’un autre matin s’affiche, un hurlement déchire le silence. Est-ce Henriette ? Je me penche à la fenêtre, le grand pré est un lac couleur de lait. Je frissonne. Un terrible tempérament géologique sommeille sous le manteau de vapeur, prêt à sortir comme l’Hydre de Lerne.

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Gustave Moreau, 1976, Chicago, Art Institute

Ce n’est pas d’ici, au nord-ouest, que vient le cri…
Sous le grand chêne, je vois Rolando près du puits, avec une pelle à la main. D’entre les fusains, Henriette débouche en murmurant : — Maudite !
Peut-être pense-t-elle à la Belgique. Puis elle ajoute, avec douceur :— Qu’est-ce que tu veux y faire ? C’est tout un fricandeau de morts…
Rolando fixe le gravier, immobile. Qu’est-il en train de regarder ? Un bout de fer ? Une branche cassée ? Puis je comprends : c’est une vipère.
— Je l’ai tuée avec la pelle, elle était derrière le puits… dit-il.
— Mais elles avaient disparu, cela doit faire plus de trente ans qu’elles n’entraient plus dans le jardin…
— C’est un animal têtu, soupire Rolando, c’est elle qui a voulu mourir.
J’éprouve un sentiment de peine qui d’un coup se change en joie. Les vipères du grand pré retournent dans le jardin. Le gardien a vu errer aux alentours des renards et des fouines. Un genre de faucon a rasé la colline. Est-ce un présage ? Ce jardin est irréel. Il ne peut pas gagner sur la nature. Le grand pré se venge…
Est-ce l’hurlement de la vérité qui veut reprendre le dessus sur la mensonge ?
Je regarde le côté nord-ouest, cette brume du Loch Ness. Je lève les yeux vers la petite tour à droite, vers le désordre qui y règne agréablement, vers les rames de papier, l’ordinateur allumé : le « fait » de Ghislain est sur le point d’éclater comme un amphibie monstrueux qui respire de plus en plus vivement en moi.
Rolando pique la vipère avec le râteau, la soulève en l’air, puis se dirige vers le grand pré.
— Là ! crie-t-il, en jetant le serpent au-delà du filet de ronces. La vipère ressemble à une branche morte. Pendant un instant, elle reste accrochée parmi les campanules, une épine lui entre dans la gorge et y reste accrochée, puis elle tombe de l’autre côté.
— C’est fait ! conclut Rolando.
— Ça pue pour tous, cette domination barbare [2] ! commente Henriette en secouant la tête.
N’est-ce pas ainsi que Ghislain finit-il à Overijse ? N’a-t-il pas été attiré par un jardin fleuri, avant d’être ruiné pour toujours ?
Maintenant que la vipère est morte et qu’elle est rentrée dans son royaume, la brume tombe sur Rolando, le couvrant d’un pardessus boutonné de la tête aux pieds. Même si j’essaie de détourner le regard, ce brouillard, dans sa rigueur dépouillée, continue à me rappeler quelqu’un : mon arrière-grand-père, Cyrille Balthasar.

Claudia Patuzzi


[1]   Bataille qui opposa sur le front de l’est, les troupes soviétiques aux troupes italiennes principalement, le 26 janvier 1943. Parmi les combattants se trouvaient les futurs écrivains Nuto Revelli et Mario Rigoni Stern.

[2]   Citation célèbre, en Italie, du Prince de Machiavel (1532).

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