• À propos

décalages et metamorphoses

décalages et metamorphoses

Archives de Tag: oncle Léopold

Un Noël de guerre (Zérus – le soupir emmuré n. 46)

06 mercredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

bruxelles, Christiane, germaine, ghislain, novembre-decembre 1918, oncle Léopold, rue du Remorqueur, Saint Nicolas, Zérus 45, zérus le soupir emmuré 46

001_rue Bertrand-740

Un Noël de guerre  IV-V/VII n.46, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 184-187, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

C’était la fin novembre 1918. Avec le solstice d’hiver, la nuit la plus obscure et la plus solitaire de l’esprit humain s’approchait. Le temps des fantômes, de la peur et de l’espoir, des massacres innocents et des crimes. La guerre avait apporté sa large contribution avec son carnage, et maintenant la tradition millénaire, destinée à une éternelle jeunesse, faisait le reste. Jamais autant de morts, païens et chrétiens, ne peuplèrent avec un tel acharnement cette sombre saison de l’année. Jamais autant de naissances et de visites miraculeuses ne remplacèrent, dans le gel et dans la neige, une aussi grande abondance de disparitions. Cette année-là aussi Saint-Nicolas, le petit Enfant rédempteur, Saint-Stéphane et les saints innocents descendirent du ciel pour panser les âmes des pauvres mortels.
La ville même n’avait pas sauvé la face : après le désastre, elle s’était réveillée triste et incrédule comme ses habitants. La neige aussi était sale, tâchée de boue et de terre. Personne ne la déblayait. Elle gelait, puis fondait, pour geler de nouveau dans une plaque grise. Tels étaient Bruxelles, l’Institut Saint-Pierre et la chaussée d’Alsemberg. Telle était la Grand’ Place : un lac gris de pleurs où chacun allait pour se souvenir ou pour attendre ses morts. La petite Belgique catholique expiait maintenant son martyr.

002_fine guerra740  - Version 2ameliorée

Le dernier samedi de novembre arriva un télégramme avec cette légende : « Arrivons avant veille Saint-Nicolas. Maman Niba Henriette Nino. »
Il manquait seulement dix jours avant la nuit du cinq décembre, la veille de la Saint-Nicolas.
En peu de temps, le grenier redevint le centre du monde et le tympan recommença à dégager une lumière vive et chaude bien que l’hiver colorât le parc Léopold d’un noir de fumée. Les casques des aconits bleuirent. La cire sur le bois brillait plus qu’un miroir. Giuseppe Garibaldi semblait sourire. Le torpilleur « Vesuvio » pesait mille tonnes de plus que nécessaire et la bière sortait blonde de l’Usine des Fata dans une mer d’écume.
D’un jour à l’autre, Ghislain fut pris d’une frénésie délirante. Avec l’aide de Germaine, il échappait à la surveillance de Saint-Pierre en sortant aussitôt après le repas. Sa tante l’attendait à la grille. Elle aussi s’enfuyait du magasin de mode. Elle oubliait ses chapeaux et restait tête nue, laissant sa frange durcir sous une calotte de neige. Ghislain caracolait derrière elle, les genoux violacés. Ils achetaient tout ce qu’ils pouvaient — beurre, farine, raisins secs, noix, épices, miel, sucre — franchissant les contrôles en courant ou dépassant les longues files devant les magasins.
— Je tremble de froid… Brr…
— Mon pauvre petit, et ta mère ?
— Je n’en ai plus.
— Malheureux… et ton papa ?
— Il est mort à la guerre.
— Quelle famille malchanceuse.
— Je peux passer devant, madame ?
— Mais certainement, mon garçon, certainement…
La petite scène se répétait devant chaque magasin.

004_Rue de Remorqueur_740

Rue du Remorqueur, rebaptisée rue Wiertz.

À cette époque, la rue du Remorqueur était devenue une fournaise. Celui qui passait par la rue par hasard restait abasourdi en observant les ruisseaux de miel qui suintaient des murs de cette vieille habitation parmi les parfums de la pâte d’amandes. C’était au troisième étage en particulier que les effluves exhalaient un drôle de mélange qui rappelait le parfum de la tarte aux épices, des noix et des fruits grillés. Alors, le piéton, incrédule, élevait le regard vers le ciel et s’extasiait : « S’è sin Nikolè ki ku » [1].
Ghislain attendait Saint-Nicolas avec la même anxiété que l’arrivée de sa mère. Le Saint descendrait en croupe à la fumée du fourneau. « Il suffit que ce soit bien chaud ! » pensait-il, parce que désormais, à treize ans, après tout ce qu’il avait traversé, il ne pouvait plus croire à une légende aussi belle.
En décembre, ils commencèrent à préparer les cadeaux qu’ils auraient mis dans les chaussettes du réveillon pour Henriette et Nino.

003_Père Noel-180 intero

Bruxelles, le 5 décembre 1988

 Chère petite fée,

Je me souviens que Saint-Nicolas s’approchait et que nous étions à court de chaussettes — les miennes étaient toutes trouées — et la date de l’arrivée de maman était toujours plus proche. Nous étions très pauvres et tout ce que nous avions était parti en gâteaux et petits cadeaux. Mais il y avait l’oncle Léopold. Grâce au marché noir des chaussures, il réussit à se procurer trois chaussettes de laine de très belle facture.
Quand il arriva rue du Remorqueur, le voyant remplir l’encadrement de la porte avec son grand manteau sibérien, j’eus un coup au cœur. Je crus qu’il s’agissait du grand-père Cyrille. Tante Germaine aussi semblait avoir pâli. Quand la lumière éclaira son visage, elle poussa un soupir de soulagement : « enfin, c’est toi, Léopold ! »
Ce soir-là, nous avons éclaté de rire tous les trois. Mon oncle avait sali son gilet avec la sauce et la tante Germaine s’était mise à crier : « C’est la Saint-Nicolas ! »
Après dîner, mon oncle me dit avec un air mystérieux : « Christiane t’envoie quelque chose. »
Je retins ma respiration à cause de l’émotion. J’avais quitté désormais la petite maison d’Alsemberg pour vivre de nouveau dans la vieille maison du Remorqueur.
— Qu’est-ce qu’elle t’a donné, Christiane ?
— Une petite branche de romarin. Elle m’a dit de te le porter selon la tradition. Tu es son roi de Saint-Nicolas, me répondit mon oncle, tirant de sa poche cet arbuste feuillu.
Je le pris avec un peu de honte. Maintenant que je devais attendre maman, j’avais complètement oublié Christiane.
— Dis-lui que je la remercie et qu’elle sera ma reine, lui dis-je. Mais je n’avais pas de branche à lui envoyer. Sans me faire voir par mon oncle, je lui ai redonné celui d’avant. As-tu compris quel genre de filou j’étais ?
L’oncle Léopold reçut cette consigne avec le même sérieux qu’un soldat au front. Il porta la main à son chapeau et disparut en ouvrant tout grand son manteau comme une chauve-souris.

Un roi

Après ce télégramme, Germaine et Ghislain n’eurent plus de nouvelles d’Eugénie et de Niba. Ils le relurent en espérant qu’il cachait entre les lignes un message secret. Rien à faire. Cependant, le télégramme semblait clair. Il n’y avait qu’une chose qui laissait Ghislain perplexe. Que voulait dire « avant » la Saint-Nicolas ? Cet « avant » pouvait-il indiquer un jour quelconque de début décembre ou bien le Réveillon ?

005_fleur-romarin-300

Claudia Patuzzi


[1]  En dialecte wallon cette phrase signifie : « C’est Saint-Nicolas qui cuisine. »

La Chaussée d’Alsemberg II/V (Zérus – le soupir emmuré n. 39)

29 mardi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

août 1915, Chaussée d'Alsemberg 490, Christiane, oncle Léopold, Rosette, Stephane, Suzanne, tante Émilie, Uccle-Bruxelles, Zérus 39, Zérus le soupir emmuré

 

ilpretenero-IMG_1132 740

Ghislain orphelin.

La chaussée D’Alsemberg III/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 159-160, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 29 janvier 1988

Chère petite fée,
Comme il est dur pour moi de t’écrire en italien sans aucun écho, comme le coureur cycliste qui file en échappée, ou l’acteur qui attend fébrilement la réplique d’un autre comédien… Quel embarras ! Je suis seul avec les photos muettes : dans quel cercle du purgatoire me mets-tu ?
Mon histoire maintenant : août 1915. Départ de papa, maman et Henriette pour l’Italie : je reste orphelin à dix ans. La tante Germaine était seule désormais rue du Remorqueur et comme elle devait travailler toute la journée comme modiste elle ne pouvait s’occuper de moi. Ainsi, en septembre, j’ai été envoyé chez mon oncle Léopold et ma tante Émilie qui avaient déjà quatre enfants. Rosette, Christiane, Suzanne et Stéphanie, respectivement âgées de neuf ans, sept ans et demi, quatre, deux ans et demi.
002_le quattro cuginette180 - Version 2

Rosette à 8 ans, Christiane à 6 ans et demi, Suzanne à 5 ans, Stephan à 4 ans. (cliquer pour agrandir l’image)

C’était l’époque de la guerre, peu de nourriture, les gaz toxiques et le travail forcé, un froid terrible, les Flandres martyrisées, pourtant je n’ai manqué de rien : mon oncle et ma tante étaient très courageux.
Ma tante Émilie était une battante : chaque semaine, elle mettait un ample manteau de laine et elle allait à la campagne en quête de pommes de terre et de farine. Au retour, on la voyait avancer avec peine sur le trottoir la tête couverte de neige fondue et de la farine cachée dans la doublure du manteau. Les pommes de terre, elle les mettait dans de grosses poches cousues sous sa jupe qui la faisaient paraître trois fois plus grosse.— Elle est arrivée ! criait-on abasourdis. Je pensais : « Mais regarde, elle est encore vivante ! » Ma tante n’écoutait personne. En nous esquivant, elle entrait avec une furieuse précipitation dans la cave : là, il y avait le four et deux fois par semaine nous assistions, le souffle suspendu, à la naissance du pain. Dans cet air lourd d’humidité vaporeuse, la tante Émilie ressemblait à une sorcière et nous tous à des répliques affamées de Hansel et Gretel.
Mon oncle en revanche était représentant en chaussures et il partait parfois en province. Il s’enroulait dans de grandes écharpes où il cachait les chaussures les plus précieuses qu’il gardait pendues autour du cou ou attachées autour de la taille avec de très longues ficelles, les plus modestes étant enfermées dans deux gros sacs. Ce n’était pas une entreprise facile, les trains et les gares étaient aux mains des Allemands qui faisaient la guerre même au marché noir des chaussures. Quand on le voyait s’éloigner dans la neige le manteau rempli de chaussures comme un sandwich américain, nous avions les larmes aux yeux.
003-famiglia 740

Déssin de Claudia Patuzzi

— Fais attention, Léopold ! lui criait tante Émilie depuis la porte d’entrée, ses cinq enfants agrippés à sa taille. En réalité, nous étions quatre filles et un garçon. Le garçon, plus grand et plus vieux que tous les autres, c’était moi. Quand mon oncle partait, je me retrouvais seul avec cinq femmes et une femme de ménage de dix-sept ans…

Un exilé non coupable [1]  


[1] De “exul inmeritus” : signature que Dante Alighieri avait adoptée pendant son exile.

La Chaussée d’Alsemberg I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 38)

27 dimanche Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Francesco Petrarca, henriette, oncle Léopold, Rolando, Rue de Remorqueur, tante Germaine, Zérus le soupir emmuré 38

001_Binocolo def

La Chaussée d’Alsemberg I/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 155-158, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rolando est allé à la source prendre de l’eau. Après son départ, tous les bruits ont cessé et l’après-midi s’écoule lentement.
J’ai les jumelles de Niba dans les mains. D’ici peu, Sirius surgira de la mer, on verra la Grande Ourse et l’étoile Polaire. La paix du crépuscule tombera sur le grand pré dans une lumière lactée et incandescente. Puis le moment viendra de compter les étoiles, le moment de la contemplation patiente et amoureuse. De l’autre côté de la petite tour, je me délecte d’une lune turque qui se couche rosée sur la mer quand il y a encore de la lumière… mais c’est un paysage qui a quelque chose de faux qui m’aveugle. Je pose les jumelles et je détourne les yeux. Cette paix ne correspond pas à mon esprit. Je suis arrivé aux chapitres centraux, ceux de la Grande Guerre. Il n’y a pas eu de Pétrarque pour dire « Voyez, seigneur courtois, de quelles insignifiantes raisons une guerre cruelle peut naître? »[1]  Le temps de la courtoisie est fini pour toujours et la guerre en soi est horrible. Peut-être devrais-je faire comme Niba, tourner les jumelles de l’autre côté, rapetisser les choses pour ne pas avoir honte et ne pas sentir l’odeur poisseuse du sang. Alors que j’écris sur la guerre, j’assiste, impuissante, aux événements qui se précipitent. L’Histoire avance au hasard comme le bouchon d’une bouteille sur le point d’exploser : tu ne sais jamais où il va tomber. Il a dû se produire la même chose pour mon oncle Ghislain. La guerre le jeta comme un projectile de la rue du Remorqueur dans une rue lointaine et inconnue…

002_bastone

On frappe à la porte. C’est Henriette. Elle a un bâton dans la main droite dont le manche porte un filigrane d’or. C’est le bâton de promenade de son père, Niba. Un substitut moderne du fusil et du fleuret que mon grand-père faisait pirouetter avec l’adresse d’un jongleur. Ce n’était pas lui qui avait besoin d’un soutien, c’est le bâton qui jouissait de ses promenades. C’était un bâton fidèle. Il l’attendait chaque matin dans l’entrée comme un chien qui attend pour sortir.
Ce bâton est finalement revenu d’une longue léthargie. Après quarante années de sommeil, il s’est soumis au contact tremblant d’Henriette, la soutenant comme un treuil dans ses trajets confus. Mais Henriette n’empoigne pas seulement le bâton. De la main gauche, elle soulève une boîte à chaussures.
— Regarde ce qu’a fait le coucou ! chuchote-t-elle terrifiée.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il est méchant, il l’a fait tomber du nid.
Je regarde dans la boîte. Dans un coin, un petit oiseau à peine né. Les murs de carton sont recouverts d’ouate. Un petit verre de liqueur contient une goutte d’eau trouble. Une aile est pliée en deux comme une oreille de papier.
— Le coucou s’est amusé à le jeter en bas, mais il ne l’a pas tué…
L’oisillon, la tête sous l’aile, est blotti dans une pose inhabituelle. L’œil fermé et dépourvu de cils est le même que celui de ma grand-mère Eugénie quand elle mourra, le tremblement et l’aspect ressemblent en revanche à ceux d’un pauvre orphelin abandonné, à mon oncle Ghislain…

002_Chaussée D'Alsemberg-740-

La Chaussée d’Alsemberg

Fin août 1915, Ghislain se trouvait à Uccle, à la pointe sud du Pentagone, à une bonne demi-heure de marche du cœur de Saint-Gilles, perdu à la périphérie de la très longue chaussée d’Alsemberg, dans la maison de son oncle Léopold.
Le vieil appartement de la rue du Remorqueur était resté à la tante Germaine qui, comme une vestale armée, veillait à la défense du grenier et du grand lit de fer. Pendant trois longues années, Ghislain perçut ce lieu comme son seul refuge au milieu d’incessants changements. Maintenant qu’il avait perdu sa mère et sa sœur Henriette, Germaine ne représentait pas seulement ce qu’il lui restait de son passé, elle lui apportait aussi apaisement et réconfort. Chaque dimanche, essoufflé, il parcourait les deux kilomètres de la chaussée d’Alsemberg. Arrivé place Albert, il humait l’air ancien du quartier et déviait à l’est vers la place Paul Janson, pour s’aventurer, le cœur serré, dans les ruelles tortueuses du quartier populaire situé entre la chaussée d’Ixelles et le parc Léopold.
La tante l’attendait à la fenêtre du troisième étage. « Cours, Ghislain, cours ! » hurlait-elle en le voyant apparaître à l’angle de la brasserie. Il inspirait l’air une dernière fois, puis dans un effort de volonté il s’aventurait dans l’escalier jusqu’à plonger son visage dans les formes maigres et osseuses de Germaine. « Alors ? » demandait-elle. Ghislain lui tendait une photographie d’Eugénie avec une inscription au crayon dessous : « Aime bien ta maman et tu seras heureux ! » Elle était datée du 3 octobre 1915. « Heureux ! Comment pouvait-il être heureux ? Il ne faisait rien d’autre qu’attendre des lettres avec l’angoisse d’un condamné ignorant sa sentence… »
Germaine jetait un œil sur l’enveloppe marquée d’un timbre suisse, puis lui donnait la clé du grenier et un plumeau pour la poussière.
— Pendant que je prépare le repas, tu peux monter, murmurait-elle.
Ghislain faisait tourner les clés dans la serrure et tout de suite après devant ses yeux apparaissaient les fleurs bleues de l’aconit, le paravent bleu et les trois « photographies » de Niba. Le télégraphe-jouet était toujours prêt du lit, sans un grain de poussière.
C’était lui qui chaque dimanche dépoussiérait tous les objets et comme s’il dansait, il s’arrêtait un instant sur le chintz, sur le berceau d’Henriette, sur le dossier en fer. Quand le plus petit grain de poussière avait disparu, il enlevait ses chaussures, son pull-over en laine et son pantalon et il se mettait sous la courtepointe. Tandis que le vent sifflait derrière la vitre du tympan, il fermait les yeux et se plongeait dans le bleu du ciel de la chambre, dans un monde de caoutchouc et d’eau tiède. Quand le bien-être l’envahissait, il se donnait de longs baisers au creux de l’avant-bras, ou bien sur la partie intérieure du poignet, là où les veines vibraient avec toute la force du désespoir. Ce n’était pas lui, mais les lèvres de sa mère qui effleuraient sa peau sèche comme un désert. Dans ce lit, dans cette couverture soyeuse, Ghislain retrouvait la tiédeur perdue de son corps ou imaginait le pathos qu’auraient créé en elle ses funérailles : sa mère, bouleversée par les larmes et par la douleur, embrassait son visage rendu froid par le « rigor mortis » le recouvrant de baisers voluptueux… Depuis ce grenier, à des milliers de kilomètres de distance, il ressentait avec une jouissance à la fois sadique et innocente ses hurlements agonisants alors qu’elle était sur le point de s’évanouir — ses longs cheveux défaits sur lui —, qu’elle criait son prénom…
Dans cette béatitude, il s’assoupissait durant quelques minutes.

Claudia Patuzzi


[1] “Vedi, signor cortese, di che lievi cagion che crudel guerra ?” Francesco Petrarca, Canzoniere, CXXVIII, vv. 10-11.

Articles récents

  • Un ange pour Francis Royo
  • Le cri de la nature
  • Jugez si c’est un homme (Dessins et caricatures n. 46)
  • « Le petit éléphant et la feuille » (Dessins et caricatures n. 45)
  • « Le miroir noir » (Dessins et caricatures n. 44)

Catégories

  • articles
  • dessins et caricatures
  • dialogues imaginaires
  • histoires drôles
  • interview
  • Non classé
  • poésie
  • voyage à Rome
  • zérus, le soupir emmuré

Archives

  • juillet 2017
  • avril 2017
  • février 2017
  • décembre 2016
  • novembre 2016
  • juillet 2016
  • juin 2016
  • mai 2016
  • avril 2016
  • mars 2016
  • mai 2015
  • avril 2015
  • mars 2015
  • février 2015
  • janvier 2015
  • décembre 2014
  • novembre 2014
  • octobre 2014
  • septembre 2014
  • août 2014
  • juillet 2014
  • juin 2014
  • mai 2014
  • avril 2014
  • mars 2014
  • février 2014
  • janvier 2014
  • décembre 2013
  • novembre 2013
  • octobre 2013
  • septembre 2013
  • août 2013
  • juillet 2013
  • juin 2013
  • avril 2013
  • mars 2013

Liens sélectionnés

  • analogos
  • anthropia
  • aux bords des mondes
  • blog de claudia patuzzi
  • colors and pastels
  • confins
  • era da dire
  • flaneriequotidienne.
  • Floz
  • il ritratto incosciente
  • j'ai un accent !
  • l'atelier de paolo
  • L'éparvier incassable
  • L'OEil et l'Esprit
  • le curator des contes
  • le portrait inconscient
  • le quatrain quotidien
  • le tiers livre
  • le tourne à gauche
  • le vent qui souffle
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • Marie Christine Grimard
  • marlensauvage
  • métronomiques
  • mots sous l'aube
  • passages
  • paumée
  • Serge Bonnery
  • silo
  • Sue Vincent
  • tentatives
  • trattiespunti

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

Annuler

 
Chargement des commentaires…
Commentaire
    ×