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La chambre de Garibaldi II/III (Zérus le soupir emmuré n. 65)

27 mercredi Nov 2013

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La chambre de Garibaldi II/IV n. 65, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.249-254, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

— C’est l’heure de te reposer, mon cher. Je te souhaite une bonne nuit. Je vais voir mes étoiles, dit Teresa Amadori, lui faisant signe de s’approcher.
Ghislain inclina la tête vers ses genoux en craignant qu’elle ne disparaisse : — Oui, grand-mère…
Teresa ne répondit pas. Tandis que ses deux fils la soulevaient sur sa chaise du pape, sa jupe glissa sous les doigts de Ghislain.
« Ne t’en va pas grand-mère… » pensa Ghislain, comme s’il s’agissait de sa grand-mère Amélie. Cette fois il ne sentait pas l’odeur des bonbons Milk, il ne voyait pas la fuite d’une mouette, mais une montgolfière de satin et de velours qui volait silencieuse sur les prés, au milieu des limaces, entre les ronces et les branchages, et les cris des duels…
À soixante-six ans, Teresa Amadori conservait encore le don de la légèreté qui lui avait permis de glisser sur la terre comme si c’était la lune. Ce n’était pas difficile de l’apercevoir alors qu’elle courait vers les confins du monde. « Il doit y avoir un autre moyen… », se disait-elle, soulevant chaque pétale à la recherche d’un pourquoi. Quand elle revenait de la Pieve, elle n’était plus la même. Le cou couvert de grenats rouge sombre, la chemise parcourue de colliers de coraux taillés, avec deux boucles d’oreille en or et deux larmes de perles baroques, elle était lumineuse comme une comète…
Quand Ghislain vit la chambre de Garibaldi, il ne comprit pas tout de suite les caprices de Sebastiano, peut-être parce que les volets étaient clos et que les yeux devaient s’adapter à la pénombre. Au début, il ne remarqua rien d’étrange : un grand lit, une armoire, une chaise et une fenêtre. Il allait exprimer sa désillusion quand un flot de sang le frappa comme une gifle. Il regarda autour de lui sans comprendre, puis il sentit le poids de la couleur : une vague sanglante sortait du lit et du mur d’en face en se déversant sur lui… « La chambre de Garibaldi est plus rouge qu’un cardinal de Titien ! » Il ferma encore les yeux à demi, pour mieux voir : de l’autre côté, ce n’était pas du papier peint, mais une étoffe… Juste au-dessus du lit, pendu au mur, un drapeau italien en mauvais état, prêt à prendre son vol avec deux ailes de chauves-souris bicolores, une rouge et une verte. Et cette chose à côté du lit ? Ghislain sursauta à la vue d’une ombre presque humaine… À droite, un petit homme en bois, le torse bombé, soutenait une chemise garibaldienne, couleur géranium, fraîchement repassée. Entre la tête du lit et l’étendard, quelqu’un semblait le guetter : c’était la première feuille d’un calendrier, un portrait peut-être… Était-ce le visage d’un saint ou du Christ ? Ghislain s’approcha pour le regarder et son cœur s’emballa : c’était le corsaire de Taganrog !

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Le héros des deux mondes avec une auréole sur la tête se dressait sur un autel profane. Sur le fond, il y avait une rangée de baïonnettes. À ses pieds, des exvotos républicains en forme de cœur rouge rappelaient les faits d’armes de Palerme et de Marsala, les Milles qui partirent avec lui à la conquête de la Sicile et les jours glorieux de Rome et de Venise :

« Par la grâce de neuf millions de sujets au roi d’Italie »

Au centre de ces cinq cœurs, il y avait une pyramide de boulets de canon sur neuf rangées. Au-dessous de la gravure, il y avait ces mots :« Fils de l’Italie, si vous voulez sécher les larmes infinies de Venise et de Rome, peu vous importe si le prêtre ne chante pas ; voici les cierges et voici le Saint. »
Ghislain observa le buste du héros, blond et barbu, suspendu avec un air austère et rêveur sur un faux piédestal doré. Qu’avait-il dit Niba, à Bruxelles, au sujet de Garibaldi et de l’Italie ? Il se souvint de sa voix lui racontant l’Histoire comme une fable. Dans son récit, Niba avait dit plusieurs fois ce mot : le Petit père.  Garibaldi était un père tout à fait différent vis-à-vis d’autres petits-pères et petits rois. Il fut le seul qui sut conduire la révolte du peuple italien jusqu’à la victoire.
— Ce peuple n’est jamais cruel, parce qu’il ne se sent pas assez trahi. Il lui manque de vrais adversaires. D’ailleurs, il n’a pas su comprendre les qualités de Garibaldi. Il est resté un peuple sans père, condamné à errer toujours !
« Moi aussi j’erre de-ci de-là, sans père. Que dis-je ? Il y a le Pape ! Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle le Saint-Père ! Comment pourrais-je me révolter contre un Saint ? »

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— Voilà la chambre où Garibaldi a dormi depuis le 1er janvier 1849, quand il a fondé sa vaillante légion de Macerata ! s’écriait Nino pour le tirer de cette étrange torpeur. Mon arrière-grand-père était un garibaldien avec la chemise rouge !
Henriette interrompit son frère avec le ton d’une moralisatrice: — C’est moi qui dis cela. À ce temps-là, il y avait ici une petite auberge de poste avec un atelier de couture. Garibaldi y vint, accompagné du capitaine Angelo Masina…
— Et de l’homme noir avec la lance, Abujab… continua Nino enflammé, comme si cette figure au manteau sombre se trouvait devant eux.
Henriette l’interrompit :
— Lorsqu’il accepta de dormir à l’hôtel, le Maire ordonna de mettre des lumières dans toutes les rues, sur les balcons et aux fenêtres. Mais ensuite on se comporta mal avec Garibaldi…
Céleste toussa pour montrer sa désapprobation. Au lieu d’entrer dans la chambre, elle était restée à distance respectueuse.
Henriette se tut une seconde, puis, convaincue de sa bienveillance, continua :
— La commune ne voulait pas payer l’hôtel et quand Garibaldi partit il donna à la Légion des chaussures se défaisant comme du papier dans la neige.
— Et Garibaldi attrapa de l’arthrite… continua Nino.
— Et les livraisons de pain étaient toutes pourries ! conclut Henriette triomphante.
— Tais-toi, haleta Céleste, vous avez oublié de dire la chose la plus importante : Garibaldi avant de partir fut élu, par cette ville, député de la Constituante romaine…
— Et les partisans du pape se soulevèrent en criant : Vive Pie IX ! hurla Nino.
— À l’arrivée des carabiniers… soupira Henriette, Garibaldi arrêta de jouer aux cartes, jeta son sabre par terre et calma ses légionnaires emportés…
— Il examina toutes les chambres de l’hôtel, poursuivit Henriette. Il disait : celle-ci est sombre, celle-ci est bruyante, celle-là est un « miserere »… Enfin, il choisit juste cette chambre !
— Il y dormit pendant quatorze nuits, puis il déménagea dans l’ancien couvent, conclut Nino.
— Et pourquoi choisit-il cette chambre ? demanda Ghislain à mi-voix.
Céleste se mêla à la conversation :
— Parce qu’elle était silencieuse. De là un escalier monte jusqu’à la terrasse…
— Les oncles se disputent tout le temps, l’interrompit Henriette. Ils veulent tous dormir ici à tour de rôle. Mais ce sont Sirio et la grand-mère qui décident. Et Orso ne peut pas y entrer seul.
— Ce n’est pas vrai ! continua son frère. Je l’ai vu entrer en cachette et se coucher nu sur le lit avec la chemise rouge.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Céleste essayait de les traîner tous les deux hors de la chambre. Nino continuait de fixer la chemise rouge comme s’il voyait Orso, en train de rire, à la place du petit homme de bois.
— Je le jure…
— Assez ! Céleste le saisit par l’oreille et lui flanqua une gifle. Puis elle se tourna vers Ghislain, respirant avec peine : Si tu as froid, il y a le chauffe-lit… si tu dois faire tes besoins, tu vas au deuxième étage, près de l’entrée il y a les toilettes, sinon sous le lit il y a le pot de chambre… dit-elle avant de disparaître dans l’obscurité de la porte.
Resté seul, Ghislain se tourna vers la fenêtre. Son tricorne était posé sur le petit homme de bois, l’air était immobile et la fenêtre entrouverte. La chemise rouge plongeait dans une poussière dorée… Une fatigue de plomb lui cloua les chevilles au sol. Sans opposer aucune résistance, il se laissa tomber dans ce lac de sang.

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ICI
GIUSEPPE GARIBALDI
EN JANVIER 1849
DEMEURA
ET CRÉA LA BRAVE LÉGION
QUI, TOUT EN REPOUSSANT L’ORGUEILLEUX ÉTRANGER
DÉFENDIT LE 30 AVRIL À ROME
L’ÉTENDARD DE L’ANCIENNE LIBERTÉ
__________________
AU CAPITAIN IMMORTEL
À LEUR DÉPUTÉ À LA CONSTITUANTE
LES HABITANTS DE MACERATA
30 AVRILE 1883

Claudia Patuzzi

La chambre de Garibaldi I/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 64)

26 mardi Nov 2013

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ghislain, Giuseppe Garibaldi, l'usine des Fata, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, voyage en Italie, Zérus 64, Zérus le soupir emmuré 64

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Palais des Fata : plaque commémorative du séjour de Giuseppe Garibaldi (1-14 janvier 1949)

La chambre de Garibaldi I/IV n. 64, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.245-249, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

« De quelle chambre parlent-ils ? » s’interrogeait Ghislain. Il était mort de fatigue, il avait tellement sommeil, il avait mal aux pieds… « Mais pourquoi hurlaient-ils de cette manière ? » Maintenant, le silence ne lui semblait pas aussi mauvais.
— Le garçon, dans la chambre de Garibaldi ? Tu es sûr que c’est une bonne idée, Sirio ?
— Oui, maman. Il se sentira à l’aise.
— Elle est au dernier étage, comment va-t-il trouver le chemin ?
Santina entra avec le plat et les légumes: — Poulet rôti au citron et aux tomates! Elle s’approcha de Ghislain, et lui demanda aimablement : — Tu en veux ?
Ghislain regarda la jeune fille aux joues rougeâtres et saisit au fond de ses yeux un feu rebelle : cette bonniche se moquait de lui.
— Tu es prêtre ? lui demanda-t-elle, tandis que Niba l’esquivait discrètement.
— Comment fera-t-il pour trouver son chemin ? continuait la grand-mère qui de temps en temps allongeait la tête pour le surveiller.
— C’est dangereux là-haut. S’il se sent mal… soupira Céleste.
— Au quatrième étage, il y a les fantômes ! cria Nino enflammé.
— Ce n’est pas vrai… protesta timidement Céleste.
— Je les ai entendus. Les planches de bois grincent… hurla Henriette.
— Taisez-vous, incroyants ! Sebastiano se leva de sa chaise et regarda le plafond comme un possédé. — Je vous le dis moi, il y a quelque chose là-haut !
Tout le monde se tut, pétrifié.
— Qu’y a-t-il, là-haut ? murmura Celestino Fata se réveillant de sa léthargie.
— Il y a l’esprit de Garibaldi ! explosa Sebastiano en tapant du poing sur la nappe.
— Tais-toi Sebastiano ! soupira Teresa, tu fais peur au Petit-curé !
Tout le monde regardait Ghislain qui restait là, en silence, à côté de Niba.

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Ancien laboratoire pour la fabrication de la gazeuse, l’ascenseur et la distillerie (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Nous allons l’aider, grand-mère, s’écrièrent Henriette et Nino en s’accrochant au cou de Céleste. — Tatie, dis-le-lui, toi ! Et ils l’embrassèrent.
— Mais oui, mais oui, conclut Niba, en coupant court à la discussion. Va dans la chambre de Garibaldi. Ça te convient, Ghislain ?
Ghislain inclina la tête sur le côté, il était en train de s’évanouir…
— Il a dit oui ! Henriette et Nino applaudirent.
— Je ne crois pas que cette chambre lui convienne. S’il doit aller aux toilettes, comment va-t-il faire ? dit Céleste.
— Il ira à l’étage du dessous, comme tout le monde, dit Sebastiano.
— Voilà les petits fours, mon Petit-curé. Ce sont des scroccafusi [1], dit Santina, en lui en mettant un dans la bouche. Mange-les, ça te fera du bien.
— Au lit, au lit ! Il doit aller dormir ! s’écria Orso.
Ce fut à ce moment-là que tout le monde s’aperçut qu’il était habillé en fasciste.
— Tu n’es pas très poli, Orso… Est-il possible que tu viennes manger dans cette tenue ?
— Dans quelle tenue, maman ?
— Avec la chemise noire !
— Cette chemise me plaît.
— Mais il se trouve que nous ne l’aimons pas…, dit Niba sur un ton menaçant.
— Tu veux dire toi ?
— J’ai dit : ça suffit, Orso !
— C’est Mussolini qui commande ! Ce n’est pas ma faute si je porte cette chemise !
— Si la Vierge t’entendait… murmura Céleste.
— Tais-toi Orso !
— Maman…
— J’ai dit : tais-toi ! Il y a un invité.
— Ton Mussolini a assassiné un tas de gens avant de prendre le pouvoir!
— Tais-toi Sebastiano !
— Ton grand-père était garibaldien ! C’était la seconde fois que Celestino Fata prenait la parole. Il aurait eu besoin de repos.
— Il y a même un petit-fils de Garibaldi au parti, trembla Orso.
— Mais notre Garibaldi n’a rien à faire avec lui ! riposta le vieillard calmement, tandis que la rougeur de son visage trahissait une forte émotion.
— La marche fasciste sur Rome de 1922 n’a pas été la même que celle de Garibaldi en 1859 ! intervint Sebastiano.

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Ancien laboratoire: le moteur à gas et la machine pour la limonade (cliquer pour agrandir)

— Très Sainte Vierge… supplia Céleste.
À cet instant de la conversation, Niba toussa légèrement en attirant l’attention sur lui :
— Je voudrais savoir comment une chemise noire peut devenir rouge.
Orso, renfrogné, devint de pourpre et baissa les yeux.
— Toi tu ne dois jamais entrer dans cette chambre ! intervint Sebastiano en hurlant.
— Je vais y mettre le feu, moi !
— Mais tu l’entends, maman ? s’écria Sebastiano, les larmes aux yeux.
— Santina, dit Sirio d’une voix tranchante, amène le pousse-café.
— Maman, les fascistes ont massacré les gens de la côte, continuait Sebastiano sans parvenir à se contenir. Les yeux amoureux de sa mère ne pouvaient pas le calmer.
— Mais nous, nous sommes dans une province blanche, n’est-ce pas ? Nous ne nous salissons pas les mains, nous ne prenons aucun risque !
Tout le monde regarda Bartolomeo, qui semblait sortir d’un rêve :
— Pourvu qu’on mange, nous sommes toujours contents de ce que nous avons, n’est-ce pas ?
— Que dis-tu, Bartolomeo ? Teresa regardait, inquiète, les cernes noirs sous ces yeux bleus. Pourquoi ne dormait-il jamais la nuit ? Que faisait donc ce fils empoisonné, la nuit ?
— Je dis, maman, que c’est le Rubicon, et non le Tronto, la vraie limite entre les deux Italie, la pauvre et la riche.
Teresa secoua la tête : — Nous sommes pour l’Église et la Monarchie. En 1926, au congrès national de la FUCI [2] des bandes de fascistes turbulents sont venues menacer le délégué du Pape, Monseigneur Montini.
— C’est vrai… Rappelle-toi Niba ! Déjà, pendant l’été 1922, les fascistes avaient incendié la Maison du peuple et la bibliothèque ! continua Sebastiano, poursuivant un souvenir parmi les plus chers à sa mémoire… Ce fut alors qu’ils marchèrent jusqu’au Palais…
—…Et nous, nous les avons repoussés avec de l’eau de Seltz ! l’interrompit Niba en souriant de manière étrange. Il était rentré dans le rôle du grand narrateur : — Les fascistes sont arrivés devant la porte cochère. Nous étions juste derrière la porte avec les ouvriers, armés de bouteilles de limonade et d’eau de Seltz. Tu y étais aussi, Orso !
— Raconte, raconte ! exhortait Celestino Fata.
— Ils hurlaient en agitant des barres de fer, avant de flanquer des coups de pied et de gourdins contre la porte qui s’ouvrit bruyamment… Ils se trouvèrent face à nous, tous en ligne, avec nos réserves de boissons gazeuses qu’une usine allemande aurait pu nous envier. Les boulets en verre de la limonade aveuglèrent quelques yeux, tandis que l’eau de Seltz causa des douches froides. Dix minutes plus tard, trempés jusqu’aux os, les assiégeants s’en allèrent…
— Arrête !
— Qu’est-ce que tu veux, Orso ? On n’est pas libre de parler chez soi ? renchérit Sebastiano.
— Assez ! C’est Dieu qui juge ! Par ces mots, Sirio s’était levé, faisant cesser la discussion. Puis, en tournant la tête vers la cuisine, hurla : — Santina, la pomme cloutée !
Henriette s’approcha de Ghislain et lui susurra à l’oreille :— Oncle Sirio veut qu’on plante des clous dans la pomme à lui ! Il dit que c’est pour le fer.
— Et pourquoi il boit de l’eau distillée ? demanda Ghislain.
— Parce qu’il déteste les impuretés.

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Claudia Patuzzi


[1]  Biscuit aromatisé de liqueur de Macerata dans les Marches, préparé dans la période du carnaval.

[2]   Fédération universitaire catholique italienne, créée en 1896.

Le grand vacarme (Zérus – le soupir emmuré n. 63)

25 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1928, famille Fata, ghislain, henriette, le grand vacarme II-b, Macerata, Marche, Niba, Nino, Santina, Sirio, voyage en Italie

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Palais des Fata sur les remparts nord de Macerata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

IIb/IV n. 63, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.242-245, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain venait de reprendre ses esprits quand le vacarme fit irruption dans la pièce. La salle s’était remplie. Orso et Sebastiano avaient juste déposé Teresa à sa place, près de Céleste, lorsqu’Ettore enjamba Sebastiano pour atteindre Orso et le gifler du revers de main.
— Celui-là a le cœur rempli de merde ! hurlait-il.
— Un poil a poussé sur le tien ! lui répondait Orso en agitant le bras.
— Arrêtez donc, sinon tout le monde va partir. Comme d’habitude, Sebastiano les séparait, tandis que Bartolomeo et Mipento restaient dans leurs Paradis.
— Orso, calme-toi !
Tout le monde attendait Perla qui était en retard.
— C’est une rose faite de cendre et d’os, ricana Mipento.
— Tais-toi ! Sa mère lui lança un regard sévère.
Ettore s’interposa : — Maman, tu l’as vue : Mipento a levé la tête comme si elle était en extase. Elle a écarquillé les yeux, elle a bavé…
— Je suis heureuse de prier, pleurnicha Mipento.
Ghislain ne comprenait rien. Les mots s’entassaient l’un sur l’autre dans un bruit agressif. Instinctivement il chercha la petite main d’Henriette. Elle lui sourit. À ce moment-là, Perla et Sirio entrèrent. Ce fut comme si le soleil et la lune s’affrontaient avant de se tourner le dos dans une éclipse perpétuelle. Dès que Sirio se fut assis au bout de la table, un silence absolu se fit parmi les convives. Mipento continuait à pleurer en silence.
— Santina, les antipasti ! cria Sirio. Où est l’eau distillée ?
Céleste lui tendit son petit pot en verre.
— Le pain grillé ?
— Il est là, à côté, Sirio.
— Que les enfants ne boivent pas avant le second plat.
— J’ai soif, murmura Nino de derrière la chaise.
— Moi aussi… soupira Henriette.
— Santina, apporte les gazeuses, les bières, le Seltz et le vin rouge !
— Que font-ils ? demanda Ghislain.
Amusé, Niba lui répondit : — Personne ne mange sans son autorisation, maintenant tu comprends pourquoi je suis entré dans la marine, n’est-ce pas ?

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Sirio Fata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Santina entra en sautillant avec les eaux gazeuses et l’orangeade, puis elle posa les antipasti devant le maître de maison : — Les antipasti aiguisent l’appétit ! Et elle, en se déhanchant, s’en alla à la cuisine pour surveiller le bouillon. Ettore la regardait bouche bée tandis que Sebastiano ricanait.
— Taisez-vous, cochons ! ordonna Teresa.
Sirio se leva. Vêtu de gris comme si c’était l’hiver, il était aussi pâle que la nappe.
— Que Dieu bénisse cette table… dit-il, en levant un verre d’eau distillée comme s’il s’agissait d’une hostie consacrée. À ce signal, tous se sentirent libérés.
Les coudes sur la table, la fourchette suspendue en l’air, la poitrine renversée sur la dentelle de son poignet, Perla, qui manquait d’appétit comme une vraie dame, laissa tomber ses cheveux châtains le long de la chaise.
« Elle est mille fois plus belle que Christiane… et le corps, qu’est-ce que doit être son corps, plus beau que celui de Catherine… » Ghislain rougit. Ces pensées-là lui étaient interdites, cependant elle lui souriait. Il sentait que le souffle lui manquait…
Niba vint le sauver : — Nous devons saluer un invité ce soir…
Tous les regards se dirigèrent vers cette tache noire qui ressortait sur le lin immaculé.
— Je vous présente Ghislain !  cria le Niba.
Il s’enfonça dans sa chaise :  — De l’eau… de l’eau.
— Faites-le boire, il a soif !
— Il est épuisé, le pauvre, après un jour de voyage.
— Plus d’un jour, tu veux dire.
— Un parent de Belgique, pas vrai Annibale ?
— Cela aurait fait plaisir à la pauvre Eugénie…
— À qui ressemble-t-il ?
— Il a un œil fermé.
— Pour moi, le Petit-curé est encore vierge.
— Tais-toi Ettore !
— Regarde comme il boit.
— Combien de temps ce garçon reste-t-il chez nous ? demanda la grand-mère.
— Environ quatre jours, répondit Annibale.
Ghislain, rouge de honte, ne ressentait rien, ne comprenait rien, ses oreilles bourdonnaient..
— Voilà le bouillon de poule.
Cette fois, Santina partit de l’autre côté. Ettore réussit à la pincer.
— Tenez-vous tranquille, Monsieur, s’écria-t-elle, en riant. Orso et Sebastiano rirent aussi.
— Bien. Et où allons-nous le coucher ? demanda Teresa.
— Bartolomeo et moi nous pouvons lui céder notre chambre. L’un de nous peut bien dormir en haut.
— Dans la chambre de Garibaldi ? hurla Orso.
— Pourquoi pas ? ricana Niba entre ses moustaches.
— Mais cette chambre n’est pas pour les invités, soupira Sebastiano.
— Silence, éclata Teresa, c’est ton oncle Sirio qui décide.
— Mais j’y veux aller !
— Tais-toi Sebastiano ! Ce n’est pas ton tour. Tu y as dormi il y a un mois, tout seul.
— Et moi ? Quand est-ce que j’y dors ? grommela Ettore.
— Tais-toi Ettore !
— Silence, j’ai dit. Le garçon, le Petit-curé, bref le Belge, il dormira dans la chambre de Garibaldi. Sirio avait parlé et le ton n’admettait pas de répliques.

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Nino, Henriette et Ghislain dans le potager. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Le petit prêtre (Zérus – le soupir emmuré n. 62)

24 dimanche Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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ghislain, la table, le Petit-curé, Marche, Mipento, Teresa Amadori, Zérus 62, Zérus le soupir emmuré 62

Teresa ridotta def 180

IIa/IV n. 61, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.239-241, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la chambre chinoise, Teresa ordonna à ses deux plus jeunes fils, Bartolomeo et Sebastiano, de descendre la chaise. Une fois déposée sur le sol — les pieds pendants dans le vide —, elle concentra son attention sur ce garçon vêtu de noir se détachant sur le brocart rouge.
« Jésus ! Mais comment s’appelle-t-il déjà ? Niba me l’avait dit… Ismail ? Elia ? Mais non, que je suis bête… il est belge ! Gérard ? Germain ? Guillaume ? Cela commence par un G… »
Ses yeux mélancoliques croisèrent furtivement l’œil égaré de Ghislain et un doute traversa son esprit. « Il y a quelque chose qui ne va pas », pensa-t-elle. « Ou bien, qui va de travers ? À qui ressemble-t-il ? » Puis le doute disparut.
— Comment t’appelles-tu, mon fils ?
— Je m’appelle Ghislain, madame, Ghislain Balthasar…, balbutia-t-il en essayant de se lever.
— Tu es le bienvenu dans la maison des Fata, s’écria-t-elle en tendant une main pour qu’il l’embrasse.
Ghislain posa ses lèvres sur ces doigts minuscules.
— Appelle-moi grand-mère, mon fils, nous mangeons dans une demi-heure.
Avant que Ghislain n’ait levé la tête, elle avait disparu. Entre les dos de Bartolomeo et Sebastiano, on voyait sa nuque encore brune, à peine plus grosse qu’un gland.

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Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

La salle à manger des Fata était exposée au Nord. Une table rectangulaire couverte d’une nappe en lin occupait le centre de la pièce. Ghislain compta les places : ils étaient quatorze. Il ferma à demi les yeux. Sur le mur opposé à la porte, il y avait un petit balcon suspendu dans le vide comme un tremplin. Un rectangle bleu se mêlait, dans la brume, à des milliers de vagues d’argile recouvertes de cultures.
Ghislain eut un frisson devant ce ciel dépouillé qu’aucune vitre, aucune grille n’auraient pu masquer. Et s’il s’était jeté dans le vide ? Il ressentit un vertige : la balustrade ne suffisait pas à protéger cette maison de la fureur de l’espace, de ces bouffées d’air prêtes à s’enfiler dans chaque recoin et s’emmêler aux chapeaux de Perla. Ou, pire, jusqu’au parfait trapèze de la mèche de Sirio. C’est ainsi que les hommes se disputaient parfois, parce que ce ciel les possédait sans se faire aimer. Quant à Teresa et Céleste, elles pouvaient le toucher. Il était sept heures du soir, fin juillet. Le ciel n’était pas encore noir : des taches lumineuses tremblaient comme des îles à la dérive dans la vapeur de l’été.

001_macerataBN-180Panorama de la ville de Macerata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Quand la terre n’existait pas encore, la mer arrivait jusqu’ici ! dit solennellement Santina, la bonne, en l’accompagnant à sa place, entre Niba et d’Henriette.
Ghislain n’avait rien compris à ce qu’elle avait dit.
Henriette lui sourit : — Ciao Ghillino !
— Pourquoi m’appelles-tu comme ça ?
— Ici, tout le monde t’appelle Ghillino. Tu es un petit prêtre, n’est-ce pas ?
Il ne savait quoi dire, troublé comme toujours par son identité vague.
— Ton prénom est difficile. Nino et moi nous ne savons pas le prononcer : Ghis… Ghislàn, Ghisèr, Ghislèn. Alors, puis-je t’appeler Ghillino moi aussi ?
Ghislain soupira en vain, avant de dire oui, puis regarda autour de soi. Niba était assis au bout de la table. Il portait une chemise blanche sans cravate et tenait les mains croisées sous le menton dans une pose dépourvue de sévérité. Il ne ressemblait plus au grand narrateur qu’il avait connu rue du Remorqueur. Ghislain eut un mouvement de rage : il y avait entre eux un mur. Il ne comprenait pas de quoi il s’agissait, mais il se sentit soudainement gêné par ce rituel de famille. Ce n’était pas comme au réfectoire de l’Institut où la règle du Silence empêchait de parler de ce qu’on buvait ou mangeait. Là, on attendait quelqu’un et pendant ce temps on tambourinait des mains, on regardait le reflet des verres, on caressait sa serviette sans la froisser et l’on se balançait sur la chaise sans se soucier de ce petit bruit. Une bonne odeur venait de la cuisine. Ghislain huma l’air en goûtant à l’avance des saveurs inconnues que la présence des femmes rendait encore plus mystérieuses. À gauche de Niba était assis Celestino Fata, mais ce n’était pas lui le chef de famille. C’était son épouse Teresa qui commandait. Ghislain le devina à l’attitude patiente du vieillard. Il restait le dos appuyé contre le dossier de la chaise, sans parler, se bornant à tracer de son couteau des lignes sur la table, avec des gestes lents et délicats. Son fils Bartolomeo était assis à côté de lui. Ghislain rougit : lui souriait-il ou était-ce un effet de ces iris bleus ? Le reste de la table — à part Nino et Henriette, assis près de lui — était encore inoccupée.

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Mipento  (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Puis de l’obscurité de la porte, on entendit un frémissement d’ailes, un mouvement d’air…
— C’est Mipento ! murmura Henriette à son oreille.
— Mipento… prononça Nino en s’enfonçant dans sa chaise.
Une espèce de raie noire et blanche traversa dans la pièce en glissant entre la porte et la table. Ghislain écarquilla les yeux : sa tante Mipento était habillée en sœur à la grande cornette.
Elle s’assit à sa place sans regarder personne : elle était l’épouse de Quelqu’un. Son visage péruvien apparaissait au-dessus de la jugulaire blanche, deux traînées de poils ambrés couvraient ses lèvres closes. Ses yeux de lémurien erraient sur la nappe en lin.
Ghislain sursauta. C’était pire qu’à l’Institut. Cette jeune fille avait renoncé à elle-même. Il pencha la tête sur la serviette comme s’il devait vomir. Il ressentait la même nausée qu’à Bruxelles devant son Supérieur : l’odeur tyrannique de la sainteté.

Claudia Patuzzi

Les voici mes bijoux à moi ! (Zérus – le soupir emmuré n. 61)

23 samedi Nov 2013

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1928-29, Annibale Fata, Celeste, Cornélie mère des gracques, Ettore, i fratelli Fata, Macerata, Marche, Orso, Perla, Sebastiano, Sirio, Teresa Amadori, Zérus 61, Zérus le soupir emmuré n 61

001_I fratelli 180.jpeg- Version 2Les six frères : Niba, Sirio, Sebastiano, Ettore, Orso, Bartolomeo.
(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Les voici mes bijoux à moi ! I-b/IV n. 61, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.234-238, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

« Un an plus tard naissait Annibale… » continuait à rêver Teresa.
— Celui-ci est un révolutionnaire, un esprit aventureux, lui avait dit la sage-femme. Il a la tête à l’envers et je dois le tirer par les pieds…
— Non, je ne veux pas de forceps ! Elle avait tremblé, parce qu’elle avait vu des centaines de jeunes filles mourir ainsi…
— Il faut les forceps, sinon la Mort le mangera.
Teresa n’y croyait pas : — Il est plus gros que le premier. Il naîtra tout seul.
— Sans le forceps, le diable l’emmène en landau ! marmonnait la sage-femme en secouant la tête, puis elle répétait comme une berceuse : — Non, la Mort va le manger !
Teresa se couvrait le ventre pour protéger ce malheureux. Elle regardait cette vieille serrurière avec les yeux enflammés d’un loup sous la neige. Mais l’accoucheuse ne faiblissait pas.
— Et alors ? Pourquoi ces protestations ? C’est qu’il ne veut pas sortir, celui-là. Allez, il faut passer les Alpes ! Et elle riait entre ses dents.
Ce fut alors que Teresa vit le côté nocturne de sa vie. Elle s’allongea calmement sur le lit en disant :
— Je le jure sur Dieu, ce fils franchira les Alpes.
L’accoucheuse ouvrit les bras : — Priez Dieu qu’il en soit ainsi.
Annibale Fata saisit le message et se retourna d’une pirouette dans le liquide amniotique. C’était vrai. Il ne voulait pas naître. C’était trop beau de continuer à naviguer en tout sens dans cette eau chaude et tranquille. Qui avait dit qu’il ne savait pas nager ? Il ondoyait dans ce bouillon par les seuls déplacements de son buste et en donnant un coup de hanche… Il ouvrit sa bouche encore dépourvue de dents en avalant cette eau primordiale jusqu’à s’en remplir les poumons et l’estomac. Puis il se dirigea en hurlant vers la bouche de l’utérus : — la mer, où est la mer ? Mais personne ne le comprit.
Teresa était une femme intelligente. Trop intelligente, donc incapable d’accepter le monde tel qu’il est et de se contenter des prénoms extravagants qu’elle avait donnés à sa progéniture. Elle avait fait comme Moïse. Elle avait cherché sa terre promise, elle avait obtenu un prêt, avait laissé la campagne de la Pieve et la ferme, et elle avait déménagé en ville, au Palais. Mais avaient-ils vraiment trouvé la terre promise, elle et ses neuf enfants ?
À en juger comment Sirio errait dans la maison, on répondrait non. Il avait changé depuis qu’il avait renoncé à l’amour. Il suffisait qu’il se montre à une fenêtre dans la cour pour que la panique se crée : le bruit de l’Usine et les battements de cœur étaient multipliés pour cent, le travail des ouvriers s’accélérait dans un rythme convulsif par peur qu’il ne parle ou qu’il éternue.
Par contre, Niba n’avait pas changé. Même s’il était la tête pensante de l’Usine il n’attendait que le moment de quitter son tablier pour se lancer à la poursuite de la mer, des batailles et de l’escrime, pour courir au Théâtre, voir des pièces, entendre des concerts, ou aller au club du bridge, où des veuves disponibles rivalisaient pour lui. Ses fils, il les avait laissés à Céleste et à elle, Teresa. Et maintenant, il était sorti avec cet étrange cousin éloigné…

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Dessin de Paolo Merloni, cliquer sur la photo pour l’agrandir

C’étaient Sirio et lui qui avaient eu l’idée de reprendre le Palais et l’Usine, ils en surveillaient le bon fonctionnement comme deux aigles…
Et Orso ? Beau comme Adonis et ombrageux comme une bête sauvage, c’était le seul qui n’avait pas étudié. Il conduisait les camions, courait comme un fou, riait sans raison, couchait avec les femmes de mauvaise vie et ne se levait plus le matin. Maintenant, il jouait au fasciste parce que la chemise noire lui allait bien.
Le quatrième, Ettore, faisait l’amour avec les paysans et les ouvrières. Mais il était indispensable : il savait travailler le fer et le bois mieux que Vulcain et il réussissait à réparer les machines et à installer un équipement en une seule nuit.
Bartolomeo, l’avant-dernier, détestait la bière et fuyait la saleté des machines en s’échappant au quatrième étage. Il faisait des études de géomètre, mais il avait la passion de la chimie. La nuit, c’était comme s’il veillait, aussi de jour leur semblait-il usé.
Elle l’avait dit : — Ce fils a les yeux trop bleus, trop clairs, du sang normand doit couler dans ses veines. Un mauvais présage…
Il lui restait seulement le dernier, Sebastiano, qui lui ressemblait comme une goutte d’eau. En lui, elle retrouvait sa mélancolie, sa façon de reconnaître l’autre côté de la vie. Mais il était un athlète : sur les barres parallèles, il volait ; il faisait du ski comme un Dieu. Elle l’avait envoyé en Norvège parce qu’il aimait la neige et qu’il voulait apprendre le style de Kristiania. Il en était revenu avec dix boîtes de saumon fumé… Il était un champion et tenait la comptabilité de l’usine.
« Que disait-elle, Cornélie, mère des gracques ? Ah, je me souviens, elle disait : – Les voici mes bijoux à moi ! »

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Perla et Celeste (cliquer pour agrandir la photo)

Les femmes ? Seule Perla lui faisait du souci avec les fantaisies remplissant sa belle tête. Elle réclamait du matin au soir : « je veux ce vêtement, je veux cet autre chapeau, la couturière s’est trompée, je ne veux pas de passatelli [1], je veux de la soupe… »
Mipento était tellement laide qu’elle ne pouvait pas la regarder. Ébouriffée comme une chouette effrayée, elle volait sans bruit dans ses clochers remplis d’au-delà. Quand elle arrivait, on ne l’entendait jamais et en avait peur.
— Où es-tu allée ? lui demandait toute la famille.
— Voir le jardin de l’archiprêtre ! répondait-elle. Puis, silencieuse, elle recommençait à nager dans l’air.
Sans l’aide de Céleste, elle, Teresa serait devenue folle avec tout ce déchet d’enfants entre ses bras. Et pourtant, elle n’avait pas voulu capituler : après la limonade et la glace, ils avaient produit de la bière et du jus d’orange ; le nom « FATA » apparaissait en relief sur les bouteilles et aussi sur le camion et le jour de marché la cour fourmillait comme une assemblée. Elle avait poursuivi son chemin, sans jamais s’arrêter…

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Bartolomeo et Sebastiano (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi


[1] Pâtes italiennes.

Teresa Amadori (Zérus – le soupir emmuré n. 60)

21 jeudi Nov 2013

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Celestino Fata, la Pieve, le côté nocturne de les choses, Marche, photo de famille, polenta, Sirio, Teresa Amadori, Zérus 60, Zérus le soupir emmuré 60

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Au dernière rang à partir du coté droite: le Niba en tenue de marin, le petit Ettore, Celestino Fata, Teresa Amadori (debout au centre), Sirio (avec le cheveux en forme de trapèze), Orso, posant sa main sur les épaules de Mipento. Au premier rang: Celeste vétue en blanc, Sebastiano, le dernier né, la petite Perla et Bartolomeo. Sur le tableau à droite la reine Marguerite. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa Amadori  Ia/IV n.60, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.131-234, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Teresa Amadori regarda ce jeune homme pâle avec la curiosité d’une petite fille qui meurt d’envie de froisser un paquet, mais elle se retint et soupira…
Auparavant, elle avait vécu à la Pieve, cinq kilomètres au sud de la ville, près d’une église de campagne dont le tocsin retentissait toutes les trois heures. Une grande arche, démunie de toute beauté, unissait la maison des Fata à une jolie ferme ancienne, qu’on aurait pu appeler sa sœur ainée, protégée par des arcades dont quatre sur la façade et trois sur le côté ouest. Du côté est, on voyait l’église et l’enclos des écuries, situé dans un bâtiment bas et long fendu de meurtrières. Il y régnait une odeur intense de fumier. Teresa y avait vécu plus de quarante ans. Là, parmi le bruit des cloches et l’odeur de l’herbe, elle avait accouché de huit enfants. Seule Perla, la dernière, était née au Palais.

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La Pieve, 1928: Polenta au fromage fondu. Le Niba, arborant ses moustaches, est au bout de la table, à droite.  (cliquer pour agrandir)

Empêtrée dans la conduite de la Pieve et contrainte de subir l’orgueil de ses patrons, ce fut avec ses enfants que Teresa donna libre cours à sa fantaisie. À chacun d’eux, elle avait voulu donner un prénom différent en suivant le génie et l’inspiration du moment. Après les douleurs de l’accouchement, elle avait vécu l’acte avec la solennité de quelqu’un qui s’apprête à donner un nom à chaque partie du cosmos. Il lui suffisait de dire :
— Ecce deus ! [1] Et chaque chose ressurgissait dans un halo de mystère.
— Je ne suis pas un animal que tu peux prendre comme bon te semble, dit-elle un jour à son mari. Il y a une autre manière de voir les choses… Elle existe, même si on ne la voit pas… Cette manière elle l’avait cherchée partout, sans jamais abandonner le travail ni oublier les nécessités de ses enfants.
— Mais qu’est-ce que c’est ? lui demanda son mari.
Elle le regarda avec de grands yeux sombres.
— C’est le côté nocturne…
— De quoi ?
— De la réalité !
Après, elle se débattait dans le lit, défaisant les draps comme une enfant qui a la fièvre. Au cœur de la nuit, elle sortait se promener sous les arcades de la Pieve. En revenant, elle avait les yeux qui brillaient.

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La Pieve: des membres de la famille Fata et des paysans en pose pour la photographie. (cliquer pour agrandir)

C’était donc elle qui avait choisi les prénoms de ses enfants. Dans ce mélange de personnages — légendaires, historiques ou tout simplement inventés —, sa douceur devenait une dictature bizarre et capricieuse. C’est ainsi qu’un roi, un comte, un saint, une divinité, un objet ou une couleur pouvaient venir au monde.
— Et si je l’appelais Verde ? Ou Mirabello ? Ou Mangiafave ? Ou Jupiter et Enée ?
À ses extravagances Celestino Fata, son mari, fils d’un ardent garibaldien, avait cédé avec une indifférence affectée.
— Qu’est-ce qu’un prénom ? Rien…, pensait-il. Cet adjectif « celestino », il avait dû le porter sur un corps gros et musclé pendant soixante-dix ans : une auréole de fer-blanc sur un visage débonnaire et sans rêves.
— Donne-leur les prénoms que tu veux, ce qui compte c’est qu’ils travaillent et qu’ils soient sains, lui avait dit-il.

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Teresa Amadori

Elle avait donné à chacun de ses enfants une des larmes qu’elle avait versées en secret sur quelque condensé de L’Iliade, de L’Enéïde, ou des Guerres puniques, ou pendant certaines nuits d’été où les étoiles filent et que volent les lucioles.

« Luciole luisante suspendue par une nuit sans lune

Mets la bride au cheval, le cheval du roi

Luciole luisante suspendue par une nuit sans lune

Viens avec moi ! »  [2]

Teresa avait entretenu ce manège des noms comme s’il s’agissait d’un animal en voie d’extinction. Son imagination, elle l’avait peu à peu réchauffée et couvée par mille stratagèmes. Telle était la folie de Teresa, la mère des neuf enfants Fata.

Quand naquit son premier fils, elle était déjà vieille, elle avait vingt-cinq ans. Elle traînait son gros ventre, comme s’il devait porter l’Amérique entière. L’aîné serait un garçon. En témoignait sa peau fine comme un papier de riz, le nombril renversé comme la queue d’un cochonnet, la tête de l’enfant déjà prête à comprimer l’utérus et à dévorer le sang, la lymphe et la graisse. Elle était maigre comme une allumette, la jupe à corolle entourait son buste mince. Sous cet abat-jour, ses jambes encore fines et délicates pointaient sans œdème. Mais elle marchait comme un canard et jamais comme alors la Pieve, ses champs et son grand escalier ne la heurtèrent davantage.
Ce fut peut-être ce ventre de plus en plus gros qui lui détruit les pieds, semblables à ceux d’une geisha japonaise. Mais elle ne portait pas des babouches de soie ou des mules en autruche ou de petits souliers en chevreau, doux comme du velours, tendre comme du beurre, non, elle s’était perdue parmi sa marmaille, glissant sur le sol savonné et se ruinant les pieds avec les chaussures et les sabots de travail.
Son premier fils était né à Pâques après qu’elle s’était bourrée de pain à l’anis, de sardines et de merluche pendant tout le dimanche des Rameaux. L’horloge du village avait arrêté de sonner et tout était resté immobile dans un monde plus noir que la poix.
— Fais que je ne sois pas difforme…, avait-elle soupiré.
Le samedi saint le vent avait soufflé et l’été était devenu orageux. Elle avait préparé le panier d’œufs durs pour le prêtre. Elle les avait enroulés auparavant dans de petites feuilles, de petites fleurs des champs et dans de l’ail à toupet — sans oublier les pelures jaunes d’oignon —, puis elle les avait recouverts de bouts d’étoffe, les plongeant dans de l’eau bouillante. La nuit, elle n’avait pas réussi à dormir. Elle était sortie dans la cour, le corps nu sous la chemise, le ventre large comme une cloche, avec son gros battant pendant entre les jambes, sur le point de sonner. Elle avait regardé le ciel et avait vu Sirius traînant derrière lui sa naine blanche : — je l’appellerai Sirio… avait-elle dit en s’allongeant dans l’herbe, les jambes pendantes à la lumière de la lune nouvelle qui l’assistait comme une sage-femme aveugle. Ce fut alors qu’elle ouvrit les cuisses, se hissa vers le haut, serra la langue entre les dents, s’agrippa à l’herbe et poussa autant qu’elle le pouvait. Ce fut ainsi que naquit Sirio. Ce fut peut-être pour cette parenté avec les étoiles qu’il se montra vite un peu étrange. Après Sirio, elle donnerait naissance à huit autres enfants…

Claudia Patuzzi

[1]  Voilà Dieu est ici !

[2]   « Lucciola pénda calla, calla — mitti la vrija a la cavalla — la cavalla del lu re — lucciola pénda, vié co mme… »

La procession (Zérus – le soupir emmuré n. 59)

20 mercredi Nov 2013

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ghislain, L'Usine de Fata, Les Fata, Macerata, Marche, Palazzo dei Fata, Zérus 59, Zérus le soupir emmuré 59

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Le côté est du palais du Fata ne faisant qu’un avec les remparts de Macerata. (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

La procession VII/IVIII n.59, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.128-29-, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain sursauta. À l’extérieur de la gare les attendait un énorme scarabée noir rempli de bouteilles : c’était le camion des Fata. Orso, le frère de Niba, arbora un sourire irrésistible, avant de marmonner dans le plus pur dialecte :
— Tu es le bienvenu, mon fils. Sautez là derrière, toi et les petits, il n’y a pas de place ici.
On entendit un aboiement joyeux.
— Tu as emmené Tincuta ! lui reprocha Niba. Deux pattes blanches et noires pendaient sur le côté du camion.
— Elle voulait voir le petit prêtre, hurla Orso.
Ghislain, assiégé par la chienne reniflant ses chaussures et sa soutane, ne comprenait rien à ce qu’il disait.
Passant sous un porche obscur, le camion se gara près d’une pergola de raisins, dans un carré de lumière coupé en deux par l’ombre. Ghislain se trouvait au milieu de la cour de l’Usine des Fata. De chaque angle, depuis les boutiques jusqu’aux fenêtres du quatrième étage, les hurlements de bienvenue recouvrirent le fracas des machines. Ghislain, capturé par les ouvriers, fut emmené par le bras sous la voûte des grands escaliers. Tandis qu’on montait, il s’étonna : tous les ouvriers avaient les larmes aux yeux. Était-il possible que ce fût des larmes de bonheur ?
— Pourquoi pleurent-ils ? demanda-t-il à Niba.
— Ici tout le monde pleure, même les passants.
— Ils sont en deuil ?
— Non, c’est l’ammoniaque et la saumure qui circulent dans les compresseurs…
Niba s’arrêta un instant, leva un doigt vers son oreille et dit : — Tu entends ?
— Un bruit… Oui, je l’entends ! Maintenant, Ghislain le percevait bien. C’était un bruit de fond, rythmé et continu, rappelant le grondement d’un tambour niché dans les sombres profondeurs de la terre.
Au premier étage, Niba voulut lui révéler ce secret : — C’est le bruit de la glace.
Quand la procession atteignit le deuxième étage, une porte s’ouvrit. Deux ouvriers l’emmenèrent dans un petit salon plein d’abat-jours et de paravents chinois. Au signal convenu, on l’installa sur des coussins de brocart rembourrés de coton hydrophile. Deux chiens lui léchèrent les mains et le visage. Céleste lui ôta son chapeau et ses chaussures, tandis qu’Henriette et Nino lui apportèrent à boire. D’un coup, la porte s’ouvrit tout grand. Sur les épaules de deux hommes de la maison, Ghislain vit une vieille dame avancer comme un pape sur sa chaise.

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Macerata, La rue des Tilleuls et le palais de Fata en 1928

Claudia Patuzzi

L’invasion des insectes (Zérus – le soupir emmuré n.58)

19 mardi Nov 2013

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Celeste, ghislain, henriette, Macerata, Marche, Niba, Nino, rexisme, voyage en Italie, Zérus 52, Zérus le soupir emmuré

001_Macerata Arnoldo 180

Macerata, Les jardins (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’invasion des insectes VII/VIII n.58, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.224-27, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006

Avant d’arriver à la gare de Milan, un essaim d’abeilles s’amassa contre la vitre du compartiment numéro 7.
— Il y en a plus de cent !
— Que font-elles ?
— Elles nous attaquent…
Ghislain regardait cette agitation avec le calme de quelqu’un qui connaît bien la voix du silence et la solitude. Une invasion d’abeilles ? Mais ne se passait-il pas autre chose, de bien pire ? N’était-ce pas cette même brume silencieuse qui s’était amoncelée dans le ciel ? Cette immobilité qui précède le réveil des monstres ? En plus des abeilles, l’Europe était envahie par les monstres…
— Messieurs, silence ! Ne voyez-vous pas le ciel ?
C’était l’inconnu qui parlait. Une atmosphère stagnante couvrait les pentes des collines sur les premiers contreforts des Alpes. L’homme regarda Ghislain pendant quelque temps, puis scanda :
— Les abeilles, les insectes, on peut les tuer, il existe un excellent poison, très courant dans les maisons envahies par les souris, qui peut tuer aussi un être humain… Et tout en disant cela, il continuait à regarder Ghislain comme si cela ne concernait que lui. Pour finir, il conclut : Toutes les morts ne sont pas aussi naturelles qu’elles le semblent, vous savez… ?
Ghislain ne lui répondit pas. Il se souvint du petit tableau d’Icare, au mort caché dans le buisson. Qu’avait voulu dire cet homme avec son ton passionné ? Qui était ce mort ? Était-ce son père ? Maintenant, il comprenait ces abeilles furieuses, le sens obscur de leur peur. L’Institut, la règle du silence ne l’avait pas empêché de réfléchir : il avait appris à penser de manière cachée, à faire des boules avec les idées comme les miettes de pain qui reposaient en grumeaux sans forme au fond de ses poches. Quand il les sortait, il s’amusait à archiver les pensées — par auteur, sujet, couleur, odeur, son — en installant, petit à petit, une énorme bibliothèque dans l’espace étroit de son cœur.

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Ghislain à la gare de Macerata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain ouvrit ses archives et lut le mot « insecte ».
Neuf années étaient passées depuis la mort de sa mère. La guerre était finie, mais les hommes avaient pris désormais l’habitude de tuer. Dans ce paysage de fer et de feu où la loi des grands nombres s’était mêlée à l’odeur rance d’une mort aussi anonyme qu’invisible, la gueule encore vive de la guerre avait léché l’Europe comme un loup furieux, laissant à ses marges une écume qui avait contaminé les rescapés déçus, les vaincus et les bataillons dispersés aux abords de la Baltique ou à la lisière des forêts.
Ghislain en entendit le bruit sourd, bourdonnant comme un peuple entier de blattes. C’était le passage des soldats perdus, égarés, expulsés et déchus, des nostalgiques et intégristes, des catholiques fanatiques et rexistes, des assassins en uniforme, des proscrits, des brigades de Fer. C’était la voix des Ptoléméens fous et autoritaires, des ennemis du troupeau commun, des guerriers exaspérés et des Chevaliers teutoniques brandissant au vent de sombres étendards de pirates, les emblèmes rouges de la Ligue hanséatique, les insignes impeccables des Chevaliers de Saint-Jean, les têtes de mort, les svastikas noirs et argentés et toutes sortes de décorations funèbres. Ghislain vit tous ces gens s’avancer comme les membres d’un crabe bouillonnant aux confins de la guerre…
Enfin il arriva à la gare de Macerata tard dans l’après-midi, dans le crissement des cigales et une chaleur presque africaine. Il avait cherché ses petits frères, qu’il n’avait pas vus depuis dix ans. Mais il n’y avait pas d’enfants. Seulement des hommes en bras de chemise, qui suaient sous le soleil du crépuscule et des paysannes en noir, essoufflées sous leurs gros sacs. Dans cette foule, il n’avait même pas réussi à voir le visage aux traits classiques, un peu trop sérieux, de Niba. Quand le train repartit, il se retrouva sous la marquise, tandis que la chaleur lui faisait bouillir les pieds. Était-il possible qu’ils l’aient abandonné ? Qu’ils l’aient oublié ? Que devait-il faire ? De la langue italienne, il ne connaissait que ce peu dont il pouvait se souvenir de ses études secrètes. Ghislain leva un bras avec peine, toucha le tricorne qui faisait ruisseler son front et se sentit perdu. Il allait demander de l’aide quand il entendit une voix et qu’il sentit une légère pression sur la manche… Il se tourna, prêt à s’enfuir, les mains plaquées sur son chapeau que le scirocco voulait emporter.

003_Nino Enriettegrandi-180Nino et Henriette (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Henriette et Nino le fixaient bouche bée.
Céleste faisait mine de ne pas comprendre : — que faites-vous les enfants ? Arrêtez donc…
En effet, le tricorne ôtait à Ghislain au moins cinq centimètres. La lumière rasante du crépuscule semblait le coller au sol avec la force d’un clou planté dans une croix.
— Enlève ton chapeau, mon fils, tu vas mourir de chaud.
Niba avait parlé le premier, dans un élan de pitié. Son sens esthétique ne pouvait tolérer cette horreur, surtout en été.
Ghislain poussa un profond soupir.
Le petit Nino éclata :  — On dirait un jettatore !
— Non, un cafard, renchérit sa sœur.
— Taisez-vous, pour l’amour de Dieu ! intervint Céleste avec un fil de voix.
— Quel âge as-tu, mon cher ? lui demanda-t-elle aimablement.
— J’aurai vingt-trois ans en octobre… chuchota Ghislain.
— Il semble beaucoup plus jeune, pas vrai Annibale ?
— On dirait un adolescent. Il n’a pas un poil. Les instituts réduisent tous les jeunes gens à cet état…
Sa sœur recula, horrifiée par son cynisme : — Chut ! Annibale !

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Promenade dans  le Corso de Macerata. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Les trois soeurs (Zérus – le soupir emmuré n 57)

18 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Celeste, Macerata, Marche, Mipento, Perla, Saint-Sylvestre, Zérus 57, Zérus le soupir emmuré 57

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Les trois soeurs : Mipento, Perla, Celeste (cliquer pour agrandir)

Les trois soeurs IV-V/VIII n.57, troisième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.223-24, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

« Ah, qu’ils sont coquins, ces enfants ! » pensa Celeste debout près de la commode.
Le train allait bientôt arriver. Mais elle ne cessait de se regarder dans le miroir. Les années s’étaient passées peu à peu sans qu’elle ne se marie pas. Elle l’avait toujours su. À la Saint-Sylvestre, avec ses sœurs, elle avait interrogé les graines des fèves. Un, deux, trois… Les grains avaient disparu pêle-mêle sous le coussin. Quel serait l’élu du matin ? Un grain était recouvert d’écorce, le second l’était à moitié et le troisième était nu.
Le lendemain, la magnifique Perla, la cadette, avait tiré celui avec l’écorce, signe d’un mariage riche et heureux : elle voulait épouser le fils du Procureur du Roi.

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Perla (cliquer pour agrandir)

La cadette, Mipento, avait eu le grain recouvert à moitié, signe d’un mariage de condition moyenne. C’était la plus laide et la plus silencieuse, et elle s’était mariée avec Jésus, fils de menuisier.
Elle, Céleste, la plus grande, avait tiré le grain sans écorce, indice d’un très mauvais parti, d’ailleurs elle n’avait eu personne.
Céleste soupira une deuxième fois. Avec le temps, ce grain sans écorce était entré dans son cœur en faisant naître un sentiment étrange, où l’amour se mêlait à la résignation. Ses frères avaient pris la place du mari longtemps rêvé, et maintenant les petits Belges s’accrochaient à elle avec la force de deux amants. Niba courait toujours, en disparaissant le soir pour rentrer à trois ou quatre heures du matin avec le smoking encore repassé.
Elle soupira une troisième fois, extasiée. C’était elle que les deux gosses voulaient, c’était son sein desséché qu’ils pressaient entre le pouce et l’index, c’étaient ses cuisses inodores qu’ils pinçaient avec une joie furieuse…
— Prends-nous dans tes bras, Céleste ! criaient-ils à l’unisson, en lui donnant la migraine.
— Assez, arrêtez-vous ! essayait-elle de dire, touchée par cette possession aussi péremptoire. Elle y résistait avec la volupté soumise d’une femme d’intérieur. Elle se sentait presque mourir lorsqu’ils effleuraient, par des baisers imprégnés de nouilles à potage, le duvet de ses lèvres. Elle ne s’essuyait pas, ravie de cette humidité enfantine s’évaporant sur elle. À la maison, elle portait des mules, un tablier, et ce grain avait poussé en elle comme une tumeur, en dévorant un gramme d’elle par jour. Elle se retrouvait désormais comme on pouvait la voir dans son miroir : pure et sainte, maigre et pâle. Sans pubis.

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Mipento (Pupa)

Claudia Patuzzi

L’usine de Fata (Zérus – deuxième partie n. 54)

14 jeudi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Celeste, ghislain, juillet 1928, Marche, Saint Antoine, train, usine de Fata, voyage en Italie, Zérus 54, Zérus 54 deuxième partie

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Dessin que j’ai fait dans la première année de collège. (cliquer pour agrandir l’image)

L’usine de Fata I-II/VIII n.54, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.213-215, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Les kilomètres, les fleuves, les montagnes, les mers servent à séparer les lieux, non les pensées. Les mêmes événements, les mêmes sensations, arrivés ailleurs, presque au même moment, peuvent se propager comme un bruit ou une odeur, volant léger dans l’air ou sur les nuages, dans la lumière inviolée du soleil. Les arrêter ne sert à rien. Ils courent comme les vents. Cependant, quelques-uns ont la chance de les saisir, ne fût-ce que pour quelques instants. C’est alors que se produisent d’étranges coïncidences, que des mondes différents semblent se frôler jusqu’à devenir un seul monde. C’est alors que les choses quelconques semblent perdre leur patine opaque et offrir des trésors enterrés. Ghislain le pensait, tandis que le train, déjà en marche depuis six heures, avançait vers les Alpes et la frontière suisse, au sud.
Ghislain ignorait quel trésor il découvrirait cette année, en cette journée de juillet 1928, durant ses premières vacances en Italie. Il avait presque vingt-trois ans et ne voulait pas encore croire à certaines légendes : que le silence n’est pas éternel, que les morts ressurgissent et peuvent parler dans des chambres secrètes, que les adultes sont des lâches et les parents de grands menteurs.

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Celeste Fata. (cliquer pour agrandir la photo)

Tandis qu’il était en voyage, dans une maison de vingt-cinq pièces, plus semblable à un hôtel qu’à une habitation, une femme se regardait dans le miroir pour mettre des boucles d’oreille de lapis-lazuli. Debout depuis six heures du matin, elle était déjà allée à la messe. C’était la fin d’après-midi d’un été très ensoleillé. Malgré les murs épais et les rideaux tirés, elle ne parvenait pas à réduire la chaleur dans cette maison. Elle enfonça les épingles dans ses cheveux en levant les bras devant le miroir de la commode. Elle vit ses veines bleues à peine saillantes sur la chair maigre et, pendant un instant, elle baissa les yeux, pour ne pas regarder. Un Saint Antoine avec un lys à la main, accompagné d’un petit enfant, l’observait avec bienveillance :
— Ne t’en fais pas, disait-il, je suis là, moi.
Maintenant qu’elle devait courir à la gare accueillir, avec son frère, ce prêtre étranger, elle ressentait le besoin de se faire belle. D’ailleurs, aucune femme au chapeau mal mis n’aurait pu soutenir le regard exigeant de Niba. C’est pourquoi elle mettait les boucles d’oreille avec deux amphores bleues et l’épingle d’argent en forme de tortue.
Elle se regarda longuement dans le miroir, puis elle soupira : son visage n’était plus celui d’une jeune femme dans la fleur de l’âge… trente-cinq ans s’étaient écoulés en silence sans qu’elle n’ait jamais connu l’amour. Son prénom était Céleste, mais tout le monde, y compris sa mère, l’appelait Tatie. Parce que c’était la fille aînée. La prédestinée.
Elle sourit en jouissant d’un plaisir virginal et secret, non moins sensuel. Maintenant, avec ces deux enfants, les fils de son frère, elle avait eu sa revanche. Depuis que la Française était morte, c’était elle, leur « mère » ! Elle toucha sa poitrine virginale, que le lait n’avait pas gonflée, elle lissa la veste à pois et se perdit en fantaisies derrière son miroir. Mais qu’était-il arrivé à saint Antoine ? Le lys de papier était brisé et la main du saint se tendait, vide, pour demander la charité. Céleste secoua la tête. Elle était trop pressée pour penser…

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Celeste enfila une veste de maille sur sa robe à taille basse, mais plissée, pour suggérer les formes… Pourtant, il n’y avait pas de courbes à souligner. En regardant son petit chapeau mis de guingois, Céleste soupira : la couturière s’en était bien sortie avec le modèle de Coco Chanel.

Claudia Patuzzi

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