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décalages et metamorphoses

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Au cimetière (Zérus – le soupir emmuré n. 75)

11 mercredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Au cimetière  n. 75, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 292-298, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dès qu’il eut franchi l’entrée du cimetière, une émotion profonde s’empara de Ghislain. Ce n’était pas la mort, mais la vie. Un cloître entouré d’arcades et de colonnades délimitait un petit paradis terrestre. « Voici un au-delà à taille humaine ! Il n’est ni trop grand ni trop petit… »
Ils étaient sous les arcades. Ghislain remarqua la couleur rouge brique des murs et des colonnes jaspées par le blanc des pierres et par l’ivoire des chapiteaux. Les visages de porcelaine se succédaient comme les personnages d’un roman. On voyait d’abord des nouveaux nés joufflus et bons vivants qui riaient ; puis des adolescentes dans la fleur de l’âge, de jeunes filles provocantes, des vieillards moustachus à demi ivres, des bourgeois aux vestons croisés et des dames grasses et satisfaites ; on voyait en fin de timides forts myopes et indécis, des sœurs obèses et heureuses, de sinistres individus en uniforme, des barbouilleurs et des professeurs retraités. Tous chantaient un hosanna à la bonne santé en oubliant la mort. Tous, sans exception, semblaient les rescapés de copieux banquets. Ils s’arrêtèrent pour lire une inscription :

Pense que l’autre monde ne sera pas
comme ce triste monde !
Il ne sera pas comme ce triste
et sale monde-ci.
Ici, on subit le mal
pour faire du bien !
Seul à recevoir du bien
est celui qui a fait le plus de mal !

Ghislain ne comprenait pas, alors Céleste lança un regard panoramique sur le cimetière et dit :— Cela veut dire qu’au moins dans l’au-delà il y aura de la justice.
Au milieu du cloître apparaissaient les tombes des plus nobles et des plus riches, de petits temples néoclassiques, des cubes fascistes, des victoires ailées, des étreintes voluptueuses, des anges et des calvaires, de rares squelettes… Pas un seul petit diable. « Il y a même une pyramide et un vélodrome…» pensa stupéfait Ghislain.

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Partout, ce n’était qu’abondance de fleurs et gazouillis d’oiseaux ; que de rumeur de fontaines et courses d’enfants et de petites vieilles à la recherche d’eau. Mais quand ils arrivèrent près de la chapelle des Fata — une maisonnette avec un toit de briques —, Ghislain sentit qu’il lui manquait le souffle…
— Voilà, nous sommes arrivés ! dit Céleste.
Le ciel était devenu noir, les oiseaux ne chantaient plus. Les fleurs avaient cessé d’émettre leurs parfums et les couleurs s’étaient diluées dans une mer de larmes. Ghislain la vit immédiatement : derrière la petite colonne de gauche, avec les cheveux rassemblés sur les côtés et son profil incontournable, il y avait sa mère, Eugénie Balthasar ! Sur la pierre, enfermé dans un cadre ovale, son visage, tourné de trois quarts, lui souriait comme si la vie était encore une surprise. Sa grâce désinvolte et la naïveté de sa nuque le firent vaciller.

006_GenyCim-180( cliquer sur la photo pour agrandir )

— C’est toi, maman ! murmura-t-il en français.
— Ghillino, qu’as-tu ? Henriette s’était approchée de lui avec des chrysanthèmes dans une main et un arrosoir dans l’autre.
Ghislain dégagea son regard de l’image de sa mère et, finalement, il murmura, toujours en français :
— Ce n’est rien…
— Tatie, Ghillino se sent mal… cria Henriette.
Ghislain était assis sur les marches entre deux colonnes. Des moucherons rouges, petits comme des têtes d’épingle, tournaient autour de ses pieds. Il les écrasa du doigt, un par un, en laissant sur la pierre de minuscules taches de sang.
« Ici même, les anges sont des fantoches…Il n’y a que maman… Elle est un vrai ange ! » D’un coup, il vit Céleste, droite comme une statue.
— Que se passe-t-il, Ghislain, tu te sens mal ?
Il ne répondit pas.
— Henriette, Nino, il faut un mouchoir mouillé !
Les deux petits se bousculèrent un peu en trébuchant, puis ils disparurent derrière une Victoire ailée.
— Qu’est-ce que tu as ? Qu’as-tu vu ?
— Elle…
— Elle… ? Céleste lui enleva le chapeau. Qui est-ce que tu as vu, enfin ?
— Ma mère !
— Quelle mère ? Où ?
Ghislain tendit l’index vers cette image couleur sépia.
Céleste demeura immobile, en essayant de cacher sa fébrilité. D’un coup, elle décida de parler : — Eugénie Balthasar était ta mère ?
— Oui… balbutia Ghislain.
— Et alors, bon Dieu, Henriette et Nino sont ta sœur et ton frère ?
— Oui…
— Mais qui est ton père ?
— Il est mort. Il s’appelait Paul Mancini. Un Corse.
— Un Corse ? Et qu’est-ce qu’a dit Niba ? Qu’a-t-il fait ?
— Il m’a reconnu comme son fils…
— Mais Eugénie ne nous a jamais rien dit. Niba, non plus. Toi, on savait juste que tu étais un orphelin, un neveu d’Eugénie, un de ses parents nombreux… Céleste se tut. Elle avait peut-être proféré un sacrilège.
Ghislain émit un sanglot convulsif et martela de toutes ses forces les colonnes de la chapelle :
— Alors, personne ne le savait… Niba ne vous l’a jamais dit ! Ma mère non plus n’en a pas eu le courage ! Deux menteurs… Je suis le fils aîné d’Eugénie, je suis le grand frère d’Henriette et de Nino, je m’appelle Fata comme eux… Henriette ne peut se souvenir de rien. Elle était trop petite alors. Nino ne l’a jamais su… On m’a effacé… et les autres ? Ils m’ont oublié, comme si je n’existais pas…

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En ce moment-là il comprenait tout : les mots allusifs, les regards embarrassés, les longs silences…
« Voilà pourquoi Regina Coen s’était tue après avoir appelé Henriette ma « sœur »… Personne ne devait le savoir ! Voilà pourquoi ils ne m’ont jamais appelé frère… mais seulement Ghillino ! Voilà pourquoi Niba disait, “c’est mon neveu, un parent de Bruxelles”, quand il me présentait à quelqu’un dans la rue. Trompé par les nuances de la conversation italienne, je n’avais même pas eu le courage de demander… Et toutes les lettres que j’ai écrites à Nino et Henriette ? Quelqu’un les a cachées ou détruites… »
— Ghillino…
Il se tourna d’un coup, tandis qu’Henriette lui tendait un mouchoir imbibé d’eau.
— Merci, petite sœur… murmura-t-il.
— Sœur ? Elle le regarda, surprise.
Quand ils se dirigèrent vers la sortie, rien ne semblait avoir changé. Cependant, Henriette et Nino ne voulurent plus jouer à cache-cache. Comme les animaux avant l’arrivée d’une tempête, ils se tenaient à distance, le devançant pour rapporter les arrosoirs. Céleste fermait la marche en comptant sur ses doigts quelques nombres comme si elle priait. Ou peut-être essayait-elle de se souvenir. Au milieu du groupe, perdu parmi les cyprès et les pierres roses, Ghislain avançait dans son habit noir comme un oiseau perdu. Son regard était hanté par un drame surhumain. Glissant entre les visages inconnus, vivants autrefois et morts désormais, il se sentait trahi et désespéré.
« Pourquoi m’as-tu fait ça ? Pourquoi ne leur as-tu rien dit ? »

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Henriette

Claudia Patuzzi

Dans la salle à manger (Zérus – le soupir emmuré n.74 )

09 lundi Déc 2013

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ghislain, Giuseppe Garibaldi, juillet 1928, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, Teresa Amadori, voyage en Italie, Zérus 74, Zérus le soupir emmuré 74

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Dans la salle à manger  n. 74, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 286-291, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la salle à manger, il y avait une longue table rectangulaire. Deux fenêtres donnaient sur la cour. C’était là que les chiens pouvaient se reposer après la chasse avant d’être envoyés en bas. Il y avait aussi une grosse pendule d’acajou, plus grande que la porte d’accès au petit salon chinois.
Ce jour là, vers midi, une intense odeur de bouillon se répandit sur le plafond voûté, s’attarda sur le lampadaire, puis plana comme un faucon sur la pendule en la faisant sonner douze fois.
Assise sur un fauteuil, grand-mère Teresa attendait Ghislain.
— Donne-moi un petit verre d’anisette, dit-elle à Santina, en s’essuyant le nez avec un mouchoir de batiste. As-tu porté le café au Belge ?
La jeune fille fit signe que oui et s’enfuit en cuisine.
« C’est une poulette… », pensa Teresa. « Mon Dieu, comment s’appelait-il ce garçon ? Gustave, Ghillino ? Guillaume ? Ghislain ? Oui, oui, Ghislain. Quel drôle de prénom ! Le pauvre petit ! » Niba ne s’en était pas du tout occupé… il s’était borné à deux présentations et voilà ! Et ce pauvre petit restait toujours seul là-haut, dans cette chambre avec Bartolomeo toujours intoxiqué parmi les cyanures. Sacredieu, que se passait-il là-haut dans la chambre de Garibaldi ? Santina en descendait toujours avec un visage de possédée. Elle la ferait fermer, cette chambre, elle n’en pouvait plus. Où avait-elle mis la clé ? Elle la tenait dans cette boîte en laiton, puis elle disparaissait, réapparaissait, disparaissait de nouveau. Tout le monde allait là-haut et s’enfermait à l’intérieur. Mais qu’avait-il ce Garibaldi ? Un poncho blanc ? Un chapeau avec une plume d’autruche ? Une barbe blonde qui volait au vent ? Des couilles comme ça ? Quarante-cinq au lieu de deux ? Où était-ce la chemise rouge du grand-père Fata ? Paix à son âme… Où était-ce cet immense étendard ?

Vive l’Italie et Giuseppe Garibaldi !

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Henriette et Ghislain à Rome, en face du monument à Garibaldi au sommet du Gianicolo (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

…Elle aimait sa patrie, elle ne pouvait pas rester indifférente vis-à-vis de ce héros malheureux. Mais les enfants passaient plus de temps en haut qu’en bas, ils jouaient avec l’homme de bois, ils se maquillaient de rouge, ils se déguisaient, ils s’échappaient sur le belvédère… Après ils dévalaient les escaliers, ils regrimpaient, ils s’écorchaient les genoux, attirés par cette chambre ensorcelée… où l’on entendait des voix ! Orso y allait en cachette, s’y promenait avec une chandelle comme un embusqué… il avait peur de Mussolini… Lui même l’avait avoué : il allait dans la mansarde à se damner, ce fils endiablé… Et Sebastiano, son préféré ? Il protestait toujours que c’était son tour. « Oui, oui, mon chou, vas-y », lui disait-elle. À Pâques, à Noël, au jour de l’an et à la fête de Saint-Julien Sirio y allait comme à la messe. Clic. Il tournait la clé dans la serrure. Quelqu’un l’avait entendu pleurer jusqu’à vingt-quatre heures d’affilée. « Giuseppe ! » criait-il, « Giuseppe ! ». Qui sait ? Était-il tombé à nouveau amoureux ? Seul Niba était immunisé contre ce fifre enchanté qu’on y jouait. Pendant trois jours et trois nuits, il était resté dans cette chambre-là sans sortir, pour faire l’amour. « Je l’avais dit quand il est né, celui-là c’est un vrai révolutionnaire, il a des yeux tout noirs comme la nuit et vifs comme le jour… Garibaldi, il l’a dans le sang, et à la place du sang il a toute la Méditerranée, une mer d’eau et de sel, et de poissons par milliards ! »
Teresa sentit ses os trembler. Chaque cartilage produisait le son d’une harpe. Et ses petits pieds de verre, fermés dans ses chaussures rigides, étaient sur le point de se briser. Quelle douleur ! Étaient-ce donc là, les trois C de vieux… Chute, Catarrhe et Chiasse ? Non, c’était l’Arthrite! Les rhumatismes et d’autres petites souffrances lui tiraillaient les os et lui déchiraient le cœur. C’était de la faute de la glace. Cela ne s’arrêtait jamais. Jour et nuit, nuit et jour, même le dimanche. D’ailleurs, c’est elle qui l’avait voulu ainsi. On a l’air d’une famille malheureuse qui se plaint tout le temps. « Nous, les Fata, nous sommes foutus ! » À la Pieve il n’y avait pas la glace, il n’y avait pas le fracas des ouvriers et de l’embouteilleuse, le vrombissement du camion et de la moto Guzzi, il n’y avait pas non plus les éclats de rire déments d’Orso. « Pourquoi rit-il toujours, celui-là ? Qu’est-ce qu’il a donc ? » Bien sûr, ce n’étaient pas les fascistes, mais plutôt Mameli, la reine Margherita et le Pape qu’elle portait dans son cœur… Tandis qu’elle savourait son petit verre d’anisette, elle songeait à ce Ghislain qui la rendait un peu nerveuse, elle ne savait pas pourquoi. Qui était-il ? D’où venait-il ? Elle ne l’avait pas encore bien compris…

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Jour de fête à la Pieve (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa n’avait pas encore savouré la dernière goutte d’anisette qu’elle commençait déjà à s’énerver. Elle regarda la pendule à sa droite : midi passé de quelques minutes. Elle repensait à ce prêtre étranger… Que faisait donc ce parent mal élevé ? Pourquoi ne descendait-il pas ?
— Santina, que fait-il, Ghislain ?
— Je ne sais pas, madame. La jeune fille était sur la défensive. Elle rougissait, qui sait pourquoi.
« Bien, c’est une maison de fous. Heureusement que j’ai mes rêves. Aucun de mes enfants ne peut me les voler. »
— Le voici, madame.
À cet instant, Ghislain venait de descendre l’escalier et de passer devant les repasseuses et dans le bureau. Il avait descendu trois marches et maintenant il était là, près de la porte, effrayé comme une andouille, avec sa longue soutane noire. Il ressentait encore des secousses partout dans son corps. Il ne parvenait pas à garder ses mains immobiles. « C’est cela le corps ? Un maudit désobéissant que je n’ai pas su contrôler. Il s’est mu tout seul. Quelle honte ! Et le Supérieur ? Devrais-je confesser cela au Frère directeur ? Jamais. Je n’en parlerai pas… du reste à l’Institut je ne parle jamais ».
— Grand-mère, balbutia-t-il en voyant la gracieuse vieille assise sur le fauteuil avec les pieds en l’air.
— C’est à cette heure-là que tu descends ? lui demanda Teresa en déposant un baiser sur sa tête blonde. Où as-tu mis le chapeau ?
— Je l’ai laissé en haut, murmura Ghislain, les yeux pleins de larmes.
— Pourquoi pleures-tu ?
Stupéfaite, Teresa regardait cette tête d’homme qui pleurnichait dans ses jambes comme un petit enfant de quatre ans.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-trois… parvint-il à dire parmi ses sanglots.
— Voici Tincuta ! dit la petite vieille.
Tincuta bondit sur les jambes de Ghislain et lui lécha le cou.
— Tu vois, mon grand ? Même la chienne t’aime bien.
La grande mère fredonnait avec douceur, jusqu’au moment où la vague de douleur abandonna le cœur du jeune homme, le vidant de toute émotion.
Quand la pendule retentit de nouveau, Teresa se redressa dans une pose matriarcale et s’exclama:
— Aujourd’hui, tu dois aller au cimetière.
— Au cimetière ?
— Les fleurs vont faner. Il fait trop chaud. Elles ont besoin d’eau.
— À quelle heure, grand-mère ?
— Cet après-midi. Tu iras avec Céleste et les enfants.
— De qui est-ce la tombe, grand-mère ?
Teresa ouvrit ses yeux couleur d’herbe et dit mystérieusement : Il y a la mère ! Elle demande de l’eau pour ses fleurs !

giornaleGiardinetto a Macerata - copie

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Claudia Patuzzi

La petite tasse (Zérus – le soupir emmuré n. 73)

06 vendredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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caprera, ghislain, Giuseppe Garibaldi, luglio 1928, Macerata, Marche, Nino, Santina, voyage en Italie, Zérus 73, Zérus le soupir emmuré 73

001_Museo_Garibaldino_di_Caprera_2Sardaigne, île de Caprera: la maison-musée de Giuseppe Garibaldi
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La petite tasse  n. 73, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 280-283, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain rêva d’un rocher solitaire, un avant-poste frappé par la force de la Méditerranée, allant à la dérive comme un radeau parmi les courants. C’était l’île de Caprera. Il se trouvait dans le village peint en blanc de Garibaldi, entre la commode, les tasses de porcelaine, un voilier en bouteille et son dernier fauteuil. Il sortit dans l’air battu de violentes rafales et vit un moulin, un four et le pin ondoyant par le vent ; puis la charrue, l’établi du menuisier et la barque et, sous les pins sauvages et les palmiers nains, un monument tapageur : une triste tombe de granit où une étoile était gravée. « Pourquoi ne m’a-t-on pas brûlé sur un bûcher d’aloès et de myrte ? » protestait la voix de Garibaldi du fond de la pierre. Ghislain prit entre ses mains un tas de terre friable, moelleuse et blanche. Il resta un instant à écouter si par hasard une plainte ne jaillissait pas de cette terre, puis la jeta en l’éparpillant.
Le lendemain, quand il se réveilla, il était tard et il avait froid. Il serrait encore la petite  tasse.
— Je te remercie mon Dieu, elle est intacte, murmura-t-il.
Près de lui, il y avait le tableau d’Icare et la lettre froissée de sa mère. « J’emmènerai à Bruxelles tout ça ».
Il s’arrêta haletant au milieu de la chambre. « Caprera ? C’était l’île où Garibaldi était allé pour y vivre et y mourir… Niba m’avait dit… »
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? » Le même craquement de bois, le même pas léger.
Il ouvrit la porte. Personne. Rien qu’une jupe soulevée par le vent.
« Peut-être… »
— Maman, maman ! s’écria-t-il.
Trois fois, il essaya de l’embrasser, trois fois elle fuit cette étreinte.
— Où es-tu ? murmura-t-il. Le couloir était vide. Le soleil entrait violemment en créant de fausses portes de lumière vers l’Au-delà.
— Ghillino ?
« Qui m’appelle ? »
Il vit une chose accroupie sur le côté droit, près de l’embrasure de la porte. Derrière un tissu noir, il y avait Nino, les yeux pleins de larmes.
— C’est toi, Nino… pourquoi pleures-tu ?
— Parce que tu hurlais « maman ».
Ghislain ne parvint pas à répondre. « Ai-je vraiment vu ma mère ? »
— Moi aussi j’ai perdu ma mère, sanglotait Nino s’essuyant le nez avec le bras.
Ghislain resta pétrifié. « Leur mère… »
Nino changea d’expression. Ses yeux brillaient à nouveau.
— Tiens, Céleste t’envoie la soutane et le chapeau. Maintenant, ils sont propres.
Ghislain prit cette robe pliée avec soin, ce chapeau luisant comme un rapace endormi…
« La Règle, j’ai oublié la Règle ! »
— Voilà tes chaussures bien nettoyées ! Nino lui montrait des brodequins de cuir plus brillants que ses cheveux. Les chaussures du grand-père Cyrille. Ghislain les regarda avec haine.
— Viens, entre…
— Henriette est dehors avec ses amies.
— Et toi ?
— Je ne sais pas quoi faire. Après avoir flâné autour de l’homme de bois, Nino se hissa sur la pointe des pieds et posa le tricorne sur sa tête.  Il lui manque une plume, dit-il, en le remettant à sa place. Ah, j’oubliais, tu dois me donner la robe de chambre de papa, sinon il va se mettre en colère !
Ghislain enleva la robe de chambre et resta en maillot de corps et caleçons.
— Comme tu es drôle !
Ghislain aurait voulu chasser ce petit frère infernal. Cependant…
— Ne t’en va pas, lui dit-il, j’ai une petite faveur à te demander. Tu ferais cela pour moi ?
— De quoi s’agit-il ?
— De l’oncle Bartolomeo. Tu sais qu’il reste toujours à travailler, dans sa chambre là-haut ?
— Grand-mère ne veut pas. Parfois, il y dort jusqu’à l’aube en faisant brûler des essences qui puent.
— Tu peux lui amener cette petite tasse ?
— À quoi ça sert une tasse vide ?
— Amène-lui ça, je t’en prie.
— Que dois-je dire à Bartolomeo ?
— Donne-lui la tasse, dis-lui que c’est moi qui l’envoie et qu’il me fasse savoir. Rappelle-lui que je dois partir bientôt.
— J’y vais.
— Tu me le promets ?
— Je te le promets, Cellino.
— Prends aussi cette robe de chambre !
En un éclair, Nino avait disparu dans le couloir.

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Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain se retrouva seul. Il leva le bras et laissa glisser la soutane sur son visage. Il sentit l’étoffe effleurer ses paupières et tomber sur son corps comme un suaire. Il prit les deux rabats qui restaient sur la commode et les boutonna sur son col, puis il prit le tricorne sur le mannequin de l’homme mort et le posa sur sa tête. « Mon Dieu, il m’étouffe ! Ai-je déjà perdu l’habitude ? » Il agita ses jambes nues dans la soutane. L’air lui caressait les fesses et les cuisses. Seuls ses pieds sortaient de ce cilice mortel. « Demain, je dois partir, je dois rentrer à l’Institut… »
— Tu veux du café ?
Santina était sur le pas de la porte. Elle portait un tablier à manches courtes et sa poitrine, couverte de taches de rousseur, débordait copieusement de son soutien-gorge.
Ghislain sursauta de peur, puis chuchota : — Oui, merci… en essayant de se couvrir les pieds sous le bord de la couverture rouge.
— Pourquoi as-tu honte, petit curé ? dit-elle en riant. Elle avait posé la tasse sur la commode.
« Qu’est-ce qu’elle veut ? Quel âge a-t-elle ? Vingt ans peut-être… »
— Je te fais une photo ! Santina prit une boîte noire et lui fit un clin d’œil. C’était l’appareil photo d’Ettore.
Ghislain la fixait interdit.
— Va sur le lit, près de Garibaldi, ricana la jeune fille, en le poussant sur le catafalque rouge. Monte !
Ghislain se retrouva à genoux devant l’image en papier de Garibaldi, qui semblait approuver d’une grimace cette mise en scène.
Clic ! — Et voilà !
Maintenant, Santina était devant lui, les mains sur les hanches. Elle continuait à rire et à parler : Bois le café, mon curé, cela te fera du bien. Tu es tout fripé. Elle caressa avec le pouce, de haut en bas, la naissance des seins. Elle fit un pas et murmura : Tu n’es pas comme cet effronté d’Ettore.
Ghislain recula vers la tête du lit. Son corps basculait en arrière. Il posa les coudes sur la couverture rouge :  — Arrêtez-vous, je vous en prie… Le souffle qui sortit de ses lèvres était à peine audible. Il regarda le buste de Garibaldi. On entendit le héros donnant les ordres pour ce énième combat : «  Bon courage ! »
Santina avança à nouveau et lui sourit : C’est un vrai asile de fous, ici, mais l’amour ne finit jamais !
Elle était désormais sur lui. Après avoir relevé sa robe sur ses cuisses, sa main petite et calleuse se glissa furtivement sous la soutane de laine brute.
— Tiens-toi tranquille, curé… Santina est avec toi. Elle te veut du bien. Ainsi va la vie ! Tous les chagrins sont finis…
Ghislain sentit une forte odeur d’eau de Javel et vit la main de la jeune fille saisir l’organe innommable et onduler sur lui comme si elle dansait. Il sentit son sang bouillonner et s’engorger de manière incontrôlable dans les recoins secrets et interdits de son ventre, tandis que l’objet suprême du péché durcissait comme un bâton de chêne, avant d’exploser.
— Pauvre garçon, qu’est-ce que tu fais ? On dirait un chat en chaleur !
Il retomba à la renverse sur le lit, serrant avec les mains le pan de sa soutane. D’un coup, Santina se détacha de lui en s’essuyant les mains sur le tablier. Elle baissa sa jupe, ferma un bouton en disant :
On a fini curé. Et elle s’en alla tranquille vers la porte. Puis elle se retourna rayonnante : N’es-tu pas content ?

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Claudia Patuzzi

La lettre (Zérus – le soupir emmuré n. 72)

05 jeudi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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La lettre  n. 72, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 277-279, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Macerata, le 24 mars 1919

Cher Ghislain,

Pardonne à ta maman. Qui sait combien tu souffres tout seul là-bas ? Je t’écris avant de venir te chercher à Bruxelles. J’attends un autre petit frère, sais-tu ? Je suis émue, mais j’ai d’étranges pressentiments… Cette nuit, j’ai fait un mauvais rêve : un navire coulait et je tombais à la mer…
Je laisse la lettre ici, dans cet endroit secret et sûr, que j’indiquerai dans un billet que je confierai à Regina Coen. Si je meurs, elle te le consignera…
J’ai toujours pensé que tôt ou tard je devrais payer l’intensité avec laquelle j’ai vécu ma vie. Quand j’ai vu Niba, un miracle s’est produit. Je suis tombée amoureuse de lui en perdant presque la raison. Je l’ai suivi partout en craignant toujours qu’il ne meure. À la fin de la guerre, j’ai cru avoir gagné : la Mort s’en était allée au fond de la mer, avec les sous-marins et les grenades. Mais il ne faut pas en être aussi sûr : elle est peut-être ici, près de moi, cachée dans mon sang, prête à sortir de sa caverne…
En décembre, nous nous sommes trouvés ensemble, pour le réveillon de la Saint-Nicolas, tu te souviens ? Et il me semble qu’un siècle s’est déjà écoulé. Ta maman, comme toujours, a dû s’enfuir au loin. Qui sait quand tu pourras lire cette lettre ? Comment seras-tu plus tard ? Quelle taille feras-tu ? Seras-tu plus beau et plus doux qu’avant ? Mais à ce moment-là, tu ne seras plus un enfant, bien sûr. Et tu devras savoir…
Je t’écris de la chambre de Garibaldi : elle me rappelle la nôtre, rue du Remorqueur. C’est le seul endroit de la maison des Fata où n’arrive pas le bruit de la glace. C’est ici que Niba et moi nous avons passé nos nuits d’amour. Quelques minutes avant l’aube, nous montions sur le belvédère… Là, je me brossais les cheveux en attendant le lever du soleil. Voilà pourquoi je m’enfuis toujours là-haut. C’est le seul endroit où je peux penser à toi et quand j’y monte il me vient toujours l’envie de pleurer. Qu’est-ce que je fais ici, loin de mon fils ? Que fait Ghislain en ce moment ? Et moi, où suis-je, dans quel pays ? Mais si je regarde le ciel, je me souviens de mon bonheur et je me console.

Ici, tous les hommes adultes n’ont pas encore été renvoyés chez eux. Niba est à Venise pour la démobilisation. Henriette, le petit Nino et moi nous avons ici grand-mère Teresa, Céleste, Perla et Mipento. Mais, je ne comprends presque rien à ce qu’ils disent, ils parlent trop vite et les usages sont très différents. Perla est de plus en plus nerveuse et Mipento erre dans la maison comme un fantôme.

Maintenant, tu dois tout savoir, le moment est venu. Écoute. Quand ton père Paul est mort, j’ai été la première à m’en rendre compte. Mais il était trop tard. Les convulsions avaient cessé et il ne respirait plus. Pourtant, il m’a semblé qu’il cherchait à dire quelque chose. Sa conscience et ses sens paraissaient encore intacts. Dans l’air, il y avait une étrange odeur, aigre et dégueulasse… Oh, Ghislain ! Où trouverai-je le courage de poursuivre ?

Quand j’ai vu que le dernier soubresaut avait eu raison de lui, j’ai baissé les yeux vers le sol près du fauteuil et j’ai remarqué une petite tasse de café complètement intacte. Je l’ai ramassée et, instinctivement, je l’ai mise dans ma poche. La soucoupe était brisée en trois morceaux, cachés par le rabat en velours. Je ne les ai pas ramassés. Je regardai partout, en dessous et autour du fauteuil, à la recherche d’autres fragments, mais je n’ai rien trouvé. Quand j’ai entendu un bruit de pas, j’ai eu la force de crier, mais mes nerfs, tendus à en mourir, n’ont pas résisté. Je crois m’être évanouie. Je me souviens seulement que tante Agathe est entrée dans la chambre.
Quand j’ai retrouvé mes esprits, toi aussi tu étais là. Tu fixais ton père terrorisé. Dès que j’ai pu, j’ai couru vers toi et je t’ai emmené hors de cet endroit. J’avais oublié les objets que j’avais cachés dans ma jupe. J’ai appris seulement le lendemain qu’on avait trouvé sous le fauteuil, intactes, une petite tasse à café avec une soucoupe et qu’on les avait examinées pour y rechercher d’éventuelles traces de poison. Le médecin a dit que la mort était due à un collapsus cardiaque et que l’autopsie n’était pas nécessaire, car au fond de la tasse, on n’avait trouvé aucune trace de poison… ni de sucre. Même si, tu te rappelles, Paul prenait le café très sucré et… tout d’abord, je n’ai pas voulu y prêter attention. Mais j’y ai réfléchi par la suite : ce n’était pas possible, c’était moi qui avais la tasse, et j’avais bien vu que la soucoupe était tombée par terre en se brisant en trois morceaux. Il y avait seulement une tasse sous le fauteuil, avec une seule soucoupe cassée. Quelque chose n’allait pas… Quelqu’un avait remplacé la tasse avec une autre identique, avec le même emblème de la tour Eiffel ! J’étais trop bouleversée pour vouloir comprendre et surtout je n’avais pas la force de commencer une enquête…
Tu sais, Ghislain, ton père voulait légaliser notre union, modifier son testament et il est mort. Tout de suite après, les Mancini nous ont chassés. L’oncle Laurent a été le seul à s’opposer. Maintenant, je te confie cette petite tasse. Prends-en soin : c’est un objet précieux. Fais-en bon usage…
Le tableau d’Icare ? Tes questions m’ont fait peur. Je suis tombée moi aussi dans le « piège » de Brueghel. Chaque nuit, avant de m’endormir, mille doutes me tourmentaient. Le vieillard tué sous le buisson ne ressemble-t-il pas à Paul ? Et qui sont les trois indifférents ? Et qui est Icare ? C’est toi ?

Maman

Ghislain interrompit sa lecture. C’était lui qui avait ramassé les trois tessons de la soucoupe sans que personne s’en aperçoive. Et l’oncle Laurent était l’homme rencontré dans le train. Il savait tout. Et Regina Coen, elle aussi savait tout… Il s’arrêta immobile, en fixant les trois objets bien alignés sur la couverture rouge. Il tendit une main, prit la tasse et la renifla… Une pensée lui traversa l’esprit tandis qu’il se traînait vers le centre du lit, la petite tasse à caffé à la main, les jambes transpercées de clous et les bras grands ouverts comme s’il était en croix. Il leva le menton vers le mur où le Héros des Deux Mondes l’observait sous une auréole postiche. Il était trois heures du matin.
— Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? hurla-t-il.
À ce même instant, en bas de chez lui ,Orso filait sur la promenade des Mura da sole à quatre-vingts à l’heure.
Ghislain tomba dans un lourd sommeil. Il n’y eut aucun centurion pour commenter l’événement. Seule la chemise rouge de l’homme de bois eut un frémissement et voltigea dans l’air. Enfin, elle se calma.

Claudia Patuzzi

Le hurlement (Zérus – le soupir emmuré n. 71)

04 mercredi Déc 2013

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Albanie, chambre de garibaldi, Fascistes, ghislain, italie, Macerata, Marche, moto Guzzi, Orso Fata, Zérus 71, Zérus le soupir emmuré 71

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Moto Guzzi, 1928. (cliquer pour agrandir)

Le hurlement  n. 71, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 274-277, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

« Ève putain ! De quoi a-t-il dit Niba ? Maman l’a approuvé de la tête ! Et après ? Maudit soit le matin ! Il a des couilles, Mussolini ! Il a pris l’Albanie, n’est-ce pas ? Nous les Italiens, nous les fascistes, nous avons eu le protectorat… Nous commandons le roi Zogu, qu’est-ce qu’ils croient ? Staline aussi construit des gratte-ciels ! »
La moto avait pris vitesse. Elle atteignait maintenant les quatre-vingts kilomètres-heure et fracassait les tympans. Une voiture apparut à l’improviste en sens contraire. « Qu’une cataracte te tombe sur les phares ! Putain de merde ! »
Après un gémissement déchirant explosa dans l’air: — L’été n’en finit pas, cette année… Et non ! Quand c’est trop, c’est trop ! Maudit soit le matin, je veux une femme !
Orso chevauchait un aigle aux ailes déployées. La moto Guzzi traversait l’air en ébouriffant les feuilles des tilleuls près des Mura da Bora. En quelques secondes, il frôla le potager de l’archiprêtre et la tour avec sa petite terrasse. Il faisait corps avec la nuit en ignorant l’arc de la Voie lactée, la splendeur de Sirius et de toute autre étoile mineure. Seule la flèche aveuglante du phare coupait en deux l’obscurité de la route. À ce moment là il était un démon des fièvres, ou peut-être un Dieu à la peau d’albâtre qui roulait dans une traînée de lumière incandescente. Il portait la chemise noire, des bottes et un gourdin en aluminium à la ceinture. Tout en riant sans une vraie raison, dans un tourbillon de poussière, il filait en mission spéciale vers la nuit du Sabbat…
Il s’arrêta un instant, tourna son visage ivre vers la chambre de Garibaldi et s’écria : «  Giuseppe, ma mère ne m’aime plus ! »  En disant cela, il mâchait l’air frais entre ses dents. Tandis que ce prêtre venu de l’étranger dormait, là-haut, il allait donner une « leçon » aux antifascistes. Enveloppé de métal comme un serpent, le ventre en feu et le membre dur, il allait glisser sur la route comme un adolescent excité.
Avant de plonger dans un sommeil noir comme du jais, Ghislain avait ouvert l’enveloppe. Dans la maison de Fata, tout le monde fut réveillé par un cri si aigu qu’on pouvait l’entendre jusqu’à la rue. Mais Orso ne pouvait pas le percevoir : à ce moment là il roulait déjà sur ses roues de caoutchouc en savourant le paradis…

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Orso Fata est le deuxième à partir du côté droite (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Mais, avant ce hurlement, que s’était-il passé à l’intérieur du Palais des Fata ? Tandis que Céleste nettoyait sa soutane et brossait son chapeau, Ghislain s’était réfugié dans la chambre de Garibaldi, avait fermé la porte à clé et s’était dirigé vers le grand lit à la couverture rouge. Il serrait le paquet de sa mère contre sa poitrine, sous la robe de chambre à ramages de Niba. Il portait les pantoufles de toile de la communauté, mais il n’avait pas fait d’examen de conscience. Il n’en avait pas le temps.
D’abord il posa sur le lit les objets emballés dans le paquet et les disposa méticuleusement par ordre de grandeur. Même s’il avait peur, voulait que ce moment dure une éternité. Rien ne serait peut-être plus comme avant.
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? » De nouveau, ces pas derrière la porte.
« Était-ce elle ? »
Il regarda le portrait de Garibaldi. Giuseppe lui sourit : « Moi aussi j’ai été trompé… »
Sur le lit il y avait maintenant trois objets. Le plus grand, qu’il avait deviné au toucher, dans la maison de Regina Coen, c’était le petit tableau d’Icare.
« Voilà où l’avait mis sa mère. Pourquoi ? Ne voulait-elle pas qu’il se pose trop de questions ? »
Le deuxième objet, le plus mystérieux, formait dans le paquet une étrange protubérance. C’était une petite tasse à café blanche, parfaitement conservée. Ghislain se souvint des fragments de porcelaine qu’il avait ramassés, alors enfant, sous le fauteuil de son père. Cette petite tasse avait-elle un lien avec cette mort ?
Le troisième objet, pour ainsi dire, était une enveloppe sur laquelle se détachait l’écriture nette de sa mère. À l’intérieur, un billet : « Regarde derrière l’image de Garibaldi. »
Ghislain resta songeur pendant quelques instants : « Maman !», murmura-t-il. , Puis il monta sur le lit et fit glisser deux doigts derrière le petit cadre accroché au mur. Ses genoux tremblaient. Il sentit un clou, puis un autre, jusqu’au moment où il effleura quelque chose qui ressemblait à du papier… Il tira. C’était une lettre qui lui était adressée…

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Claudia Patuzzi

Regina Coen (Zérus – le soupir emmuré n. 70 )

03 mardi Déc 2013

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« Le féminin éternel« , Roma, 1906, illustration de Aleardo Terzi.

Regina Coen n. 70, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 266-274, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Après une entrée entourée de glaces et les vingt marches de l’escalier en colimaçon, Ghislain fut introduit dans un salon parsemé de livres, qui semblait occuper à lui seul tout le premier étage. À travers les trois portes-fenêtres grandes ouvertes, le vent soufflait sur les rideaux de mousseline couleur lilas.
En descendant l’escalier de pierre, on tombait sur une petite étendue de graviers, où trônait un figuier. « C’est un immense jardin suspendu, une île au milieu du ciel ! » pensa-t-il, égaré, tandis qu’Henriette et ses amies, désinvoltes, disparaissaient parmi les plantes et les sentiers…

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Henriette dans le jardin de Regina Coen.(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Entre-temps, Madame errait au loin, habillée de blanc, avec un panier à la main, le buste droit serré par une centaine de petits boutons. Elle cueillait les fruits un à un, tandis que le soleil éclairait sa mèche gris-bleu… « C’est bien lui… », sursauta-t-elle en se dirigeant vers le salon où l’on avait introduit Ghislain. « Mon Dieu, dans quel état il est ! Où est-il le petit garçon tendre que j’avais connu au café chantant ? Qu’est-ce qu’on lui a fait ? » Comme si c’était hier, elle se rappela ce petit être en proie à la panique, qui s’était finalement calmé en entendant la voix de sa mère. Elle perçut de nouveau son soupir de soulagement : « J’ai retrouvé maman… ! »

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Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir )

Ils se rencontrèrent dans le salon. Ghislain entendit son souffle anxieux.
— Mets-toi à l’aise, Ghislain, bredouilla-t-elle en français.
Il leva brutalement la tête tout en ôtant son chapeau. « Qui est cette femme qui m’appelle par mon prénom ? »
Il y eut d’abord un moment d’embarras. « Noir et blanc, quelle horreur ! » ne cessait-elle de penser tout en observant cette soutane de prêtre se détachant brusquement du fond de mousseline. Ensuite, elle s’arma du courage d’accueillir ce malchanceux par l’indulgence d’une princesse distraite. Pourtant cette attitude bienveillante cachait une pensée en cage… Dans un élan, elle saisit sa main et dit : — j’ai connu ta mère à Bruxelles ! Nous étions jeunes alors… lui murmura-t-elle avec l’indulgence d’une princesse distraite, tu me reconnais ?
Ghislain sourit faiblement. Il s’était parfaitement souvenu de la scène du café-concert : sa mère et cette dame toujours élégante étaient dans une loge. Elles parlaient sans relâche… il n’arrivait pas à se frayer un chemin entre les chaises tandis que Germaine, sa tante, dansait sur l’estrade. Puis le son revint aussi, d’abord léger et peu à peu plus scandé, du nom de la dame inconnue : « Regina Coen.»
— Tu me reconnais ?
— Oui.
— Tu te souviens ?
— Oui…
Les mots sortirent sans effort. Ils parlaient français. La peur disparaissait peu à peu avec le salon et le jardin. C’était comme si sa mère était là avec eux et qu’elle n’était pas morte. Ghislain remercia Dieu, Saint-Nicolas et Sainte-Gudule. Cette dame avait connu sa mère, elle était en train de lui parler d’elle…
Regina le conduisit vers un secrétaire où des photos s’étalaient.
— Tu sais Ghislain, avant le début de la guerre, à Bruxelles, je voyais Genny et Niba tous les jours. Puis j’ai dû partir. Tu vois cette photo ? C’est nous — Eugénie, Germaine et moi — au café-concert. Ta mère a ouvert son ombrelle… Après, je l’ai revue ici, en Italie, en octobre 1915. Et plus tard aussi, en 1919. Elle regarda dehors, à travers la porte vitrée. Personne ne pouvait les entendre. Cependant, elle parlait avec effort : — j’ai rencontré Geny dans la maison des Fata, avant son départ pour Bruxelles. Elle se faisait beaucoup de soucis pour toi… Tu m’écoutes ?
Ghislain ne pouvait pas parler. Un nœud lui serrait la gorge.
— Ta mère avait peur de mourir… continua la femme, avec un effort visible.
— Mais….
— Écoute !
Maintenant, la dame faisait les cent pas dans le salon, en frottant les mains sur sa robe comme si elles étaient trempées.
Ghislain était debout au-dessous du lustre vénitien. Les courants d’air faisaient tinter les pendants de verre sur un fond irréel. La lumière du soleil et l’ombre du jardin projetaient d’étranges formes dans le salon. Tout y bougeait et en même temps tout y demeurait immobile, depuis des siècles peut-être.

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Geny Balthasar.(cliquer sur la photo pour agrandir)

Regina Coen ne dit rien. Elle revint d’un pas décidé vers le secrétaire. Elle ouvrit le tiroir de gauche avant d’en sortir un petit paquet :
— Elle m’avait dit de te donner ceci si jamais il lui arrivait quelque chose, proféra-t-elle en hâte. Je ne savais pas comment faire pour me mettre en contact avec toi. Je pensais que tu viendrais vivre en Italie…
— Mais mon grand-père…
— Tiens.
Le paquet était lourd, pourtant vaguement familier dans la forme. Étaient-ce des lettres ? Mais c’était trop dur, il y avait quelque chose qui pointait au milieu.
— Ta mère ne m’a rien dit sur son contenu… elle chuchota, comme pour s’excuser. « Mais, qu’est-ce qu’il fait ce garçon ? m’entend-il ? Il fait trop chaud, aurais-je dû peut-être aérer le salon… »
Ghislain vacilla et saisit le bras de la dame : — ma mère…, il murmura, en étouffant ses sanglots sur sa poitrine.
Après une seconde, Regina se raidit. Maintenant, elle voulait s’écarter : — excuse-moi ! J’ai peut-être trop parlé… Où est ta sœur ?
À ce dernier mot — ta « sœur » —, elle rougit visiblement. Ses lèvres restèrent suspendues sur un son qui ne voulait pas sortir et ses paupières cachèrent son regard, devenu tout à coup fuyant.
Ghislain frissonna. Une distance infranchissable le séparait pour toujours de cette femme. « Elle sait très bien ce que ce paquet contient » !
— Va jouer, va chercher Henriette…
« Elle ne veut pas que je sache… quoi ? » pensa-t-il avec horreur.
— Qu’attends-tu ? Dépêche-toi… s’écria Regina, le poussant vers la porte vitrée donnant sur le jardin. Ghislain leva la tête pour répondre, pour lui demander… mais déjà elle lui tournait les épaules, en train de monter à la hâte à l’étage supérieur. Il se retrouva tout seul en face du jardin inconnu. Ce brusque refus l’empêchait de se déplacer et de sortir… « Que s’était-il passé ? Où dois-je aller ? Pourquoi cette femme s’est-elle comportée de cette manière ? »
D’un coup, l’image souriante de sa mère s’interposa. Il se tourna et revint en arrière, jusqu’à l’étagère en acajou. Une bouffée de chaleur lui rougit les joues alors qu’il voulut observer, seul, l’image d’Eugénie qui brandissait son ombrelle avec nonchalance. « Où est-elle cette image ? Oui, je m’en souviens maintenant, au bout du secrétaire, sur la droite. » Sa main tâtonna dans le vide : la photo qu’il avait vue juste avant, alignée avec les autres, la photo de Gény que Regina avait apportée de la Belgique avait disparu ! À sa place, il y avait une tache sombre, à peine effleurée par un voile de poussière.

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Henriette,avec le chapeau blanc, en présence de ses amies. (cliquer pour agrandir)

Ghislain était planté sous le figuier, quand Henriette se dessina en contrejour et lui cria :
— Qu’est-ce que tu fais cafard ? Viens jouer avec nous !
Il était si drôle dans sa soutane noire, et encore plus étrange avec ce lourd chapeau parmi le jaune tapageur des frésias et les grappes rouges des groseilliers. On l’entraîna dans la serre, on l’obligea à grimper sur le figuier, on lui fit manger du muscat, on l’aspergea de véritable eau de source et, sans aucune honte, on salit son chapeau. Quand ils arrivèrent aux Remparts, Ghislain essaya de se pencher au-delà de la mince barrière de fer, mais il fut près de s’évanouir. Croyant que c’était une blague, les enfants le recouvrirent de fleurs de câprier, en chantant : « Le cafard est mort ! Vive le cafard ! »
Avant que les fourmis et les insectes ne le dévorent, tandis que le soleil frappait sur son front et que les monts Sibyllins s’évaporaient, Madame daigna le secourir, en l’emmenant à l’intérieur, où elle le fit asseoir sur un coussin.
À compter de ce jour-là, ils ne revinrent plus dans le jardin, et la dame ne les invita plus à prendre le thé avec les petits fours. S’ils la croisaient dans la rue, elle se montrait toujours très pressée. Mais elle évitait surtout de regarder Ghislain dans les yeux.
À chaque rencontre, un malaise général s’emparait de lui. Il avait ouvert le paquet, désormais. Lui aussi savait. Mais pourquoi s’était-elle comportée ainsi ? Pourquoi avait-elle enlevé la photo de sa mère du secrétaire ? Pourquoi ?

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Claudia Patuzzi

Le Mura da Sole (Zérus – le soupir emmuré n. 69)

01 dimanche Déc 2013

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(cliquer sur la photo pour agrandir)

Le Mura da Sole n. 69, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 264-266, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cet après-midi-là, Henriette prit la main de Ghislain en lui murmurant à l’oreille :
— Nous allons manger des figues dans un jardin.
— Je ne sais pas ce que c’est.
— Quoi, les figues ? lui murmura-t-elle à l’oreille. En voyant son air désolé, elle ajouta :— Une dame veut faire ta connaissance.
— Quelle dame ?
— Une vraie dame ! Il y a aussi des bicyclettes.
— Je ne sais pas y aller.
Sa sœur lui rit au visage. Puis elle s’engouffra dans l’escalier en bois.
— Fais attention à ne pas te prendre les pieds dans la soutane ! s’écria-t-elle avant de disparaître à l’étage en dessous.
Elle était maintenant au cœur de l’usine de bière.
— Arrête-toi, Henriette ! Ne cours pas si vite ! haletait-il. Le vrombissement des moteurs recouvrait sa voix.
Ghislain n’aimait pas les escaliers et les galeries souterraines de l’usine, les soupentes de bois avec les poutres disjointes, le fracas des embouteilleuses, l’odeur de fermentation de la bière avec ses exhalaisons sucrées d’alcool et d’anhydride carbonique, le sol glissant et toujours trempé par les éclaboussures. Seule la balance en fer l’enchantait, pareille à une vieille guillotine, où se pesaient tour à tour Henriette et Nino.
Sa petite sœur, au contraire, voletait entre les gouttes des chaudières, frôlant les cuves de fermentation et les coins rouillés imprégnés de tétanos de l’embouteilleuse sans se tacher ou se blesser de manière grave. C’était une mangouste à la chasse aux rats et aux serpents, à la recherche d’anfractuosités et de tanièqres secrètes. Elle s’arrêta à mi-parcours : — Cours Ghillino, l’oncle Orso nous attend avec le camion !
« Jésus, où est-elle passée ? Je ne la retrouve plus… »
Un instant plus tard, un casque noir pointa depuis la fenêtre du camion :— Cours ! Monte ! Ghislain eut juste le temps de saisir d’abord la petite main tendue vers lui et puis la large patte d’Orso… le camion le traînait déjà en dehors de la cour.

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Le Mura da Sole: les ramparts sud de Macerata.(cliquer pour agrandir)

Orso portait les lunettes de soleil. Ses cheveux resplendissaient contre la tôle du camion comme du cuir vernissé. Il souriait sans raison. Henriette et Ghislain se retrouvèrent comprimés dans la cabine avec la sensation de piloter un avion. Dans le fracas tourbillonnant des roues, l’Institut et ses souvenirs furent déchirés par le vent, pour s’évanouir dans les fumées du tuyau d’échappement. Arrivé sur une place, le camion frôla le monument de bronze de Garibaldi.
— Celui-ci est le fils d’un démon et d’une sainte, s’écria Orso, avant d’appuyer avec plus de force sur l’accélérateur.
Le camion s’arrêta devant les Mura da Sole :
— Nous voici au bout ! hurla Orso en les jetant brusquement par terre.
— Allons dans le jardin ! s’écria Henriette.

003_giardino Coen 180Henriette dans le jardin de Regina Cohen.(cliquer pour agrandir)

Ghislain resta seul. Le camion était déjà parti et le silence s’étendait sur la route comme un calque. Il sentit la densité étouffante de l’air et un bruit de tambour, un grondement sourd qui martelait en lui. C’était son cœur. Avec un effort surhumain, il atteignit le portail mi-clos. Son ombre le recouvrit entièrement. Avec sa soutane et son chapeau, personne n’aurait pu le distinguer. Pendant plusieurs minutes, il resta immobile sous l’arche, dans la fraîcheur humide de la pierre. Que devait-il faire ? Où était ce jardin ?

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Henriette avec une amie à la campagne.

Claudia Patuzzi

Bartolomeo Fata ( Zérus – le soupir emmuré n. 68 )

30 samedi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Bartolomeo fata, ghislain, henriette, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, Nino, Zérus 68, Zérus le soupir emmuré 68

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À partir du coté gauche: Bartolomeo avec sa chienne; au centre, Nino avec un poupon, Henriette est appuyée contre une colonne.(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Bartolomeo Fata n. 68, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.259-263, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ce n’était pas le bruissement des pigeons sur les tuiles, ni le bruit des machines réduit à néant par la hauteur de la tour ni même le tintement des cloches de l’église de San Giorgio, qui avait réveillé Ghislain. C’était le bruit d’un pas — humain ? — qui craquait sur le plancher parmi des cris plaintifs.
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? »
Quand il ouvrit le yeux, le petit homme de bois était à son coté. À travers les persiennes les rayons du petit matin zébraient la chemise rouge, lui ôtant tout éclat de couleur.
« — C’est un pauvre forçat, comme moi du reste ! »
Il regarda la porte fermée. Excepté ce bruit, tout semblait immobile. Le soleil filtrant annonçait un beau dimanche de juillet. Aucun son de cloche. Il n’était pas encore sept heures. La pendule restait aussi silencieuse, oubliant les minutes. Là-haut ne parvenaient ni les glapissements des chiens errants dans la cour, ni le fracas de l’Usine, ni le roulis de la pompe qui forgeait des parallélépipèdes de glace dans les entrailles de la terre, ni même les relents pestilentiels de l’ammoniaque. Là-haut, l’air était pur comme à la montagne, la cornée restait claire. « Voici pourquoi Garibaldi avait choisi cette chambre : parce qu’on y arrivait en grimpant vers les nuages, sur les restes d’une tour du XIVe siècle ayant survécu au temps.» Ghislain se leva. Il toucha son corps poisseux où l’orangeade avait déposé un voile jaune. « Je dois me laver… », pensa-t-il, tandis qu’il gravissait le petit escalier qui menait à la terrasse sur le toit.
La nuit cédait la place au soleil. Un rayon s’arrêtait sur la droite, au nord-est, sur le dos d’une montagne. Qu’est-ce qu’il y avait là-bas ? Un monstrueux cétacé ? Étaient-ce des mouettes ces petits points qui filaient dans la brume de l’aube ? Était-ce la mer ou le ciel ?

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La campagne de Macerata depuis le balcon de Fata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain regarda cette étendue de collines qui recouvrait d’un manteau ondulé les roches sorties des fonds marins depuis des millions d’années. Il ne voyait que dépressions et douces crêtes dans un enchevêtrement de fermes, de hameaux et de vallées sans que rien ne vienne y poser une limite. Il éprouva une sensation de vertige. « Ce n’est pas une terrasse, c’est la proue d’un navire. Ces collines sont une mer qui avance… De là-haut, Garibaldi a vu Taganrog, Tunis, Tanger, Rio de Janeiro, le Rio Grande do Sul… »
Il pencha la tête vers les remparts en dessous de lui : une rangée de tilleuls longeait la promenade en ceignant sa crête d’une chaîne de feuillages. Il toucha son front pour réajuster un chapeau, mais sa tête était nue et un vent froid lui ébouriffait les cheveux. « Il s’était baigné dans l’orangeade…» Ce souvenir lui fut comme une brûlure. « Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait » ? D’un coup, les bras serrés autour du corps, il se lança dans l’escalier… En quelques instants, il était déjà au bord du lit, évitant soigneusement de regarder le buste de Garibaldi ou de se faire toucher par le bredouillement de l’homme qui avait bougé, ou pas ?
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? »
De nouveau, ce pas derrière la porte, de nouveau le gémissement étouffé du bois sous la plante d’un pied…
Ghislain se déplaça lentement. Il fit glisser sa tunique sur son corps, enfila les chaussettes et les chaussures de cuir. Il accrocha les rabats sur son cou et, d’un seul bond, ouvrit la porte. Il eut à peine le temps de voir les reflets cuivrés des cheveux de sa mère et de s’apercevoir de son geste furtif — voulait-elle l’inviter à la suivre ? —, que sa jupe disparut derrière un mur blanc. Mais il entendit sa voix : « As-tu vu ? Je te l’avais promis…»
— Maman, cria-t-il, en se lançant derrière elle. Arrête-toi, maman !

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Sebastiano et Ettore. (cliquer la photo pour l’agrandir)

Mais dans le couloir, il n’y avait personne et il fut stoppé dans son élan par des draps tendus devant une fenêtre grande ouverte. Un bruyant claquement de portières venait de la cour. Il vit Niba discutant avec un ouvrier. Il portait un tablier sale de graisse et un pantalon de toile. Plus loin, nu jusqu’à la taille, Ettore s’activait dans la boutique du forgeron. La cour était un petit carré qui ressemblait à un modèle réduit où Niba mesurait trois centimètres et Ettore deux. Seul le camion, luisant comme un scarabée, gardait sa masse inhumaine. Sous cette lumière, on voyait la queue de la chienne qui allait se cacher en se dandinant dans l’obscurité des boutiques.
Une caresse lui frôla le cou. Ghislain se retourna brusquement.

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Bartolomeo Fata ( cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Bonjour ! En se promenant au milieu du linge, Bartolomeo Fata le fixait des yeux bleus.
— Bonjour, balbutia Ghislain, se remettant de ses frayeurs.
En posant le doigt sur ses lèvres, Bartolomeo chuchota : — Ne dis pas à ma mère que tu m’as vu ! Puis, il le conduisit au-delà du rideau amidonné des draps, parmi les dentelles des chemises de Perla et les pudiques voiles de lin chiffonné de Mipento. Il s’arrêta devant une petite porte. — Ma mère ne veut pas que je vienne ici. Il indiqua à Ghislain un grenier tout empli de flacons, d’alambics, de réchauds, de cages à lapins et à souris : Là, j’ai rangé les poisons, et là les cobayes…
— Les poisons ? Ghislain observait ce fatras de flacons.
— Oui. Ce sont des alcaloïdes de nombreuses plantes supérieures qui, administrées à petites doses, ont des fonctions curatives. Curare, mescaline, quinine. Celle-ci c’est la strychnine. Bartolomeo lui montra des octaèdres incolores. Ce poison résiste à tout processus de putréfaction… on peut le retrouver sur un cadavre bien après sa mort. Il a une odeur particulière… Puis il lui montra un autre flacon.
— Celui-ci c’est l’oxyde de carbone, il ne laisse aucune trace visible.
— Et tu passes la nuit ici ?
— La chimie me plaît. Je ne veux pas être géomètre ou penser à l’usine. Je veux être médecin légiste.
— Et c’est pour ça que tu étudies ces choses ?
— Je sais tout sur les poisons.
Ghislain eut une illumination :— Tu pourrais distinguer un poison mortel après beaucoup de temps ?
— Cela dépend du type de poison. Mais qu’est-ce que tu as ?
— Il n’y a pas d’espace, ici…
Ils revinrent vers la fenêtre. Ghislain respirait mal. Au-dessus du carré bleu de la cour, les nuages dessinaient un plafond illusoire.
— Là-haut, je me sens libre, dit Bartolomeo.
— Moi à l’Institut j’étouffe comme ça… tous les jours !

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La court intérieure du Palais Fata avec l’église de San Giorgio. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Pour ne pas avoir peur, tu dois toujours regarder vers le haut. Le ciel est une fenêtre ouverte sur le monde, il ne faut pas se déplacer. La couleur et les nuages changent tout le temps, comme la vie !
Ghislain regarda le panneau bleu foncé que les tuiles ocre rendaient encore plus lumineux. Il comprit que les étoiles étaient là, même avec cette lumière aveuglante du Soleil. « Moi aussi je bouge toujours, comme les étoiles. Je ne suis pas seul… »
Quand il se retourna, Bartolomeo avait disparu.

Au petit déjeuner, Ghislain, Henriette et Nino ne voulaient pas boire d’orangeade.
— Si tu la bois, tu deviendras fort ! insistait Santina, mais ces trois obstinés secouaient la tête. Même le petit prêtre au visage pâle. Résignée, Santina posa sur la table trois grandes tasses de lait.
Au déjeuner, Sirio but l’orangeade en premier. Après avoir trempé deux ou trois fois les lèvres sur le bord du verre, il déclara :— Elle est parfaitement réussie.
Quand il donna la permission de boire, les enfants et le prêtre s’abstinrent.
— Pourquoi ne buvez-vous pas ?
— J’ai mal au ventre, jura Nino.
Henriette et Ghislain étaient « malades » aussi. Mais Teresa remarqua quelque chose d’insolite dans le goût :— Santina, ne te semble-t-il pas que cette orangeade ait un certain goût d’ammoniaque ?
La servante ouvrit les bras d’un air désolé.
Alors, Teresa souleva le verre pour l’observer à contrejour : — Elle est un peu trouble, n’est-ce pas ? Puis elle se tourna vers Guillaume, ou Gérard, ou peut-être Gustave. Tu te sens mal, mon fils ?
Ghislain écarquilla les yeux. Un sanglot désespéré lui sortit de la gorge : — J’ai eu froid…
— Tu as le teint un peu jaune, continua la grand-mère. Par un de ses gestes rituels, elle mit fin à son examen : — Pauvre garçon, c’était trop pour toi… Et après avoir bu une dernière gorgée, elle se trouva au-dessus de la table, entre ses deux fils qui l’emmenaient sur la chaise du pape.
Près de la porte, Bartolomeo se retourna. Il avait un étrange sourire.
— L’orangeade était parfaite, n’est-ce pas Nino ?

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La gazeuse de l’Usine de Fata. (cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi

L’orangeade (Zérus – le soupir emmuré n.67)

29 vendredi Nov 2013

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ghislain, henriette, l'orangeade, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, Nino, Paul mancini, Zérus 67, Zérus le soupir emmuré 67

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Bouteille pour le Seltz (cliquer pour agrandir)

L’orangeade n. 67, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.254-258, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

Quand il rouvrit les yeux, il vit son père Paul en train d’agiter les bras hors de la couverture : « Où est le pied de lit, Ghislain ? »
Il fixa son père en silence : pourquoi donnait-il signe de vie juste ici, en Italie ? Certes, il ne pouvait pas rêver de lui dans le dortoir de l’institut, toujours plein de monde.
« Quelle espèce de lit est-ce donc, Ghislain ? » continuait à pleurer Paul.
— C’est le lit de Garibaldi papa…, chuchota-t-il.
Paul pâlit et cessa de pleurer. Il saisit la couverture et cria : — Trouve-la, Ghislain !
« Que dois-je chercher ? »
Ghislain sentit soudain le souffle lui manquer : un corps immense était tombé sur lui et l’étouffait… Il ouvrit la bouche et une langue râpeuse entra dans son palais. Une paire de jambes molles s’enroulèrent sur lui comme une camisole de force l’empêchant de bouger les bras.
— Ghillino, Ghillino ! Les voix d’Henriette et de Nino l’appelaient depuis l’Au-delà. Il allait rejoindre son père…
— Viens Ghillino, réveille-toi !
Ghislain écarquilla les yeux. Un lourd tissu vert lui couvrait le visage. Il le souleva avec peine en mastiquant des grains de poussière. Enfin, il se libéra.
Henriette et Nino le fixaient contrits.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— On voulait te réveiller, mais le drapeau est tombé sur toi… Ils s’excusèrent en chœur.
— Quelle heure est-il ?
— Il est minuit… murmura Henriette avec un air de complice.
— Et pourquoi m’avez-vous réveillé ?
— On va voir notre oncle, Sirio. Il fait de l’orangeade, soupira sa sœur.
— Viens, viens… répéta Nino en le tirant au bas du lit.
— Et la tante ?
— Elle dort. Dépêchons-nous. Si elle se réveille, elle va nous voir.

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Sirio (cliquer pour agrandir la photo)

Dix minutes plus tard, ils étaient dans une pièce en forme de demi-cercle près de la cuisine.
— Chut ! Pas de bruit, murmura Henriette.
Sirio, entouré d’enveloppes de sucre, était assis sur un tabouret à côté d’une grande bassine en cuivre pleine d’eau minérale. Avec la précision d’un orfèvre, il faisait tomber de ses doigts une mystérieuse poudre qui formait un sirop rouge orange, très dense, à l’odeur forte. Il s’interrompait de temps en temps pour mélanger de nouveau le liquide avec une pelle en bois, puis il plongeait l’index et goûtait. Il laissait s’écouler la poudre, ajoutait du sucre, mélangeait avec la pelle, mettait le doigt dans le jus, goûtait et ainsi de suite jusqu’à ce que le liquide devienne fluorescent comme une peinture acrylique. Une lampe oscillait au-dessus de ce sirop couleur de bégonia, en déversant sur sa tête un reflet doré. Soudain, l’enveloppe du sucre lui échappa des mains et flotta sur le sirop comme une petite barque. Ses yeux se remplirent de larmes.
— Il pleure toujours quand il fait de l’orangeade, dit Henriette.
— Pourquoi ?
— Il pense à l’ouvrière qu’il voulait épouser… Grand-mère le lui a interdit !
— Et lui ?
— Il n’a plus mangé ni dormi… puis il est devenu comme ça!
— Tais-toi ! Notre oncle s’en va, murmura Nino.
Ghislain vit Sirio pencher la tête sur l’enveloppe de sucre, soulever cette épave, en faire une boule avec un geste de colère et la mettre dans sa poche. Il sursauta en reconnaissant le même regard vitreux que son grand-père Cyrille. « Frangar, non flectar ! »

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Nino dans la cour du Palais de Fata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Nino continuait à fixer la bassine de cuivre.
— Tu ne viens pas, Nino ? Henriette l’appelait depuis la petite porte.
Nino était debout sur le tabouret de bois. Tout à coup, ses yeux s’illuminèrent. Henriette et Ghislain n’eurent pas le temps de l’arrêter. Maintenant, il pataugeait dans l’orangeade comme une grenouille.
— Tu es devenu fou, Nino ? siffla sa sœur. Si l’on te voit… mais sa voix trahissait déjà une admiration sans bornes.
Ghislain regardait Nino embarrassé. Ses joues et son cou étaient recouverts de larges plaques rouges. C’était la première fois qu’il voyait un petit garçon nu. À l’Institut, ils prenaient le bain ou la douche en culottes et ses confrères étaient couverts par leurs soutanes de la tête aux pieds. S’il se produisait quelque chose d’étrange, l’Avertissement et l’Accusation révéleraient la vérité, tôt ou tard… Il sentit vibrer son corps malgré lui. Cela faisait quatorze ans, depuis l’époque de la maison d’Alsemberg, qu’il ne connaissait plus ces sensations : quand il avait épié le corps de Christiane et celui, plus mûr, de Catherine, au clair de lune…
Henriette regardait son frère d’un air amusé.
— Comment est-ce ?
— La fin du monde ! gargouilla Nino.
Ghislain regardait sans arrêt l’entrée de la pièce.
— Les chambres à coucher sont trop loin, ils ne peuvent pas nous entendre, le rassurait sa sœur. Entrons nous aussi, déshabillons-nous Ghillino ! En un instant, elle était dans la bassine. Ghislain regarda ses seins plats et rougit.
— Qu’attends-tu pour te déshabiller ? hurlait Nino.
— Je ne peux pas, le Père supérieur…
— Il n’est pas là. Comment pourrait-il savoir ?
Ghislain se retrouva nu comme au temps du plongeon dans l’eau du Zwin. Mais là, il était seul dans la mer. Il se couvrit avec les mains et il entra dans l’orangeade.
— Fais-moi voir, le défiait Nino, n’aie pas honte. Ghislain ôta les mains et montra son organe sans nom.
— Le mien est plus gros, ricana le gamin qui désormais, entre les chiens de chasse et les bêtes des paysans, était habitué à tout. Ghislain se sentit mal. C’était pire que l’Avertissement.
Une ombre de remords traversa le visage d’Henriette : — Arrête-toi Nino, et laisse Ghislain tranquille… nous sommes perdus, s’ils nous voient ! Elle prit sa main et le conduisit dehors.
Quelques minutes plus tard, personne ne riait plus. Ghislain avait le teint terreux, Henriette était abattue. Seul Nino avait gardé son air futé. Il regarda l’orangeade qui faisait des vagues dans la bassine de cuivre, puis il dit : — Maintenant, elle est un peu sale…
— Pourquoi ?
— Devine un peu…

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Henriette et Nino. (cliquer pour grandir la photo)

Claudia Patuzzi

La chambre de Garibaldi III/III (Zérus – le soupir emmuré n.66)

28 jeudi Nov 2013

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1 janvier 1849, Celeste, ghislain, Giuseppe Garibaldi, henriette, la chambre de garibaldi 66, Macerata, Marche, Nino, voyage en Italie, zérus 66, zérus le soupir emmuré 66

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Turin, Musée du Risorgimento, Garibaldien. On voit la figure réfléchie de Giuseppe Garibaldi à cheval. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

La chambre de Garibaldi III/IV n. 66, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.252-254, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

— Voilà la chambre où Garibaldi a dormi depuis le 1er janvier 1849, quand il a fondé sa vaillante légion de Macerata ! s’écriait Nino pour le tirer de cette étrange torpeur. Mon arrière-grand-père était un garibaldien avec la chemise rouge !
Henriette interrompit son frère avec le ton d’une moralisatrice:
— C’est moi qui dis cela. À ce temps-là, il y avait ici une petite auberge de poste avec un atelier de couture. Garibaldi y vint, accompagné du capitaine Angelo Masina…
— Et de l’homme noir avec la lance, Abujab… continua Nino enflammé, comme si cette figure au manteau sombre se trouvait devant eux.
Henriette l’interrompit : — Lorsqu’il accepta de dormir à l’hôtel, le Maire ordonna de mettre des lumières dans toutes les rues, sur les balcons et aux fenêtres. Mais ensuite on se comporta mal avec Garibaldi…
Céleste toussa pour montrer sa désapprobation. Au lieu d’entrer dans la chambre, elle était restée à distance respectueuse.
Henriette se tut une seconde, puis, convaincue de sa bienveillance, continua : — La commune ne voulait pas payer l’hôtel et quand Garibaldi partit il donna à la Légion des chaussures se défaisant comme du papier dans la neige.
— Et Garibaldi attrapa de l’arthrite… continua Nino.
— Et les livraisons de pain étaient toutes pourries ! conclut Henriette triomphante.
— Tais-toi, haleta Céleste, vous avez oublié de dire la chose la plus importante : Garibaldi avant de partir fut élu, par cette ville, député de la Constituante romaine…
— Et les partisans du pape se soulevèrent en criant : Vive Pie IX ! hurla Nino.
— À l’arrivée des carabiniers… soupira Henriette, Garibaldi arrêta de jouer aux cartes, jeta son sabre par terre et calma ses légionnaires emportés…
— Il examina toutes les chambres de l’hôtel, poursuivit Henriette. Il disait : celle-ci est sombre, celle-ci est bruyante, celle-là est un « miserere »… Enfin, il choisit juste cette chambre !
— Il y dormit pendant quatorze nuits, puis il déménagea dans l’ancien couvent, conclut Nino.
— Et pourquoi choisit-il cette chambre ? demanda Ghislain à mi-voix.
Céleste se mêla à la conversation : — Parce qu’elle était silencieuse. De là un escalier monte jusqu’à la terrasse…
— Les oncles se disputent tout le temps, l’interrompit Henriette. Ils veulent tous dormir ici à tour de rôle. Mais ce sont Sirio et la grand-mère qui décident. Et Orso ne peut pas y entrer seul.
— Ce n’est pas vrai ! continua son frère. Je l’ai vu entrer en cachette et se coucher nu sur le lit avec la chemise rouge.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Céleste essayait de les traîner tous les deux hors de la chambre. Nino continuait de fixer la chemise rouge comme s’il voyait Orso, en train de rire, à la place du petit homme de bois.
— Je le jure…
— Assez ! Céleste le saisit par l’oreille et lui flanqua une gifle. Puis elle se tourna vers Ghislain, respirant avec peine : si tu as froid, il y a le chauffe-lit… si tu dois faire tes besoins, tu vas au deuxième étage, près de l’entrée il y a les toilettes, sinon sous le lit il y a le pot de chambre… dit-elle avant de disparaître dans l’obscurité de la porte.
Resté seul, Ghislain se tourna vers la fenêtre. Son tricorne était posé sur le petit homme de bois, l’air était immobile et la fenêtre entrouverte. La chemise rouge plongeait dans une poussière dorée… Une fatigue de plomb lui cloua les chevilles au sol. Sans opposer aucune résistance, il se laissa tomber dans ce lac de sang.

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La main droite de Garibaldi reproduite en métal, grandeur nature, avec la signature du chirurgien. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

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