• À propos

décalages et metamorphoses

décalages et metamorphoses

Archives de Tag: Ludovico Ariosto

Le placard de Calvino/4 : les mots invisibles – dialogues imaginaires n.4

04 dimanche Mai 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

été 1985, digital, Giacomo Leopardi, Gutenberg, la fin de Classiques, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Pantheon, Pietro Citati, Rome

 

001_l'arioste 180

Ludovico Ariosto (l’Arioste) dessin de Amadori, 1974 (cliquer pour agrandir)

Début d’été 1985: studio d’Italo Calvino, centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon.
Personnages : Italo Calvino, Giacomo Leopardi, l’Arioste. Pandolfi, l’agent de désinsectisation de la Zucchet, dort dans la terrasse sur une chaise longue. L’Arioste  fait allusion à des étranges voix qui courent au fond du placard…

— Si vous voulez que je vous explique, monsieur Calvino… il y a des rumeurs ! répète l’Arioste tout en haussant la voix.
— Des rumeurs ? » susurre Calvino, abasourdi, avant de se taire à l’instant.
Quant à Leopardi, il se redresse sur sa chaise, hurlant : — je n’y dure pas là dessous, l’air est irrespirable, ils deviennent de plus en plus nombreux et bruyants !
Calvino regarde les deux maîtres sans comprendre : — de quoi causez-vous ?
— Nous parlions de nous.
— Nous ?
— Nous, les Classiques ! hurle Leopardi.
— Leurs voix sont de plus en plus angoissées et inquiètes… ajoute l’Arioste.
— Si vous êtes  les Classiques, comment est-il possible que vous soyez ici, dans mon studio ? Vous devriez être morts et ensevelis ! Mais peut-être, je suis en train de rêver… continue l’écrivain sans cesser de tourner à vide dans la chambre.
— Si cela peut vous soulager, ajoute monsieur l’Arioste, nous pouvons bien vous enlever l’encombre de notre présence… pourtant, sans notre soutien, la situation pourrait dégénérer : car en fait, mon cher ami, nous pouvons juste les empêcher de sortir… car ils arrivent continûment ! Le placard est comblé, désormais…

002_Calv-primopiano740

Calvino parle sans qu’il y ait personne à l’écouter tandis qu’il essaie de téléphoner à quelqu’un… mais la ligne est toujours occupée.
– Lavinia ! Lavinia ! hurle-t-il. Personne ne lui répond. Mais, où est-elle partie ? Si quand même mon ami Pietro Citati venait me chercher… Il se dirige par de grands pas vers la porte : – zut, elle est fermée à clé ! proteste-t-il, interloqué. Puis il se retourne vers les deux poètes à l’attitude désolée (mêlée à d’évidents sourires de commisération) : — en somme, dites-moi ce qu’il arrive ! La fin du monde ? Encore une désinsectisation ? La troisième guerre mondiale ?
— C’est pire ! ricane Leopardi.
Quant à l’Arioste, il regarde de biais le poète de Recanati : — allons, un peu de tenue, monsieur le comte ! Il n’y a pas de quoi rire ! Puis, il s’adresse gentiment à Calvino : – je vous en prie, calmez-vous ! Buvez un verre d’eau fraîche !
L’écrivain avale deux gorgées à la hâte, avant de s’exclamer : — je suis prêt, parlez !
— Ce n’est pas fin du monde, ce n’est que la disparition des Classiques ! affirment à l’unisson, de façon solennelle, les deux immortels.
— La fin des Classiques ? Mais c’est impossible ! J’avais écrit…
— Nous apprécions énormément ce que vous avez écrit autour de nous… mais cette situation ne dépend ni de vous ni de nous.
— Incroyable… à qui est la faute, alors ?
— À la concurrence !
— Je demeure dans l’incompréhension…
L’Arioste s’approche de la fenêtre. D’un ton résigné, il indique le ciel : — que voyez-vous là dehors ?
— Le ciel bleu, les nuages, les toits rouges des maisons, les fenêtres, les balcons, les oiseaux… Un clocher… La coupole du Panthéon…

004_Pantheon_cupola72-800 NB

— Rien que cela ?
Calvino entrouvre les jeux, puis décroche. En réalité, en ce période, il ne voit que San Remo, la ville de son adolescence,  le cinéma retentissant de voix, la végétation luxuriante du jardin de fées de son enfance, où voltige encore Côme, le baron perché. Et, au bout de sa rêverie, sa mère en train de lire dans son studio…
— Donc vous ne la voyez pas ?
— Quoi ? sursaute Calvino.
— La concurrence ! s’écrie l’Arioste en s’accompagnant par un grand geste adressé à la fenêtre.
— De quelle concurrence me parlez-vous ? répète l’écrivain encore pris par l’air austère de sa mère…

005_calvinmadr740def

Italo Calvino et sa mère Eva Mameli.

— Celle que font les mots invisibles ! Ils volent dans l’air plus vite que les aigles, brillent avant de disparaître, poursuivis par d’autres infinis mots qui s’épanouissent pendant un seul instant, pour disparaître à nouveau. Une poursuite continue d’une myriade de mots par de longs essaims luisants et invisibles. Un flux silencieux et sans fin…
Leopardi : — tout comme la rime « cœur-douleur », n’est-ce pas ?
Et l’Arioste : — je veux juste dire que ces mots ne sont pas écrits sur des parchemins ou du papier. D’ailleurs, ils ne sont pas imprimés selon le système de Gutenberg, ni accompagnés non plus par des dessins détaillés, gravés par exemple par un génie comme Dürer, avec son art raffiné et précis… ces mots hyper rapides et sans voix on ne peut pas les toucher, ni marquer avec le crayon ou effacer, ou mettre en pièces… On peut juste les lire sur d’étranges planches lumineuses…
— Comment les appelle-t-on, ceux de la concurrence ? intervient Leopardi.

003_Leopardi180def - NB iPhoto

Giacomo Leopardi

— Ils ont beaucoup de noms différents… Le seul qui me vienne à l’esprit c’est un mot venant du latin « digitus », doigt, « dictare », dicter… »
— Vous êtes en train de parler de l’ordinateur ! réagit promptement Calvino, c’est-à-dire de l’impression digitale !
Leopardi et l’Arioste le scrutent sans rien comprendre. Inspiré par une réflexion soudaine, le comte s’éloigne de sa chaise tout en disant : « Sachez, monsieur Calvino… Sachez que nous avons peur qu’on nous dépasse, qu’on ignore nos créatures ! Pour tout dire, nous craignons l’extinction et l’oubli éternel ! »
Calvino les fixe ébahi : – qu’on vous dépasse ?
L’Arioste tire un soupir profond : — d’ici peu, personne ne pourra plus savourer le plaisir physique de la lecture ! Le goût des dédicaces, des notes, des fleurs desséchées faufilées dans les pages, des commentaires écrits en ex-ergo lors d’un instant d’identification ou d’enthousiasme, les feuilles chiffonnées ! Platon, Sofocle, Ovide, Lucrèce, Horace, Dante, Cavalcanti, Galileo, Cervantes, Shakespeare ainsi qu’une multitude d’autres sont très inquiets… Tous les Panthéons du monde sont en fibrillation, envahis par les voix égarées des Classiques… Vous-même… vous avez dit que dans ma strophe, dans mon « octave », demeure quelque chose de semblable à ce vol frétillant… comment s’appelle-t-il ? D- I- G -I –T -A L ? Encore un mot ayant affaire avec ce « digitus, ce doigt ! Un truc qu’on utilise pour énumérer… »
Juste à ce passage critique, Leopardi se met à hurler : — « digitus » ou pas… il faut savoir que des ombres ont envahi le Parthénon se mêlant aux immondices qu’on avait éparpillées partout !
— Je comprends… mais que me voulez-vous ? Que pensez-vous que je puisse faire, moi ? murmure Calvino, le regard perdu au-delà de la fenêtre, vers le Panthéon de Rome, situé tout près, rien qu’à quelques mètres de distance…

Claudia Patuzzi

 

Le placard de Calvino/3 – dialogues imaginaires n.3

06 dimanche Avr 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Giacomo Leopardi, Lavinia Tolco, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Orlando Furioso, Orvieto, Pandolfi, Pietro Citati, Puits de Saint Patrice, Rome 1985, Zucchet

001_Calvino tarocco180

Italo Calvino et le jeu des tarots

Lieu : été 1985. Centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon. Studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages : Italo Calvino, la femme de menage Lavinia Tolco, Giacomo Leopardi, l’Arioste, Pandolfi, agent de désinsectisation de la Zucchet.
L’écrivain est assis à son bureau, penché sur la machine à écrire au milieu d’une pile de tapuscrits et de livres.

La femme de ménage frappe à la porte : « Le café, monsieur Calvino ! »
— Entrez, Lavinia, posez-le sur la table s’il vous plaît …
— Monsieur Pietro Citati est en bas. Il vous attend pour partir en promenade. Il m’a dit, en passant : « comment se porte-t-il avec les leçons américaines ? » Figurez-vous ! Il le demande à moi !
— Toujours cette ritournelle : « leçons » ! Il s’agit de six conférences sur un thème libre que je dois tenir à l’université de Harvard, dans les États-Unis ! E celui-ci insiste avec ce mot « leçons » ! Dites-lui de retourner dans l’après-midi…
Juste au moment où Lavinia Tolco referme la porte, Calvino susurre à part soi : – pourtant, leçons américaines ce ne serait pas mal comme titre… Mais, qui parle ?

002_Citati180

L’écrivain Pietro Citati, ami de Calvino.

Sans se passer d’un profond soupir il se lève, va vers le placard dont entrouvre une porte : « qui sait où s’est-il cachée la flèche de la Zucchet ? Ce placard c’est pire que le Puits de Saint-Patrice ! Je dois faire attention à ne pas tomber moi-même là-bas… Mais j’entends des voix ! D’où viennent-elles ? Qui parle ? Peut-être, suis-je en train de devenir fou ? »
— Y a-t-il quelqu’un, là ? On arrive !
— Qui êtes-vous ?
— On arrive, je vous dis ! Ce n’est pas facile ! Avec ces parasites et cafards, on a à faire avec la poussière, les épluchures, les débris, les paroles vides et les métaphores arrivées à échéance, utopies et rêves impossibles, ainsi que des villes invisibles, des châteaux croisés, des don Quichotte improvisés, des chevaliers errants au chômage ou pourfendus, sans négliger bien sûr les folies, les dictatures ridicules ou gravement redoutables…  » déclame une voix de stentor. Et finalement, un homme grand et gros sort du placard. Il est enveloppé jusqu’aux pieds dans un épais manteau de fourrure.
— Ferrare est une ville humide où il pleut beaucoup ! dit-il en souriant.
Calvino, la bouche ouverte, le regarde pétrifié. Monsieur Pandolfi, tel une serviette sale, pend des bras de cet homme imposant, tandis que Leopardi, avançant péniblement dans le cône d’ombre, lui soulève gauchement les pieds.

002_Leo180colorato

Le poète Giacomo Leopardi (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Au lieu de s’occuper de Pandolfi, Calvino s’inquiète pour le poète de Recanati. Il va prendre une chaise et un verre d’eau. Leopardi boit avidement, reprenant ses forces : — ne vous inquiétez pas, monsieur Calvino, c’est l’asthme. La faute est à l’au-delà : ce n’est qu’une illusion. On reste exactement comme on a toujours été. Aucun espoir de guérison. Aucun sanatorium. La punition ? On reste toujours à la même case, soit de départ soit d’arrivée. Il n’arrive jamais rien…
— N’exagérons pas, ricane l’homme à la fourrure tout en indiquant l’homme de la Zucchet, « nous avons eu l’occasion de recevoir ce cafard hors taille. Il s’est faufilé là où il n’était pas autorisé, en m’obligeant à monter à la surface depuis des siècles de silence… »
— Ce serait mieux de le cacher, s’exclame Calvino… Il risque d’apprendre trop de choses… Mettons-le sur le transatlantique dans la terrasse. Là, personne ne le verra, qu’en pensez-vous ?

003_Ariosto180

Portrait de Arioste de Titien (cliquer pour agrandir l’image)

Quelques minutes depuis, Calvino examine scrupuleusement cette figure majestueuse: — mais… vous êtes… vous ressemblez… à l’homme du célèbre portrait… de Titien ! Vous êtes l’Arioste, l’auteur du Roland Furieux ! En disant cela, il se jette à ses pieds.
— Je vous remercie, monsieur Calvino, mais levez-vous, je vous en prie !
— Monsieur Arioste, pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Pour donner un coup de main au comte Giacomo ainsi que pour vous remercier pour tout ce que vous avez écrit à propos de moi… « Un explorateur lunaire qui ne s’étonne de rien ! » (1) Encore plus, j’ai été très réconforté, là-bas, en entendant l’écho de vos mots sur mon Roland Furieux : – « Le poème du mouvement selon des lignes coupées, à zigzag, tracées par les chevaux au galop ainsi que par les intermittences du cœur humain » (2),  « l’élan et l’aise dans la narration, c’est à dire le mouvement errant de la poésie ! » (3). Vos livres sont en train de redonner l’espoir à nous tous !
— Nous ?
— Oui, nous, les Classiques de tous les temps ! Du Panthéon de Rome jusqu’à celui de Paris ; du mausolée de Sainte-Croix à Florence aux grandes cathédrales. Partout où reposent des écrivains, des artistes, des philosophes. En somme, tous les classiques sont en effervescence…
— Quoi ?
— Ils sont très inquiets, d’étranges rumeurs courent…

SI POZZO

Puits de Saint Patrice (Orvieto-Umbrie)

nota 1 : Roland furieux, préface, p.XIX
nota 2 : Pourquoi lire les classiques, p.71; Roland Furieux, ibidem, p.XXIV
nota 3 : Roland Furieux, préface, p.XXV

Claudia Patuzzi

Le placard de Calvino/1 : un étrange appel – dialogues imaginaires n. 1

23 dimanche Mar 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Antonio Ranieri, Giacomo Leopardi, le placard de Calvino, Lezioni americane, Ludovico Ariosto, pastore errante, Piazza del Pantheon, Roma 1985, San Remo, Villa Meridiana

001_Piazza180campomarzio

Été 1985. Décor: centre de Rome, place du Campo Marzio, près du Panthéon.
Une chambre avec une fenêtre sur rue ; une bibliothèque, trois tables surchargées de livres, ainsi que de journaux, de feuilles pour écrire, une machine à écrire, une bouteille d’eau, un verre, deux chaises ; un fauteuil avec un plaid ; un placard avec deux portes.
Personnages : Italo Calvino et Giacomo Leopardi.

Calvino est en train de scruter une rue en dehors de la fenêtre qu’en réalité il ne voit pas. En ce moment-là, il est encore dans la maison de son enfance à San Remo. Il n’est plus un enfant, tandis qu’il n’est pas encore un homme. Il est un être anarchique en train de courir dans le jardin luxuriant de la Villa Meridiana,  …en direction du profil austère de sa mère, concentrée dans la lecture. Elle tourne sa tête en lui souriant pendant un instant. En ce début d’après-midi, il est déjà prêt à fuir en cachette pour se rendre au cinéma. Il a treize ou seize ans… Il se sauve dans la salle presque vide, les jambes allongées sur le dossier devant lui. Il peut ainsi se réjouir plus confortablement du film, en nourrissant ses rêveries avec ce monde de Hollywood peuplé d’étoiles comme Jean Harlow, Fred Astaire, Gingers Roger ainsi que Myrna Loy avec son chien Asta…
Calvino appuie la main sur son front pour se concentrer. En hiver, quand il sortait du cinéma — tout en se balançant entre la réalité et les rêves — il était surpris par la lumière des réverbères et la couleur assombrie du ciel. Une véritable frontière séparait deux temps et deux mondes différents : ce qui restait à l’intérieur et ce qui se trouvait désormais au-dehors ; le monde imaginaire et le monde réel…
Il s’éloigne de la fenêtre en soupirant, comme s’il sortait de l’un de ces films, ensuite il retourne à sa table pour avaler une gorgée. Cette fenêtre ressemble au grand écran de San Remo ; à l’intérieur de ce rectangle, il peut saisir au vol une tranche de sensations s’étalant dans la profondeur, tout en entrelaçant sa vision géométrique de l’espace avec la réalité pulsante de la rue… Cette fenêtre l’aidait à amadouer ses émotions tout en regardant le monde avec les yeux du passé.
« J’avais la maladie du pur spectateur, j’étais un entrepôt de sensations cristallisées dans des souvenirs… jusqu’au moment où tout est fini. En 1938, du jour au lendemain on a imposé la censure… ensuite il y a eu la guerre… Au temps du cinéma de San Remo, je ne connaissais pas encore le charme des livres, de la littérature… » murmure-t-il dans la chambre vide, tout en ouvrant un livre.
— Hé !
Quelqu’un l’appelle. Calvino se retourne. La porte de la chambre est fermée. Il l’ouvre. Personne. Il la referme. Il écoute avec attention : il n’y a pas de bruit. Lorsqu’il rouvre la fenêtre, il croit voir le square Châtillon, la Tour Montparnasse, un gratte-ciel… « Où suis-je ? À Turin ou à San Remo ? À Paris ou à New York ? Ou alors… »  Un scooter vrombit dans le coin. Petit à petit, le silence revient…
— Hé, Monsieur !
— Qui est-ce ?
Maintenant, il a compris d’où vient cet étrange appel : du placard ! Il s’approche avec circonspection, ouvre l’une des deux portes et regarde à l’intérieur. Dans un angle, parmi les vêtements et les paletots, il n’y a qu’un amas de linge sale pour le teinturier. Soulagé, il revient à son poste, s’assied, reprend la plume et la feuille : — Ouf, ces leçons américaines ! Elles n’en finissent jamais… pensa-t-il à haute voix tout écrivant le mot « exactitude ».
— Hé !
Calvino se dirige à nouveau vers la fenêtre. Peut-être, quelqu’un est en train de l’appeler depuis la rue. Lorsqu’il sort la tête dehors il est conquis par le brouhaha de cette vie frénétique et mystérieuse ne cessant de fourmiller dans la place là-bas ; il est fasciné par ces gens indifférents à tout, tandis qu’il se trouve piégé par cette obligation d’écrire en avance pour des conférences qui se dérouleront dans le millenium qui vient… Pour se dérober à cette étrange sensation, il lève le regard vers le ciel, traversé par des oiseaux grands et petits : des mouettes, des pigeons… « Qu’ils soient maudits, les pigeons ! Ils vont souiller mon balcon… » Quand il se réveille de ses fantaisies, il regarde sa montre avec inquiétude. « Je dois reprendre mon travail », murmure-t-il.
— Hé, Monsieur Calvino !
Cette fois-ci, il n’a pas de doute sur l’origine de ce son : une voix l’a appelé par son nom ! Après quelques instants d’incertitude, il va vers le placard. Tandis qu’il ouvre la seconde porte, la montagne des vêtements sales se lève et s’approche de lui.
—   Pardon… Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Leopardi !

004_LEOP DISEGNO 740 - Version 2

—   Leopardi ? Le comte Giacomo Leopardi, le grand poète de Recanati ?
— Exactement, « celui qui donnait de l’importance à la légèreté » ! Ce sont des mots à vous ! Vous, qui m’avez jugé « capable d’enlever tout poids au langage, jusqu’à le rendre tout à fait ressemblant à la lumière de la lune ». N’êtes-vous pas en train d’écrire justement cela, maintenant ?
— Mais vous m’avez bouleversé, Comte ! Que faites-vous, ici ? Comment est-ce possible ?
— Oui, je le sais, je suis mort depuis 148 ans ! Cependant, rassurez-vous, je ne pue pas. Donnez-moi une chaise, s’il vous plaît ! Et une couverture aussi, car je suis tout gelé !
Leopardi observe la chambre avec admiration, tout en s’exclamant : — vous en avez de tables, hein !
En lui offrant une chaise, Calvino, passe la couverture sur ces épaules illustres.
— Ça va mieux ? Voulez-vous un verre d’eau ?
— Je vais beaucoup mieux, merci. N’avez-vous pas un petit four, par hasard ?
— Je suis désolé… non…
—Dommage ! Là, dans l’enfer d’où je viens, je ne mange que du fromage. Et toujours le même fromage. Vous voyez, c’est aussi banal que déconcertant !
Abasourdi, Calvino observe son vis-à-vis sans parler. Leopardi s’assied, boit bruyamment, essuie ses lèvres avec le mouchoir sale. Ensuite, il dit :
— Je suis venu pour vous remercier !
— Moi ?
— Pour tout ce que vous avez écrit à propos de ma « légèreté », de mon « exactitude » et de ma prodigieuse « vitesse », tandis que, je dois vous avouer, je boite !
— J’en suis honoré.
— Personne ne m’a compris.
— C’est vrai. Cela est arrivé à moi aussi.
— Toujours la même « colline » et la même « fillette », ainsi que la ritournelle au sujet de mes maladies et de mon pessimisme. Personne n’a eu un tempérament plus gai que le mien. C’est terrible et awful la puissance du rire. Celui qui a le courage de rire est le maître des autres, comme d’ailleurs celui qui n’a pas peur de mourir ! [1] (Giacomo Leopardi, « Zibaldone », 23 settembre 1828, vol. II, p.4.390, Oscar Mondandori, 1972 ; Éditions Allia, Paris, 2003, p. 2000.)
— Mais, pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici, chez moi ?
— Parce qu’on a fait circuler d’affreuses rumeurs à propos d’Antonio Ranieri et moi !
— Quelle importance peut-il y avoir pour un poète, un philosophe, un auteur désormais classique comme vous ! N’oubliez pas votre amour pour la vérité ni votre penchant pour l’ironie…
— Calvino, attention : je connais moi aussi votre « double vue » et votre ironie rêveuse !
—   Eh oui, quand on se trouve écornés, dans ce monde, il faut se dédoubler et en même temps se balancer, en cherchant un équilibre, de plus en plus difficile, entre présent et passé, entre les idéaux et la réalité… un équilibre basé sur le minimum possible, sur l’essentiel ; peut-être sur le pouvoir du rire, d’un rire léger comme celui de Sterne…
—   Et de l’Arioste
— Que de coïncidences !
— Nous avons beaucoup de points en commun, nous deux. Jusqu’au moment où, un beau jour, nous nous réveillerons en face d’un Enfer qui sent le fromage…
— Ou dans une ville invisible.
— Ou en Asie, avec le berger errant ! « Che fai tu, luna in ciel ? dimmi, che fai, silenziosa luna ? »
— Et le château des destins croisés ?
— Oui, cela aussi. Mais, attendez un moment ! Venez avec moi dans le placard, je veux vous présenter l’Arioste
— J’ai froid. Et vous ?
— Moi aussi. Un peu…
Calvino ferme la fenêtre. Quand il se retourne vers Leopardi, celui-ci a disparu. La chaise est vide. « Zut, il a emprunté ma couverture ! » Le placard aussi est vide. Il court à nouveau vers la fenêtre. « Peut-être il est sorti par la porte cochère… », pense-t-il, tout en observant le trottoir envahi par le piétinement des passants. On entend le vrombissement d’un scooter s’ajoutant au son des cloches, ainsi qu’un mouliné d’ailes en vol. « Mon Dieu ! », se dit Calvino, le coeur effondré, « je ne suis pas à San Remo ni à Paris. Je suis à Campo Marzio, à Rome ! »

002_Calv740-finestra-hifoto

…entre-temps, Leopardi, par de petits pas rapides, vient d’atteindre le Panthéon, ses Classiques.

Nota 1 : Giacomo Leopardi, « Zibaldone », 23 settembre 1828, vol. II, p.4.390, Oscar Mondandori, 1972;  Éditions Allia, Paris, 2003, p. 2000.

Claudia Patuzzi

P.S. L’article a été publié en italien dans mon blog « scarti e metamorfosi« 

Articles récents

  • Un ange pour Francis Royo
  • Le cri de la nature
  • Jugez si c’est un homme (Dessins et caricatures n. 46)
  • « Le petit éléphant et la feuille » (Dessins et caricatures n. 45)
  • « Le miroir noir » (Dessins et caricatures n. 44)

Catégories

  • articles
  • dessins et caricatures
  • dialogues imaginaires
  • histoires drôles
  • interview
  • Non classé
  • poésie
  • voyage à Rome
  • zérus, le soupir emmuré

Archives

  • juillet 2017
  • avril 2017
  • février 2017
  • décembre 2016
  • novembre 2016
  • juillet 2016
  • juin 2016
  • mai 2016
  • avril 2016
  • mars 2016
  • mai 2015
  • avril 2015
  • mars 2015
  • février 2015
  • janvier 2015
  • décembre 2014
  • novembre 2014
  • octobre 2014
  • septembre 2014
  • août 2014
  • juillet 2014
  • juin 2014
  • mai 2014
  • avril 2014
  • mars 2014
  • février 2014
  • janvier 2014
  • décembre 2013
  • novembre 2013
  • octobre 2013
  • septembre 2013
  • août 2013
  • juillet 2013
  • juin 2013
  • avril 2013
  • mars 2013

Liens sélectionnés

  • analogos
  • anthropia
  • aux bords des mondes
  • blog de claudia patuzzi
  • colors and pastels
  • confins
  • era da dire
  • flaneriequotidienne.
  • Floz
  • il ritratto incosciente
  • j'ai un accent !
  • l'atelier de paolo
  • L'éparvier incassable
  • L'OEil et l'Esprit
  • le curator des contes
  • le portrait inconscient
  • le quatrain quotidien
  • le tiers livre
  • le tourne à gauche
  • le vent qui souffle
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • Marie Christine Grimard
  • marlensauvage
  • métronomiques
  • mots sous l'aube
  • passages
  • paumée
  • Serge Bonnery
  • silo
  • Sue Vincent
  • tentatives
  • trattiespunti

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • Suivre Abonné∙e
    • décalages et metamorphoses
    • Rejoignez 94 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • décalages et metamorphoses
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné∙e
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…