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décalages et metamorphoses

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La revanche ( Zérus – le soupir emmuré n. 77 )

14 samedi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Bartolomeo fata, bruxelles, Corinne Tibet, garibaldi, ghislain, La revanche après 1985, Lido de lys, Lido dei Gigli, Pape Jean, Zérus 77, Zérus le soupir emmuré 77

oroscopo150 - copie

« Il faut se méfier du bonheur: elle rend les hommes aveugles. »

La revanche  n. 77, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 302-305, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un jour, l’Institut était en ébullition. Le frère directeur hurlait et Corinne Tibet, la secrétaire, pleurait à gros sanglots en se mouchant toutes les deux minutes.
— C’est un scandale !
— Que s’est-il passé ? demanda aimablement le professeur Ghislain.
— Elle veut les arriérés de trente années de travail. Elle n’y a pas droit.
— Trente ans ! s’exclama Ghislain, incrédule. Il regarda cette petite dame grassouillette pour la première fois de sa vie. Jusqu’à cet instant, il l’avait confondue avec ses élèves, leurs sœurs et cousines qu’il rencontrait aux fêtes de fin d’année. Ou peut-être l’avait-il recensée parmi les remplaçantes de passage : un manteau avec le col en fourrure, un capuchon sur la tête, un foulard.
— Nous l’avons gardée avec nous comme si c’était notre fille. Et maintenant, elle se retourne contre nous. C’est un scandal !  continua le Directeur. Ghislain se taisait. Il observait perplexe tous ces chiffres que peut-être quelqu’un d’autre avait préparés pour elle.Corinne Tibet, pâle comme une morte, ne parvenait même pas à parler.
Ghislain commença à réfléchir. Il pensa au silence d’Overijshe et à tous les « silences » qui avaient marqué sa vie à feu et à sang. Il pensa à l’Accusation et à l’Avertissement. Il revit Niba qui parlait de la Démobilisation s’enfuiant dans la cage d’escalier de la rue du Remorqueur. Il relit mentalement toutes les lettres qu’il avait écrites, que quelqu’un avait cachées ou déchirées. Il écouta de nouveau, comme si c’était hier, les pleurs de son père Paul et la voix embarrassée d’Henriette dans le cimetière, qui lui disait : « Quelle sœur ? » Enfin il se souvint des yeux d’ardoise de son grand-père, des trois fragments ramassés à la mort de son père et de la lettre de sa mère qu’il avait découverte à Macerata.
Ghislain se sentit étouffer sous ce poids. Il leva la tête vers la fenêtre et regarda le ciel que les nuages traversaient, libres et flottants. Où avait-il déjà vu cette image ? Voilà, à présent il se souvenait : c’était Bartolomeo Fata qui lui avait montré le bout de ciel bleuté que la cour de l’usine enserrait. Que lui avait-il dit ? De but en blanc Ghislain  entendit de nouveau sa propre voix résonner comme un écho : « Le ciel change toujours, comme la vie… »

002_Torre180Macerata, la tour « Montana »- Mura da Bora.(cliquer pour agrandir la photo)

— Elle veut les arriérés ! hurla le directeur pour la seconde fois. Mais Ghislain ne l’écoutait plus. Au-delà de ces tristes murs, suspendue dans le vent sur la terrasse, la chambre de Garibaldi lui était apparue plus rouge que jamais. Là-dedans, la voix du Héros, confondue avec le rythme accéléré de son cœur, lui murmurait : « Qu’attends-tu ? Courage! »
Quand il détacha le regard de la fenêtre, Corinne Tibet avait cessé de pleurer et le fixait en silence. Le directeur aussi, stupéfait, retenait son souffle. Que lui arrivait-il ? Finalement, il tapa du poing sur la table et affirma d’une voix claire : — Corinne Tibet a raison !
Ce fut un mois intense et explosif. Le bon et pieux Ghislain s’attira les critiques des Frères chrétiens, mais Corinne Tibet eut ses arriérés. À compter de ce jour, il commença à vivre avec la fougue d’un adolescent. Il passait des après-midi entiers à raconter à Corinne la maison en blocs de tuf sur la Méditerranée, sa petite fée Morgane, la découverte de la mer du Zwin, la blessure secrète qui le faisait souffrir, jusqu’à la chambre de Garibaldi et le bain dans l’orangeade. Quel âge avait-il ? Quatre-vingts ou dix-sept ? Ghislain savait seulement qu’il avait envie de courir et que maintenant il savait où aller.

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Ghislain et Corinne Tibet (cliquer pour agrandir la photo)

Corinne Tibet était une femme du nord classique. La peau et les yeux étaient clairs, comme sa bouche large et rieuse. Elle aimait le bleu foncé et le bleu clair, préférant de loin la soie au coton. Parmi ses volants, elle dévoilait la poitrine abondante des blondes. Cela n’était pas grave si elle avait quelques mèches blanches et des rides. On ne remarquait rien quand elle souriait.
Pour la première fois, Ghislain vivait en fonction d’une moitié « spéciale ». Il avait de véritables rendez-vous, qui n’étaient pas pour voir un parent ou d’autres frères chrétiens. Chaque après-midi, à quatre heures précises, il franchissait la grille de l’Institut. Elle l’attendait quelque part et pendant à peu près une heure ils pouvaient parler à l’abri des regards malveillants, affranchis du souvenir de l’Accusation et de l’Avertissement. Une tasse de chocolat, une promenade sous les galeries Saint-Hubert, une pause à la librairie suffisaient à leur bonheur. Il parvint ensuite à organiser des excursions avec elle au château de Jehay, aux environs de Liège ou de Bouillon, dans l’âpre paysage du Luxembourg belge ou dans les Ardennes ou le Limbourg. En ces brèves parenthèses, ils déjeunaient dans un joli restaurant avec jardin, où ils pouvaient goûter l’ombre des arbres et les tartes aux fraises et à la crème.
Ghislain avait appris à s’habiller. L’été, il mettait des lunettes de soleil et un chapeau de paille, l’hiver il portait un paletot bleu, une épingle à cravate en or et un très beau parapluie. Avec elle, il avait même réussi à plonger son gros orteil laiteux dans les eaux de la Mer du Nord mêlées aux bleus des sempervivums.Le silence immobile et forcé d’Overijshe avait fini à jamais !
— Je remercie le Pape Jean et Garibaldi !

Après sa rencontre avec Corinne, je l’ai revu chaque été à la mer, dans la petite maison en blocs de tuf. Il courait plus qu’il ne marchait. Ce n’était pas la tenue africaine qui frappait mon imagination ou le panama bordé d’un ruban noir, mais son regard spécial.
— Viens, petite fée, je dois te dire une chose, disait-il, mais le temps manquait toujours. Moi aussi, emportée par mes pensées, je disparaissais soudain, comme sa mère.
Un été, je l’ai trouvé seul sous le Grand Chêne.
— Nous y voici, enfin je peux te raconter… mais l’anxiété l’empêchait de parler.
Soucieux, il regardait le grand pré. Une pâleur insolite recouvrait son visage : — Je suis seulement un peu fatigué. Puis il répétait la même phrase : il faut se méfier du bonheur, il rend les hommes aveugles.
De quel bonheur parlait-il ? Était-il amoureux ?

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Ghislain, Ardennes, Noël 1986 (cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi

Corinne Tibet ( Zérus – le soupir emmuré n. 76 )

13 vendredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Bruxelles 1985, Côte du Latium, Corinne Tibet, ghislain, jardin, Lido dei Gigli, Zérus 76, Zérus le soupir emmuré 76

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Corinne Tibet 76, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 299-302, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Une année s’est écoulée. Je suis de nouveau dans la maison au bord de la mer. J’ai dépassé la grille verte et je parcours l’enclos à l’ombre des feuillages. Je suis de nouveau prisonnière dans le présent éternel des chênes séculaires. C’est de nouveau l’été et c’est le seul jardin où il fait frais en plein juillet à six heures de l’après-midi. Cette fois aussi le temps se répète inépuisablement. Et pourtant, quelque chose a changé. Mon oncle n’est plus. Je ne recevrai plus ses lettres. Je ne serai plus « la petite fée » à qui confier son mystère et dévoiler, avec pudeur, son âme. Depuis que le « fait de Ghislain » s’est éclairci, je sens une brise nouvelle dans l’air, j’entrevois des pas invisibles qui coupent comme des ciseaux le grillage sur le grand pré. Partout — derrière les pittosporums, à côté des chênes —, il y a des passages et des chemins secrets. Partout, il y a l’activité intense de taupes et de lapins, et le frôlement des serpents parmi les fissures et les crevasses. Le jardin va se détruire. Du grand pré sortent des effluves mystérieux. Maintenant, je peux m’enfuir d’ici…
Un son de cloche déchire l’air calme du début de l’après-midi. Un Somalien veut vendre quelque chose.
— Va-t’en, s’écrie Rolando, défendant son enceinte comme un chien de garde. Le Somalien est sur le point de s’en aller, mais une lueur dans le regard l’arrête.
« Orr ! Orr ! » C’est un cri de guerre. Le cri sans espoir d’un autre intrus. Un invisible.
En un instant, le temps s’est arrêté. Je me dirige comme un automate vers le jardin à l’anglaise et longe le parterre de violettes. L’air est devenu gris, le ciel crasseux. Je pense à la vipère transpercée, à l’odeur asphyxiante des gaz d’Ypres et du DDT, à la grille toujours fermée, à l’oubli et à l’injustice qui effacent des vies sans pitié. Je tends une main, puis l’autre, vers ces fleurs fragiles, contre ce petit éden édulcoré… Un sourire, le même que celui de ma grand-mère Eugénie Balthasar, m’effleure les lèvres…

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À quatre-vingt-treize ans, Ghislain est mort assisté jusqu’à la fin par Corinne Tibet (1). Déjà à la retraite, quand il l’a connue, il était considéré comme le meilleur des confrères de l’Institut. Ils n’étaient plus très nombreux : les vocations se faisaient toujours plus rares, mais la Mort, elle, n’avait pas changé. Combien de confrères-professeurs étaient morts ? Un très grand nombre. Combien en étaient-ils restés ? Moins d’une quinzaine. Une des premières lettres de mon oncle reflète ce climat de désolation. 

Bruxelles, le 3 juin 1976

Que te dirais-je, ma petite fée ? Que je suis fatigué, paresseux, hanté par le sentiment d’être ridicule ? Je ne sais pas. Cela fait deux semaines désormais que je ne t’écris plus. À l’école, la vie est devenue toujours plus difficile. Nous sommes peu nombreux désormais pour contenir la course effrénée de la société, et les collègues en qui j’avais confiance sont morts. Tous. Quelquefois, au milieu des élèves, je perds mon calme. Je me mets en colère surtout à cause du peu de soin que certains professeurs apportent à la ponctualité, à la discipline, à l’ordre, à la propreté de l’école. Une négligence qui mûrit au détriment des études et de l’éducation des jeunes. Mon école ne ressemble plus à ce qu’elle était avant. Quelle différence ! L’ordre contribuait au succès des élèves. Maintenant vogue la galère, advienne que pourra. Pauvre navire, où va-t-il échouer ?

Un professeur déçu

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Ghislain dans son « appartement ».

À partir de 1985, l’Institut fut verni de blanc et restructuré. L’aile la plus ancienne fut reconstruite avec des pièces vastes et lumineuses destinées aux Frères les plus vieux. À la fin des travaux, Ghislain quitta sa chambrette et déménagea dans son nouvel «appartement ».
Dans cette nouvelle coquille, il apprit peu à peu l’art de profiter du jour présent. Carpe diem ! Maintenant qu’il était à la retraite, il voyait l’Institut avec les problèmes de la modernisation. Il avait Beethoven, Berlioz, Debussy, Mendelssohn, Stravinsky, son fauteuil, la radio, la télévision, les dictionnaires, les mots croisés et ses rêves. Était-il silencieux ? N’était-ce pas beaucoup mieux ainsi ? Il aimait s’habiller de bleu. La chemise blanche. La cravate assortie. Le visage rougeaud et sans rides. Les cheveux blancs et brillants. Il traversait un long couloir, entrait dans l’ascenseur et passait dans l’entrée protégée par de grandes baies vitrées. Il souriait aimablement. Un déjeuner rapide au réfectoire, puis un petit café en vitesse dans un bar. De temps en temps un anniversaire, un enterrement, un voyage à l’étranger. Un coup d’œil furtif en direction de la secrétaire au moment du salaire.
La secrétaire de l’Institut s’appelait Corinne Tibet, elle avait soixante ans ou peut-être plus, elle était très jolie, mais il n’avait jamais daigné la regarder. Le timide frère Iréné se contentait d’un bonjour, d’un bonsoir ou d’un merci beaucoup. Après il retournait dans son appartement, parmi ses euphories musicales et ses souvenirs. Qu’est-ce que la vie pouvait lui offrir encore ? Il avait quatre-vingts ans et en paraissait quinze de moins… mais c’était tard, un peu trop tard pour cultiver un désir impossible…

 Bruxelles, le 16 mai 1985

Et si moi je devais rencontrer « quelqu’un » qui partage mon état d’âme, mes rêves, ma joie céleste de la musique, alors oui, bien sûr, ce serait encore plus agréable. Suis-je étrange ? Un peu idiot ? N’y aura-t-il jamais « quelqu’un » d’assez spécial pour comprendre un vieux fou comme moi ? Et pourquoi se laisser toujours opprimer par les nécessités matérielles, les pensées douloureuses et le souci du lendemain ? Nous devons parfois nous mettre à l’abri des autres et de nous-mêmes, autrement nous serons dévorés. Dommage que je n’ai pas toujours fait ainsi ! Maintenant, je vois clair enfin : il n’est jamais trop tard pour bien faire…

Un épicurien

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Cliquer sur les dernières trois photos pour les agrandir.

Claudia Patuzzi

(1) Très récemment, quelques temps après cette publication, j’ai reçu une lettre d’une cousine de mon oncle, Bernadette, que vous pouvez lire ci-dessous, dans laquelle j’ai appris une nouvelle version du déroulement des derniers jours de Ghislain.

14 novembre 2014 16,34

Ma chère Claudia
Édouard vient de m’envoyer ton livre en français. Je l’ai lu en une journée, tant il était passionnant. Pauvre frère Marcel que de souffrance  et pourtant, quand il venait chez nous, il était toujours souriant, et jamais une plainte sur son sort.
Comment des adultes du même sang peuvent-ils être aussi cruels ? J’ai honte pour eux. La misère peut être très grande ! mais il doit toujours y avoir une place pour l’orphelin.
Ce qui est drôle, c’est qu’aujourd’hui, la famille est une vraie mosaïque de couleurs : J. est quarteron ; C. à 2 enfants sans père (non reconnus par leur père) et la dernière est colombienne  !!! D. a 2 enfants eurasiens, dont le grand-père est luxembourgeois et la grand-mère hongroise. Mes tristes aïeux doivent se retourner comme des crêpes dans leur tombe ! ! !
Nous, les enfants, nous savions que frère Marcel gardait un secret (honteux) pour la famille, mais nous étions trop jeunes pour comprendre. (On ne connaissait même pas le terme « bâtard » !)
Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que c’est l’hôpital Saint-Jean de Bruxelles qui nous a téléphoné pour nous avertir que frère Marcel était en clinique. Arrivés, André et moi, à Saint-Jean, on entendait, dans l’indifférence générale du personnel, frère Marcel crier de douleur. André a directement cherché une infirmière qui lui a dit qu’elle avait reçu l’autorisation de commencer les soins palliatifs, mais que le médecin avait oublié de signer cette autorisation ! ! ! C’est l’infirmière en chef qui a autorisé la première piqure de morphine. Après plus d’une heure de discussion, André a téléphoné au couvent pour qu’un frère vienne passer la nuit près de lui. Il lui fut répondu que frère Marcel était un « douillet »
C’est donc moi qui suis restée et André est parti à Waterloo pour s’occuper des 4 enfants. Une très gentille dame (2) a téléphoné 2 fois, mais frère Marcel était déjà dans le coma. À 2 h du matin je me suis réveillée en sursaut. J’ai senti un « changement » que je ne peux expliquer…
J’ai cherché l’infirmière. Inconscient, frère Marcel est mort à ce moment-là me tenant la main.
Ces souvenirs me sont revenus quand j’ai appris, par ton livre, l’amour d’enfant qu’il portait à maman. Il est mort tenant la main de sa fille. Encore merci pour ce beau cadeau. J’espère vous voir bientôt. Je vous embrasse tous.

Bernadette

(2) Probablement Corinne Tibet.

Eugénie I/IV (Zérus – le soupir emmuré, n 8)

02 vendredi Août 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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josephine baker, Lavinio, le soupir emmuré, Lido dei Gigli, tuf, Zérus le soupir emmuré

Eugénie I/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre IV de La stanza di Garibaldi, pp. 43-44, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Plage de Lavinio, Lido dei Gigli (Rome). Photo de Claudia Patuzzi 

Cela fait trois heures que j’écris. Le ciel est presque blanc tant le soleil éblouit. Pourtant, l’air est encore frais dans la chambre : l’humidité d’un château médiéval suinte sur les murs intérieurs. De gros blocs de tuf jaune-ocre recouvrent la maison, plongeant dans le gravier avec la force d’une montagne. C’est Rolando qui a eu l’idée du tuf. Il a choisi ces blocs proéminents et irréguliers, percés de trous et de renfoncements comme des grottes naturelles.

— C’est une pierre qui garde le frais, un mur plein comme au temps des Romains, un rocher étrusque, dit-il.

Le tuf est une écorce qui renferme une cheminée peinte, une balancelle de paille et, enfin, la tour de mes rêves. À l’intérieur de cette enveloppe, les murs s’imprègnent d’humidité et de taches comme une grotte paysanne. Des nappes aquifères et des terres détrempées nourrissent le tuf de la maison comme une plante, tandis que taupes et lapins creusent sous elle un piège mortel. L’hiver, chaque chose moisit prenant une odeur de pain rassis. L’été, quand je reviens, je renifle l’air et je regarde les taches. La petite tour en est pleine.

Depuis mon enfance, j’ai vu dans ces taches d’invisibles présences. Si l’on me laissait seule à la maison, j’errais à leur recherche et, si j’en trouvais une, je m’arrêtais brusquement, prenant garde de ne pas la réveiller. Les contours pourraient bouger et prendre forme. Avec le temps, j’ai appris à les trouver n’importe où, même là où l’on ne les voit pas. Pendant bien des années, j’ai cherché la tache de ma grand-mère Eugénie sur les murs de la petite tour en retrouvant son regard mélancolique et ses longs cheveux enfilés, comme des toiles d’araignée, dans les lézardes d’un mur. Un jour, j’ai vu un cheveu poussé par le vent effleurer le sol.

— Qui es-tu ?

— C’est moi, ta grand-mère belge, Eugénie… et au loin, derrière la fenêtre, la voix d’Henriette chantait :

— J’ai deux amours, mon pays et Paris. Paris toujours, mon coeur est ravi…  [1]

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                                                                                            Bruxelles, le 6 juin 1977

Chère petite fée, 

parfois, je voudrais tout effacer pour recommencer du début. Je voudrais me libérer pour toujours de toutes ces taches dont ma vie a été parsemée, mais je ne peux pas les effacer. Ce sont « mes » souvenirs et « mon » destin. Tu me demanderas pourquoi, étant donné que beaucoup sont douloureux. Eh bien ! Si un seul souvenir, même le plus petit, pouvait s’effacer, l’univers resterait une maison vide et inhabitée.

De quelle tache veux-tu que je te parle ? Il y en a tant que je ne parviens pas à les compter. Peut-être devrais-je commencer par la première, quand ma mère est tombée enceinte de moi. C’était l’hiver 1905 et il faisait très froid… Qui peut juger cet événement ? Je sais seulement que le grand-père ne sut rien pendant très longtemps et que tout le monde s’évertuait à cacher la vérité…

Une tache


[1]  Célèbre chanson de Josephine Baker.

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