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décalages et metamorphoses

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Le placard d’Italo Calvino/Entracte – dialogues imaginaires n. 10bis)

27 dimanche Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Cosmicomics-Récits anciens et nouveaux 1984, Entracte, l'arioste, le placard de Calvino, Leopardi, Qwqf

001_Calvino180 Vers 2

Chers lecteurs,
Le onzième épisode du « Placard » sortira dimanche prochain, avant les vacances.
Voilà les dernières nouvelles : Leopardi est tombé dans la terrasse et maintenant arbore un genou bandé. L’Arioste transpire et souffle dans la chaise longue : est-il nostalgique de son labyrinthe ou de la belle Angelica ? Quant à Qwqf — ce personnage que j’imagine entouré à jamais par le temps qui s’écoule à l’infini —, il s’est cassé un ongle et ne cesse de gazouiller les mêmes mots à la fois cosmiques et comiques.
Je vous laisse, pour le moment, avec des mots prophétiques que Calvino même a écrits, à propos des Cosmicomics, un an avant de mourir : « Exploser ou imploser…, voilà ma question… le “big bang” dure encore… le grand Pan n’est pas mort… Je sais que je ne dois pas écouter les voix ni croire aux visions ou aux cauchemars. Je continue à creuser mon trou, dans mon terrier de taupe. » (1)

002_Calvino180-classici- Version 2

Claudia Patuzzi

(1) Cosmicomics, Récits anciens et nouveaux, Garzanti, 1984 ; Folio, 2013, Gallimard, traduction de l’italien par JeanThibaudeau et Jean Paul Manganaro, pp. 518-19 ; p. 523.

Le placard de Calvino/10 – dialogues imaginaires n.10

22 mardi Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Cosmicomics, juin 1985, l'arioste, le Berger errant de L'Asie, le placard de Calvino, Leopardi, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Qfq, Qfqfq, Rome

001_Calvinoseppia180jpg - copieItalo Calvino, particulier d’une photo avec la petite fille. 1966 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Temps : juin 1985, en pleine nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet, il dort dans la terrasse), le Berger errant de l’Asie et une « petite ombre ».
Calvino pose des questions à la petite ombre mystérieuse.

Petite-ombre (s’adressant à Calvino) : — Papa, ne me reconnais-tu pas ?
Calvino : — honnêtement, non… pourquoi m’appelez-vous papa ? Je ne suis pas…
Petite-ombre : — ne me reconnaissez-vous pas ? Regardez-moi près de la lumière, en transparence !
Calvino , — je ne vois qu’une silhouette laiteuse, une physionomie blanchâtre, pleine de taches partout, je dirais débridée…
Petite-ombre : — bravo ! Bravo ! C’est moi !
Calvino , — moi… qui ?
Petite-ombre : — je suis l’ombre du vieux Qfwfq, le narrateur des « Cosmicomics » ! C’est vous qui m’avez engendrée ! Puis, devenant de plus en plus blanche, cette ombre décolorée essaie d’embrasser l’écrivain en hurlant : — tu es mon père !
Calvino : (se dégageant) : — moi, votre père ? Ah, oui ! Tu es Qfwfq ! Tout à fait… Mon Dieu, donnez-moi une chaise !
Leopardi : — vous voici le fauteuil !
Calvino s’assied, tout en essuyant son front avec un mouchoir : — je suis en train de m’évanouir, presque… (En s’adressant à lui-même) : s’il avait été quelqu’un qui a réellement existé, comme l’Arioste ou Leopardi, je l’accepterais. Mais, un « personnage » tout à fait inventé de mon esprit, non ! Cela est complètement impossible.
Leopardi : — que devrais-je dire alors moi, au sujet de mon Berger errant de l’Asie ? N’est-il pas venu lui aussi nous dire bonjour ? On ne peut rien imposer à l’Art !
Qwqfq (en sautant sur les genoux de Calvino) : – n’es-tu pas heureux de me revoir, papa ?
Calvino, essayant de l’écarter, transperce de ses mains ce corps transparent…
Leopardi  (en souriant) : — « Qui a dit trois fois… »
Calvino : Comte Leopardi, ne faites pas d’humour !
Ariosto (passant à Calvino un verre d’eau) : — buvez-en une gorgée !
Calvino : — Merci, monsieur Ludovico ! Puis il fixe l’étrange personnage devant lui avant de susurrer : — que me voulez-vous ?

002_Cosmicomicheultime72jpg - copie

cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Qwqfq : — je vous ai déjà dit, cela ! Je suis le personnage principal de Cosmicomics… Vous en souvenez-vous ? C’est un titre plein de mystères, avec ces deux adjectifs cosmique et comique se combinant en un seul mot ! (1) Oui, je vois bien que la mémoire vous revient… Il y a un temps incommensurable… la lune était presque attachée à la terre, « il suffisait d’y aller, en barque, jusque dessous, d’y appuyer une échelle et d’y monter, au large des Écueils de Zinc… nous apportions sur les barques une échelle… » (2)
Calvino : — je le sais, c’est moi qui ai écrit cela…
Qwqfq  (en parlant par rafales) : — je vous raconte : « … nous allions ramasser le lait, avec une grande cuiller et un baquet, le lait lunaire était très épais, comme une espèce de fromage blanc… après avoir recueilli cette purée, il fallait bien l’écrémer, en la faisant passer par une passoire… Oui, la Lune avait une force qui vous enlevait… il fallait faire très vite, en une espèce de cabriole… Vu de la Terre, tu avais l’air pendu, la tête en bas, mais en fait tu te retrouvais dans ta position habituelle, et la seule chose bizarre, c’était que, en levant les yeux, tu voyais au-dessus de toi la chape étincelante de la mer, avec la barque et les camarades, eux-mêmes la tête en bas, qui se balançaient comme une grappe de raisin dans une vigne… » (3)
Calvino : — et alors ? Je ne comprends pas.
Qwqfq : — alors, papa, n’es-tu pas heureux de me revoir ?
Par un geste brusque, Calvino essaie à nouveau d’éloigner l’ombre. Celle-ci, tout en trébuchant dans le vide, pousse un faible cri inhumain, avant de s’enfuir, courant, vers la terrasse, où elle se sauve derrière un grand vase d’oléandre.
L’Arioste : — où s’est-il caché, Quwe… quoi ?
Leopardi : — rassurez-vous, Qwiqfq n’est pas loin. Il est dans la terrasse, je vois très bien sa silhouette claire se détacher nettement de l’ombre sombre de cette plante diabolique !

Entre-temps, une petite voix aiguë déchire le silence de la pleine lune dans cette nuit romaine :
« Sur la lune, j’aurais dû être heureux ; comme dans mes rêves, j’étais seul avec elle ; l’intimité avec la lune, tant de fois enviée à mon cousin… étaient à présent mon exclusif apanage, un mois ininterrompu de jours et de nuits lunaires s’étendait devant nous, la croûte du satellite nous nourrissait avec son lait à la saveur acide et familière ; notre regard s’élevait là-haut, vers le monde où nous étions nés, enfin vu dans toute son étendue multiforme, exploré dans ses paysages jamais vus par aucun terrier… et pourtant, pourtant, et pourtant oui, c’était l’exil. Je ne pensais qu’à la Terre. C’était la Terre qui faisait que chacun était quelqu’un, et non les autres… Privé du sol terrestre, mon sentiment amoureux ne connaissait plus que la nostalgie déchirante pour ce qui me manquait : où, autour, avant, après. » (4)
Calvino, enfin ému par ces mots étranges et doux, sort dans la terrasse, suivi par l’Arioste et Leopardi.
Pandolfi demeure immobile sur une chaise longue. Quant à lui, le Berger errant de l’Asie est en train de ronfler sur un fauteuil. Au rythme bruyant, mais solennel aussi, du berger dormant, la pleine lune ne cesse de veiller sur la grande ville silencieuse. Une ville toujours prête à se bouffer des rêves ainsi que des cauchemars des êtres humains…

Claudia Patuzzi

(1) Note de l’auteur, Cosmicomics, Récits anciens et nouveaux, collection folio, Gallimard, 2013, pp. 7-9 (texte écrit à la main de Italo Calvino à la troisième personne, traduit par Jean-Paul Manganaro, 1975) :
« Ce sont des récits nés de l’imagination libre d’un écrivain d’aujourd’hui, stimulée par des lectures scientifiques, surtout d’astronomie. Nous ne savons pas si Italo Calvino a regardé dans un télescope pour observer étoiles et planètes : ce qui le passionne, ce sont surtout les hypothèses théoriques… mais ce que notre écrivain capte est en général   une idée suggestive, une image synthétique ; et c’est sur cela qu’il construit un récit. … Chez l’homme primitif et chez les classiques, le sens cosmique était l’attitude la plus naturelle ; nous, au contraire, pour affronter les choses trop grandes et sublimes nous avons besoin d’un écran , d’un filtre, et c’est là la fonction du comique. »
(2) Cosmicomics, La distance de la Lune, folio, Gallimard, 2013, pp. 16-17
(3) Ibidem, pp.18-20
(4) Ibidem, pp. 33

Le placard de Calvino/9 – dialogues imaginaires n.9

13 dimanche Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Berger errant de l'Asie, Giacomo Leopardi, juin 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Les Les conférences américaines, Lezioni americane, lune, Michel Orcel, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Rome, Virginia Woolf

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 Caricature de Italo Calvino

Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), le Berger errant de l’Asie.
Scène : Des bruits inquiétants proviennent du placard. Les quatre quittent la terrasse…

Monsieur Pandolfi : Le placard est touché par un tremblement de terre !
Leopardi : S’il vous plaît, monsieur Zucchet, allez voir vous même !
Pandolfi : Je vous en prie ! Venez-vous aussi, avec moi ! N’ayez pas peur ! Le placard ne vomira pas de monstres !
Leopardi (perplexe) : pourquoi pas ? Désormais, tout est possible !
L’Arioste (se dirigeant vers le placard) : messieurs, arrêtez de discuter ! Cela prend du temps ! Venez vous aussi, monsieur Calvino, l’union fait la force !
Mais Calvino ne lui répond pas. Il est debout sur le seuil de la porte-fenêtre, un vague sourire sur les lèvres. Puis il chuchote : — je ne bougerai pas d’ici !
Les trois le regardent bouche bée.
Leopardi : Mais… que dites-vous ?
Calvino : Il n’y a pas de « mais » à avancer. Je reste ici. Si vous en avez envie, allez-y, vous trois ! En fin de compte, c’est à vous la responsabilité de cette absurdité… Je n’ai pas écrit une seule ligne depuis une semaine, savez-vous ? À ce rythme, je ne mènerai jamais à terme ces maudites conférences américaines… Si je ne me dépêche pas, je me retrouverai au bout de l’Enfer !
Pandolfi : il a raison ! Renonçons ! Appliquons-nous des bouchons aux oreilles et allons dormir ! Je propose de laisser les classiques là-bas… Qu’ils pourrissent ou qu’ils s’entretuent… ça m’est égal… C’est trop tard, désormais…
L’Arioste : Et alors pour quelle raison restez-vous encore ici ? Monsieur Calvino n’a plus aucune obligation envers vous…
Pandolfi (embarrassé) : oui…Le payement…je n’avais pas pensé à cela…mais… que disais-je ? Ah, oui, il faut les débusquer ces délinquants, arracher les portes de leurs gonds…
Calvino (le gelant d’un seul regard) : en tout cas, je ne vous donnerai jamais de l’argent en avance ! C’est hors de question !
« SILENCE ! » tonne la voix de l’Arioste.
D’un coup, le père de Roland et Angelica se dirige vers le placard. Puis il se tourne avec une grande dignité vers les trois et par une voix de stentor il dit : — le moment est venu pour en finir avec tout cela. Lâches Classiques ! Faites attention ! Je vais ouvrir le placard tout de suite !
Leopardi : attendez un instant, monsieur Ludovico ! Je veux contrôler une chose… Par des pas courts et rapides, le poète des Marches se dirige vers la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, puis, comme s’il parlait à soi même, il susurre : « heureusement, la lune pleine est encore là ! »
L’Arioste (en hurlant) : dites ce que vous voulez à propos de la lune… Je défonce le placard !
Pandolfi (se levant) : bravo ! Et je vous donne un coup de main !
En ce moment-là, le placard subit une forte secousse venant de l’intérieur, suivie par un grand vacarme de bruits sourds, de hurlements, de râles, de murmures… jusqu’au moment où les deux portes s’ouvrent grand : une impressionnante masse obscure se détache contre l’embrasure du placard tandis qu’un poing gigantesque frappe Pandolfi sur la tempe. L’homme s’écroule à terre, tandis qu’une voix de baryton aux nuances exotiques retentit dans le studio : « Y a-t-il quelqu’un qui a appelé ? »
Calvino se sauve derrière un fauteuil, tandis qu’une autre ombre, beaucoup plus petite, fait trébucher l’Arioste ; Leopardi demeure au-dessous de la table avec Pandolfi…
D’étranges voix remplissent la chambre.

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Le placard de Virginia Woolf

Quinze minutes depuis, les quatre — Italo Calvino, l’Arioste, Leopardi et Pandolfi — sont assis sur quatre chaises en enfilade, tout comme des écoliers en attente d’une punition, les yeux fixés sur deux silhouettes devant eux, ressemblantes des ombres.
L’Arioste (tout en affichant un œil noir, il lève la main) : puis-je parler, maintenant ?
Grande-ombre (qu’on voit de dos) : puisque vous vous êtes calmé, vous pouvez parler, maintenant !
L’Arioste : qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venus ici ?
Grande-ombre : nous sommes ici pour deux raisons. D’abord, la lune pleine. Ensuite, cette « légèreté » dont parle monsieur Calvino en notre honneur. Et, si je ne me trompe pas, vous aussi, comme nous, vous êtes un « Classique », un créateur de rêves et d’ombres, d’illusions, d’histoires et de fables comme monsieur Calvino… Maintenant, vous verrez qu’il n’y a pas que les Classiques dans le placard ! Il y a aussi les Personnages créés par l’imagination : la vôtre et la leur !
Calvino regarde un instant vers la terrasse, puis il s’adresse de nouveau à l’ombre inconnue : qui êtes-vous, donc ?
L’immense-ombre enlève son manteau en laine le recouvrant jusqu’aux pieds, il pose son bâton noueux et d’une voix profonde, il dit : « Je suis le Berger errant de l’Asie ! »
Leopardi (d’un air sceptique) se montre derrière les épaules de l’Arioste et susurre : « Vous ? »
Grande-Ombre : — Oui, c’est moi ! répond la voix de stentor du colosse tout en déclamant :

« Dis-moi, Lune, à quoi sert
Au berger sa propre vie ?
Et votre vie à vous ? Dis-moi : où tendent
Mon errance éphémère,
Ton parcours immortel ? » (1)

— Comme vous voyez, je ne suis pas aussi ignorant que l’on pense… !
L’Arioste : — qui est-elle, cette autre ombre assez petite ? C’est elle qui m’a fait trébucher ! Et maintenant, elle bondit partout !
La petite ombre ondoie comme si elle était en train de rire, puis elle éclate : — devinez-vous, alors ?

Claudia Patuzzi

(1) Leopardi, Chants, Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, traduction de Michel Orcel, Édition bilingue Flammarion, 2005, vv.16-20.

(continue)

Le placard de Calvino/8 : La lune – dialogues imaginaires n.8

22 dimanche Juin 2014

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été 1985, dialogues imaginaires n.8, Giacomo Leopardi, l'arioste, la lune, le placard de Calvino, Pandolfi, Place Campo Marzio, Rome

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Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine la nuit.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet).
Les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table pour une partie de cartes. L’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier. Au centre de la table, il y a une boîte de chocolats.

L’Arioste : — regardez cette Lune magnifique ! Quelle merveille de ciel avec toutes ces coupoles ! Les collines se détachent noires contre le fond étoilé…
Monsieur Pandolfi (en avalant trois chocolats en une seule fois) : faisons vite, je ne tiens plus debout et je n’ai même pas un sou non plus !
Calvino : Un peu de manières, monsieur Zucchet ! Si vous êtes fatigué, vous pouvez bien dormir dans mon studio…
Monsieur Pandolfi : — comment vous le dirai-je ? Je m’appelle P-a-n-d-o-l-f-i ?
Calvino : D’accord, j’ai compris… maintenant, essayez de vous reposer ! Demain, ce sera une journée lourde, pour vous.
(L’homme rentre dans le studio)

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Anselm Feuerbach, Portrait d’un poète, l’Arioste, 1850, Backnang, Allemagne.

L’Arioste : (en dégageant un souffle profond, tout en comptant l’argent gagnéaux cartes) : — pauvre garçon, il a tout perdu ! (Ensuite, ne cessant de regarder la Lune) : — c’est vraiment un spectacle merveilleux ! Dans le placard la Lune est invisible. Tout y est plongé dans une espèce de brume épaisse. Tout est submergé par le retentissement de nos lamentations. Les classiques peuvent regarder et entendre juste ce qui arrive sur la surface de la Terre, mais sans pouvoir agir. Il nous faudrait une grande œuvre qui nous nomme tout en défendant nos écrits. Cela pourrait nous donner la force de remonter au sommet de ce puits profond comme un gouffre… Au nom de tous les classiques, je vous suis énormément reconnaissant, monsieur Calvino, pour ce que vous avez écrit, mais aussi pour être venu nous libérer ! Depuis trop de temps, nous ressentions le besoin de prévenir ces hommes irréfléchis du XXIe siècle vis-à-vis du danger imminent ! »
Calvino : — je vous remercie, Monsieur l’Arioste ! Mais le mérite est à Leopardi : c’est lui qui est sorti le premier du placard !
Leopardi : merci, monsieur Calvino, mais finissons-en avec tous ces remerciements ! Consacrons-nous à la contemplation de la Lune… de façon que je puisse m’en réjouir comme il m’arrivait pendant ma jeunesse, depuis ma fenêtre de Recanati ou quand j’étais « vieux », depuis la fenêtre de la Villa des genêts près de Naples. J’étais juste au-dessus de la lave pétrifiée du Vésuve : la lune était ronde et blanche comme le visage d’une femme… À présent, cette nuit-ci me rappelle ce silence infini là… (Et, regardant la Lune, il susurre) :

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« Ô favorable lune, je me rappelle,/ sur ce col même –voilà, l’année revient -, / Je venais te mirer plein d’angoisse ;/ Et tu pendais alors sur cette sylve, L’éclairant toute, comme aujourd’hui…/ » (vv.1-5, À la lune, Chants, Anthologie bilingue de la poésie italienne, Bibliothèque de la Pléiade p.1019).
Puis, il ajoute : « Que fais-tu, Lune, au ciel ? dis-le-moi, que fais-tu, /Lune emplie de Silence ? »(Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, vv.1-2)
L’Arioste (il s’essuie une larme, s’adressant à Calvino) : est-ce que vous avez un mouchoir ?
Calvino (fouillant dans sa poche) : Oui, bien sûr…
L’Arioste (en se mouchant bruyamment) : — je suis ému ! Cela m’a fait souvenir de mon Astolphe sur la Lune en quête de l’esprit de Roland…
Calvino : Vous avez été courageux, monsieur Ludovico, en vous aventurant dans cette description de la Lune ! Vous l’avez rendue VISIBLE par des mots poétiques et fantastiques… Vous avez le pouvoir de mettre à feu des visions que vous avez eu les yeux fermés, vous pensez par images… Vous êtes un pédagogue de l’imagination ! Grâce à vous, la Lune est devenue un repaire « des ruines de cités, des restes de châteaux mêlés avec de grands trésors » (octave 79, vv.57-58), « des serpents au visage de fille :…l’oeuvre des larrons et des faux-monnayeurs » (v.61), « des flacons cassées de diverses espèces… »(v.63) En somme, dans vos vers la Lune devient petit à petit un doublon de la terre et de ses vices ainsi que du pouvoir injuste et violent des princes ! (Leçons américaines, « Visibilité»,1988, pp.91-93)
L’Arioste (se levant): –  « La folie seulement n’y est ni peu ni prou:/ Elle reste ici-bas et ne s’en va jamais… »(Roland Furieux, octave 81, vv. 79-80) « C’est comme une fluide et subtile liqueur,/ Qui s’exhale aisément d’un flacon mal fermé ; Elle était conservée dans diverses ampoules…/Mais la plus grosse était…le bon sens de Roland… » (Idem, octave 83, vers 89-96, chant XXIV)
Calvino (se levant lui aussi) : —malheureusement, la folie humaine a énormément augmenté ! Aujourd’hui, on est bombardés par une quantité d’images…la mémoire est recouverte de strates d’images pulvérisées comme dans un dépôt d’ordures… (Leçons américaines,1988, pp.91-92) Y aura-t-il un futur pour l’imagination individuelle à l’intérieur de ce qu’on appelle d’habitude la civilisation de l’image ? Je me demande cela chaque jour. Cela dépend, peut-être, du fait que j’étais justement enfant de la civilisation des images. On était d’ailleurs encore loin de l’inflation de l’image qu’on subit aujourd’hui : je lisais le  « Corriere dei piccoli » avec cet extraordinaire personnage du chat Felix. Et je me nourrissais d’une culture surtout étrangère, anglophone. Je lisais Kipling, Dickens, Poe, Stevenson, James… dans ces livres le fantastique jaillissait directement du quotidien… » (Leçons américaines, Visibilité, 1988, pp.92-94)

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Pandolfi (faisant irruption dans la terrasse agitée) : Venez, courez dedans, vite ! Deux forcenés sont en train d’essayer… de défoncer le placard !
Leopardi : — Voilà, l’idylle de la Lune est terminée !

Claudia Patuzzi

 

Le placard de Calvino/7 : la liste et la visite – dialogues imaginaires n.7

15 dimanche Juin 2014

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été 1985, Bartleby, Giacomo Leopardi, jiun 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Melville, monsieur Pandolfi, Paralipomeni, Pietro Citati, Place Campo Marzio, Rome

 

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Italo Calvino dans son studio (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Temps : fin juin 1985, après-midi
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), Pietro Citati.
Calvino, Leopardi e Ariosto discutent bruyamment autour d’une table.

Leopardi : (hurlant) Je l’ai dit et je le répète une seule fois : une liste des Classiques ne suffit pas !
Ariosto : Pourquoi pas ? Il faut être synthétiques, sinon on nous envahit…
Calvino : Excuse-moi, monsieur Arioste… Laissons le comte parler… donc, que disiez-vous ?…
Leopardi : Je me referais en particulier aux « leçons » ou pour mieux dire aux « conférences » américaines… et j’ai pensé qu’il nous faut six listes !
Calvino : six listes ?
Ariosto : êtes-vous devenu fou, comte, nous ne finirons jamais de les écrire…
Leopardi sourit. Un frémissement, le même du souris Rubatocchi des Paralipomeni (1), lui dilate les narines, puis, d’une voix imperceptible, il susurre : « nous devons faire six listes parce que les voix des Leçons américaines sont justement six !
L’Arioste (la main levée comme à l’école) : J’ai compris ! Une liste au nom de la légèreté, une autre pour la vitesse, une autre encore pour l’exactitude, et une autre aussi pour la per la visibilité et la multiplicité… mais on est à cinq !
Le poète de Ferrare regarde Calvino d’un air perplexe…
Calvino : Qu’avez-vous à me regarder, Ludovico ? C’est vrai j’en ai écrites juste cinq tandis que le temps s’amoindrit de plus en plus ! Je suis en retard avec la sixième conférence, celle qui doit se baser sur la consistance, ou, pour tout dire, je ne l’ai pas encore écrite…
Leopardi : l’été est beau mais assez bref, comme la vie…
Calvino : (essoufflé) ces leçons américaines sont devenues une espèce de fièvre, une obsession qui m’use… « la sixième leçon » bourdonne comme une abeille dans ma tête, heureusement j’ai encore un peu de temps… même si chaque heure gaspillée c’est un cauchemar !
L’Arioste : quand j’écrivais mon Furieux j’étais heureux, je vivais dans les mots les plus fantastiques, dans un monde-ailleurs, tandis que la réalité était toujours plus violente et impitoyable… quelle divergence !
Calvino : à côté du pessimisme de l’intelligence je devrais exercer l’optimisme de la volonté, comme le disait Gramsci, mais mon perfectionnisme m’enchaîne…
Leopardi : Gramsci ?… un homme petit et courageux, qui me ressemble beaucoup !
Calvino : (en s’adressant à lui-même ) Ah, si je pouvais parler avec Melville en personne ainsi qu’avec son Bartleby, tout serait plus simple… !

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Herman Melville, 1885, New York, Granger Collection

L’Arioste : Qui est-il ce Bartleby ? Ne serait-ce pas mieux le capitaine Achab ?
Leopardi : (écartant l’Arioste par un brusque coup de coude) Il ne manque que la baleine blanche et l’on ferme tout !
Calvino : Bartleby est un simple employé, un copiste consciencieux, une scribe, le protagoniste d’un conte de Melville.
Leopardi : Alors, si je comprends bien, nous devons inclure Melville et le protagoniste de son conte, eux aussi, dans la liste des classiques !
Pensif, l’Arioste les regarde tout en caressant sa barbe.
Calvino : Que pensez-vous, à présent, Monsieur Ludovico ?
Ariosto : Je suis en train de penser à cet étrange Bartleby… qu’est-ce qu’il a fait spécial ?
Calvino : Il a osé répondre de cette façon à l’ordre de son donneur d’emploi : « I would prefer not to… »  c’est-à-dire « je ne préférerais pas (le faire)… » ou « j’aimerais mieux pas ».
Leopardi : Il n’a dit que cela ?
Calvino : Oui, juste cela… jusqu’à se réduire au minimum… Peu à peu, il cesse complètement de travailler… et refuse même son renvoi par son employeur.
L’Arioste : Nous devons descendre dans le placard et chercher cet étrange personnage !
Leopardi (tout en ricanant à l’adresse de Calvino) : et bien d’autres…
Calvino : Un peu de contenance, comte, ce n’est pas un jeu pour moi d’écrire pour ces conférences !
Leopardi : Je le sais, cher Calvino, mais il ne faut pas faire les choses trop sérieusement, au risque de s’étrangler quelque fois ! N’est-ce pas, monsieur Zucchet ?
Pandolfi, assis depuis longtemps sur le seuil de la terrasse, se réveille : — Combien de fois dois-je vous dire cela ? Je m’appelle Pandolfi, « la flèche de la Zucchet » ! Quant au prix, si les listes augmentent et qu’elles deviennent 5 ou 6, je voudrais ajourner ma rémunération : on s’accorde pour 300.000 lires et l’on n’en parle plus.
Calvino : Non, non ! C’est hors de question !…
On frappe à la porte.
— Qui va là ? s’écrie Calvino.
Silence.
Obéissant au geste de Calvino, Leopardi, l’Arioste et Pandolfi se sauvent à la hâte dans la terrasse. Calvino va ouvrir la porte.
Une voix gaie résonne dans l’escalier.
« Comment vas-tu avec les Leçons américaines ? Tu me sembles assez fatigué. Pourquoi ne sortons-nous pas pour une petite promenade jusqu’à Giolitti ? (2) Il te faut absolument une coupe à la crème et au chocolat… » hurle Pietro Citati en traînant l’écrivain avec lui…
Quelques minutes après le claquement de la porte les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table entourée par de vases comblés de fleurs ainsi que par l’immensité du ciel bleu.
Après avoir enfourché une paire de lunettes de soleil, l’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier.
L’Arioste : « À qui est le tour de lancer le jeu ? »
Leopardi (d’un air malicieux) : « je préférerais ne pas… »
L’Arioste (en clignant de l’œil) : « Comme vous voulez, monsieur Bartleby ! »

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Claudia Patuzzi

(1) Dans le poème satyrique Paralipomènes de la Batrachomyomachia  (1831-37) Leopardi décrit de façon sarcastique sa propre descente aux enfers. Rubatocchi c’est le héros du poème, chef de l’armée libérale, qui combat les Autrichiens et les soldats du Pape.

(2) Fameux glacier et cafétéria de Rome, situé dans une rue près du Panthéon.

Le placard de Calvino/6 : les Classiques – dialogues imaginaires n.6

25 dimanche Mai 2014

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dialogues imaginaires n.6, l'arioste, le placard de Calvino, Leopardi, Les classique, liste des classiques, monsieur Pandolfi, Palma il Vecchio, Piazza Campo Marzio, Rome juin 1985

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Temps : juin 1985.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet).

– È permesso ? Je peux entrer ?
Calvino, l’Arioste et Leopardi se tournent vers la porte-fenêtre donnant sur la terrasse. Monsieur Pandolfi, universellement connu comme « la flèche de la Zucchet », les observe en bâillant.
Pandolfi :- È permesso ? Je peux ? répète-t-il une deuxième fois en s’étirant dans un craquement d’os; puis, n’ayant reçu de réponse, entre dans la pièce. « Je me suis endormi comme un caillou, mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai les os tous cassés … (en se dirigeant vers la porte) En tout cas, je vous dis au revoir et merci…
L’Arioste : – Où allez-vous ?
Pandolfi: – J’ai pas mal de désinsectisations à faire… Voyons : au Panthéon il y a de milliers de souris, au Vittoriano, place Venezia trois faucons, au Ghetto on a affaire à une invasion de puces, à Campo de’ Fiori un va-et-vient de cafards, sur le Gianicolo les nids des aigles… à Tor Pignattara et au Tufello les rats, au Vatican des millions de poux, à Montecitorio la rescousse des blattes, qu’on appelle ainsi « sangsues »… Et la nuit les chauve-souris ! Je ne réussis pas à en tenir le compte ! souffle, tout en chargeant la bouteille du gaz sur ses épaules.

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Palma il Vecchio, Portrait de l’Arioste, 1525, Londre, National Gallery.

L’Arioste ( En se levant brusquement de son fauteuil de toute sa masse et en clignant de l’œil en direction de Calvino et Leopardi ) : Monsieur Pandolfi, vous ne pouvez pas vous en aller comme ça !
Pandolfi : – Pourquoi… ?
Calvino : – Vous devez nous aider à accomplir la désinsectisation du placard !
Pandolfi :-  J’y ai presque laissé la peau, c’est hors question !
L’Arioste : – On vous payera bien !
Pandolfi (après une pause de silence) : – Mm….combien ?
Calvino : – Cela dépend de votre travail…
Pandolfi : – Quel genre de travail ?
Leopardi : – Vous devez bloquer dans le placard tous les Classiques, exception faite pour ceux qui seront écrits dans notre liste !
Calvino : – De quelle liste parlez-vous, comte ?
Leopardi : – On va la styler ensemble d’ici peu. La liste des «élus » !
L’Arioste : – Des «élus » ?
Calvino : – Cela donne l’idée d’une purge nazie ou fasciste… Je n’aime pas ça !
Leopardi : ( d’un air paternel) – Monsieur Calvino, vous ne pouvez pas parler avec tous les Classiques ! Ils sont des centaines de milliers ! Ce serait le chaos ! Il faut faire une sélection ! Par contre vous pouvez parler avec ceux qui ont eu avec vous un dialogue plus serré, vos préférés ! Comme l’Arioste et moi, par exemple. Vous devez nous dire qui sont-ils…
Pandolfi : Et moi, que dois-je faire ?
L’Arioste : Nous allons préparer la liste que nous confierons ensuite au comte Giacomo Leopardi ; quant à vous… vous irez dans le placard avec le comte qui fera l’appel des noms choisis : ces derniers le suivront, un à un ou deux par deux (et quelques fois un trio) ayant la permission de rencontrer personnellement l’écrivain Italo Calvino, tandis que tous les autres serons invités, sous votre surveillance, à rebrousser chemin, jusqu’au fond du placard ou, si vous volez, jusqu’aux Limbes ou aux Enfers… Il nous faut de la discipline ! Et cela a l’air d’une véritable invasion !
Leopardi : Moi, je n’y vais pas tout seul, là-dessous, me faire rogner par les souris !
Ariosto : Je vous accompagnerai moi même, monsieur le comte ! J’adore les aventures…
Pandolfi : Il me faut 200.000 lires en avance !
Les trois se dévisagent interloqués. Puis Calvino prend la parole et siffle d’une voix altérée : – 100.000 lires avant et le reste quand vous aurez fini !
Pandolfi : Sauf complications, bien entendu…

Claudia Patuzzi

Le placard de Calvino/5 : sur la terrasse – dialogues imaginaires n.5

18 dimanche Mai 2014

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Giacomo Leopardi, l'arioste, Lavinia Colmo, le placard de Calvino, leçons américaines, monsieur Pandolfi, Pietro Citati, Roma juin 1985, six conférences, Zucchet

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Italo Calvino, photo de Pepe Fernandez, Paris 1981 (1)

Temps : juin 1985.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi, chargé de la désinsectisation de la Zucchet, et Lavinia Colmo, femme de ménage.
Scène : matin tôt. Sur la terrasse, sur une chaise longue, monsieur Pandolfi de la Zucchet essaie de retrouver les forces perdues. Dans le studio, le poète Leopardi dort ratatiné sur deux chaises. L’Arioste se repose dans un fauteuil assez confortable, tandis qu’Italo Calvino, assis à son bureau, dort lui aussi, la tête appuyée sur les bras.

Soudainement, des clochettes résonnent. La porte s’ouvre d’un coup : c’est Lavinia Colmo, la femme de ménage. Lorsqu’elle voit les deux étrangers, elle lance un cri perçant et prolongé. Calvino se réveille.
Calvino : Lavinia, que faites-vous ?
Lavinia (tout en indiquant Leopardi et l’Arioste endormis) : En voyant ces types étranges… j’ai eu peur !
Calvino : Rassurez-vous ! Ce sont des personnes importantes, qui ont dû faire un long voyage juste pour me voir…
Lavinia (en fixant Leopardi d’un air perplexe avant d’exploser) : Celui-ci sent mauvais ! En plus, il est recouvert de haillons ! Puis elle se dirige vers l’Arioste murmurant: apparemment, celui-ci est juste sorti d’un réveillon de carnaval ou alors d’un musée… Et, dites-moi, cet énergumène ressemblant à un cafard, en train de dormir sur la chaise longue, qu’est-ce qu’il fait dans la terrasse ? Ici on fait des festins !
Calvino : Taisez-vous, s’il vous plaît ! Ils sont tous mes admirateurs… Ne deviez-vous pas vous occuper du petit-déjeuner et du nettoyage ? Ne voyez-vous pas que je gaspille avec vous du temps précieux ?
Lavinia : Je suis entrée juste pour prendre le linge sale dans le placard…
Calvino (en poussant Lavinia vers la porte) : Non, pour l’amour de Dieu ! Aujourd’hui, je dois travailler sans être dérangé, compris ? (en secouant les deux endormis) : Comte Leopardi, monsieur Ludovico, réveillez-vous !
Leopardi (en sursautant) : Qui parle ? Où suis-je ? Où est-il mon ami Ranieri ? Et ma soeur Paolina ? Où est-ce le petit-déjeuner avec les beignets ? Et le vase avec les genêts ?
L’Arioste (chuchotant dans le sommeil, assis sur le fauteuil) : Angelica…ne me quitte pas… Viens ici ! Où vas-tu ? Puis il se réveille d’un coup, en disant : C’est pire que le Palais d’Atlas, un va-et-vient continu… la vie est un labyrinthe… Par un soupir il s’adresse à Calvino : Mais, où suis-je ?
Calvino : Ne vous souvenez-vous pas ? Vous venez de sortir du placard ! Vous êtes à Rome, dans le XXe siècle ! Chut ! J’entends un bruit…, et par une impulsion soudaine, il court ouvrir le placard. Les autres deux l’observent.
Leopardi (se levant de la chaise) : Que voyez-vous ?
Calvino (faufilant la tête derrière une porte) : Je ne vois ni n’entends rien, il est tout sombre ici… peut-être, ils dorment encore.
Leopardi : Mais les Classiques ne peuvent pas dormir ! Ils doivent absolument veiller sur la Postérité, pour qu’ils ne fassent pas des bêtises ! Nous devons nous dépêcher, ce silence-ci m’inquiète…
L’Arioste : Moi, grâce au brigandage de la Garfagnana, j’ai acquis une certaine expérience dans les missions militaires et stratégiques. Si vous voulez, je peux vous donner un coup de main…
Calvino : D’accord, dites-moi…
Leopardi (se mêlant) : Voulez-vous savoir ce que j’en pense ?
Calvino : Mais, en vérité…
Leopardi (s’adressant à Calvino) : Je pense que si nous sommes ici ce n’est pas notre faute ! C’est vous qui nous avez appelés !
Calvino : Moi ?
Leopardi : Oui, vous-même, avec vos livres ! Par exemple avec le « commentaire du Roland furieux » de monsieur Ludovico ! Ou avec ces belles phrases autour de moi, comme l’ oxymoron « hédoniste malheureux »(2), selon lequel je serais une contradiction vivante !
L’Arioste : …et avec votre essai titré « Pourquoi lire les Classiques » (3) !
Leopardi : Et maintenant, avec ces « Conférences » ou comment sont-elles nommées…

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Voici la note d’Italo Calvino avec le six titres des conférences qu’il aurait dû lire chez l’Université de Harvard, Massachusetts (1985-1986).

L’Arioste : « Leçons américaines », comme le dit votre ami Pietro… (4)
Calvino : Calmez-vous messieurs, je dois encore finir de les écrire, il me reste à faire la sixième leçon, ayant pour objet la « consistance »… (5)
Leopardi : Je m’en réjouis ! En ce monde on bavarde trop et l’on se bouffe d’images, tandis qu’on parle très peu de la « consistance »… Mais j’aurais une question directe à vous poser, monsieur Calvino.
Calvino : Allez-y !
Leopardi : Pour quelle raison les Classiques vous ont-ils choisi, vous et votre placard, pour manifester leur malaise ?
Calvino : En vérité, je ne sais pas…
Leopardi : La réponse est évidente. Les Classiques vous aiment, ils sont vos fans ! Avec tout ce que vous avez écrit sur eux, vous êtes devenu leur idole, leur Sauveur ! Leur défenseur !
En ce moment-là, on entend un craquement d’os dans la terrasse…

Claudia Patuzzi

NOTES :
(1) Image imprimée sur la couverture de «Lezioni americane» (Leçons américaines), Garzanti Éditore (première édition italienne juin 1988, quinzième édition juillet 1988), titre  choisi par sa femme Esther Calvino. Le titre que Italo Calvino aurait voulu adopter c’était par contre Six memos for the next millennium. Le livre est apparu dans la collection Du monde entier, Gallimard, le 03-11-1989, traduction de l’italien par Yves Hersant.

(2) Italo Calvino, Lezioni americane, dans la section intitulée « Esattezza » (« Précision »), p. 62.

(3) Italo Calvino, Perché leggere i classici (« Pourquoi lire les classiques »), imprimé par Palomar S.r.l. et Arnoldo Mondadori Editeur S.p.A., Milan,1995; 1° édition « Oscar Opere » de Italo Calvino, septembre 1995, Italie.

(4) Pietro Citati, écrivain-essayste italien, ami de Italo Calvino.

(5) Italo Calvino est mort le 19 septembre 1985 à Siena, avant d’écrire cette sixième conférence pour l’Université Harvard («Norton Lectures »). En dehors des Lezioni americane sortent posthumes les oeuvres  Sotto il sole giaguaro, La strada di San Giovanni, Prima che tu dica pronto, par le soin de la veuve et de collaborateurs.

 

Italo Calvino : un intellectuel entre poésie et engagement (articles n.1)

25 lundi Mar 2013

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cesare pavese, elio vittorini, il politecnico, italo calvino, l'arioste, lévy-strauss, raymond queneau, roland barthes, roland furieux

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Italo Calvino et le “chevalier inexistant”, 1962

De la naissance cubaine au milieu méditerranéen de la Riviera ligure, entre la campagne ancestrale et la Villa Meridiana, plantée d’avocatiers et de pamplemoussiers, Calvino tira sans doute cet amour inconscient pour l’action et le voyage, ce « complexe de l’Arioste », existentiel et familial avant que littéraire, qui constituera par la suite un des caractères primordiaux de sa poétique. Cette enfance mouvementée, sur un fond familial laïc, bourgeois, antifasciste, avec de lointains souvenirs maçonniques, se traduit, à travers l’exploration continuelle et mystérieuse des plantes et de la nature, dans le binôme tout calvinien imagination-regard ou, si l’on préfère, fable-réalité. En ce sens, l’enfance constitue une préhistoire poétique, une optique qui n’a rien à voir avec une mythologie ou une thématique décadente, mais annonce plutôt une méthode qui s’apparente à la loupe et à l’écran entre le moi et la réalité. La familiarité avec le roman anglais d’un Dickens ou d’un Stevenson et, en même temps, avec « l’air botanique » familial[1] caractérisent Calvino, qui cristallisera ces moments magiques et uniques, dans la définition de l’ « amour difficile »[2].

002_Ingr villa meridiana antique 740 Entrée Villa Meridiana, Sanremo

Michel Foucault dans Les mots et les choses, analysant la métamorphose du climat intellectuel entre le seizième siècle et le Baroque, affirme que le concept de structure se forme parallèlement à la  suprématie du « regard » comme “fonction privilégiée de connaissance, d’ordonnancement descriptif du monde sensible”[3]. « Le terme de “structure” est une notion qui s’élabore précisément dans la recherche des philosophes de la nature, en premier lieu des botanistes »[4], surtout dans l’analyse des formes des éléments dont un organe est composé, dans leur confrontation et dans la mesure de leurs rapports. En ce cas, la nature se présente comme un « complexe organique d’objets et de caractères (qu’on pense à un jardin botanique) qui équivaut à un livre »[5]. Dans quelques « amours difficiles »[6] en opposition au « regard botanique », préfiguration inconsciente de la future volonté rationaliste, le pôle fantastique fait office de contrepoint émotif, mais toujours dans un rapport harmonieux avec la nature. Dans cette atmosphère, enfants et hommes, animaux et plantes s’échangent les attributs témoignant de « la substance unitaire du tout, (…) l’infinie possibilité de métamorphose de ce qui existe »[7]. Ce rapport de totalité avec la nature, où l’opacité des choses est déjà ordonnée par un « regard », pourra être récupéré ensuite seulement artificiellement, à travers une technique narrative sui generis (la fable) et la création d’un style au niveau rationnel.

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Torino, via Roma dans les années 40

À cette première phase, sur laquelle les témoignages manquent et où la future poétique agit comme humus naturel et inconscient, succède une autre : le moment de transition est senti par le jeune bourgeois comme un traumatisme déchirant. C’est par la participation active à l’irrationnel de la guerre que Calvino naît à la littérature néoréaliste et effectue une maturation soudaine, tant au niveau intellectuel qu’au niveau politique. L’expérience de la résistance constitue un tournant historique décisif, dont émerge une nouvelle figure d’intellectuel, engagé dans le sens gramscien et, ensuite, toujours problématique. Tel sera l’héritage culturel, en rien consolateur mais culturellement actif et militant, que le jeune étudiant ligure reçoit dans le Turin de la maison d’édition Einaudi et dans le Milan de l’hebdomadaire « Il Politecnico », dirigé par Elio Vittorini. L’abandon de la faculté d’Agriculture est parallèle au déchirement de l’harmonie infantile et au précoce sevrage intellectuel, effectué dans le milieu d’une culture « nouvelle », qui agit dans le « hic » et le « nunc », prenant exemple sur le stoïcisme de Pavese ou sur les « désespérés lucides » comme Gobetti et, surtout, Giaime Pintor.

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Couverture n.1 du “Politecnico” dirigé par Elio Vittorini, Rome 29 settembre 1945

L’optique du regard devient explicite dans le roman-hommage à la Résistance –Le sentier des nids d’araignée- dans les brèves répliques finales entre Pin et le Cousin: « À les voir de près, les lucioles, dit Pin, c’est des bestioles dégoûtantes. -Oui, dit le Cousin, mais vues comme ça, elles sont belles. »[8] Cette “distance”  est le prix que Calvino doit payer pour revenir à l’“avant” (le “jardin enchanté” de l’enfance) après la guerre civile.

Dans la fameuse recension de Pavese dans l’ « Unità », en octobre 1947, nous trouvons des mots éclairants comme « fable », « jeu », « grimper aux arbres », « esprit de l’Arioste ». De ce point de vue, l’accostage de Calvino vers un genre littéraire comme la fable-intellectuelle, apparemment discordante et désengagée dans le climat néoréaliste des années cinquante, ressemble fort à des retrouvailles fortuites avec la matrice botanique-méditerranéenne, mais chargée du pathos de la guerre et de la mort et, ensuite, mûrie au travers de l’apprentissage historico-philosophique turinois (par l’exemple d’un maître, spécialiste des  « réformateurs » et des  « hérétiques » du seizième siècle, comme Delio Cantimori); et c’est, en même temps, un soupir de soulagement et une libération de l’obsession romanesque à la fois grise et moralisante (l’échec des Giovani del Po[9]), de caractère plus spécifiquement néoréaliste.

La manière calvinienne de répondre à la «crise du roman» coïncide donc avec la recherche d’une structure objective mais en même temps épico-lyrique: la fable. Par cette manœuvre[10], accueillie non par hasard par la critique et par le public avec une certaine stupeur, Calvino révèle son caractère totalement provincial, caractéristique de celui qui, comme lui, n’aime pas se sentir « à l’étroit », mais ambitionne une « connexion plus vaste avec la culture mondiale ». L’adoption consciente de la nécessité d’un rapport dialectique entre intellectuel et réalité sociale se traduit, chez Calvino, par une tension profondément morale qui correspond, au niveau littéraire, à une narration « active », où la tension entre poésie et engagement se traduit par le « rythme » dynamique de la parole et du récit et, surtout par la médiation consciente de l’ironie[11]. Calvino a su recueillir, de la « crise » néo-réaliste politique, la composante la plus actuelle: ce lien indispensable entre intellectuel et histoire qui le poussera à adopter une « poétique du négatif », mais tenacement confiante dans le fait de changer la réalité (optimisme de la volonté) avec la raison (pessimisme de l’intelligence)[12].

Contre l’homme « hermétique » il propose un intellectuel de type objectif, capable de résister lucidement au « caractère terrible des choses réelles »: la réalité du suicide de Cesare Pavese, du silence poétique d’Elio Vittorini et de la fin du « Politecnico »; la réalité politique du succès de De Gasperi, de la guerre froide, du Plan Marshall jusqu’au coup d’état de Prague; la réalité désespérée de Samuel Beckett. Dans ce cadre, la logique de la fable est la logique géométrique de fer de la lutte, dont émane, à travers les « épreuves » auquel l’homme est soumis, une morale de résistance et de friction avec le négatif.

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Autoportrait-caricature de Italo Calvino avec dédicace à Piero Dentone

C’est justement à ce niveau que Calvino d’ « italien » devient « européen », pour affronter, à travers une littérature comme éducation dans l’histoire, son devoir d’ « écrivant » au sens où l’entend Barthes[13]. Il devrait être alors celui qu’on appelle l’homme « transitif », pour qui la parole constitue le véhicule et le moyen de la pensée, mais, en adoptant un genre littéraire comme la « fable intellectuelle », il semble vouloir rendre à la littérature son caractère de « fiction », où la parole acquiert sa résonance ambigüe et complexe. S’il a affirmé par la suite que la littérature consiste toujours dans la « fondation d’un style » -le fameux « pont » entre les mots et les choses -il se réserve jusqu’à aujourd’hui un espace autonome de jeu et d’action, toujours plus ample et infini, où le fil de l’intrigue s’amincit au fil de la plume, mais en introduisant dans la fiction la nécessité de la logique et donc du contrôle rationnel, il pose, inévitablement, cette juste médiation, distante mais pas trop, qu’est l’ironie. C’est dans cet équilibre médian que Calvino, intellectuel de gauche, apaise son désir fébrile d’engagement social: un «écrivant-écrivain», qui a appris à écrire le « pourquoi » du monde avec un « comment écrire » qui ne l’absorbe pas en l’annulant dans l’élégance formelle, mais plutôt l’ordonne dans cette « explication générale de la vie »[14] qu’est la fable. Si le schéma de base de la fable est géométrico-structural, sa morale pédagogique -triomphe du bien sur le mal- enseigne aux adolescents et aux hommes adolescents (les intellectuels d’aujourd’hui) à devenir « hommes » à travers les épreuves. Dans cette substance unitaire du tout, où le destin humain est présenté sous les aspects du possible, Italo Calvino essaie, au vingtième siècle, de réaliser l’« homme total », dans lequel idée et action, théorie et praxis, bien et mal, se rejoignent en un parfait équilibre.

005_le baron perché 2 740 Couverture de “Il barone rampante”, Einaudi, Torino, première édition 1957

Mais l’utopie du Baron rampant est située en équilibre entre un vicomte « pourfendu » et un chevalier « inexistant »,   alors que l’impitoyable « spéculation immobilière » de la riviera ligure, où l’intellectuel bourgeois en crise idéologique essaie de s’affranchir de son rôle dans le rapport entre entrepreneur et propriétaire immobilier, fait une doublure amère au paysage d’Ombrosa. Pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté se révèlent inconciliables. L’intellectuel peut se travestir en chevalier, mais continue de fait, aujourd’hui plus que jamais, à vivre son conflit historique: « En tant que bourgeois c’est un parasite de la classe dirigeante, en tant qu’intellectuel il œuvre, sur le plan fonctionnel, contre celui qui lui fournit les moyens de vivre » [15].

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Couverture,  avec un dessin de Calvino, de “Le baron perché”, Seuil, Point, 2001

Calvino se construit son « utopie », tant morale que littéraire: c’est la rationalité de Candide, le rythme de l’Arioste, le «phalanstère» linguistique de Fourier, le tout sur fond de la morale voltairienne de « cultiver notre jardin »[16]. C’est une phrase utopique qui, confrontée avec les angoisses modernes peut avoir une résonance égoïste et bourgeoise, mais de grande fortune: presque un proverbe moderne, anti-manichéen, où l’homme, qui n’est plus suspendu entre les pôles transcendantaux du bien et du mal, se limite finalement à lui-même et à ce qu’il peut faire. Dans l’introduction de Candide, la célèbre phrase de Voltaire se prolonge dans celle moderne d’Italo Calvino: « les vrais choix de l’homme d’aujourd’hui” partent tous d’“une morale de l’engagement pratique, responsable, concret »[17]. De ce sens de la limite, de l’action réalisable dans le contexte de ses propres possibilités, en rapport à une morale de soutien, vient aussi l’autre aspect, cette fois exprimé au niveau purement littéraire, de l’action imaginative, du rythme narratif, de l’espace toujours plus infini. L’encyclopédique Voltaire et «l’Arioste des utopistes»[18], tous deux fils du dix-huitième siècle, reflètent deux niveaux qui communiquent entre eux: le niveau de la raison, comme attitude éthique et volontariste, et le niveau du langage, ouvert, dialogique circulant entre « bi-univers » et « tri-univers »[19]. La passion de l’Arioste se traduit en impatience spatiale et temporelle, en désir de « mouvement errant »[20] au-delà des limites; l’image de la forêt et du château prend la forme du lieu de la recherche, métaphore cinétique de la tension morale, de l’inquiétude des «rares hommes justes: limités et justes, justes car limités… à ce point liés à leur état d’incertitude qu’ils ne le veulent changer avec aucun autre », comme Calvino le dira par la suite[21].

Avec la fable, Calvino éprouve ainsi, sur le plan de la logique, une littérature comme champ privilégié de la « fiction » et du possible, comme rythme et mouvement et réalisation poétique d’un credo moral.

Mais la période « utopique » est brève: au seuil des années soixante, devant l’« océan de l’objectivité », le « magma » et la nausée des choses, fruit du boom économique néocapitaliste, devant l’univers unidimensionnel produite par l’aliénation de la nouvelle idéologie multinationale, Calvino réagit publiquement, confirmant son exigence de faire une mise au point sur la réalité contemporaine[22]. Il répond au nouveau chaos et à la logique du « labyrinthe » avec un tournant littéraire décisif, expression et conséquence d’une désillusion idéologique ou, comme il aime lui-même à la définir, « une crise de l’esprit révolutionnaire ».

Les démissions du parti communiste en 1957 témoignent de la « défiance envers l’idéologie » qui animera une partie de la littérature des années soixante, à partir des événements de Hongrie jusqu’à l’explosion de soixante-huit. On s’approche toujours davantage de la « mort » de la littérature et de l’art, tandis que la culture perd, durant la contestation, une bonne partie de son caractère sacré.

Pour Calvino, la « crise de l’esprit révolutionnaire » vient surtout du manque de confiance dans l’histoire, dont le sens ne trouve plus désormais sa justification dans le lien indissoluble et constructif avec la raison. L’histoire unidimensionnelle et magmatique semble, au contraire, annuler le moi dans la capacité de l’homme à « se faire » transcendant: « connaître le monde et le changer ».  Aujourd’hui, « il semble que ce soit perdu tout rapport entre les deux termes », « les choses (la grande politique des deux systèmes de forces opposées, américain et soviétique, et par la suite aussi le tiers-monde) avancent toutes seules »[23].

La réponse calvinienne, en polémique avec les néo-avant-gardes, est claire et nette: littérature de la conscience contre littérature de l’objectivité (le « regard » vide de Robbe-Grillet); obstination sans illusion ni volonté de différence; ne pas s’imaginer trouver un équilibre de type classique; méfiance quant au labyrinthe  « qui vise à avoir un plan (connaissance) du labyrinthe (chaos des connaissances perspectives et du monde) le plus détaillée possible »[24]. C’est seulement ainsi qu’on peut continuer à espérer dans le pouvoir déterminant de la culture.

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Italo Calvino (années 80)

La journée d’un scrutateur constitue l’exemplum paradigmatique d’une telle crise historico-idéologique: la conscience des choses, à laquelle assiste l’intellectuel Amerigo Ormea, se change progressivement, devant l’humanité déshumanisée du Cottolengo de Torino, monde anhistorique et atemporel  en friction avec la mission politique, en un haut débat intérieur, où tout se traduit par une problématique générale sur les questions existentielles de l’homme. « Le dernier héritier anonyme du rationalisme du dix-huitième siècle » se perd, entre les antinomies éternelles de la vie et de la mort, du beau et de l’horrible, dans l’impuissance de l’histoire et de la raison. La poésie hautement dramatique de la Journée vient de l’approche progressive, dans la lutte continuelle du doute, de l’humain: c’est la découverte de l’homo faber, l’artisan privé de mains capable de recommencer à zéro,  gagnant avec la seule force de sa ténacité et de sa foi ignare, les « mauvaises mutations biologiques ». Cette troisième phase, dont le Cottolengo constitue la perception désespérée et lucide du non-humain et du non-sens de l’histoire, coïncide avec le déménagement définitif à Paris et avec le passage de la logique et l’histoire, justement, de la deuxième phase «utopique», à la prélogique et à la préhistoire. Calvino répond à la déception historique par la tentative courageuse de « refaire » l’histoire, d’atteindre une nouvelle et vierge harmonie entre l’homme et la nature en recommençant à zéro.

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Couverture de “Le cosmicomiche”, Einaudi, Torino, 1965

Avec Cosmicomics et Temps zéro, la confiance en l’histoire est réaffirmée dans la possibilité de réinventer une perspective de signifiés avec la même joyeuse adhérence aux choses, justement dans l’homme primitif: Qfwfq est l’ancêtre de l’homo significans, de l’homme fabriquant de sens qui essaie de fixer avec le « signe » l’infinité chaotique du temps et de l’espace. Il s’agit d’un humanisme qui a dépassé les limites des lumières pour sauter d’un coup le continuum historique, se placer dans le cosmos et reconstruire, dans le jeu-fiction de la littérature, la ville de l’homme entier.

Le passage de la logique à cette prélogique est facilité par le caractère atemporel et anhistorique de la fable elle-même, dont la «vérité» plus profonde apparaît dans le timbre patriarcal de la fable mythique, comme voix épique et anonyme de la tribu et de l’humanité. En ce sens l’expérience avec le non-humain du Cottolengo et sa réhabilitation à travers la pietas (entendue au sens rousseauiste comme identification à un autre être vivant) permet à Calvino de  remplacer la raison historique, et pour cela limité, d’un point de vue général, dépouillé de toute résonance sociale, à travers lequel saisir ce passage fondamental de l’animalité à l’humanité, de la nature à la culture, du sentiment à la raison. La tension morale née de la rencontre de l’intellectuel avec la réalité, qui touche son point le plus dramatique dans la Journée, se traduit désormais dans le choix de la littérature comme champ spécifique d’action et d’intervention, donnant à la parole le privilège de sous-entendre dans sa force logico-ambigüe la foi calvinienne en l’histoire et en l’homme. La pitié et l’amour, mais aussi la crise idéologique, ont généré une dépersonnalisation, une voix collective et universelle dont l’essence consiste dans le son métallique et récurrent des mots, qui se chevauchent de manière incessante pour créer une étiologie compliquée du cosmos et de l’univers.

Il ne s’agit plus de l’inconscient « regard botanique » de l’enfance ou de la « structure rationnelle » de la fable, superbe mise au point du point de rencontre entre réalité et imagination: la distance qui sépare le très vieil ancêtre des Cosmicomics et de Temps zéro de l’homme malheureux du vingtième siècle, est d’autant moins mesurable que la vision qu’il nous communique est claire et subtile. Cette distance, qui fait tout un avec la construction linguistique du livre à travers le heurt des paroles, modernes, archaïques, scientifiques, sanglots onomatopéiques, formules mathématiques, agit comme une loupe puissante dont le grossissement du monde biologique et cosmologique est minutieusement identifié. Rien de ce chaos n’est  négligé et perdu. Avec le prétexte du jeu, notre ancêtre ordonne systématiquement, comme un dieu domestique et espiègle, à travers la vérification d’innombrables hypothèses, l’univers asémantique et vivant des origines.

L’autonomie littéraire et le caractère expérimental des œuvres les plus spécifiquement « françaises » témoignent du rapport engagé avec le structuralisme linguistique de Roland Barthes et anthropologique de Claude Lévi-Strauss, avec l’antihistoricisme de Maurice Blanchot jusqu’à aborder la sémiologie du récit et la matrice d’origine sud-américaine et méditerranéenne : Calvino s’apaisera dans le binôme Arioste-Borgès.

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Ingres : Roland Furieux, chant X, Roger sauve Angelica

S’étant situé à mi-chemin, médiateur raffiné et attentif, entre la culture latino-américaine et française d’une part et la culture italienne de l’autre, il préfère chercher personnellement, dans des œuvres et des auteurs qui lui sont les plus proches, cette « moelle de lion » dont il se faisait le stoïque et volontaire interprète en 1955.  Plutôt que de devenir « un des nombreux mandarins qui courent derrière l’actualité et donnent des jugements définitifs sur tout »[25],  il se contente d’une position critique et vigilante riche en sollicitation venue du « différent », d’une culture mondiale extra-européenne. La traduction des Fleurs bleues de Raymond Queneau lui fait retrouver le sens de l’absurde et le rythme du Candide voltairien, la tension active entre réalité et imagination, où le temps et l’histoire ne connaissent pas de barrières chronologiques et spatiales. L’édition du Roland furieux, qu’il dirige juste après pour les éditions Einaudi, lui donne l’occasion de se nourrir ultérieurement de vieilles humeurs et de nouveaux stimuli, pour révéler cette « actualité » du texte, qui n’est autre chose que la traduction littéraire de son autre tendance: celle de saisir dans le présent l’actualité la plus vivante. Si le Roland fut pendant trente ans la vraie vie de l’Arioste[26], l’ « âme de l’Arioste » chez Italo Calvino se traduit par différentes solutions littéraires, dont le mouvement souterrain consiste dans le rapport dialectique de l’intellectuel bourgeois avec la réalité contemporaine, rapport dont la tension risque de se traduire par un « labyrinthe interminable », en erreurs parfois plus importantes que le «lointain objectif final»[27].

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Couverture de “Le città invisibli”, Einaudi, Torino, 1972 (Magritte: « Le Château des Pyrénées »)

Avec Les villes invisibles Calvino, désormais pleinement conscient du caractère transitoire de notre époque, l’époque de passage caractéristique, de décalage entre une raison historicisante et une réalité toujours plus fluide, veut accomplir un voyage à rebours dans la mémoire de l’homme, dans la recherche d’un « objectif » humain plus large et anonyme: le destin unique, tant chanté par l’Argentin Borges,  qui chez l’écrivain ligure se traduit par le retour à la ville de l’enfance. Le mythe borgésien du « labyrinthe », déjà préfiguré par Calvino dans la passion originaire pour l’Arioste, expérimenté au niveau existentiel dans le chaos de la guerre et, ensuite, dans la tension intérieure entre poésie et engagement, devient, dans Le château des destins croisés, le symbole de la recherche continuelle et persévérante, d’une logique du doute qui subit les contraintes des lois d’airain du récit.

Du « provincial à la conquête du monde »[28], du jeune Calvino désireux de « s’exprimer » dans le vif climat idéologique qu’il s’est créé dans les années d’après-guerre, vingt années ont passé désormais. Le Calvino plus mûr se découvre, dans son intimité, plus désenchanté, plus désespérément lucide qu’avant. Il sait bien, désormais, que l’homme sage et guerrier « dans chaque chose qu’il fait et qu’il pense »[29] est seulement possible sur le papier: en effet, la tension continuelle de l’intellectuel qui se réfère à la réalité demeure. La condition de « pourfendus », c’est-à-dire la crise permanente de l’intellectuel, suspendu entre la réalité d’un côté et la littérature -en voir d’extinction- de l’autre, est l’unique vérité à vivre et à observer stoïquement. Bien que l’écrivain aime à se définir comme un  « jongleur » ou un « illusionniste »[30], sa foi éclairée dans l’Histoire et dans l’Homme continue malgré tout dans un « dix-huitième siècle qui va bien au-delà de ses limites temporelles (…) situé au milieu du projet de construction cosmogonique qui vient de la Renaissance, de Giordano Bruno, de plus loin encore: l’homme participe avec son imagination et son travail d’auto-construction continuelle de l’univers » [31].

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“Le banc public de Sanremo”, 1942. Le premier à gauche est Eugenio Scalfari, le deuxième sur la droite est Italo Calvino.

lettera calvino  180 ridotta

Lettre de Calvino à Claudia Patuzzi (17.01.1977) – cliquer pour agrandir

Les photos 1, 2, 3, 5, 8, 12 viennent de “Italo Calvino, biografia per immagini” par les soins de Fabio Pierangeli et Patrizio Barbaro, Edizioni Paravia, Torino, 1995

Claudia Patuzzi

Publié  dans “Nuova Antologia”,  n° 2105 – Mai 1976 – Rome. Traduction de l’italien par Olivier Favier.

lien vers l’original en italien

NOTES

[1]             Son père fut en effet l’agronome  de San Remo et, par la suite, professeur chargé d’agriculture tropicale à la Faculté  d’agronomie de l’Université de Turin; sa mère fut assistante de botanique à l’Université de Pavie. La “Villa Meridiana” à San Remo a été pour Calvino ce que fut pour Borges le “jardin botanique”.

[2]           C’est sous ce nom qu’Italo Calvino a rangé quelques récits, entre fable et réalisme, écrits dans une période allant de 1946 à 1958.

[3]           Michel Foucault, Classer, chap.V, in Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966  pp.148-155 ;  voir aussi Ezio Raimondi, Verso il realismo, in Il romanzo senza idillio, Einaudi, Torino, 1974, pages 7-8.

[4]           Ezio Raimondi, Ibidem, p.8.

[5]           Ibidem, p.8

[6]           « Gros poissons, petits poissons », « Un après-midi Adam »,  « Un bateau  plein de crabes », « Le jardin enchanté », in, I.C. Romans, nouvelles et autres récits 1, Paris, Seuil, 2006..

[7]           Voir la. préface à Fiabe italiane, Einaudi, Turin, 1956. Traduite dans I.C. , Défis aux labyrinthes 2, Paris, Seuil, 2003.

[8]           I.C. Romans 1, op. cit., p. 214.

[9]           Roman de 1951, jamais traduit en français (Ndt).

[10]          Le vicomte pourfendu sort en Italie en 1953, aux éditions Einaudi, sur proposition d’Elio Vittorini.

[11]          Voir Robert Klein, Le thème du fou et l’ironie humaniste, in La forme et l’intelligible, Paris Gallimard, 1983 , pp. 477-97 : « L’ironie est ce détachement progressif de la densité opaque des choses, commencé avec l’humanisme et constituant un point de passage obligatoire pour atteindre le cogito ».

[12]           Voir « La moelle du Lion », in Défis 1, cit. Ces notions font référence à une célèbre formule d’Antonio Gramsci, que lui-même avait puisé chez Romain Rolland (Ndt).

[13]          Cfr. Roland Barthes, Écrivains et écrivants, in Essais critiques, Seuil, Tel Quel, 1964.

[14]          Voir préface aux Fiabe italiane, cit.

[15]          Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1989.

[16]          Voir I.C., «“Candide” ou la vélocité», Défis  II,  cit. pages 220-224.. Texte de 1974.

[17]          Ibidem, p.224.

[18]          Voir I.C., «  Pour Fourier. 1. Pour introduire à la société amoureuse (1971) », in Défis I, cit. Pages 246-249.

[19]          Ibidem.

[20]          Voir «Structure du Roland furieux. «1974)» in Défis II, cit. pages 179-187.

[21]          Voir I giusti, in “Menabo`”, fasc.7, 1965.

[22]          Voir « L’océan de l’objectivité » et « Défi au labyrinthe » in Défi  I, cit.

[23]          « L’océan de l’objectivité », ibidem.

[24]          « Défi au labyrinthe », ibidem.

[25]          Voir l’entretien dans « Avvenire », 20 juillet 1969.

[26]            Structure du Roland furieux, cit.

[27]          Ibidem.

[28]            Le château des destins croisés, Paris, Seuil, 1976.

[29]          Ibidem, p.111.

[30]          Ibidem, p.104

[31]          Voir l’entretien au  journal «  Le monde », 25 avril 1970.

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