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décalages et metamorphoses

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Dans la salle à manger (Zérus – le soupir emmuré n.74 )

09 lundi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Dans la salle à manger  n. 74, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 286-291, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la salle à manger, il y avait une longue table rectangulaire. Deux fenêtres donnaient sur la cour. C’était là que les chiens pouvaient se reposer après la chasse avant d’être envoyés en bas. Il y avait aussi une grosse pendule d’acajou, plus grande que la porte d’accès au petit salon chinois.
Ce jour là, vers midi, une intense odeur de bouillon se répandit sur le plafond voûté, s’attarda sur le lampadaire, puis plana comme un faucon sur la pendule en la faisant sonner douze fois.
Assise sur un fauteuil, grand-mère Teresa attendait Ghislain.
— Donne-moi un petit verre d’anisette, dit-elle à Santina, en s’essuyant le nez avec un mouchoir de batiste. As-tu porté le café au Belge ?
La jeune fille fit signe que oui et s’enfuit en cuisine.
« C’est une poulette… », pensa Teresa. « Mon Dieu, comment s’appelait-il ce garçon ? Gustave, Ghillino ? Guillaume ? Ghislain ? Oui, oui, Ghislain. Quel drôle de prénom ! Le pauvre petit ! » Niba ne s’en était pas du tout occupé… il s’était borné à deux présentations et voilà ! Et ce pauvre petit restait toujours seul là-haut, dans cette chambre avec Bartolomeo toujours intoxiqué parmi les cyanures. Sacredieu, que se passait-il là-haut dans la chambre de Garibaldi ? Santina en descendait toujours avec un visage de possédée. Elle la ferait fermer, cette chambre, elle n’en pouvait plus. Où avait-elle mis la clé ? Elle la tenait dans cette boîte en laiton, puis elle disparaissait, réapparaissait, disparaissait de nouveau. Tout le monde allait là-haut et s’enfermait à l’intérieur. Mais qu’avait-il ce Garibaldi ? Un poncho blanc ? Un chapeau avec une plume d’autruche ? Une barbe blonde qui volait au vent ? Des couilles comme ça ? Quarante-cinq au lieu de deux ? Où était-ce la chemise rouge du grand-père Fata ? Paix à son âme… Où était-ce cet immense étendard ?

Vive l’Italie et Giuseppe Garibaldi !

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Henriette et Ghislain à Rome, en face du monument à Garibaldi au sommet du Gianicolo (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

…Elle aimait sa patrie, elle ne pouvait pas rester indifférente vis-à-vis de ce héros malheureux. Mais les enfants passaient plus de temps en haut qu’en bas, ils jouaient avec l’homme de bois, ils se maquillaient de rouge, ils se déguisaient, ils s’échappaient sur le belvédère… Après ils dévalaient les escaliers, ils regrimpaient, ils s’écorchaient les genoux, attirés par cette chambre ensorcelée… où l’on entendait des voix ! Orso y allait en cachette, s’y promenait avec une chandelle comme un embusqué… il avait peur de Mussolini… Lui même l’avait avoué : il allait dans la mansarde à se damner, ce fils endiablé… Et Sebastiano, son préféré ? Il protestait toujours que c’était son tour. « Oui, oui, mon chou, vas-y », lui disait-elle. À Pâques, à Noël, au jour de l’an et à la fête de Saint-Julien Sirio y allait comme à la messe. Clic. Il tournait la clé dans la serrure. Quelqu’un l’avait entendu pleurer jusqu’à vingt-quatre heures d’affilée. « Giuseppe ! » criait-il, « Giuseppe ! ». Qui sait ? Était-il tombé à nouveau amoureux ? Seul Niba était immunisé contre ce fifre enchanté qu’on y jouait. Pendant trois jours et trois nuits, il était resté dans cette chambre-là sans sortir, pour faire l’amour. « Je l’avais dit quand il est né, celui-là c’est un vrai révolutionnaire, il a des yeux tout noirs comme la nuit et vifs comme le jour… Garibaldi, il l’a dans le sang, et à la place du sang il a toute la Méditerranée, une mer d’eau et de sel, et de poissons par milliards ! »
Teresa sentit ses os trembler. Chaque cartilage produisait le son d’une harpe. Et ses petits pieds de verre, fermés dans ses chaussures rigides, étaient sur le point de se briser. Quelle douleur ! Étaient-ce donc là, les trois C de vieux… Chute, Catarrhe et Chiasse ? Non, c’était l’Arthrite! Les rhumatismes et d’autres petites souffrances lui tiraillaient les os et lui déchiraient le cœur. C’était de la faute de la glace. Cela ne s’arrêtait jamais. Jour et nuit, nuit et jour, même le dimanche. D’ailleurs, c’est elle qui l’avait voulu ainsi. On a l’air d’une famille malheureuse qui se plaint tout le temps. « Nous, les Fata, nous sommes foutus ! » À la Pieve il n’y avait pas la glace, il n’y avait pas le fracas des ouvriers et de l’embouteilleuse, le vrombissement du camion et de la moto Guzzi, il n’y avait pas non plus les éclats de rire déments d’Orso. « Pourquoi rit-il toujours, celui-là ? Qu’est-ce qu’il a donc ? » Bien sûr, ce n’étaient pas les fascistes, mais plutôt Mameli, la reine Margherita et le Pape qu’elle portait dans son cœur… Tandis qu’elle savourait son petit verre d’anisette, elle songeait à ce Ghislain qui la rendait un peu nerveuse, elle ne savait pas pourquoi. Qui était-il ? D’où venait-il ? Elle ne l’avait pas encore bien compris…

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Jour de fête à la Pieve (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa n’avait pas encore savouré la dernière goutte d’anisette qu’elle commençait déjà à s’énerver. Elle regarda la pendule à sa droite : midi passé de quelques minutes. Elle repensait à ce prêtre étranger… Que faisait donc ce parent mal élevé ? Pourquoi ne descendait-il pas ?
— Santina, que fait-il, Ghislain ?
— Je ne sais pas, madame. La jeune fille était sur la défensive. Elle rougissait, qui sait pourquoi.
« Bien, c’est une maison de fous. Heureusement que j’ai mes rêves. Aucun de mes enfants ne peut me les voler. »
— Le voici, madame.
À cet instant, Ghislain venait de descendre l’escalier et de passer devant les repasseuses et dans le bureau. Il avait descendu trois marches et maintenant il était là, près de la porte, effrayé comme une andouille, avec sa longue soutane noire. Il ressentait encore des secousses partout dans son corps. Il ne parvenait pas à garder ses mains immobiles. « C’est cela le corps ? Un maudit désobéissant que je n’ai pas su contrôler. Il s’est mu tout seul. Quelle honte ! Et le Supérieur ? Devrais-je confesser cela au Frère directeur ? Jamais. Je n’en parlerai pas… du reste à l’Institut je ne parle jamais ».
— Grand-mère, balbutia-t-il en voyant la gracieuse vieille assise sur le fauteuil avec les pieds en l’air.
— C’est à cette heure-là que tu descends ? lui demanda Teresa en déposant un baiser sur sa tête blonde. Où as-tu mis le chapeau ?
— Je l’ai laissé en haut, murmura Ghislain, les yeux pleins de larmes.
— Pourquoi pleures-tu ?
Stupéfaite, Teresa regardait cette tête d’homme qui pleurnichait dans ses jambes comme un petit enfant de quatre ans.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-trois… parvint-il à dire parmi ses sanglots.
— Voici Tincuta ! dit la petite vieille.
Tincuta bondit sur les jambes de Ghislain et lui lécha le cou.
— Tu vois, mon grand ? Même la chienne t’aime bien.
La grande mère fredonnait avec douceur, jusqu’au moment où la vague de douleur abandonna le cœur du jeune homme, le vidant de toute émotion.
Quand la pendule retentit de nouveau, Teresa se redressa dans une pose matriarcale et s’exclama:
— Aujourd’hui, tu dois aller au cimetière.
— Au cimetière ?
— Les fleurs vont faner. Il fait trop chaud. Elles ont besoin d’eau.
— À quelle heure, grand-mère ?
— Cet après-midi. Tu iras avec Céleste et les enfants.
— De qui est-ce la tombe, grand-mère ?
Teresa ouvrit ses yeux couleur d’herbe et dit mystérieusement : Il y a la mère ! Elle demande de l’eau pour ses fleurs !

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Claudia Patuzzi

Bartolomeo Fata ( Zérus – le soupir emmuré n. 68 )

30 samedi Nov 2013

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À partir du coté gauche: Bartolomeo avec sa chienne; au centre, Nino avec un poupon, Henriette est appuyée contre une colonne.(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Bartolomeo Fata n. 68, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.259-263, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ce n’était pas le bruissement des pigeons sur les tuiles, ni le bruit des machines réduit à néant par la hauteur de la tour ni même le tintement des cloches de l’église de San Giorgio, qui avait réveillé Ghislain. C’était le bruit d’un pas — humain ? — qui craquait sur le plancher parmi des cris plaintifs.
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? »
Quand il ouvrit le yeux, le petit homme de bois était à son coté. À travers les persiennes les rayons du petit matin zébraient la chemise rouge, lui ôtant tout éclat de couleur.
« — C’est un pauvre forçat, comme moi du reste ! »
Il regarda la porte fermée. Excepté ce bruit, tout semblait immobile. Le soleil filtrant annonçait un beau dimanche de juillet. Aucun son de cloche. Il n’était pas encore sept heures. La pendule restait aussi silencieuse, oubliant les minutes. Là-haut ne parvenaient ni les glapissements des chiens errants dans la cour, ni le fracas de l’Usine, ni le roulis de la pompe qui forgeait des parallélépipèdes de glace dans les entrailles de la terre, ni même les relents pestilentiels de l’ammoniaque. Là-haut, l’air était pur comme à la montagne, la cornée restait claire. « Voici pourquoi Garibaldi avait choisi cette chambre : parce qu’on y arrivait en grimpant vers les nuages, sur les restes d’une tour du XIVe siècle ayant survécu au temps.» Ghislain se leva. Il toucha son corps poisseux où l’orangeade avait déposé un voile jaune. « Je dois me laver… », pensa-t-il, tandis qu’il gravissait le petit escalier qui menait à la terrasse sur le toit.
La nuit cédait la place au soleil. Un rayon s’arrêtait sur la droite, au nord-est, sur le dos d’une montagne. Qu’est-ce qu’il y avait là-bas ? Un monstrueux cétacé ? Étaient-ce des mouettes ces petits points qui filaient dans la brume de l’aube ? Était-ce la mer ou le ciel ?

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La campagne de Macerata depuis le balcon de Fata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain regarda cette étendue de collines qui recouvrait d’un manteau ondulé les roches sorties des fonds marins depuis des millions d’années. Il ne voyait que dépressions et douces crêtes dans un enchevêtrement de fermes, de hameaux et de vallées sans que rien ne vienne y poser une limite. Il éprouva une sensation de vertige. « Ce n’est pas une terrasse, c’est la proue d’un navire. Ces collines sont une mer qui avance… De là-haut, Garibaldi a vu Taganrog, Tunis, Tanger, Rio de Janeiro, le Rio Grande do Sul… »
Il pencha la tête vers les remparts en dessous de lui : une rangée de tilleuls longeait la promenade en ceignant sa crête d’une chaîne de feuillages. Il toucha son front pour réajuster un chapeau, mais sa tête était nue et un vent froid lui ébouriffait les cheveux. « Il s’était baigné dans l’orangeade…» Ce souvenir lui fut comme une brûlure. « Mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait » ? D’un coup, les bras serrés autour du corps, il se lança dans l’escalier… En quelques instants, il était déjà au bord du lit, évitant soigneusement de regarder le buste de Garibaldi ou de se faire toucher par le bredouillement de l’homme qui avait bougé, ou pas ?
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? »
De nouveau, ce pas derrière la porte, de nouveau le gémissement étouffé du bois sous la plante d’un pied…
Ghislain se déplaça lentement. Il fit glisser sa tunique sur son corps, enfila les chaussettes et les chaussures de cuir. Il accrocha les rabats sur son cou et, d’un seul bond, ouvrit la porte. Il eut à peine le temps de voir les reflets cuivrés des cheveux de sa mère et de s’apercevoir de son geste furtif — voulait-elle l’inviter à la suivre ? —, que sa jupe disparut derrière un mur blanc. Mais il entendit sa voix : « As-tu vu ? Je te l’avais promis…»
— Maman, cria-t-il, en se lançant derrière elle. Arrête-toi, maman !

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Sebastiano et Ettore. (cliquer la photo pour l’agrandir)

Mais dans le couloir, il n’y avait personne et il fut stoppé dans son élan par des draps tendus devant une fenêtre grande ouverte. Un bruyant claquement de portières venait de la cour. Il vit Niba discutant avec un ouvrier. Il portait un tablier sale de graisse et un pantalon de toile. Plus loin, nu jusqu’à la taille, Ettore s’activait dans la boutique du forgeron. La cour était un petit carré qui ressemblait à un modèle réduit où Niba mesurait trois centimètres et Ettore deux. Seul le camion, luisant comme un scarabée, gardait sa masse inhumaine. Sous cette lumière, on voyait la queue de la chienne qui allait se cacher en se dandinant dans l’obscurité des boutiques.
Une caresse lui frôla le cou. Ghislain se retourna brusquement.

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Bartolomeo Fata ( cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Bonjour ! En se promenant au milieu du linge, Bartolomeo Fata le fixait des yeux bleus.
— Bonjour, balbutia Ghislain, se remettant de ses frayeurs.
En posant le doigt sur ses lèvres, Bartolomeo chuchota : — Ne dis pas à ma mère que tu m’as vu ! Puis, il le conduisit au-delà du rideau amidonné des draps, parmi les dentelles des chemises de Perla et les pudiques voiles de lin chiffonné de Mipento. Il s’arrêta devant une petite porte. — Ma mère ne veut pas que je vienne ici. Il indiqua à Ghislain un grenier tout empli de flacons, d’alambics, de réchauds, de cages à lapins et à souris : Là, j’ai rangé les poisons, et là les cobayes…
— Les poisons ? Ghislain observait ce fatras de flacons.
— Oui. Ce sont des alcaloïdes de nombreuses plantes supérieures qui, administrées à petites doses, ont des fonctions curatives. Curare, mescaline, quinine. Celle-ci c’est la strychnine. Bartolomeo lui montra des octaèdres incolores. Ce poison résiste à tout processus de putréfaction… on peut le retrouver sur un cadavre bien après sa mort. Il a une odeur particulière… Puis il lui montra un autre flacon.
— Celui-ci c’est l’oxyde de carbone, il ne laisse aucune trace visible.
— Et tu passes la nuit ici ?
— La chimie me plaît. Je ne veux pas être géomètre ou penser à l’usine. Je veux être médecin légiste.
— Et c’est pour ça que tu étudies ces choses ?
— Je sais tout sur les poisons.
Ghislain eut une illumination :— Tu pourrais distinguer un poison mortel après beaucoup de temps ?
— Cela dépend du type de poison. Mais qu’est-ce que tu as ?
— Il n’y a pas d’espace, ici…
Ils revinrent vers la fenêtre. Ghislain respirait mal. Au-dessus du carré bleu de la cour, les nuages dessinaient un plafond illusoire.
— Là-haut, je me sens libre, dit Bartolomeo.
— Moi à l’Institut j’étouffe comme ça… tous les jours !

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La court intérieure du Palais Fata avec l’église de San Giorgio. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Pour ne pas avoir peur, tu dois toujours regarder vers le haut. Le ciel est une fenêtre ouverte sur le monde, il ne faut pas se déplacer. La couleur et les nuages changent tout le temps, comme la vie !
Ghislain regarda le panneau bleu foncé que les tuiles ocre rendaient encore plus lumineux. Il comprit que les étoiles étaient là, même avec cette lumière aveuglante du Soleil. « Moi aussi je bouge toujours, comme les étoiles. Je ne suis pas seul… »
Quand il se retourna, Bartolomeo avait disparu.

Au petit déjeuner, Ghislain, Henriette et Nino ne voulaient pas boire d’orangeade.
— Si tu la bois, tu deviendras fort ! insistait Santina, mais ces trois obstinés secouaient la tête. Même le petit prêtre au visage pâle. Résignée, Santina posa sur la table trois grandes tasses de lait.
Au déjeuner, Sirio but l’orangeade en premier. Après avoir trempé deux ou trois fois les lèvres sur le bord du verre, il déclara :— Elle est parfaitement réussie.
Quand il donna la permission de boire, les enfants et le prêtre s’abstinrent.
— Pourquoi ne buvez-vous pas ?
— J’ai mal au ventre, jura Nino.
Henriette et Ghislain étaient « malades » aussi. Mais Teresa remarqua quelque chose d’insolite dans le goût :— Santina, ne te semble-t-il pas que cette orangeade ait un certain goût d’ammoniaque ?
La servante ouvrit les bras d’un air désolé.
Alors, Teresa souleva le verre pour l’observer à contrejour : — Elle est un peu trouble, n’est-ce pas ? Puis elle se tourna vers Guillaume, ou Gérard, ou peut-être Gustave. Tu te sens mal, mon fils ?
Ghislain écarquilla les yeux. Un sanglot désespéré lui sortit de la gorge : — J’ai eu froid…
— Tu as le teint un peu jaune, continua la grand-mère. Par un de ses gestes rituels, elle mit fin à son examen : — Pauvre garçon, c’était trop pour toi… Et après avoir bu une dernière gorgée, elle se trouva au-dessus de la table, entre ses deux fils qui l’emmenaient sur la chaise du pape.
Près de la porte, Bartolomeo se retourna. Il avait un étrange sourire.
— L’orangeade était parfaite, n’est-ce pas Nino ?

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La gazeuse de l’Usine de Fata. (cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi

L’orangeade (Zérus – le soupir emmuré n.67)

29 vendredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Bouteille pour le Seltz (cliquer pour agrandir)

L’orangeade n. 67, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.254-258, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

Quand il rouvrit les yeux, il vit son père Paul en train d’agiter les bras hors de la couverture : « Où est le pied de lit, Ghislain ? »
Il fixa son père en silence : pourquoi donnait-il signe de vie juste ici, en Italie ? Certes, il ne pouvait pas rêver de lui dans le dortoir de l’institut, toujours plein de monde.
« Quelle espèce de lit est-ce donc, Ghislain ? » continuait à pleurer Paul.
— C’est le lit de Garibaldi papa…, chuchota-t-il.
Paul pâlit et cessa de pleurer. Il saisit la couverture et cria : — Trouve-la, Ghislain !
« Que dois-je chercher ? »
Ghislain sentit soudain le souffle lui manquer : un corps immense était tombé sur lui et l’étouffait… Il ouvrit la bouche et une langue râpeuse entra dans son palais. Une paire de jambes molles s’enroulèrent sur lui comme une camisole de force l’empêchant de bouger les bras.
— Ghillino, Ghillino ! Les voix d’Henriette et de Nino l’appelaient depuis l’Au-delà. Il allait rejoindre son père…
— Viens Ghillino, réveille-toi !
Ghislain écarquilla les yeux. Un lourd tissu vert lui couvrait le visage. Il le souleva avec peine en mastiquant des grains de poussière. Enfin, il se libéra.
Henriette et Nino le fixaient contrits.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
— On voulait te réveiller, mais le drapeau est tombé sur toi… Ils s’excusèrent en chœur.
— Quelle heure est-il ?
— Il est minuit… murmura Henriette avec un air de complice.
— Et pourquoi m’avez-vous réveillé ?
— On va voir notre oncle, Sirio. Il fait de l’orangeade, soupira sa sœur.
— Viens, viens… répéta Nino en le tirant au bas du lit.
— Et la tante ?
— Elle dort. Dépêchons-nous. Si elle se réveille, elle va nous voir.

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Sirio (cliquer pour agrandir la photo)

Dix minutes plus tard, ils étaient dans une pièce en forme de demi-cercle près de la cuisine.
— Chut ! Pas de bruit, murmura Henriette.
Sirio, entouré d’enveloppes de sucre, était assis sur un tabouret à côté d’une grande bassine en cuivre pleine d’eau minérale. Avec la précision d’un orfèvre, il faisait tomber de ses doigts une mystérieuse poudre qui formait un sirop rouge orange, très dense, à l’odeur forte. Il s’interrompait de temps en temps pour mélanger de nouveau le liquide avec une pelle en bois, puis il plongeait l’index et goûtait. Il laissait s’écouler la poudre, ajoutait du sucre, mélangeait avec la pelle, mettait le doigt dans le jus, goûtait et ainsi de suite jusqu’à ce que le liquide devienne fluorescent comme une peinture acrylique. Une lampe oscillait au-dessus de ce sirop couleur de bégonia, en déversant sur sa tête un reflet doré. Soudain, l’enveloppe du sucre lui échappa des mains et flotta sur le sirop comme une petite barque. Ses yeux se remplirent de larmes.
— Il pleure toujours quand il fait de l’orangeade, dit Henriette.
— Pourquoi ?
— Il pense à l’ouvrière qu’il voulait épouser… Grand-mère le lui a interdit !
— Et lui ?
— Il n’a plus mangé ni dormi… puis il est devenu comme ça!
— Tais-toi ! Notre oncle s’en va, murmura Nino.
Ghislain vit Sirio pencher la tête sur l’enveloppe de sucre, soulever cette épave, en faire une boule avec un geste de colère et la mettre dans sa poche. Il sursauta en reconnaissant le même regard vitreux que son grand-père Cyrille. « Frangar, non flectar ! »

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Nino dans la cour du Palais de Fata (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Nino continuait à fixer la bassine de cuivre.
— Tu ne viens pas, Nino ? Henriette l’appelait depuis la petite porte.
Nino était debout sur le tabouret de bois. Tout à coup, ses yeux s’illuminèrent. Henriette et Ghislain n’eurent pas le temps de l’arrêter. Maintenant, il pataugeait dans l’orangeade comme une grenouille.
— Tu es devenu fou, Nino ? siffla sa sœur. Si l’on te voit… mais sa voix trahissait déjà une admiration sans bornes.
Ghislain regardait Nino embarrassé. Ses joues et son cou étaient recouverts de larges plaques rouges. C’était la première fois qu’il voyait un petit garçon nu. À l’Institut, ils prenaient le bain ou la douche en culottes et ses confrères étaient couverts par leurs soutanes de la tête aux pieds. S’il se produisait quelque chose d’étrange, l’Avertissement et l’Accusation révéleraient la vérité, tôt ou tard… Il sentit vibrer son corps malgré lui. Cela faisait quatorze ans, depuis l’époque de la maison d’Alsemberg, qu’il ne connaissait plus ces sensations : quand il avait épié le corps de Christiane et celui, plus mûr, de Catherine, au clair de lune…
Henriette regardait son frère d’un air amusé.
— Comment est-ce ?
— La fin du monde ! gargouilla Nino.
Ghislain regardait sans arrêt l’entrée de la pièce.
— Les chambres à coucher sont trop loin, ils ne peuvent pas nous entendre, le rassurait sa sœur. Entrons nous aussi, déshabillons-nous Ghillino ! En un instant, elle était dans la bassine. Ghislain regarda ses seins plats et rougit.
— Qu’attends-tu pour te déshabiller ? hurlait Nino.
— Je ne peux pas, le Père supérieur…
— Il n’est pas là. Comment pourrait-il savoir ?
Ghislain se retrouva nu comme au temps du plongeon dans l’eau du Zwin. Mais là, il était seul dans la mer. Il se couvrit avec les mains et il entra dans l’orangeade.
— Fais-moi voir, le défiait Nino, n’aie pas honte. Ghislain ôta les mains et montra son organe sans nom.
— Le mien est plus gros, ricana le gamin qui désormais, entre les chiens de chasse et les bêtes des paysans, était habitué à tout. Ghislain se sentit mal. C’était pire que l’Avertissement.
Une ombre de remords traversa le visage d’Henriette : — Arrête-toi Nino, et laisse Ghislain tranquille… nous sommes perdus, s’ils nous voient ! Elle prit sa main et le conduisit dehors.
Quelques minutes plus tard, personne ne riait plus. Ghislain avait le teint terreux, Henriette était abattue. Seul Nino avait gardé son air futé. Il regarda l’orangeade qui faisait des vagues dans la bassine de cuivre, puis il dit : — Maintenant, elle est un peu sale…
— Pourquoi ?
— Devine un peu…

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Henriette et Nino. (cliquer pour grandir la photo)

Claudia Patuzzi

La chambre de Garibaldi II/III (Zérus le soupir emmuré n. 65)

27 mercredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Giuseppe Garibaldi, la brave legion, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, Zérus 65, Zérus le soupir emmuré 65

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La chambre de Garibaldi II/IV n. 65, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.249-254, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

— C’est l’heure de te reposer, mon cher. Je te souhaite une bonne nuit. Je vais voir mes étoiles, dit Teresa Amadori, lui faisant signe de s’approcher.
Ghislain inclina la tête vers ses genoux en craignant qu’elle ne disparaisse : — Oui, grand-mère…
Teresa ne répondit pas. Tandis que ses deux fils la soulevaient sur sa chaise du pape, sa jupe glissa sous les doigts de Ghislain.
« Ne t’en va pas grand-mère… » pensa Ghislain, comme s’il s’agissait de sa grand-mère Amélie. Cette fois il ne sentait pas l’odeur des bonbons Milk, il ne voyait pas la fuite d’une mouette, mais une montgolfière de satin et de velours qui volait silencieuse sur les prés, au milieu des limaces, entre les ronces et les branchages, et les cris des duels…
À soixante-six ans, Teresa Amadori conservait encore le don de la légèreté qui lui avait permis de glisser sur la terre comme si c’était la lune. Ce n’était pas difficile de l’apercevoir alors qu’elle courait vers les confins du monde. « Il doit y avoir un autre moyen… », se disait-elle, soulevant chaque pétale à la recherche d’un pourquoi. Quand elle revenait de la Pieve, elle n’était plus la même. Le cou couvert de grenats rouge sombre, la chemise parcourue de colliers de coraux taillés, avec deux boucles d’oreille en or et deux larmes de perles baroques, elle était lumineuse comme une comète…
Quand Ghislain vit la chambre de Garibaldi, il ne comprit pas tout de suite les caprices de Sebastiano, peut-être parce que les volets étaient clos et que les yeux devaient s’adapter à la pénombre. Au début, il ne remarqua rien d’étrange : un grand lit, une armoire, une chaise et une fenêtre. Il allait exprimer sa désillusion quand un flot de sang le frappa comme une gifle. Il regarda autour de lui sans comprendre, puis il sentit le poids de la couleur : une vague sanglante sortait du lit et du mur d’en face en se déversant sur lui… « La chambre de Garibaldi est plus rouge qu’un cardinal de Titien ! » Il ferma encore les yeux à demi, pour mieux voir : de l’autre côté, ce n’était pas du papier peint, mais une étoffe… Juste au-dessus du lit, pendu au mur, un drapeau italien en mauvais état, prêt à prendre son vol avec deux ailes de chauves-souris bicolores, une rouge et une verte. Et cette chose à côté du lit ? Ghislain sursauta à la vue d’une ombre presque humaine… À droite, un petit homme en bois, le torse bombé, soutenait une chemise garibaldienne, couleur géranium, fraîchement repassée. Entre la tête du lit et l’étendard, quelqu’un semblait le guetter : c’était la première feuille d’un calendrier, un portrait peut-être… Était-ce le visage d’un saint ou du Christ ? Ghislain s’approcha pour le regarder et son cœur s’emballa : c’était le corsaire de Taganrog !

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Le héros des deux mondes avec une auréole sur la tête se dressait sur un autel profane. Sur le fond, il y avait une rangée de baïonnettes. À ses pieds, des exvotos républicains en forme de cœur rouge rappelaient les faits d’armes de Palerme et de Marsala, les Milles qui partirent avec lui à la conquête de la Sicile et les jours glorieux de Rome et de Venise :

« Par la grâce de neuf millions de sujets au roi d’Italie »

Au centre de ces cinq cœurs, il y avait une pyramide de boulets de canon sur neuf rangées. Au-dessous de la gravure, il y avait ces mots :« Fils de l’Italie, si vous voulez sécher les larmes infinies de Venise et de Rome, peu vous importe si le prêtre ne chante pas ; voici les cierges et voici le Saint. »
Ghislain observa le buste du héros, blond et barbu, suspendu avec un air austère et rêveur sur un faux piédestal doré. Qu’avait-il dit Niba, à Bruxelles, au sujet de Garibaldi et de l’Italie ? Il se souvint de sa voix lui racontant l’Histoire comme une fable. Dans son récit, Niba avait dit plusieurs fois ce mot : le Petit père.  Garibaldi était un père tout à fait différent vis-à-vis d’autres petits-pères et petits rois. Il fut le seul qui sut conduire la révolte du peuple italien jusqu’à la victoire.
— Ce peuple n’est jamais cruel, parce qu’il ne se sent pas assez trahi. Il lui manque de vrais adversaires. D’ailleurs, il n’a pas su comprendre les qualités de Garibaldi. Il est resté un peuple sans père, condamné à errer toujours !
« Moi aussi j’erre de-ci de-là, sans père. Que dis-je ? Il y a le Pape ! Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle le Saint-Père ! Comment pourrais-je me révolter contre un Saint ? »

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— Voilà la chambre où Garibaldi a dormi depuis le 1er janvier 1849, quand il a fondé sa vaillante légion de Macerata ! s’écriait Nino pour le tirer de cette étrange torpeur. Mon arrière-grand-père était un garibaldien avec la chemise rouge !
Henriette interrompit son frère avec le ton d’une moralisatrice: — C’est moi qui dis cela. À ce temps-là, il y avait ici une petite auberge de poste avec un atelier de couture. Garibaldi y vint, accompagné du capitaine Angelo Masina…
— Et de l’homme noir avec la lance, Abujab… continua Nino enflammé, comme si cette figure au manteau sombre se trouvait devant eux.
Henriette l’interrompit :
— Lorsqu’il accepta de dormir à l’hôtel, le Maire ordonna de mettre des lumières dans toutes les rues, sur les balcons et aux fenêtres. Mais ensuite on se comporta mal avec Garibaldi…
Céleste toussa pour montrer sa désapprobation. Au lieu d’entrer dans la chambre, elle était restée à distance respectueuse.
Henriette se tut une seconde, puis, convaincue de sa bienveillance, continua :
— La commune ne voulait pas payer l’hôtel et quand Garibaldi partit il donna à la Légion des chaussures se défaisant comme du papier dans la neige.
— Et Garibaldi attrapa de l’arthrite… continua Nino.
— Et les livraisons de pain étaient toutes pourries ! conclut Henriette triomphante.
— Tais-toi, haleta Céleste, vous avez oublié de dire la chose la plus importante : Garibaldi avant de partir fut élu, par cette ville, député de la Constituante romaine…
— Et les partisans du pape se soulevèrent en criant : Vive Pie IX ! hurla Nino.
— À l’arrivée des carabiniers… soupira Henriette, Garibaldi arrêta de jouer aux cartes, jeta son sabre par terre et calma ses légionnaires emportés…
— Il examina toutes les chambres de l’hôtel, poursuivit Henriette. Il disait : celle-ci est sombre, celle-ci est bruyante, celle-là est un « miserere »… Enfin, il choisit juste cette chambre !
— Il y dormit pendant quatorze nuits, puis il déménagea dans l’ancien couvent, conclut Nino.
— Et pourquoi choisit-il cette chambre ? demanda Ghislain à mi-voix.
Céleste se mêla à la conversation :
— Parce qu’elle était silencieuse. De là un escalier monte jusqu’à la terrasse…
— Les oncles se disputent tout le temps, l’interrompit Henriette. Ils veulent tous dormir ici à tour de rôle. Mais ce sont Sirio et la grand-mère qui décident. Et Orso ne peut pas y entrer seul.
— Ce n’est pas vrai ! continua son frère. Je l’ai vu entrer en cachette et se coucher nu sur le lit avec la chemise rouge.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Céleste essayait de les traîner tous les deux hors de la chambre. Nino continuait de fixer la chemise rouge comme s’il voyait Orso, en train de rire, à la place du petit homme de bois.
— Je le jure…
— Assez ! Céleste le saisit par l’oreille et lui flanqua une gifle. Puis elle se tourna vers Ghislain, respirant avec peine : Si tu as froid, il y a le chauffe-lit… si tu dois faire tes besoins, tu vas au deuxième étage, près de l’entrée il y a les toilettes, sinon sous le lit il y a le pot de chambre… dit-elle avant de disparaître dans l’obscurité de la porte.
Resté seul, Ghislain se tourna vers la fenêtre. Son tricorne était posé sur le petit homme de bois, l’air était immobile et la fenêtre entrouverte. La chemise rouge plongeait dans une poussière dorée… Une fatigue de plomb lui cloua les chevilles au sol. Sans opposer aucune résistance, il se laissa tomber dans ce lac de sang.

004_targa-180

ICI
GIUSEPPE GARIBALDI
EN JANVIER 1849
DEMEURA
ET CRÉA LA BRAVE LÉGION
QUI, TOUT EN REPOUSSANT L’ORGUEILLEUX ÉTRANGER
DÉFENDIT LE 30 AVRIL À ROME
L’ÉTENDARD DE L’ANCIENNE LIBERTÉ
__________________
AU CAPITAIN IMMORTEL
À LEUR DÉPUTÉ À LA CONSTITUANTE
LES HABITANTS DE MACERATA
30 AVRILE 1883

Claudia Patuzzi

La chambre de Garibaldi I/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 64)

26 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Palais des Fata : plaque commémorative du séjour de Giuseppe Garibaldi (1-14 janvier 1949)

La chambre de Garibaldi I/IV n. 64, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.245-249, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionn pour le prix Strega 2006.

« De quelle chambre parlent-ils ? » s’interrogeait Ghislain. Il était mort de fatigue, il avait tellement sommeil, il avait mal aux pieds… « Mais pourquoi hurlaient-ils de cette manière ? » Maintenant, le silence ne lui semblait pas aussi mauvais.
— Le garçon, dans la chambre de Garibaldi ? Tu es sûr que c’est une bonne idée, Sirio ?
— Oui, maman. Il se sentira à l’aise.
— Elle est au dernier étage, comment va-t-il trouver le chemin ?
Santina entra avec le plat et les légumes: — Poulet rôti au citron et aux tomates! Elle s’approcha de Ghislain, et lui demanda aimablement : — Tu en veux ?
Ghislain regarda la jeune fille aux joues rougeâtres et saisit au fond de ses yeux un feu rebelle : cette bonniche se moquait de lui.
— Tu es prêtre ? lui demanda-t-elle, tandis que Niba l’esquivait discrètement.
— Comment fera-t-il pour trouver son chemin ? continuait la grand-mère qui de temps en temps allongeait la tête pour le surveiller.
— C’est dangereux là-haut. S’il se sent mal… soupira Céleste.
— Au quatrième étage, il y a les fantômes ! cria Nino enflammé.
— Ce n’est pas vrai… protesta timidement Céleste.
— Je les ai entendus. Les planches de bois grincent… hurla Henriette.
— Taisez-vous, incroyants ! Sebastiano se leva de sa chaise et regarda le plafond comme un possédé. — Je vous le dis moi, il y a quelque chose là-haut !
Tout le monde se tut, pétrifié.
— Qu’y a-t-il, là-haut ? murmura Celestino Fata se réveillant de sa léthargie.
— Il y a l’esprit de Garibaldi ! explosa Sebastiano en tapant du poing sur la nappe.
— Tais-toi Sebastiano ! soupira Teresa, tu fais peur au Petit-curé !
Tout le monde regardait Ghislain qui restait là, en silence, à côté de Niba.

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Ancien laboratoire pour la fabrication de la gazeuse, l’ascenseur et la distillerie (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— Nous allons l’aider, grand-mère, s’écrièrent Henriette et Nino en s’accrochant au cou de Céleste. — Tatie, dis-le-lui, toi ! Et ils l’embrassèrent.
— Mais oui, mais oui, conclut Niba, en coupant court à la discussion. Va dans la chambre de Garibaldi. Ça te convient, Ghislain ?
Ghislain inclina la tête sur le côté, il était en train de s’évanouir…
— Il a dit oui ! Henriette et Nino applaudirent.
— Je ne crois pas que cette chambre lui convienne. S’il doit aller aux toilettes, comment va-t-il faire ? dit Céleste.
— Il ira à l’étage du dessous, comme tout le monde, dit Sebastiano.
— Voilà les petits fours, mon Petit-curé. Ce sont des scroccafusi [1], dit Santina, en lui en mettant un dans la bouche. Mange-les, ça te fera du bien.
— Au lit, au lit ! Il doit aller dormir ! s’écria Orso.
Ce fut à ce moment-là que tout le monde s’aperçut qu’il était habillé en fasciste.
— Tu n’es pas très poli, Orso… Est-il possible que tu viennes manger dans cette tenue ?
— Dans quelle tenue, maman ?
— Avec la chemise noire !
— Cette chemise me plaît.
— Mais il se trouve que nous ne l’aimons pas…, dit Niba sur un ton menaçant.
— Tu veux dire toi ?
— J’ai dit : ça suffit, Orso !
— C’est Mussolini qui commande ! Ce n’est pas ma faute si je porte cette chemise !
— Si la Vierge t’entendait… murmura Céleste.
— Tais-toi Orso !
— Maman…
— J’ai dit : tais-toi ! Il y a un invité.
— Ton Mussolini a assassiné un tas de gens avant de prendre le pouvoir!
— Tais-toi Sebastiano !
— Ton grand-père était garibaldien ! C’était la seconde fois que Celestino Fata prenait la parole. Il aurait eu besoin de repos.
— Il y a même un petit-fils de Garibaldi au parti, trembla Orso.
— Mais notre Garibaldi n’a rien à faire avec lui ! riposta le vieillard calmement, tandis que la rougeur de son visage trahissait une forte émotion.
— La marche fasciste sur Rome de 1922 n’a pas été la même que celle de Garibaldi en 1859 ! intervint Sebastiano.

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Ancien laboratoire: le moteur à gas et la machine pour la limonade (cliquer pour agrandir)

— Très Sainte Vierge… supplia Céleste.
À cet instant de la conversation, Niba toussa légèrement en attirant l’attention sur lui :
— Je voudrais savoir comment une chemise noire peut devenir rouge.
Orso, renfrogné, devint de pourpre et baissa les yeux.
— Toi tu ne dois jamais entrer dans cette chambre ! intervint Sebastiano en hurlant.
— Je vais y mettre le feu, moi !
— Mais tu l’entends, maman ? s’écria Sebastiano, les larmes aux yeux.
— Santina, dit Sirio d’une voix tranchante, amène le pousse-café.
— Maman, les fascistes ont massacré les gens de la côte, continuait Sebastiano sans parvenir à se contenir. Les yeux amoureux de sa mère ne pouvaient pas le calmer.
— Mais nous, nous sommes dans une province blanche, n’est-ce pas ? Nous ne nous salissons pas les mains, nous ne prenons aucun risque !
Tout le monde regarda Bartolomeo, qui semblait sortir d’un rêve :
— Pourvu qu’on mange, nous sommes toujours contents de ce que nous avons, n’est-ce pas ?
— Que dis-tu, Bartolomeo ? Teresa regardait, inquiète, les cernes noirs sous ces yeux bleus. Pourquoi ne dormait-il jamais la nuit ? Que faisait donc ce fils empoisonné, la nuit ?
— Je dis, maman, que c’est le Rubicon, et non le Tronto, la vraie limite entre les deux Italie, la pauvre et la riche.
Teresa secoua la tête : — Nous sommes pour l’Église et la Monarchie. En 1926, au congrès national de la FUCI [2] des bandes de fascistes turbulents sont venues menacer le délégué du Pape, Monseigneur Montini.
— C’est vrai… Rappelle-toi Niba ! Déjà, pendant l’été 1922, les fascistes avaient incendié la Maison du peuple et la bibliothèque ! continua Sebastiano, poursuivant un souvenir parmi les plus chers à sa mémoire… Ce fut alors qu’ils marchèrent jusqu’au Palais…
—…Et nous, nous les avons repoussés avec de l’eau de Seltz ! l’interrompit Niba en souriant de manière étrange. Il était rentré dans le rôle du grand narrateur : — Les fascistes sont arrivés devant la porte cochère. Nous étions juste derrière la porte avec les ouvriers, armés de bouteilles de limonade et d’eau de Seltz. Tu y étais aussi, Orso !
— Raconte, raconte ! exhortait Celestino Fata.
— Ils hurlaient en agitant des barres de fer, avant de flanquer des coups de pied et de gourdins contre la porte qui s’ouvrit bruyamment… Ils se trouvèrent face à nous, tous en ligne, avec nos réserves de boissons gazeuses qu’une usine allemande aurait pu nous envier. Les boulets en verre de la limonade aveuglèrent quelques yeux, tandis que l’eau de Seltz causa des douches froides. Dix minutes plus tard, trempés jusqu’aux os, les assiégeants s’en allèrent…
— Arrête !
— Qu’est-ce que tu veux, Orso ? On n’est pas libre de parler chez soi ? renchérit Sebastiano.
— Assez ! C’est Dieu qui juge ! Par ces mots, Sirio s’était levé, faisant cesser la discussion. Puis, en tournant la tête vers la cuisine, hurla : — Santina, la pomme cloutée !
Henriette s’approcha de Ghislain et lui susurra à l’oreille :— Oncle Sirio veut qu’on plante des clous dans la pomme à lui ! Il dit que c’est pour le fer.
— Et pourquoi il boit de l’eau distillée ? demanda Ghislain.
— Parce qu’il déteste les impuretés.

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi


[1]  Biscuit aromatisé de liqueur de Macerata dans les Marches, préparé dans la période du carnaval.

[2]   Fédération universitaire catholique italienne, créée en 1896.

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