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décalages et metamorphoses

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Au cimetière (Zérus – le soupir emmuré n. 75)

11 mercredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Au cimetière  n. 75, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 292-298, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dès qu’il eut franchi l’entrée du cimetière, une émotion profonde s’empara de Ghislain. Ce n’était pas la mort, mais la vie. Un cloître entouré d’arcades et de colonnades délimitait un petit paradis terrestre. « Voici un au-delà à taille humaine ! Il n’est ni trop grand ni trop petit… »
Ils étaient sous les arcades. Ghislain remarqua la couleur rouge brique des murs et des colonnes jaspées par le blanc des pierres et par l’ivoire des chapiteaux. Les visages de porcelaine se succédaient comme les personnages d’un roman. On voyait d’abord des nouveaux nés joufflus et bons vivants qui riaient ; puis des adolescentes dans la fleur de l’âge, de jeunes filles provocantes, des vieillards moustachus à demi ivres, des bourgeois aux vestons croisés et des dames grasses et satisfaites ; on voyait en fin de timides forts myopes et indécis, des sœurs obèses et heureuses, de sinistres individus en uniforme, des barbouilleurs et des professeurs retraités. Tous chantaient un hosanna à la bonne santé en oubliant la mort. Tous, sans exception, semblaient les rescapés de copieux banquets. Ils s’arrêtèrent pour lire une inscription :

Pense que l’autre monde ne sera pas
comme ce triste monde !
Il ne sera pas comme ce triste
et sale monde-ci.
Ici, on subit le mal
pour faire du bien !
Seul à recevoir du bien
est celui qui a fait le plus de mal !

Ghislain ne comprenait pas, alors Céleste lança un regard panoramique sur le cimetière et dit :— Cela veut dire qu’au moins dans l’au-delà il y aura de la justice.
Au milieu du cloître apparaissaient les tombes des plus nobles et des plus riches, de petits temples néoclassiques, des cubes fascistes, des victoires ailées, des étreintes voluptueuses, des anges et des calvaires, de rares squelettes… Pas un seul petit diable. « Il y a même une pyramide et un vélodrome…» pensa stupéfait Ghislain.

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Partout, ce n’était qu’abondance de fleurs et gazouillis d’oiseaux ; que de rumeur de fontaines et courses d’enfants et de petites vieilles à la recherche d’eau. Mais quand ils arrivèrent près de la chapelle des Fata — une maisonnette avec un toit de briques —, Ghislain sentit qu’il lui manquait le souffle…
— Voilà, nous sommes arrivés ! dit Céleste.
Le ciel était devenu noir, les oiseaux ne chantaient plus. Les fleurs avaient cessé d’émettre leurs parfums et les couleurs s’étaient diluées dans une mer de larmes. Ghislain la vit immédiatement : derrière la petite colonne de gauche, avec les cheveux rassemblés sur les côtés et son profil incontournable, il y avait sa mère, Eugénie Balthasar ! Sur la pierre, enfermé dans un cadre ovale, son visage, tourné de trois quarts, lui souriait comme si la vie était encore une surprise. Sa grâce désinvolte et la naïveté de sa nuque le firent vaciller.

006_GenyCim-180( cliquer sur la photo pour agrandir )

— C’est toi, maman ! murmura-t-il en français.
— Ghillino, qu’as-tu ? Henriette s’était approchée de lui avec des chrysanthèmes dans une main et un arrosoir dans l’autre.
Ghislain dégagea son regard de l’image de sa mère et, finalement, il murmura, toujours en français :
— Ce n’est rien…
— Tatie, Ghillino se sent mal… cria Henriette.
Ghislain était assis sur les marches entre deux colonnes. Des moucherons rouges, petits comme des têtes d’épingle, tournaient autour de ses pieds. Il les écrasa du doigt, un par un, en laissant sur la pierre de minuscules taches de sang.
« Ici même, les anges sont des fantoches…Il n’y a que maman… Elle est un vrai ange ! » D’un coup, il vit Céleste, droite comme une statue.
— Que se passe-t-il, Ghislain, tu te sens mal ?
Il ne répondit pas.
— Henriette, Nino, il faut un mouchoir mouillé !
Les deux petits se bousculèrent un peu en trébuchant, puis ils disparurent derrière une Victoire ailée.
— Qu’est-ce que tu as ? Qu’as-tu vu ?
— Elle…
— Elle… ? Céleste lui enleva le chapeau. Qui est-ce que tu as vu, enfin ?
— Ma mère !
— Quelle mère ? Où ?
Ghislain tendit l’index vers cette image couleur sépia.
Céleste demeura immobile, en essayant de cacher sa fébrilité. D’un coup, elle décida de parler : — Eugénie Balthasar était ta mère ?
— Oui… balbutia Ghislain.
— Et alors, bon Dieu, Henriette et Nino sont ta sœur et ton frère ?
— Oui…
— Mais qui est ton père ?
— Il est mort. Il s’appelait Paul Mancini. Un Corse.
— Un Corse ? Et qu’est-ce qu’a dit Niba ? Qu’a-t-il fait ?
— Il m’a reconnu comme son fils…
— Mais Eugénie ne nous a jamais rien dit. Niba, non plus. Toi, on savait juste que tu étais un orphelin, un neveu d’Eugénie, un de ses parents nombreux… Céleste se tut. Elle avait peut-être proféré un sacrilège.
Ghislain émit un sanglot convulsif et martela de toutes ses forces les colonnes de la chapelle :
— Alors, personne ne le savait… Niba ne vous l’a jamais dit ! Ma mère non plus n’en a pas eu le courage ! Deux menteurs… Je suis le fils aîné d’Eugénie, je suis le grand frère d’Henriette et de Nino, je m’appelle Fata comme eux… Henriette ne peut se souvenir de rien. Elle était trop petite alors. Nino ne l’a jamais su… On m’a effacé… et les autres ? Ils m’ont oublié, comme si je n’existais pas…

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En ce moment-là il comprenait tout : les mots allusifs, les regards embarrassés, les longs silences…
« Voilà pourquoi Regina Coen s’était tue après avoir appelé Henriette ma « sœur »… Personne ne devait le savoir ! Voilà pourquoi ils ne m’ont jamais appelé frère… mais seulement Ghillino ! Voilà pourquoi Niba disait, “c’est mon neveu, un parent de Bruxelles”, quand il me présentait à quelqu’un dans la rue. Trompé par les nuances de la conversation italienne, je n’avais même pas eu le courage de demander… Et toutes les lettres que j’ai écrites à Nino et Henriette ? Quelqu’un les a cachées ou détruites… »
— Ghillino…
Il se tourna d’un coup, tandis qu’Henriette lui tendait un mouchoir imbibé d’eau.
— Merci, petite sœur… murmura-t-il.
— Sœur ? Elle le regarda, surprise.
Quand ils se dirigèrent vers la sortie, rien ne semblait avoir changé. Cependant, Henriette et Nino ne voulurent plus jouer à cache-cache. Comme les animaux avant l’arrivée d’une tempête, ils se tenaient à distance, le devançant pour rapporter les arrosoirs. Céleste fermait la marche en comptant sur ses doigts quelques nombres comme si elle priait. Ou peut-être essayait-elle de se souvenir. Au milieu du groupe, perdu parmi les cyprès et les pierres roses, Ghislain avançait dans son habit noir comme un oiseau perdu. Son regard était hanté par un drame surhumain. Glissant entre les visages inconnus, vivants autrefois et morts désormais, il se sentait trahi et désespéré.
« Pourquoi m’as-tu fait ça ? Pourquoi ne leur as-tu rien dit ? »

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Henriette

Claudia Patuzzi

Dans la salle à manger (Zérus – le soupir emmuré n.74 )

09 lundi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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ghislain, Giuseppe Garibaldi, juillet 1928, la chambre de garibaldi, Macerata, Marche, Teresa Amadori, voyage en Italie, Zérus 74, Zérus le soupir emmuré 74

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Dans la salle à manger  n. 74, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 286-291, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la salle à manger, il y avait une longue table rectangulaire. Deux fenêtres donnaient sur la cour. C’était là que les chiens pouvaient se reposer après la chasse avant d’être envoyés en bas. Il y avait aussi une grosse pendule d’acajou, plus grande que la porte d’accès au petit salon chinois.
Ce jour là, vers midi, une intense odeur de bouillon se répandit sur le plafond voûté, s’attarda sur le lampadaire, puis plana comme un faucon sur la pendule en la faisant sonner douze fois.
Assise sur un fauteuil, grand-mère Teresa attendait Ghislain.
— Donne-moi un petit verre d’anisette, dit-elle à Santina, en s’essuyant le nez avec un mouchoir de batiste. As-tu porté le café au Belge ?
La jeune fille fit signe que oui et s’enfuit en cuisine.
« C’est une poulette… », pensa Teresa. « Mon Dieu, comment s’appelait-il ce garçon ? Gustave, Ghillino ? Guillaume ? Ghislain ? Oui, oui, Ghislain. Quel drôle de prénom ! Le pauvre petit ! » Niba ne s’en était pas du tout occupé… il s’était borné à deux présentations et voilà ! Et ce pauvre petit restait toujours seul là-haut, dans cette chambre avec Bartolomeo toujours intoxiqué parmi les cyanures. Sacredieu, que se passait-il là-haut dans la chambre de Garibaldi ? Santina en descendait toujours avec un visage de possédée. Elle la ferait fermer, cette chambre, elle n’en pouvait plus. Où avait-elle mis la clé ? Elle la tenait dans cette boîte en laiton, puis elle disparaissait, réapparaissait, disparaissait de nouveau. Tout le monde allait là-haut et s’enfermait à l’intérieur. Mais qu’avait-il ce Garibaldi ? Un poncho blanc ? Un chapeau avec une plume d’autruche ? Une barbe blonde qui volait au vent ? Des couilles comme ça ? Quarante-cinq au lieu de deux ? Où était-ce la chemise rouge du grand-père Fata ? Paix à son âme… Où était-ce cet immense étendard ?

Vive l’Italie et Giuseppe Garibaldi !

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Henriette et Ghislain à Rome, en face du monument à Garibaldi au sommet du Gianicolo (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

…Elle aimait sa patrie, elle ne pouvait pas rester indifférente vis-à-vis de ce héros malheureux. Mais les enfants passaient plus de temps en haut qu’en bas, ils jouaient avec l’homme de bois, ils se maquillaient de rouge, ils se déguisaient, ils s’échappaient sur le belvédère… Après ils dévalaient les escaliers, ils regrimpaient, ils s’écorchaient les genoux, attirés par cette chambre ensorcelée… où l’on entendait des voix ! Orso y allait en cachette, s’y promenait avec une chandelle comme un embusqué… il avait peur de Mussolini… Lui même l’avait avoué : il allait dans la mansarde à se damner, ce fils endiablé… Et Sebastiano, son préféré ? Il protestait toujours que c’était son tour. « Oui, oui, mon chou, vas-y », lui disait-elle. À Pâques, à Noël, au jour de l’an et à la fête de Saint-Julien Sirio y allait comme à la messe. Clic. Il tournait la clé dans la serrure. Quelqu’un l’avait entendu pleurer jusqu’à vingt-quatre heures d’affilée. « Giuseppe ! » criait-il, « Giuseppe ! ». Qui sait ? Était-il tombé à nouveau amoureux ? Seul Niba était immunisé contre ce fifre enchanté qu’on y jouait. Pendant trois jours et trois nuits, il était resté dans cette chambre-là sans sortir, pour faire l’amour. « Je l’avais dit quand il est né, celui-là c’est un vrai révolutionnaire, il a des yeux tout noirs comme la nuit et vifs comme le jour… Garibaldi, il l’a dans le sang, et à la place du sang il a toute la Méditerranée, une mer d’eau et de sel, et de poissons par milliards ! »
Teresa sentit ses os trembler. Chaque cartilage produisait le son d’une harpe. Et ses petits pieds de verre, fermés dans ses chaussures rigides, étaient sur le point de se briser. Quelle douleur ! Étaient-ce donc là, les trois C de vieux… Chute, Catarrhe et Chiasse ? Non, c’était l’Arthrite! Les rhumatismes et d’autres petites souffrances lui tiraillaient les os et lui déchiraient le cœur. C’était de la faute de la glace. Cela ne s’arrêtait jamais. Jour et nuit, nuit et jour, même le dimanche. D’ailleurs, c’est elle qui l’avait voulu ainsi. On a l’air d’une famille malheureuse qui se plaint tout le temps. « Nous, les Fata, nous sommes foutus ! » À la Pieve il n’y avait pas la glace, il n’y avait pas le fracas des ouvriers et de l’embouteilleuse, le vrombissement du camion et de la moto Guzzi, il n’y avait pas non plus les éclats de rire déments d’Orso. « Pourquoi rit-il toujours, celui-là ? Qu’est-ce qu’il a donc ? » Bien sûr, ce n’étaient pas les fascistes, mais plutôt Mameli, la reine Margherita et le Pape qu’elle portait dans son cœur… Tandis qu’elle savourait son petit verre d’anisette, elle songeait à ce Ghislain qui la rendait un peu nerveuse, elle ne savait pas pourquoi. Qui était-il ? D’où venait-il ? Elle ne l’avait pas encore bien compris…

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Jour de fête à la Pieve (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa n’avait pas encore savouré la dernière goutte d’anisette qu’elle commençait déjà à s’énerver. Elle regarda la pendule à sa droite : midi passé de quelques minutes. Elle repensait à ce prêtre étranger… Que faisait donc ce parent mal élevé ? Pourquoi ne descendait-il pas ?
— Santina, que fait-il, Ghislain ?
— Je ne sais pas, madame. La jeune fille était sur la défensive. Elle rougissait, qui sait pourquoi.
« Bien, c’est une maison de fous. Heureusement que j’ai mes rêves. Aucun de mes enfants ne peut me les voler. »
— Le voici, madame.
À cet instant, Ghislain venait de descendre l’escalier et de passer devant les repasseuses et dans le bureau. Il avait descendu trois marches et maintenant il était là, près de la porte, effrayé comme une andouille, avec sa longue soutane noire. Il ressentait encore des secousses partout dans son corps. Il ne parvenait pas à garder ses mains immobiles. « C’est cela le corps ? Un maudit désobéissant que je n’ai pas su contrôler. Il s’est mu tout seul. Quelle honte ! Et le Supérieur ? Devrais-je confesser cela au Frère directeur ? Jamais. Je n’en parlerai pas… du reste à l’Institut je ne parle jamais ».
— Grand-mère, balbutia-t-il en voyant la gracieuse vieille assise sur le fauteuil avec les pieds en l’air.
— C’est à cette heure-là que tu descends ? lui demanda Teresa en déposant un baiser sur sa tête blonde. Où as-tu mis le chapeau ?
— Je l’ai laissé en haut, murmura Ghislain, les yeux pleins de larmes.
— Pourquoi pleures-tu ?
Stupéfaite, Teresa regardait cette tête d’homme qui pleurnichait dans ses jambes comme un petit enfant de quatre ans.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-trois… parvint-il à dire parmi ses sanglots.
— Voici Tincuta ! dit la petite vieille.
Tincuta bondit sur les jambes de Ghislain et lui lécha le cou.
— Tu vois, mon grand ? Même la chienne t’aime bien.
La grande mère fredonnait avec douceur, jusqu’au moment où la vague de douleur abandonna le cœur du jeune homme, le vidant de toute émotion.
Quand la pendule retentit de nouveau, Teresa se redressa dans une pose matriarcale et s’exclama:
— Aujourd’hui, tu dois aller au cimetière.
— Au cimetière ?
— Les fleurs vont faner. Il fait trop chaud. Elles ont besoin d’eau.
— À quelle heure, grand-mère ?
— Cet après-midi. Tu iras avec Céleste et les enfants.
— De qui est-ce la tombe, grand-mère ?
Teresa ouvrit ses yeux couleur d’herbe et dit mystérieusement : Il y a la mère ! Elle demande de l’eau pour ses fleurs !

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Claudia Patuzzi

Dans l’Oratoire (Zérus – le soupir emmuré n. 55)

15 vendredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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avvertissement, ghislain, juillet 1928, voyage en Italie, Zérus le soupir emmuré

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’usine de Fata III/VIII n.55, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.215-219, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain avait choisi de s’asseoir à côté de la fenêtre, dans le sens de la marche pour ne pas vomir. D’ailleurs, il détestait les lieux clos. Dans son dortoir, les fenêtres étaient trop hautes et il ne voyait pas le ciel. C’était la première fois qu’il prenait le train et la nouveauté du paysage était une fête continuelle.
Parmi les reflets du verre, il s’était amusé à poursuivre les collines onduleuses du Brabant où de brèves clairières bleutées s’étendaient comme des tapis décolorés. Le voyage avançant, le train s’était faufilé dans le canyon de la Sure, le long des étendues du Luxembourg. Quand le soleil fut haut à l’horizon, il détourna le regard. Les montagnes l’angoissaient. Il préférait rêver à la mer, réécouter la mélodie de l’eau et des ondes, le bain régénérant dans le Zwin, mais un nœud lui serrait la gorge : ce jour-là, sa mère n’était pas encore morte…
Quand le train traversait la campagne française, les gris et les verts se mêlaient au marron jaune du blé et au blanc des maisons à pans de bois. Icare aurait-il repris son vol ? Ghislain sentit que son corps s’imbibait de sang et recommençait à vivre. Il était en train de « boire » ce paysage lorsque le souvenir remonta à la surface…

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Il était encore dans l’Oratoire. L’examen des fautes était à peine terminé. Il avait eu un Avertissement. On l’avait soupçonné d’avoir donné son vin coupé d’eau à un confrère. Après il y avait eu l’habituel mouchardage et cette phrase très connue : — Fais ton examen de conscience et prie, mon frère ! Rien d’autre. Il attendait le mois d’août avec la frénésie d’un prisonnier qui attend le quart d’heure d’air. Mais où en était l’air ? Où était partie la voûte céleste ? Quel était-ce justement l’endroit des étoiles et des hommes ? Il ne le savait plus. Du moins, le ciel aurait pu s’adapter à ses désirs, le suivre n’importe où, comme une enveloppe adhérente à son corps. Il aurait pu le consulter à n’importe quel moment. Que me dis-tu ciel ? Que se passera-t-il aujourd’hui ? Serai-je heureux ou malheureux ? Réussirai-je à aller en Italie ? Mais le ciel au-delà des fenêtres de l’Institut était gris et noir, avec de rares et inutiles étoiles, une lune toujours plus négligée. Tous les ciels d’Europe étaient muets et il ne lui restait qu’à chercher au fond de ses poches les cailloux recueillis en rêve dans le lit obscur de la Senne, cette rivière invisible qui s’enfonce comme un nombril sous le pavé de la Grand’ Place. Ou bien il se contentait d’effleurer du bout des doigts les coquilles vides des noix. Mais elles ressemblaient tellement à des cerveaux fossilisés qu’il retirait sa main en frissonnant. Quelquefois, il ramassait les coupoles hérissées d’épines qui protègent les châtaignes parce qu’elles lui rappelaient les étoiles filantes… Il avait tout compris : l’air était devenu lourd, même à Bruxelles. L’Histoire avançait, se déplaçant dans une direction sournoise et imprévisible, comme une brume silencieuse. Cachée par le sang des morts et nourrie par la colère des vivants, elle se posait sur les choses et les passants, son pas monotone effleurait les murs et la grille de l’Institut avec la force d’une épidémie virulente. Allaient-ils tous mourir de nouveau ? Et lui, survivrait-il ? Peu lui importait au fond : il devait penser à sa mère, vivre ses rêves…

— Le Frère supérieur de l’Institut te demande, Frère Iréné !
Ghislain ne s’était jamais habitué à ce prénom, jadis appartenu à un sulpicien vieux et mal en point. Il sursautait toutes les fois qu’on l’appelait…
— Frère Iréné ?
— Oui, mon père…
— L’Institut consent à ce que tu fasses un voyage. Tu partiras après-demain, mais avant tu dois promettre que tu obéiras aux règles suivantes pendant ton séjour.
« Un voyage ? »
— Tu dormiras habillé. Toujours avec la culotte.
— Oui, mon Père.
— Tu ne boiras jamais de vin, si non coupé avec de l’eau.
— Oui, mon Père.
— Tu garderas la pureté de tes yeux pour ne pas finir dans les œuvres de la chair. Je veux parler des femmes…
« Christiane ? Catherine ? »
Le Supérieur prit un air recueilli.
— Tu ne quitteras pas ta soutane, et tu ne te promèneras pas sans chapeau. Tu apporteras les pantoufles de toile.
— Oui, mon Père.
« Mais où veulent-ils m’envoyer ? »
— Tu n’accepteras aucun prêt, ni aucun cadeau.
« À qui dois-je apporter des cadeaux ? »
— Frère Iréné, ne te laisse pas distraire. Tu iras à la Sainte Messe tous les jours et deux fois le dimanche ; tu feras ton examen de conscience chaque soir…
« Après demain, c’est dimanche… »
— … Tu partiras pendant cinq jours. Deux pour le voyage et trois pour le séjour. Pas un jour de plus. La retraite commence le trois août. Maintenant, tu peux aller.
« Où dois-je aller ? »
— Frère Iréné ?
— Oui, mon Père ?
— Tu ne m’as jamais demandé où tu dois aller, Frère Iréné.
— Où mon père ?
— Tu dois aller en Italie, Frère Iréné.
« Je reverrai Nino, Henriette… »
— Un instant, Frère Iréné.
« Et si maintenant il change d’avis ? »
— Ton père a payé ton billet de train. Le Supérieur fit une longue pause, puis il dit : — en première classe !

Ghislain ne trouvait pas le sommeil. En observant le paysage en fuite, petit à petit il s’amusa à apprendre par cœur les noms des gares. Sur un carnet, il faisait des calculs compliqués pour déterminer le parcours suivi en rapportant les unités de mesure à la flexibilité des heures et des minutes. Mais ce que les chiffres fixaient se perdait dans le souffle distrait du temps… Il se réveilla après la frontière suisse. Tout à coup, il se rappela les minuscules petits éléphants de cacao congolais, les tendres pralines de Godiva, les sabots pleins de chocolats de Paris, le visage terreux d’Agathe dans la maison d’Auteuil, et, pour finir, les petits Mozarts en papier doré, autant d’amours interdits qui pouvaient remplir son palais, mais ne jamais remplacer les caresses de sa mère…
« Oh maman, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi  

L’usine de Fata (Zérus – deuxième partie n. 54)

14 jeudi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Celeste, ghislain, juillet 1928, Marche, Saint Antoine, train, usine de Fata, voyage en Italie, Zérus 54, Zérus 54 deuxième partie

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Dessin que j’ai fait dans la première année de collège. (cliquer pour agrandir l’image)

L’usine de Fata I-II/VIII n.54, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.213-215, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Les kilomètres, les fleuves, les montagnes, les mers servent à séparer les lieux, non les pensées. Les mêmes événements, les mêmes sensations, arrivés ailleurs, presque au même moment, peuvent se propager comme un bruit ou une odeur, volant léger dans l’air ou sur les nuages, dans la lumière inviolée du soleil. Les arrêter ne sert à rien. Ils courent comme les vents. Cependant, quelques-uns ont la chance de les saisir, ne fût-ce que pour quelques instants. C’est alors que se produisent d’étranges coïncidences, que des mondes différents semblent se frôler jusqu’à devenir un seul monde. C’est alors que les choses quelconques semblent perdre leur patine opaque et offrir des trésors enterrés. Ghislain le pensait, tandis que le train, déjà en marche depuis six heures, avançait vers les Alpes et la frontière suisse, au sud.
Ghislain ignorait quel trésor il découvrirait cette année, en cette journée de juillet 1928, durant ses premières vacances en Italie. Il avait presque vingt-trois ans et ne voulait pas encore croire à certaines légendes : que le silence n’est pas éternel, que les morts ressurgissent et peuvent parler dans des chambres secrètes, que les adultes sont des lâches et les parents de grands menteurs.

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Celeste Fata. (cliquer pour agrandir la photo)

Tandis qu’il était en voyage, dans une maison de vingt-cinq pièces, plus semblable à un hôtel qu’à une habitation, une femme se regardait dans le miroir pour mettre des boucles d’oreille de lapis-lazuli. Debout depuis six heures du matin, elle était déjà allée à la messe. C’était la fin d’après-midi d’un été très ensoleillé. Malgré les murs épais et les rideaux tirés, elle ne parvenait pas à réduire la chaleur dans cette maison. Elle enfonça les épingles dans ses cheveux en levant les bras devant le miroir de la commode. Elle vit ses veines bleues à peine saillantes sur la chair maigre et, pendant un instant, elle baissa les yeux, pour ne pas regarder. Un Saint Antoine avec un lys à la main, accompagné d’un petit enfant, l’observait avec bienveillance :
— Ne t’en fais pas, disait-il, je suis là, moi.
Maintenant qu’elle devait courir à la gare accueillir, avec son frère, ce prêtre étranger, elle ressentait le besoin de se faire belle. D’ailleurs, aucune femme au chapeau mal mis n’aurait pu soutenir le regard exigeant de Niba. C’est pourquoi elle mettait les boucles d’oreille avec deux amphores bleues et l’épingle d’argent en forme de tortue.
Elle se regarda longuement dans le miroir, puis elle soupira : son visage n’était plus celui d’une jeune femme dans la fleur de l’âge… trente-cinq ans s’étaient écoulés en silence sans qu’elle n’ait jamais connu l’amour. Son prénom était Céleste, mais tout le monde, y compris sa mère, l’appelait Tatie. Parce que c’était la fille aînée. La prédestinée.
Elle sourit en jouissant d’un plaisir virginal et secret, non moins sensuel. Maintenant, avec ces deux enfants, les fils de son frère, elle avait eu sa revanche. Depuis que la Française était morte, c’était elle, leur « mère » ! Elle toucha sa poitrine virginale, que le lait n’avait pas gonflée, elle lissa la veste à pois et se perdit en fantaisies derrière son miroir. Mais qu’était-il arrivé à saint Antoine ? Le lys de papier était brisé et la main du saint se tendait, vide, pour demander la charité. Céleste secoua la tête. Elle était trop pressée pour penser…

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Celeste enfila une veste de maille sur sa robe à taille basse, mais plissée, pour suggérer les formes… Pourtant, il n’y avait pas de courbes à souligner. En regardant son petit chapeau mis de guingois, Céleste soupira : la couturière s’en était bien sortie avec le modèle de Coco Chanel.

Claudia Patuzzi

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