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décalages et metamorphoses

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Archives de Tag: Horace

« Les danseuses » (dessins et caricatures n. 24 )

12 dimanche Oct 2014

Posted by claudiapatuzzi in dessins et caricatures

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dessins N. 24, Horace, Les danseuses

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Ce dessin (crayons colorés et feutre) est arrivé par hasard, au milieu d’une soirée mélancolique. Peut-être, pour nous dérober à nos frénésies contemporaines, aux suggestions de la fièvre du numérique, à la cabriole inconsciente du monde et de l’Europe ou, pire, au regard de celui qui nous attend au dehors, sur un trottoir…
En vérité il n’y a pas de réponses exhaustives pour expliquer au cent pour cent ce que nous faisons. Souvent c’est une impulsion tout à fait inattendue qui traîne nos décisions ou, parfois, une traîne plantée en profondeur dans nos corps mêmes, comme une vieille racine encore palpitante, chargée des ferments de notre passé…
Nous sommes ce que nous avons été.
Mais nous sommes aussi ce que nous pouvons être, ce que nous pouvons effectivement faire. Les devoirs, les diktat, les contraintes de la volonté ne peuvent pas aller contre nous mêmes, contre notre tempérament le plus intime ! Et donc, à l’orée du soir, je me suis rendue à un moment d’oisiveté dans le sens qu’Horace donnait à ce mot : celui de cultiver son propre potager ou jardin. Le nôtre est un « jardin enclos » (« hortus conclusus »), entouré par une enceinte. Un barrage défensif contre le « temps méchant » (celui de Foscolo, de Borges, de Pessoa, Tabucchi et tant d’autres).
En somme, chacun à ses défenses, ses fuites, ses petits potagers (dont l’assez frénétique et sautillant jardin de Twitter ).

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Quand je fréquentais la troisième classe élémentaire, ma mère m’avait inscrite dans une école de danse classique. J’avais un tutu rose en satin et tulle, et bien sûr deux chaussons de danse de la même couleur. J’adorais danser, jusqu’au jour où, au bout d’un an et demi, le rêve a été brusquement interrompu. Pour des raisons pratiques et de temps ma mère m’a de but en blanc retirée de cette école sans me prévenir.
Dès lors, j’ai dansé en secret dans la maison, quand mes parents n’étaient pas là. Je voltigeais dans le salon comme une libellule, accompagnée par la musique de Wagner ou du Casse-noisette de Tchaïkovsky.   La danse c’était ma liberté. Mon secret.
Quand j’entendais la clé tourner dans la serrure, j’éteignais le tourne-disques et je courais me sauver dans ma chambre où j’enlevais à la hâte mon tutu et mes chaussons.
Qu’est-ce que tu as fait ? Tu es moite de sueur ! me réprimandait ma mère.
Rien, j’ai étudié…
Mais elle était déjà partie dans le couloir.
Ces chaussons je les ai emmenés à Paris, où je les garde sur une étagère de ma bibliothèque. De temps en temps je les flaire, comme je faisais dans mon enfance. J’adorais l’odeur du plâtre et même aujourd’hui, si je le rencontre par hasard, je reviens à cette année et demie que je n’oublierai jamais.
Je vous laisse trois citations…

« Les enfants trouvent le Tout dans le Néant, les hommes le Néant dans le Tout
Leopardi (1798 -1837), Zibaldone, II, 43, 2.

« L’enfant c’est le père de l’homme » « The Child is father to the Man »
Wordsworth (1770 -1850), My heart leaps up.

« Ce n’est pas beau d’être des enfants : il est beau, lorsqu’on est âgés, de songer du temps où nous étions des enfants. »
Cesare Pavese (1908 -1950), Le métier de vivre, 6/9/1945.

« J’étais enfant, j’étais petit, j’étais cruel. »
Victor Hugo (1802-1885), La légende des siècles, LIII.

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« Les deux ballerines », un dessin qui remonte à la première classe des écoles moyennes… (cliquer pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Le petit diable ( histoires drôles n.20 )

26 mercredi Fév 2014

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Albert Camus, Amsterdam, canto XXVI, Dante Alighieri, Divina Commedia, histoires drôles n 19, Hollande, Horace, l, L'Aia, La chute, La Haye, Le petit diable n 19, Locus amoenus, première bucolique, Ulisse, Virgile

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Ancienne image de La Haye (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

 Chaque fois que je pense à l’Hollande, je me souviens des mots d’Albert Camus dans « La chute », dans le rôle d’un vieux avocat, un juge-pénitent, réfugié dans le « Mexico-City« , un café malfamé d’Amsterdam. Ce bar existait réellement. Camus eut l’occasion d’y entrer lors d’un séjour à Amsterdam en 1954. Il me semble de sentir sa voix même, vibrant d’émotion…
« …Ce pays m’inspire, d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur le trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par de brumes, de terres froides, et le mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et il est ailleurs.  (… ) La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long de canaux. ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, il prient, somnambules, dans l’incense doré de la brume, ils ne sont plus là. Ils sont parti à des milliers de kilomètres (…) L’Hollande n’est pas seulement l ‘Europe de marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous er heureux… » (La chute, OEuvres, Quarto Gallimard, 2013, pp. 1161-2)

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Albert Camus à la terrasse des Deux Magots, boulevard Saint-Germain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Combien de temps s’est écoulé depuis mon dernier voyage à La Haye ? Juste six mois, pourtant c’est comme si c’était hier…  Je me souviens surtout d’un endroit paisible, vert et tranquille,  à deux pas du Parlement (Binnenhof) : devant moi scintillait un las creusé par des canards et des éclaboussures artificielles; derrière moi glissait silencieusement une allée d’arbres et d’anciennes maisons en pierre. Je suis encore en train de rêver ? Il est possible…

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L’Haye, Parlement (cliquer sur la  photo pour l’ agrandir)

Bien tôt je me suis aperçue la Haye comprenait deux villes. La première, sans « encens » ni « brouillard », où les vitres resplendissent, les rues débordent de fleurs tellement parfaites qu’on les dirait fausses, en plastique même, tandis que les prés sont lisses  comme des moquettes. La seconde plus écartée, riche de suggestions, habitée par de visages pâles glissant indifférents sur des vélos en guise de flèches avec leurs sonnettes agressives. Je dois l’admettre : La Haye est une ville presque amidonnée (le contraire de Rome) et pourtant imprégnée d’une bizarre et fascinante suggestion… Tout comme  ces anciennes maisons aux étranges portes, à mi-chemin entre le présent et le passé, dans un état de veille…
La même « veille » dont parlait Camus? Ou, au contraire, une veille qui ressemble à celle où flotte notre Europe, dans l’attente infinie d’un accouchement qui — apparemment — n’arrivera jamais ? Dans cette phase incertaine et violente, il ne nous suffit pas, peut-être, du paradis d’un lac ou d’une ancienne tour, des reflets verts d’un canal, ni d’un tableau de  Rembrandt pour continuer à croire dans la « vérité » de nos rêves. Mais, y a-t-il quelqu’un qui n’aurait pas envie de fuir, du moins une fois, de son vieux nid ? Envie d’oublier son abri de Barbie, son porte-parapluies, son vieux oreiller chiffonné ainsi que la boîte presque vide des pilules ? Y a-t-il quelqu’un qui n’aimerait pas de retrouver son  locus amoenus ?
Donc, pourquoi pas ? Personne ne m’empêche de sortir de la vieille tanière pour partir à la Haye pendant une semaine !
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La Haye dans un miroir (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Derrière moi, une voix résonne. C’est justement la voix du juge-pénitent du bar Mexico City :
« Délicieuse maison, n’est-ce-pas ? Les deux têtes que vous voyez là  sont celles  d’esclaves nègres. Une eisegne. La maison appartenait à un vendeur d’esclaves. Ah ! on ne cachait pas son jeu, en ce temps-là ! On avait du coffre, on disait : « Voilà, j’ai pignon sur rue, je trafique des esclaves, je vends de la chair noire. » Vous imaginez quelqu’un, aujourd’hui, faisant connaître publiquement que tel est  son métier ? Quel scandale ! J’entends  d’ici mes  confrères parisiens. C’est qu’ils sont irréductibles sur la question, ils n’hésiteraient pas à lancer  deux ou trois manifestes, peut-être même plus ! L’esclavage, ah, mais non,  nous sommes contre ! Qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre de choses, mais s’en vanter, c’est le comble. » (La chute, Idem, p.1175)
Que sont-elles, au final, les « enseignes » de La Haye ? Rien que des cartes de visite très raffinées et documentées, avec autant de décors et de fioritures, comme l’image au-dessus de cette porte distinguée :  une cigogne au milieu d’une grille très élaborée…
Qui sait qui habitait cette belle maison ? » pensé-je, tout en observant cet oiseau bienfaisant à la silhouette élégante.

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— Dans une ville étrangère cela peut être dangereux que d’être trop curieux… susurre le juge-pénitent…
— Non, je ne suis pas d’accord, monsieur ! Pour moi, voyager c’est observer attentivement, pour en tirer des déductions et, parfois, des découvertes… Qui habitait dans cette maison ? Et bien, si je regarde cette cigogne au bec orangé, couronnée d’entrelacs de fer forgé, je vais petit à petit me convaincre que c’est justement la patronne de la maison qui a voulu graver son image sur la porte… Peut-être, c’est un genius loci évoquant une naissance, tombée comme une bénédiction, un porte-bonheur en honneur du nouvel arrivé… Regardez la porte ! Le bois est lisse, sans une bosse. C’est une maison très ancienne, habitée un jour par une famille très riche. Qui sait comment était-elle « maman », la mère du nouveau-né ! La patronne…
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Voilà, celle-ci pourrait bien être cette dame, habitant auparavant, dans une époque très éloignée, cette maison ! Une femme très élégante aux joues rubicondes et bien nourries. Et riche aussi : il suffit d’observer la dentelle immaculée, la bague au petit doigt de la main gauche ainsi que le bracelet… Étrangement, on ne voit pas l’alliance nuptiale…
– Je suis curieux de voir l’enseigne au-dessus de la porte de la maison d’à côté… souffle le juge-pénitent.
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J’aime moins cette porte, même si elle émane une grande force, une certaine solidité. Rien d’étonnant, pourtant : cette grosse tête de bœuf  et ce jeune veau ce sont les enseignes d’un boucher enrichi. Père et fils unis à jamais au sommet d’un escabeau posé sur une pierre solide. Cet homme ne devait pas souffrir la faim !
— Et cette fois-ci, comment l’imaginez vous le propriétaire d’antan ? ricane le juge-pénitent.
– Satisfait, riche et obèse !

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Juge-pénitent : — vous exagérez ! Il ne pèsera que quatre-vingt kilos… C’est vrai qu’il pose d’un air assez arrogant. On dirait qu’il transsude de la richesse de tous ses pores. Et son habit…
— L’étoffe du ruban rouge autour du gros ventre en pur satin. Regardez le double menton ! Ce jeune homme est un dévoreur de viande : du bœuf, de l’agneau, du porc, de la poule, du dinde, du gibier et celui qui plus en a, plus en ajoute… Aimez-vous les fruits de mon imagination ou voulez-vous proposer, vous même, un autre modèle ?
Juge-pénitent : — Non, je suis satisfait, même si ce trombone… Il ne m’est pas du tout sympathique… Regardez, il y a une autre porte que vous devriez aimer, tellement elle vous correspond…
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—   Un voilier ! La maisons d’un marchand !
Juge-pénitent : — Oui, un mangeur de poisson spécial… Quelqu’un qui n’a pas peur de la mer ni de la mort. Ne voyez-vous pas ? Le ciel est bleu foncé, la mer est sillonnée par de grandes vagues grises et vertes qui voudraient déborder en dehors de l’encadrement de l’enseigne avec toute leur fracas, tandis que les voiles blanches sont gonflées par le vent. Cette enseigne c’est comme un poème à la lecture ralentie, un Slow-reading poem. À gauche, dans le fond, ne voyez-vous cette vague aiguë à la pointe rougeâtre, évoquant un volcan au loin ? Cela, me rappelle quelque chose…
— Je la reconnais, c’est la montagne du Purgatoire que Dante Alighieri décrit ! ( chant XXVI de l’Enfer).  Dans ce voilier, Ulysse  s’adresse pour la dernière fois à ses camarades avant de s’effondrer… Cette enseigne devait appartenir à un homme très courageux… Se dirigeant peut-être à l’Afrique du Sud… ou alors à l’Océan Indien…

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— Mon Dieu, quelle expression courroucée ! Un enseigne qui n’a pas besoin de commentaires.
Juge-pénitent : Oui… il suffit de lire l’inscription qui est en haut.
— Il aurait été mieux qu’on écrivait la vérité : « Tu n’as pas d’issue ! »
— La porte de l’enfer bourgeois : « Attention à vous qui entrez…! »

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Juge-pénitent : — C’est un petit diable avec les cornes…
— … qui rit !
Juge-pénitent : — Pourtant, cette enseigne est sincère…
— Lisez donc l’inscription en anglais : « MÊME UN VIEUX COCHON A BESOIN D’AMOUR ! »
Juge-pénitent : — Enfin nous rencontrons quelqu’un qui a le courage de dire la vérité : le propriétaire était probablement un Anglais, ou un Américain, en tout cas un étranger !

006_Scheveningen180- 2Scheveningen sur le Noordzee   (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

– Le soleil est en train de descendre…
– Il commence à faire froid…
La porte de la maison s’ouvre. Un petit homme en sort, très ressemblant au petit diable. Il me dit : — Est-ce que vous voulez rentrer un moment vous réchauffer ? Ensuite, il susurre doucement :

« Reste encore cette nuit. Dors là tout près de moi
Sur ce feuillage frais. Nous aurons de bons fruits,
Fromage en abondance et de tendres châtaignes.
Vois: au lointain déjà les toits des fermes fument
Et les ombres des monts grandissent jusqu’à nous. »

« Hic tamen hanc mecum poteras noctem
fronde super viridi : sunt nobis mitia poma,
castaneae molles, et pressi copia lactis.
Et iam summa procul villarum culmina fumant,
maioresque cadunt altis de montibus umbre. »

(Virgile, Première Bucolique, vv. 79-83, Éditions Gallimard, bilingue, Bucoliques, traduites par Paul Valéry, 1956, 1997 – folio classique)

Claudia Patuzzi

« Une journée normale » ( histoires drôles n.16 )

17 dimanche Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Canal Saint Martin, clochard, histoires drôles n.15, Horace, Lampedusa, normalité

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photo di Claudia Patuzzi

« Il faut que j’achète le pain… », je me dis.
Avant de sortir, je jette un œil hors de la fenêtre : le ciel gris est une toile d’araignée tissue de branches raidies, dépourvues de feuilles.
« C’est normal, je me dis, on est au début de l’hiver… »
Les maisons d’en face aussi, elles affichent quelque chose d’étrange. Elles semblent tordues, irréelles…

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Sur le trottoir,  une femme me bouscule.
« Ce n’est rien, c’est normal », je me dis, en massant la main endolorie.
Une odeur de  calmars frits venant du restaurant espagnol voltige dans l’air.
«  Tapas ? »
Mon estomac se contracte.
« C’est normal », je me dis, « Une heure vient de passer. »
J’effleure un petit trou comble de gens, bourré de verres colorés avec d’étranges syllabes. Des Odeurs de sauces au caramel. De la sauce au soja.
« C’est normal, je me dis, c’est le restaurant chinois. »

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« Ouf, je dois encore m’acheter du pain… », je me dis, tout en observant un enfant ratatiné par terre…
« Le pauvre a été peut-être grondé ou puni ! »
Puis j’y repense : « Mais non, c’est normal, peut-être est-il juste fatigué et qu’il se repose… »

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photo di Claudia Patuzzi

Sur l’autre côté de la rue, un type essaie d’ouvrir un rideau de fer. En lui aussi je note quelque chose d’étrange. Il ne semble pas réel. Mais, qu’est-ce que ça veut dire « réel ? »
« Mais pourquoi lui faut-il tout ce temps ? C’est normal, si l’on doit soulever un rideau rouillé…», je me dis sans trop de conviction… « Et s’il n’y arrive pas ? »
J’accélère le pas, essayant de regarder tout droit devant moi, l’air affairé comme tout le monde.
« C’est normal », je me dis, « je n’ai pas le temps. »

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photo de Claudia Patuzzi

Dix mètres après, je retrouve mon souffle… « Je suis libre ! »
Suis-je vraiment libre ? N’est-ce qu’une illusion ? Parfois je me laisse traîner par ce que je ne veux pas voir ni rencontrer. Est-ce le trou noir caché au fond de mon esprit ? Est-il l’habitant inconnu qui s’est abusivement installé dans mes pensées ? Est-il le gardien obscur de la normalité ? Un voyou ? Un clochard ?

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« De ces temps-ci le désespoir rentre dans la normalité », je me dis « partout, dans le monde, c’est la même chose… des gens sans abri ni travail ou du pain… »

Tout d’un coup, je n’ai plus de faim, juste une envie violente de m’abstraire, de lire. Dans un élan soudain, je m’achemine vers une librairie renommée au cœur d’un ancien quartier.
Vingt minutes après, je suis enveloppé par l’odeur rassurante du bois et des livres. Je suis un enfant âgé que le poids du passé réconforte, avec ses gravures illustrées, ses livres anciens et cette vendeuse juvénile qui chuchote à voix basse…
« Voilà, ici tout semble normal ! »
– C’est combien ?
– 30 euros .
— Non, merci, c’est trop cher… je susurre en sortant. Mais où vais-je, maintenant ?
« Psst ! »
« Qui est-ce ? » Je me cogne la tête contre un poteau. Un homme horrible et barbu cligne de l’œil en ma direction.
« Je ne l’ai jamais vu, avant… », je me dis, « Non, ce type-ci n’est pas normal ! Est-il un habitant du quartier ou, au contraire, un misérable échappé de Lampedusa ?

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photo de Claudia Patuzzi

J’observe autour de moi. Je ne reconnais plus mon quartier, même s’il est toujours le même. Mes yeux ne cessent de regarder chaque détail, mettant à nu tout ce qui détonne. C’est comme si chaque image fût captée par une écographie et que derrière toute chose « normale » il y avait une double strate cachée. Une densité incroyable de significations. Une existence surpeuplée par le soupir anxieux des déshérités de nos temps…
Une demi-heure s’est écoulée. Je panique, car je ne sais plus où que je me trouve. Je me suis perdu. Le silence est juste rompu par un bruit d’eau. Une fontaine ? Mon dieu, sans m’en apercevoir, je suis sono arrivée au canal Saint Martin…
La voix d’un homme énorme étendu sur le parapet du pont  susurre :
« Au secours ! »

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photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

« Aide-moi à me lever ! » s’écrie-t-il encore.
Je pars à la recherche de secours, mais je ne vois que des monstres… Les maisons tout autour affichent des expressions vives et souffrantes, des yeux et des bouches affreux… Les gens me dévisagent de façon étrange, comme si je n’étais pas normal…
« Non, celle-ci n’est pas du tout une journée normale… » je pense, tout en courant à perdre haleine envers de chez moi, « je n’ai même pas acheté le pain ! »

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photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Quand j’ouvre la porte, mon chien me fait fête. Je pousse un grand soupir de soulagement.
« Finalement, je suis à l’abri, tout est rentré dans la norme ! »

Mais j’ai encore un doute : « Manger où ? Chez le chinois ou l’espagnol ? Ici à la maison, sans pain, en compagnie du chien ? »

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photo di Claudia Patuzzi

P.-S.: Misce stultitiam consilii brevem:/ dulce est desipere in loco.

Mélange toute bêtise de courte durée avec de la sagesse: au moment donné il est agréable de faire des folies.

(Horace, Odes, IV, 12, 27-8)

Claudia Patuzzi

Le piège (Zérus – le soupir emmuré n. 51)

11 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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are poétique, écoles chrétiennes, bruxelles, Cyrille Balthasar, ghislain, Horace, novembre 1919, Overijse, rue de Plaisance, Zérus 51, Zérus le soupir emmuré 51

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La piège V/VI n.51, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.201-206, chapitre V, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain entra dans la salle à manger de la rue de Plaisance. Son grand-père l’attendait au centre de la chambre.
« La glace l’a dévoré ! » frissonna-t-il, en voyant cette armature livide devant lui.
C’était la vérité. Les yeux de Cyrille, privés de cils blonds, brillaient comme des clous. Après la mort d’Irma, de Prosper et d’Eugénie, ils ne pouvaient plus contenir la réalité. Il ne pouvait plus voir le spasme de la vieille Europe, les bouleversements des masses faméliques et des rescapés assoiffés de droits, de revendications et de luttes.
Cette horde avançait. Ghislain sentit la nausée, la peur, la haine dans le regard de son grand-père. Devait-il revenir en arrière ? Ouvrir la porte et s’enfuir ?
En cet instant précis, la maison, le ciel, l’Europe entière étaient en train de s’écrouler. Même la rue de Plaisance et le quartier Saint-Gilles résonnaient d’une pitoyable plainte. Le Pentagone des boulevards subissait une contraction violente qui serrait la Grand’Place dans une terrible étreinte. Il n’y avait plus d’issue. La bourgeoisie gémissait humiliée en essayant de défendre ses privilèges, tandis que la classe moyenne fouillait comme un chien parmi les débris de la guerre à la recherche de prétextes pour rêver encore.
Ce survivant avançait vers lui avec le désespoir d’un dinosaure sur le point de s’éteindre. Ghislain recula le plus possible jusqu’au moment où il buta contre le fauteuil.
— Assieds-toi, mon chéri, lui dit Cyrille. Ce n’est qu’une montagne accouchant d’une souris ridicule [1].
Ghislain ne répondit pas.
— Ça veut dire que nous ne sommes rien, devant la volonté de Dieu, même tous ensemble.
Ghislain continuait de se taire, se vautrant dans le fauteuil.
— Que fais-tu ? Pourquoi ne parles-tu pas ?
Cyrille s’accroupit devant lui. Ghislain contempla le reflet blanc bleuté de ses yeux derrière les lentilles.
— Tu as peur de ton vieux grand-père ? lui murmura-t-il en tendant la main vers sa joue. Ghislain se recula. Cyrille retira la main, prit une chaise et s’assit en face de lui.
— Je disais, mon chéri, que maintenant tu es orphelin… Ton père, oui, ton père est parti pour l’Italie et qui sait quand il pourra revenir à Bruxelles… il est employé à la démobilisation de l’appareil productif de la guerre, il doit penser à son usine de bière, à ses enfants…
Au mot enfants, Ghislain s’agita sur le fauteuil.
— En somme, jeune homme, quelqu’un doit penser à ton avenir.
— Je veux aller en Italie, grand-père… parvint-il à murmurer.
Cyrille ne lui répondit pas. Il attendit quelques instants, puis se remit en marche.
— Qui peut veiller sur toi ? La tante Germaine doit travailler, Irma et Prosper sont morts, la tante Émilie et l’oncle Léopold en ont trop fait. Moi ? Qu’est-ce que je pourrais faire moi ? Je suis vieux désormais. Deux ruisselets de bave stagnaient sur les coins de sa bouche. Et puis nous sommes pauvres, très pauvres. Les syndicats et la guerre nous ont ruinés et tu dois poursuivre tes études…
— Je ne veux pas retourner à l’Institut…
— Quel Institut ?
— L’Institut Saint-Pierre, grand-père…
— Ah… celui-là ! Et pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
Mais Cyrille n’attendit pas sa réponse. Il ouvrit les bras et l’apostropha avec fougue.
— Jeune homme, les temps sont obscurs. Nous assistons à la course folle du plaisir, à la désagrégation de la famille, à la lutte des classes et des partis, à l’avancée du bolchévique, tu comprends ? Nous devons endiguer tout cela.
— Nous ? Ghislain ramassait les moutons accumulés sur le fauteuil et de gros flocons lui pendaient des mains.
— Oui, nous. Les catholiques, l’église ! Tu veux devenir pareil à ces parias qui, prétextant l’égalité sociale, répudient la parole du Christ ? Tu veux aller en Enfer Ghislain ?
— Non… répondit-il parmi les moutons.
— Et alors, veux-tu me répondre, une fois pour toutes ? Pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
— Il y a trop de règles, on ne fait que prier…
— Tu veux dire commenter la parole de Dieu ?
— Oui, grand-père…
— C’est juste. Nous sommes dans l’après-guerre. Le pays est blessé. L’ennemi a été défait, mais nous devons lutter encore davantage, pour que le Mal disparaisse, pour que le Prince des Ténèbres abandonne notre âme et aussi celle de nos ennemis bolchéviques. Tu comprends Ghislain ?
« Qui sont les bolchéviques ? Moi, je veux aller chez ma sœur et chez Nino ! »
— Niba m’a promis qu’il viendrait me chercher…
— Bien sûr qu’il viendra. En attendant, nous devons penser à toi.
Il y eut un silence, durant lequel le vieux fit toutes les grimaces de la commedia dell’arte.
— Ça ne te plairait pas d’avoir une chambre toute à toi avec des livres et un beau jardin ?
— Où ?
Le cœur de Ghislain battait fort : c’était ce dont il avait toujours rêvé. Sans y penser, il prit un morceau du rembourrage et le mit dans sa bouche.
— Réponds d’abord. Une chambre pour toi…, avec un jardin !
— À l’Institut, grand-père ?
— Non, à Overijse, pas loin d’ici. Là-bas, tu pourras étudier en toute tranquillité.

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Décidé, Cyrille commença à marcher dans la chambre. « Oui, Ghislain Balthasar! Un Frère Chrétien, le confrère Balthasar ! » Puis il mima un numéro de claquettes de Fred Astaire. Bientôt il comprit l’inutilité de cette danse. Il prit alors l’expression d’un conteur. Les sourcils levés, il parla d’un château enchanté.
— À Overijse, dans ce lieu vert, tu pourras apprendre à devenir un professeur honoré, estimé, aimé de l’Église et de la société, en restant un laïc. Tu n’auras qu’à être le serviteur de Dieu dans l’imitation du Christ. Et donc ?
— Mais, moi, grand-père, je ne veux pas…
— Tous les désespérés ont la nuit dans l’âme, Ghislain. Tu veux l’avoir toi aussi ? Tante Germaine se mariera et moi je mourrai. L’Italie est loin. Tu veux rester seul pour toujours ? Ou bien préfères-tu vivre parmi tes amis, dans un lieu confortable, être indépendant de tout et dépendre seulement de Dieu ? C’est une occasion en or !
— Pourquoi ?
— Et tu me demandes pourquoi… Une profession appréciée par la société entière, une chambre, un jardin fleuri, des livres, de la tranquillité, entre de jeunes gens de ton âge, entre des amis bien élevés qui ne connaissent pas la violence et l’envie. Cyrille inspira profondément, s’arrêta au centre de la pièce, écarta les jambes et dit : — Alors ?
Ghislain comprit que son heure était venue et qu’il n’y avait plus d’issue possible. Il cracha la bourre de laine et, avec la salive, la frotta jusqu’à en presser la chaude humidité, puis il s’exclama :
— Y a-t-il un jardin et une chambre entièrement pour moi ?
— Oui.
— Et la chambre a une fenêtre qui donne sur le jardin ?
— Je crois que oui… Alors ? Ghislain fixait Cyrille sans parler.
Le vieux avait deviné ses pensées : — Quand Niba viendra te chercher, tu iras en Italie avec lui, ne crains rien. Tu ne dois pas rentrer dans les ordres. Alors ? Réponds! Tu veux devenir un novice des Écoles Chrétiennes ?
Ghislain trembla de part en part, puis avec la résignation animale dont on fait preuve devant un fusil il dit : — Oui, grand-père…
Cyrille Balthasar approuva, satisfait. Ce petit-fils têtu avait finalement accepté sa proposition. D’ailleurs, il n’avait pas encore quatorze ans, il s’habituerait.

Le premier octobre Ghislain entra à Overijse. Tandis qu’il franchissait cette grille, il revoyait la figure de son grand-père qui le saluait en disant : —Frangar, non flectar ! [2]
C’était sans doute vrai : sa volonté avait été brisée pour toujours.

Overijshe in classe004 - Version 2

Petit noviciat, Overijse, (1919-1920 ) Ghislain est le deuxième sur le coté droite (x). Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

[1] Horace, Art poétique, Épître aux Pisons: « La montagne va accoucher d’une ridicule souris », phrase qui nous retrouvons en toutes les langues:
— The mountain has brought forth a mouse (anglais )
— De berg bevalt van len miei (flamand)
— De berg heeft en muis gebaard (Pays-Bas)
— La montagna ha partorito un ridicolo topolino (italien)
— C’est on grand vint toué sins plaive (Wallonie)
— Parieron los montes, y nacio’ un natoncito (espagnol)

[2] Phrase latine. En français : « On peut bien me briser, mais on ne peut pas non plus me plier ! »

Claudia Patuzzi

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