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décalages et metamorphoses

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Une année terrible (Zérus – le soupir emmuré n. 50)

10 dimanche Nov 2013

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Annibale Fata, Bruxelles 1919, ghislain, gustave moureau, henriette, hydre de lerne, jean baptiste de la salle, Niba, Overijse, Rolando, zérus le soupir emuré 50, zérus n. 50

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Une année terrible III-IV/VI n.50, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.197-201, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 5 février 1989

Ma petite fée,

1919 fut pour moi une année terrible. Niba, mon père, était parti en Italie servir dans la Marine. Seulement quelques cartes postales de navires et un mot d’encouragement : — nous nous reverrons bientôt. Mais quand ? Pendant ce temps, j’étais seul… Jusqu’en septembre, j’ai vécu rue du Remorqueur avec la tante Germaine, encore célibataire, mais déjà liée à son futur mari, l’oncle André. Je demeurais dans le grenier vide. Le jour, je continuais à aller à l’Institut Saint-Pierre, le soir je dormais dans le grand lit de fer qui ensuite fut vendu avec tout le reste. Il ne resta que le papier peint avec les aconits bleus.
J’ai cherché dans les dictionnaires l’origine de cette fleur qui pendant tant d’années a veillé sur moi : on l’appelle casque de Jupiter, casque de Troll, casque d’Odin ou chapeau de fer et on la croyait capable de rendre invisibles les chevaliers errants. Oh petite fée, combien aurais-je voulu être invisible, pouvoir m’échapper et partir vers l’Italie dans la maison des Fata ! Je ne voulais pas considérer le destin de cette fleur prodigieuse. Ne savais-je pas qu’elle prend peu à peu l’étymologie douloureuse d’herbe du diable, une fleur aussi belle que vénéneuse ?
Mais comment pouvais-je prévoir ce qui allait se passer ? Et pourtant, j’eus quelques signaux. Quelques jours après la mort de maman, dans l’école que je n’ai pas quittée depuis cinquante ans — j’y suis professeur, maintenant —, un de mes enseignants, un Frère Chrétien, s’approcha de moi d’un air compatissant :
— Mon cher fils, j’ai un livre pour toi, me dit-il.
— Merci. Qu’est-ce que c’est ?
— La vie de notre saint fondateur, Jean Baptiste de La Salle.
Je demeurai perplexe et indifférent.
— Tu veux le lire, mon fils ?
Je dis que oui. Pouvais-je dire non ? Après un mois, je le ramenai. Mon professeur me demanda si je l’avais trouvé intéressant. Je dis que oui. Je mentais. Je n’avais même pas ouvert le livre. Puis il m’a demandé si je ne voulais pas devenir un Frère chrétien : j’ai répondu par un beau non. Mais, comme tu le vois, cela n’a pas suffi.

Une victime

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Cette nuit, Henriette n’a pas réussi à dormir à cause de la canicule. Elle était adossée au coussin et fixait le verre sur la table de nuit, comme si elle le voyait pour la première fois.
— Déplace ce verre, s’il te plaît ! Il m’ennuie…, a-t-elle dit, sans explications. Si elle fermait les yeux, le verre réapparaissait à moitié rempli devant elle : une pauvre chose dénuée de sens.
Peut-être est-ce le brouillard qui l’a épouvantée. Outre la perte de la mémoire, j’ai l’impression qu’elle ne voit plus très bien.
— Où est la grille ? Je ne la vois plus… C’est le sortilège du grand pré, crie-t-elle depuis la véranda.
Henriette a raison. Une vilaine brume et un silence menaçant recouvrent le grand pré depuis deux jours. La brume est arrivée d’un coup, comme une invasion : un matin, je n’ai plus rien vu, ni le grand pré ni les pins. Des intrus faits de vapeur traversaient le jardin tandis que le ciel écrasait les arbres sous son poids. C’est alors que les os du chêne ont commencé à gémir avec une voix presque humaine, comme s’ils étaient des épaves à la dérive sur les plages de la mer du Nord, la mer assassine.
Le côté nord-ouest aussi a subi un assaut. Deux museaux de vache ont secoué la haie derrière la maison, en grattant les épines et creusant des galeries entre les broussailles.
— Qui me déplace ce verre ? continuait de crier Henriette épouvantée, tandis que Rolando était occupé à frapper ces vaches avec une poêle. On aurait dit qu’il brandissait une épée et l’abattait avec violence sur les cornes des envahisseurs en hurlant : — Allez-vous en sales bêtes, n’entrez jamais ici… PAM ! PAM ! Sous cette grêle de coups, les vaches se sont retirées dans la brume comme les Russes dans la neige de Nikolaevka[1].
Lorsqu’un autre matin s’affiche, un hurlement déchire le silence. Est-ce Henriette ? Je me penche à la fenêtre, le grand pré est un lac couleur de lait. Je frissonne. Un terrible tempérament géologique sommeille sous le manteau de vapeur, prêt à sortir comme l’Hydre de Lerne.

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Gustave Moreau, 1976, Chicago, Art Institute

Ce n’est pas d’ici, au nord-ouest, que vient le cri…
Sous le grand chêne, je vois Rolando près du puits, avec une pelle à la main. D’entre les fusains, Henriette débouche en murmurant : — Maudite !
Peut-être pense-t-elle à la Belgique. Puis elle ajoute, avec douceur :— Qu’est-ce que tu veux y faire ? C’est tout un fricandeau de morts…
Rolando fixe le gravier, immobile. Qu’est-il en train de regarder ? Un bout de fer ? Une branche cassée ? Puis je comprends : c’est une vipère.
— Je l’ai tuée avec la pelle, elle était derrière le puits… dit-il.
— Mais elles avaient disparu, cela doit faire plus de trente ans qu’elles n’entraient plus dans le jardin…
— C’est un animal têtu, soupire Rolando, c’est elle qui a voulu mourir.
J’éprouve un sentiment de peine qui d’un coup se change en joie. Les vipères du grand pré retournent dans le jardin. Le gardien a vu errer aux alentours des renards et des fouines. Un genre de faucon a rasé la colline. Est-ce un présage ? Ce jardin est irréel. Il ne peut pas gagner sur la nature. Le grand pré se venge…
Est-ce l’hurlement de la vérité qui veut reprendre le dessus sur la mensonge ?
Je regarde le côté nord-ouest, cette brume du Loch Ness. Je lève les yeux vers la petite tour à droite, vers le désordre qui y règne agréablement, vers les rames de papier, l’ordinateur allumé : le « fait » de Ghislain est sur le point d’éclater comme un amphibie monstrueux qui respire de plus en plus vivement en moi.
Rolando pique la vipère avec le râteau, la soulève en l’air, puis se dirige vers le grand pré.
— Là ! crie-t-il, en jetant le serpent au-delà du filet de ronces. La vipère ressemble à une branche morte. Pendant un instant, elle reste accrochée parmi les campanules, une épine lui entre dans la gorge et y reste accrochée, puis elle tombe de l’autre côté.
— C’est fait ! conclut Rolando.
— Ça pue pour tous, cette domination barbare [2] ! commente Henriette en secouant la tête.
N’est-ce pas ainsi que Ghislain finit-il à Overijse ? N’a-t-il pas été attiré par un jardin fleuri, avant d’être ruiné pour toujours ?
Maintenant que la vipère est morte et qu’elle est rentrée dans son royaume, la brume tombe sur Rolando, le couvrant d’un pardessus boutonné de la tête aux pieds. Même si j’essaie de détourner le regard, ce brouillard, dans sa rigueur dépouillée, continue à me rappeler quelqu’un : mon arrière-grand-père, Cyrille Balthasar.

Claudia Patuzzi


[1]   Bataille qui opposa sur le front de l’est, les troupes soviétiques aux troupes italiennes principalement, le 26 janvier 1943. Parmi les combattants se trouvaient les futurs écrivains Nuto Revelli et Mario Rigoni Stern.

[2]   Citation célèbre, en Italie, du Prince de Machiavel (1532).

Une mouche sans ailes (Zérus – le soupir emmuré n. 45)

05 mardi Nov 2013

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Brueghel, germaine, ghislain, henriette, Lavinio, mémoire, Rolando, rue du Remorqueur, une mouche sans ailes, Venise, Zérus 45, Zérus le soupir emmuré 45

Une mouche sans ailes  II-III/VII n.45, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 179-183, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Rolando avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Ce matin, un vacarme m’a réveillée. C’est la voix de Rolando qui se propage jusqu’à la petite tour avec la monotonie d’un train. Il doit quitter son jardin. Des problèmes urgents le poussent à aller en ville. Henriette reste au lit à jouir de ses souvenirs informes, où l’imprécision du temps et de l’espace devient toujours plus grande. Quand elle se lève pour le déjeuner, il y a une lettre à côté de la tasse de thé et des biscottes. En réalité, ce n’est pas une lettre, mais un feuillet à carreaux parcouru par une subtile calligraphie.
Henriette lit à haute voix :
« Henriette chérie, je suis parti en urgence pour réparer cette panne dans la salle de bain qui a provoqué l’infiltration d’eau dans l’appartement du docteur Venturini. Je reviendrai ce soir pas plus tard que six heures. Je t’embrasse. Rolando. »
Après la lecture Henriette, heureuse, regarde son public.
— Avez-vous vu quel brave mari il est ? Nous avons toujours été d’accord.  Tout de suite, elle remet la lettre dans le creux de son sein, en disant : je la mets dans le coffre-fort.

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Henriette avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Il est deux heures, Henriette vient de manger des spaghettis à l’huile. Elle ne digère plus bien, sa gorge brûle, une main de fer pèse sur son œsophage, elle demande de l’eau comme un prisonnier. Sa mémoire en miettes, elle est assiégée par la guerre plus féroce, celle de l’oubli.  Quelquefois, elle ne reconnaît plus sa maison. Elle se lève après la sieste avec un air soupçonneux : — Je me sens détraquée. À qui est cette maison ? Qu’est-ce que je fais ici ?
Maintenant que Rolando est absent, ses yeux dépourvus de cils errent à la recherche d’un point d’appui. Henriette a peur. Elle a déjà oublié.
— Où est Rolando ? Pourquoi ne revient-il pas ? demande-t-elle à tout le monde en errant dans la maison.
— Il revient à six heures. Il a écrit cela dans la lettre.
— Quelle lettre ?
— Celle que tu as cachée contre ta poitrine.
Henriette lit la lettre au moins six fois. Lorsqu’elle arrive à « Henriette chérie », son visage s’illumine de bonheur, mais il suffit d’un quart d’heure pour qu’elle soit reprise d’une agitation incontrôlable. De temps en temps, la lettre disparaît sous l’aisselle, d’autres fois elle glisse sur le côté du sein. Chaque fois que je fouille très attentivement Henriette et je réussis à ressusciter la lettre, elle soupire et dit : « Écoute, maintenant je te lis la lettre de Rolando. »
À six heures et demie, Rolando téléphone : il ne peut pas venir. Henriette recommence : « Où est allé Rolando ? Qui est-ce qui est dehors ? Je ne comprends plus rien… » Vers le crépuscule, elle ferme les volets. L’air infini du grand pré la terrifie, la gorge lui brûle, elle se sent mal, le froid est épouvantable, la douleur à son pied est terrible, elle a faim, elle a soif, elle est fatiguée, elle cherche sa chambre sans la trouver. Finalement, à dix heures, elle réussit à poser la tête sur le coussin, les paupières closes dans une rassurante obscurité.
— Bonne nuit maman, tu vas faire des rêves dorés !
— Mais non, tout ce qui brille n’est pas d’or… c’est un cauchemar en fer !

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Ghislain à l’école St.Gilles, dans les années 1917-’18: il est le deuxième à gauche, marqué par une « x » ( cliquer la photo pour l’agrandir )

Ghislain, aussi, n’avait plus confiance dans la poste. « Nous nous verrons bientôt ! » disaient les cartes postales avec les enfants riants couleur sépia, habillés en soldats. Mais sa mère n’arrivait jamais. Henriette et Nino ne savaient pas signer, même d’une croix. Peut-être s’étaient-ils égarés dans les ruelles de Venise ou étaient-ils prisonniers dans les souterrains du palais des Fata. Il avait lu et relu ces lettres et maintenant que la guerre se terminait il demeurait vide, sans la force de croire…
Comme le reste des humains, Ghislain aussi pensait que la guerre ne finirait jamais. Avec le fatalisme d’un prisonnier enfermé dans la même cellule pendant trois ans, il s’était désormais habitué à cacher ses pensées.
— À quoi penses-tu, Ghislain ? lui demandait Germaine, en se brossant les cheveux.
— Je ne pense à rien, tatie…, répondait-il, en espérant qu’elle ne lui poserait pas d’autres questions. À qui pouvait-il dire ce qu’il avait en tête ? Que la nuit il ne réussissait pas à dormir, qu’il était jaloux de Nino ? Qu’il se sentait abandonné ? Avec le temps, non seulement il avait arrêté de compter les étoiles, mais il n’attendait plus le courrier. Chaque fois, il ouvrait les lettres avec une lenteur accrue pour protéger son âme d’une énième désillusion. Il avait treize ans désormais et sa sensibilité s’était durcie.
— Ghislain, pourquoi n’ouvres-tu pas la lettre ?
— De toute façon, ma mère dit toujours la même chose…
— C’est-à-dire ?
— Que lorsque cette affreuse guerre sera finie elle viendra me chercher !
— Mais elle va se terminer, tu n’as pas entendu ? Foch a gagné, il a enfoncé deux lignes sur le front, il a repoussé les Allemands…
— Bien sûr, le maréchal Foch… Ghislain voyait un gros phoque avec deux moustaches couleur de fer lui couvrant la bouche.
Germaine prit en main la lettre d’Eugénie et la lut en hâte.
— Tu dois lire ici, ballot ! Ta mère viendra te chercher.
— Mais tatie, je n’y crois plus maintenant… haletait-il, son œil ouvert rempli de larmes. Pourquoi ne m’a-t-elle pas emmené, alors ?
— Elle pensait que la guerre serait bientôt finie… essayait de le réconforter Germaine.
— Et pourtant, elle a duré encore trois ans !
Germaine tourna son visage vers le miroir. Des larmes glissaient le long de ses tempes, défaisant son maquillage en deux ruisseaux sales. Alors qu’elle nettoyait ce noir de bistre, elle eut à peine le temps de voir l’image réfléchie de Ghislain qui prenait la clé du grenier en fuyant comme un serpent par la porte…

Mais il n’était pas un serpent. La dignité de ce reptile ne correspondait pas à sa situation. Il se sentait au contraire comme une mouche sans aile ou comme une abeille sans dard. Dans la forêt ondoyante des aconits bleus, il s’imprégnait d’obscurs mirages comme une vestale qui a éteint son feu par inattention et qui, jour après jour, cherche à le raviver d’un simple souffle. Il regardait la photo d’Henriette et de Nino avec amour et rage. Il pensait à la Méditerranée avec l’envie d’un exilé et à l’Italie avec l’imagination d’un amant. Il imaginait la maison des Fata du peu qu’il avait pu saisir entre les lignes de ces brèves lettres : il entendait l’aboiement des chiens dans la cour, les bruissements d’ailes des pigeons sous les toits, le bruit monotone de l’usine jour et nuit. Dans son vol, il effleurait de grands draps de lin qui, emportés par le vent près des remparts, battaient comme des drapeaux blancs. Ou bien il se laissait transporter dans ce labyrinthe de pierre par les rayons de soleil comme un moucheron chaud et heureux, sans se soucier du moment où l’obscurité lui ferait perdre le nord et l’humidité le tuerait.

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D’autres fois, il imaginait Venise. Il grimpait comme un chat le petit escalier de la maison de Dorsoduro, dans la puanteur des canaux et le ressac gluant de l’eau, ou bien il flânait comme un chien errant jusqu’à l’Arsenal, là où de grandes flaques de mazout flottaient parmi les taules plaintives des navires.
Quand il voyait sa mère et Niba se promener main dans la main dans le Campo di Santa Margherita, il devenait un pigeon et il volait jusqu’à l’horloge des deux Mores, en face du campanile de San Marco : de là-haut il pouvait regarder avec la richesse et le désespoir d’un voyageur de l’esprit cette ville inconnue à l’étrange forme de poisson.
Dans le grenier de rue du Remorqueur, il caressait la photo de Giuseppe Garibaldi avec la vénération d’un jeune dévot, il astiquait le bois du télégraphe avec la cire d’abeille et comptait le nombre d’aconits bleus en inventant d’étranges formules magiques.
« Adieu, tout est fini. Les beaux rêves… », chantait sa tante, tandis que Ghislain, assis dans son grand lit de fer, pleurait en priant la Madone, Dieu, Saint-Michel, Sainte-Gudule, Saint-Nicolas, Garibaldi et tous les saints que sa mère revienne, le prenne entre ses bras et ne s’échappe plus.
Ainsi, passa le mois d’octobre, avec une partie du mois de novembre. Ghislain entrait dans l’après-guerre sans s’en rendre compte. Il se sentait comme un moineau qui a fini pendu dans un houx épineux après un vol incertain. Cependant, il voulait encore croire que les rêves et la réalité n’étaient pas séparés et que les choses n’étaient pas comme elles sont. Dans cette attitude primordiale, il ne pouvait faire autrement que suivre ses illusions comme un aveugle suit son compagnon sans pouvoir le voir.

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La parabole des aveugles de Brueghel, Naples, Gallerie Nationale de Capodimonte. (cliquer la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

La Chaussée d’Alsemberg I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 38)

27 dimanche Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Francesco Petrarca, henriette, oncle Léopold, Rolando, Rue de Remorqueur, tante Germaine, Zérus le soupir emmuré 38

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La Chaussée d’Alsemberg I/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 155-158, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rolando est allé à la source prendre de l’eau. Après son départ, tous les bruits ont cessé et l’après-midi s’écoule lentement.
J’ai les jumelles de Niba dans les mains. D’ici peu, Sirius surgira de la mer, on verra la Grande Ourse et l’étoile Polaire. La paix du crépuscule tombera sur le grand pré dans une lumière lactée et incandescente. Puis le moment viendra de compter les étoiles, le moment de la contemplation patiente et amoureuse. De l’autre côté de la petite tour, je me délecte d’une lune turque qui se couche rosée sur la mer quand il y a encore de la lumière… mais c’est un paysage qui a quelque chose de faux qui m’aveugle. Je pose les jumelles et je détourne les yeux. Cette paix ne correspond pas à mon esprit. Je suis arrivé aux chapitres centraux, ceux de la Grande Guerre. Il n’y a pas eu de Pétrarque pour dire « Voyez, seigneur courtois, de quelles insignifiantes raisons une guerre cruelle peut naître? »[1]  Le temps de la courtoisie est fini pour toujours et la guerre en soi est horrible. Peut-être devrais-je faire comme Niba, tourner les jumelles de l’autre côté, rapetisser les choses pour ne pas avoir honte et ne pas sentir l’odeur poisseuse du sang. Alors que j’écris sur la guerre, j’assiste, impuissante, aux événements qui se précipitent. L’Histoire avance au hasard comme le bouchon d’une bouteille sur le point d’exploser : tu ne sais jamais où il va tomber. Il a dû se produire la même chose pour mon oncle Ghislain. La guerre le jeta comme un projectile de la rue du Remorqueur dans une rue lointaine et inconnue…

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On frappe à la porte. C’est Henriette. Elle a un bâton dans la main droite dont le manche porte un filigrane d’or. C’est le bâton de promenade de son père, Niba. Un substitut moderne du fusil et du fleuret que mon grand-père faisait pirouetter avec l’adresse d’un jongleur. Ce n’était pas lui qui avait besoin d’un soutien, c’est le bâton qui jouissait de ses promenades. C’était un bâton fidèle. Il l’attendait chaque matin dans l’entrée comme un chien qui attend pour sortir.
Ce bâton est finalement revenu d’une longue léthargie. Après quarante années de sommeil, il s’est soumis au contact tremblant d’Henriette, la soutenant comme un treuil dans ses trajets confus. Mais Henriette n’empoigne pas seulement le bâton. De la main gauche, elle soulève une boîte à chaussures.
— Regarde ce qu’a fait le coucou ! chuchote-t-elle terrifiée.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il est méchant, il l’a fait tomber du nid.
Je regarde dans la boîte. Dans un coin, un petit oiseau à peine né. Les murs de carton sont recouverts d’ouate. Un petit verre de liqueur contient une goutte d’eau trouble. Une aile est pliée en deux comme une oreille de papier.
— Le coucou s’est amusé à le jeter en bas, mais il ne l’a pas tué…
L’oisillon, la tête sous l’aile, est blotti dans une pose inhabituelle. L’œil fermé et dépourvu de cils est le même que celui de ma grand-mère Eugénie quand elle mourra, le tremblement et l’aspect ressemblent en revanche à ceux d’un pauvre orphelin abandonné, à mon oncle Ghislain…

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La Chaussée d’Alsemberg

Fin août 1915, Ghislain se trouvait à Uccle, à la pointe sud du Pentagone, à une bonne demi-heure de marche du cœur de Saint-Gilles, perdu à la périphérie de la très longue chaussée d’Alsemberg, dans la maison de son oncle Léopold.
Le vieil appartement de la rue du Remorqueur était resté à la tante Germaine qui, comme une vestale armée, veillait à la défense du grenier et du grand lit de fer. Pendant trois longues années, Ghislain perçut ce lieu comme son seul refuge au milieu d’incessants changements. Maintenant qu’il avait perdu sa mère et sa sœur Henriette, Germaine ne représentait pas seulement ce qu’il lui restait de son passé, elle lui apportait aussi apaisement et réconfort. Chaque dimanche, essoufflé, il parcourait les deux kilomètres de la chaussée d’Alsemberg. Arrivé place Albert, il humait l’air ancien du quartier et déviait à l’est vers la place Paul Janson, pour s’aventurer, le cœur serré, dans les ruelles tortueuses du quartier populaire situé entre la chaussée d’Ixelles et le parc Léopold.
La tante l’attendait à la fenêtre du troisième étage. « Cours, Ghislain, cours ! » hurlait-elle en le voyant apparaître à l’angle de la brasserie. Il inspirait l’air une dernière fois, puis dans un effort de volonté il s’aventurait dans l’escalier jusqu’à plonger son visage dans les formes maigres et osseuses de Germaine. « Alors ? » demandait-elle. Ghislain lui tendait une photographie d’Eugénie avec une inscription au crayon dessous : « Aime bien ta maman et tu seras heureux ! » Elle était datée du 3 octobre 1915. « Heureux ! Comment pouvait-il être heureux ? Il ne faisait rien d’autre qu’attendre des lettres avec l’angoisse d’un condamné ignorant sa sentence… »
Germaine jetait un œil sur l’enveloppe marquée d’un timbre suisse, puis lui donnait la clé du grenier et un plumeau pour la poussière.
— Pendant que je prépare le repas, tu peux monter, murmurait-elle.
Ghislain faisait tourner les clés dans la serrure et tout de suite après devant ses yeux apparaissaient les fleurs bleues de l’aconit, le paravent bleu et les trois « photographies » de Niba. Le télégraphe-jouet était toujours prêt du lit, sans un grain de poussière.
C’était lui qui chaque dimanche dépoussiérait tous les objets et comme s’il dansait, il s’arrêtait un instant sur le chintz, sur le berceau d’Henriette, sur le dossier en fer. Quand le plus petit grain de poussière avait disparu, il enlevait ses chaussures, son pull-over en laine et son pantalon et il se mettait sous la courtepointe. Tandis que le vent sifflait derrière la vitre du tympan, il fermait les yeux et se plongeait dans le bleu du ciel de la chambre, dans un monde de caoutchouc et d’eau tiède. Quand le bien-être l’envahissait, il se donnait de longs baisers au creux de l’avant-bras, ou bien sur la partie intérieure du poignet, là où les veines vibraient avec toute la force du désespoir. Ce n’était pas lui, mais les lèvres de sa mère qui effleuraient sa peau sèche comme un désert. Dans ce lit, dans cette couverture soyeuse, Ghislain retrouvait la tiédeur perdue de son corps ou imaginait le pathos qu’auraient créé en elle ses funérailles : sa mère, bouleversée par les larmes et par la douleur, embrassait son visage rendu froid par le « rigor mortis » le recouvrant de baisers voluptueux… Depuis ce grenier, à des milliers de kilomètres de distance, il ressentait avec une jouissance à la fois sadique et innocente ses hurlements agonisants alors qu’elle était sur le point de s’évanouir — ses longs cheveux défaits sur lui —, qu’elle criait son prénom…
Dans cette béatitude, il s’assoupissait durant quelques minutes.

Claudia Patuzzi


[1] “Vedi, signor cortese, di che lievi cagion che crudel guerra ?” Francesco Petrarca, Canzoniere, CXXVIII, vv. 10-11.

Eugénie IV/IV – Zérus ( le soupir emmuré – n.11)

27 mardi Août 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Eugénie IV/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre IV de La stanza di Garibaldi, pp. 55-59, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 La mémoire d’Eugénie ne ressemblait ni au cul-de-sac de son fils aîné Ghislain, ni au labyrinthe — déformé par les feux d’artifice — d’Henriette, sa fille cadette. Sa mémoire n’était pas horizontale, mais circulaire et géométrique comme un flocon de neige. Elle n’avait pas de vraies directions, mais plutôt des lignes de fuite. Elle n’avait pas de certitudes, seulement des possibilités…
La nuit après les murmures, tout était devenu blanc et silencieux. Les vitres de la chambre de Prosper et Léopold étaient couvertes de buée. La maison plongeait dans le sommeil. Eugénie y repensait à présent avec peur : ils avaient été pris par un besoin frénétique et elle lui avait cédé. Quelques secondes lui avaient suffi pour être déjà amoureuse. Le lendemain matin, quand elle s’était réveillée, la chambre de Léopold était vide. Le lit avait été refait.
— Où est parti monsieur Mancini ? Avait-elle demandé à sa mère.
— Il est parti très tôt, il était pressé. Qu’est-ce que tu as ?
De ce moment-là, elle était devenue l’esclave du temps, elle ne faisait que compter (comptait) les jours et les semaines ou bien elle scandait de folles célébrations solitaires, avec d’étranges contraintes.
« Si je dis cent litanies, il reviendra… Si je m’habille de noir, il reviendra. »
« Si pendant une semaine, je ne mange pas de viande, il reviendra. »
« Si je ne ris plus, il reviendra. »
« Si je ne sors pas pendant une semaine, il reviendra. »
Parmi ces superstitions, elle l’avait inutilement attendu jusqu’au retour des pluies. La nuit, descendait en pleurant dans l’obscurité, devant le miroir. Ou bien elle s’asseyait sur le fauteuil de Cyrille en regardant les rideaux de brouillard éclairés par les réverbères. Deux cernes profonds assombrissaient son regard.
— Tu as vraiment une sale mine, lui disait Amélie, tu dois manger davantage.
Elle se tournait de l’autre côté pour ne pas pleurer. Si par hasard Cyrille parlait de Paul, elle dressait les oreilles, prête à arracher une adresse, le nom d’une rue. Si Amélie revenait de ses courses, elle restait la gorge nouée, le souffle suspendu, dans l’attente de quelque chose.
Un jour, Cyrille ne s’était pas retenu : — Monsieur Mancini vient de s’installer près d’ici…
Elle était sortie en courant, sous la pluie, deux ou trois fois. Mais dans la rue les concierges – en la regardant longtemps avant de lui répondre : « Que cherchez-vous ? » — avaient laissé s’installer un silence plein de sous-entendus…
— On dirait un chien mouillé, avait ri Germaine, en la voyant rentrer.
— Tu as attrapé la scarlatine ? avait ajouté Irma.
Mais Eugénie ne les écoutait pas. Elle se sentait fiévreuse. Elle l’était vraiment, peut-être. À la mi-février, elle commença à aller mal.
— Qu’as-tu, ma chérie ? lui demanda aimablement Amélie en lui portant une tisane de tilleul.
— Je crois que j’ai pris froid, maman…
Un matin, à la recherche d’air, elle avait mis une robe de chambre pour aller dans le jardin. D’un coup,  elle avait entrevu Paul, debout, à demi caché derrière le lierre, en train de lui sourir.
En peu de temps, elle avait repris des couleurs et commençait à reprendre du poids. Cela était bien compréhensible : ils faisaient l’amour tous les jours. L’après-midi et parfois le matin. Elle s’éclipsait avec une excuse hors de la maison ou profitait de l’obscurité du petit jardin. Il l’attendait derrière la grille qui grinçait à peine et elle se glissait dans la maison voisine. Il ne restait que quelques feuilles de lierre coupées.
— Ce lierre ne vaut rien, renâclait Amélie qui, matin et soir, ramassait les feuilles mortes.
Durant un mois entier, elle avait été heureuse. Si Cyrille invitait Paul à dîner, elle faisait semblant de le connaître à peine, improvisant des conversations cultivées et plaisantes. Si Amélie avait l’intuition de quelque chose, elle répondait à ses questions avec une imprécision étudiée, dissimulant son anxiété sous l’apparence de l’ennui.
— Sors, amuse-toi, lui disait sa pauvre mère, qui ignorait tout. Elle s’échappait dans le petit jardin. Le lierre tremblait sous ses mains d’enfant. Un frémissement morbide envahissait l’air de l’appartement tandis que Paul la serrait contre lui. « Cela ne finira jamais… », pensait-elle, en chassant les mauvaises pensées.
Un matin de mars elle avait eu la nausée.
— Tu te sens mal ? lui avait demandé Amélie.
— Ce n’est rien. Juste un peu l’estomac…
Un jour de la troisième semaine de mars, tandis que Paul dégrafait son corsage, elle s’était donnée du courage et lui avait dit à brûle-pourpoint :
— Je n’ai plus mes règles, je suis enceinte.
Dès lors, elle ne l’avait plus revu. Des mois étaient passés. Le petit jardin d’à côté était désert et la petite porte fermée à clé. Son ventre avait grossi. Cependant, personne ne s’était aperçu de rien.
Aux premiers jours d’octobre, elle ne pouvait plus se cacher pour esquiver le regard de son père. Ses dimensions étaient telles qu’un vendredi Cyrille demanda à sa femme :
— Est-ce qu’Eugénie va mal ? Les titres dans lesquels il avait investi s’étaient écroulés et son esprit était vide.
Sa femme répondit péniblement, baissant les paupières :
— Non, Cyrille, non…, tandis que son mari, glacé, conscient désormais de ce qui s’était produit, détournait le regard.
— Mon Dieu, alors c’est vrai ? Comment avez-vous pu ?
Ce furent les dernières paroles qu’Amélie entendit de Cyrille avant la naissance de l’enfant.

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Eugénie Balthasar

Claudia Patuzzi

Henriette III/III (Zérus – le soupir emmuré n.4)

08 lundi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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ardennes, camillo benso conte di cavour, garibaldi, ghislain, hautes fognes, henriette, montalambert, roland, Zérus le soupir emmuré

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Henriette III/III, traduction et nouvelle adaptation du chapitre II de La stanza di Garibaldi, pp. 22-25 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cette après-midi Rolando a changé de vêtements. Maintenant, il est habillé en faucheur. Il porte un bleu et une paire de baskets de la même couleur. Il traîne sur le gravier une énorme faucheuse. D’ici peu, le jardin sera envahi par le bruit de la machine et je ne parviendrai pas à écrire une seule ligne. Sur l’étagère, la petite tasse de porcelaine se détache devant la photo de Garibaldi avec sa netteté absurde. Où que je regarde, je me sens en cage, suspendue au milieu de la vie comme une éternelle enfant, entre l’affairement frénétique de Rolando et le bégaiement confus d’Henriette.
— Maman, quelle heure est-il ?
— Il est quatre heures vingt…
Quand elle commence à parler de sa jeunesse, Henriette devient évasive. « Mais que veux-tu savoir ? Tous les parents Belges sont morts ou bien ils sont trop vieux, Ghislain est resté seul là-bas et maman… », puis elle s’interrompt, à la recherche de quelque chose :— Les boucles d’oreille ! Je ne trouve plus les boucles d’oreille en or, je ne me souviens plus où je les ai mises…
— Tu les as mises à ton doigt, dans ton alliance.
— Quelle étourdie !
— Quand as-tu revu Ghislain ?
Henriette traverse à cent à l’heure ses galeries sans panneaux, puis elle reconnaît la bonne voie, où elle voit Ghislain descendant d’un carrosse dans une gare.
— Il était si jeune et le tricorne impressionnait tout le monde… Il ressemblait à un cafard… Il faisait tellement chaud qu’il suait horriblement et nous avions toujours envie de rire…

ghisl ridotta740bisjpg - Version 3

Dans le jardin s’abat un silence soudain, car Rolando a éteint la faucheuse et maintenant il contemple le pré, immobile. J’en profite pour reprendre le fil.
— Qu’a fait Garibaldi ?
— Tout se passa dans « sa » chambre…
— Où était cette chambre ?
— Nous y allions en cachette…
— Nous… qui ??
— Mon frère Nino et moi… elle était toujours fermée à clé…
— Où était-elle ?
— Au dernier étage…
— Où, exactement ?
Henriette me regarde, soupçonneuse, puis, avec l’air de quelqu’un qui en a déjà trop dit, elle murmure : — Mystère de la foi…
— Pourquoi Ghislain y est-il allé ? J’insiste encore, mais un grondement couvre mes paroles.
Henriette sourit : — Tu l’entends ? C’est le bruit d‘un avion…
Avant que je ne puisse l’arrêter, elle descend un petit escalier, rejoint le sentier qui mène au lentisque entortillé et improvise une comptine de son invention.
— Tirititonne, tirititi-titonne, on sonne.
Mais l’avion a déjà disparu, le merle épouvanté a pris son envol et la tondeuse à gazon sommeille sur le pré.
— Tirititonne, tirititi-titonne, on sonne.
Avec une excuse, je suis partie dans ma petite tour, j’ai ouvert les fenêtres et respiré l’air du grand pré. Les battements de cœur se sont calmés. J’entends les vers des cailles et le bruissement des faisans entre les arbustes. L’odeur de sauge et de roquette est presque enivrante. Mais voici qu’un craquement se répand depuis le jardin et la cabane à outils en balayant sur son passage cette odeur intense. C’est Roland qui incinère les feuilles sèches. Je ferme les fenêtres et soupire résignée. « Rien à faire, on ne peut pas écrire ici. »

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Il est sept heures du matin. Un jour c’est dejà écoulé. Rolando est debout depuis l’aube et tout est nettoyé et bien rangé. Son pas résonne sur le gravier, sur le pré mouillé, autour des traces du chat, des souris et des oiseaux tombés du nid. Il refait le tour de la maison, de l’enceinte, des géraniums brisés et de ceux qui sont éclos, puis il ouvre le garage en élevant un immuable et immortel remerciement à la vie. À huit heures, la véranda est inondée par un flot de lumière qui blanchit le tuf encore humide. C’est le seul moment de la journée où l’ombre du jardin semble disparaître et céder la place au soleil qui projette sur les branches de petites ombres chinoises. Rolando s’affaire depuis longtemps devant la machine à café. À neuf heures, il s’habille en cycliste, un polo blanc avec un short bleu et des espadrilles. Puis il enfourche sa bicyclette et pédale régulièrement, comme toujours, jusqu’au marchand de journaux.
Nous restons à la maison, Henriette et moi. Je l’entends parler dans sa chambre, toute seule : —… Ce pied, quelle douleur, où est la semelle orthopédique ? Un instant après je vois son visage se profiler à la porte :
— As-tu besoin de quelque chose ?
Je ne parviens pas à écrire quoi que ce soit sur la naissance de Ghislain. Henriette pourrait m’aider. Je me retourne, mais elle a déjà disparu. Peut-être est-elle allée dans le jardin…
— Henriette, où es-tu ?
— Maudit gros orteil, répond une voix derrière la maison.
Quand j’arrive, elle a déjà tourné le coin, en marmottant des citations.
— Je te connais beau masque !
— Attends-moi…
— L’Église libre dans l’État libre… [1]
Finalement, je réussis à l’intercepter sous le grand chêne. Elle me regarde, alarmée : — As-tu lu le journal ? Un guide scout a perdu un bras à cause d’une bombe qui n’avait pas explosé…
— Mais non, c’est le journal d’hier.
— Et alors, qu’est-ce que je pouvais en savoir, moi, qu’est-ce qu’on prépare pour le dîner ?
Pendant une seconde, sa folie s’empare de mon esprit, puis j’essaie de lui voler quelques informations.
— Comment était le grand-père Cyrille ?
— C’était un Ardennais…
— D’accord. Mais comment était-il, exactement ?
— Il fumait les cigares du général Leman…
— Il ne faisait que cela ?
— Il mâchait toujours de l’ail cru…
Au-delà du chêne, juste derrière elle, je vois la partie la plus élevée des Ardennes, là où les crêtes les plus dures forment la zone des Hautes Fagnes. Sculptée sur une paroi à pic, parmi les visages des présidents américains, se dresse la tête massive de Cyrille, trempée par ce haut plateau calcaire dans un air fier et puissant. L’image disparaît soudain, quand j’entends les tremblements d’Henriette : contrariée par ses fantômes malveillants, elle se débat dans une de ses galeries.
— Ghislain avait peur de Cyrille…

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Claudia Patuzzi


[1]  Phrase de Montalambert, devenue cheval de bataille en 1861 pour Camillo Benso, comte de Cavour.

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