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décalages et metamorphoses

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L’usine de Fata (Zérus – deuxième partie n. 54)

14 jeudi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Celeste, ghislain, juillet 1928, Marche, Saint Antoine, train, usine de Fata, voyage en Italie, Zérus 54, Zérus 54 deuxième partie

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Dessin que j’ai fait dans la première année de collège. (cliquer pour agrandir l’image)

L’usine de Fata I-II/VIII n.54, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.213-215, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Les kilomètres, les fleuves, les montagnes, les mers servent à séparer les lieux, non les pensées. Les mêmes événements, les mêmes sensations, arrivés ailleurs, presque au même moment, peuvent se propager comme un bruit ou une odeur, volant léger dans l’air ou sur les nuages, dans la lumière inviolée du soleil. Les arrêter ne sert à rien. Ils courent comme les vents. Cependant, quelques-uns ont la chance de les saisir, ne fût-ce que pour quelques instants. C’est alors que se produisent d’étranges coïncidences, que des mondes différents semblent se frôler jusqu’à devenir un seul monde. C’est alors que les choses quelconques semblent perdre leur patine opaque et offrir des trésors enterrés. Ghislain le pensait, tandis que le train, déjà en marche depuis six heures, avançait vers les Alpes et la frontière suisse, au sud.
Ghislain ignorait quel trésor il découvrirait cette année, en cette journée de juillet 1928, durant ses premières vacances en Italie. Il avait presque vingt-trois ans et ne voulait pas encore croire à certaines légendes : que le silence n’est pas éternel, que les morts ressurgissent et peuvent parler dans des chambres secrètes, que les adultes sont des lâches et les parents de grands menteurs.

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Celeste Fata. (cliquer pour agrandir la photo)

Tandis qu’il était en voyage, dans une maison de vingt-cinq pièces, plus semblable à un hôtel qu’à une habitation, une femme se regardait dans le miroir pour mettre des boucles d’oreille de lapis-lazuli. Debout depuis six heures du matin, elle était déjà allée à la messe. C’était la fin d’après-midi d’un été très ensoleillé. Malgré les murs épais et les rideaux tirés, elle ne parvenait pas à réduire la chaleur dans cette maison. Elle enfonça les épingles dans ses cheveux en levant les bras devant le miroir de la commode. Elle vit ses veines bleues à peine saillantes sur la chair maigre et, pendant un instant, elle baissa les yeux, pour ne pas regarder. Un Saint Antoine avec un lys à la main, accompagné d’un petit enfant, l’observait avec bienveillance :
— Ne t’en fais pas, disait-il, je suis là, moi.
Maintenant qu’elle devait courir à la gare accueillir, avec son frère, ce prêtre étranger, elle ressentait le besoin de se faire belle. D’ailleurs, aucune femme au chapeau mal mis n’aurait pu soutenir le regard exigeant de Niba. C’est pourquoi elle mettait les boucles d’oreille avec deux amphores bleues et l’épingle d’argent en forme de tortue.
Elle se regarda longuement dans le miroir, puis elle soupira : son visage n’était plus celui d’une jeune femme dans la fleur de l’âge… trente-cinq ans s’étaient écoulés en silence sans qu’elle n’ait jamais connu l’amour. Son prénom était Céleste, mais tout le monde, y compris sa mère, l’appelait Tatie. Parce que c’était la fille aînée. La prédestinée.
Elle sourit en jouissant d’un plaisir virginal et secret, non moins sensuel. Maintenant, avec ces deux enfants, les fils de son frère, elle avait eu sa revanche. Depuis que la Française était morte, c’était elle, leur « mère » ! Elle toucha sa poitrine virginale, que le lait n’avait pas gonflée, elle lissa la veste à pois et se perdit en fantaisies derrière son miroir. Mais qu’était-il arrivé à saint Antoine ? Le lys de papier était brisé et la main du saint se tendait, vide, pour demander la charité. Céleste secoua la tête. Elle était trop pressée pour penser…

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Celeste enfila une veste de maille sur sa robe à taille basse, mais plissée, pour suggérer les formes… Pourtant, il n’y avait pas de courbes à souligner. En regardant son petit chapeau mis de guingois, Céleste soupira : la couturière s’en était bien sortie avec le modèle de Coco Chanel.

Claudia Patuzzi

Un muet bavard (Zérus – Le soupir emmuré n. 53)

13 mercredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1922, accusation publique, avertissement, Frères Chrétiens, ghislain, jean baptiste de la salle, Overijse, pape Jean XXII, régle 1718, zérus 53, zérus le soupir emmuré 53

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(Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Un muet bavard VI-2/VI n.53, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.209-211, deuxième partie du chapitre VI, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

De toutes les règles en vigueur à l’Institut, c’étaient avant tout l’Accusation et l’Avertissement qui créaient un climat tendu, sinon de terreur. Chaque vendredi, dans la salle de réunion de la communauté, au début de la lecture spirituelle du soir, je devais subir l’accusation publique de mes confrères devant le frère directeur. Si le but de cette accusation était bon, le moyen en était impitoyable. L’Institut devint un lieu d’espionnage et de délation devant le regard sévère du frère directeur et des autres confrères. Ces accusations réciproques, privées de véritable charité chrétienne, s’appelaient « Avertissements ».
J’étais timide et n’osais pas discuter, élever la voix, me faire valoir. Je n’osais surtout pas accuser… Pour ma sensibilité quasi féminine, je fus l’objet d’avertissements injustes et cruels.
— Frère Irénée a parlé dans le réfectoire durant le Silence.
— Frère Irénée a donné son pain à un confrère.
— Frère Irénée a serré la main d’un confrère.
— Frère Irénée, lundi passé n’était pas encore couché après les trente coups de cloche.
— Frère Irénée n’a pas respecté le rang par deux.
— Frère Irénée garde des photos en cachette.
— Ce sont des photos de ma mère ! eus-je le courage de répondre.

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« Le Saint, avant d’écrire, s’adresse à Dieu pour en recevoir l’inspiration » , Louis Muller 1815-1892. (Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Ma petite fée, c’est sans doute la première fois que je dis à un proche mon amertume de la vie en communauté : « frère », une belle parole, oui, mais en pratique je me trouvai dans un lieu où l’affection et l’amitié étaient rigoureusement défendues. Imagine un peu comment je devais me sentir, moi qui étais hypersensible. Me comprends-tu ? Et je suis toujours resté ainsi. Peut-être est-ce pour cela que je ne parais pas vieux ? J’ai toujours éprouvé le besoin de montrer mon affection à quelqu’un et d’être aimé… mais c’était interdit. J’ai toujours dû réprimer mes sentiments à l’intérieur de moi. Suis-je insipide ? Avant de me juger, écoute-moi.
Tu ne sais pas combien de pénitences m’ont coûté mes confidences ou mes manifestations d’affection. J’embrassais la terre. J’embrassais les pieds de mes confrères. Je demandais pardon à la communauté. Je demandais un morceau de pain en aumône. Je mangeais mon repas à genoux. En moins d’un an, j’étais déjà muet ! Si le Concile œcuménique et le pape Jean n’étaient pas intervenus, je crois que je serais devenu fou.

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(Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Depuis 1967, même si c’était avec une certaine lenteur, la Règle antique de 1718 fut quasiment abolie et j’ai pu, après la retraite, vivre seul dans une chambre : seul avec mes pensées, mes rêves, mes sentiments.
Pourtant il y avait une autre chose que mon grand-père m’avait promise : devenir un enseignant respecté et apprécié. Mais comment ? Et à quel prix ? J’ai passé plus de 50 ans dans l’Institut, une présence reconnue seulement pour me faire faire le maximum d’heures scolaires dans des classes surpeuplées avec plus de 40 enfants. Leçons de toutes sortes : religion, français, flamand, anglais, mathématiques, histoire, géographie, économie, dessin et depuis 1923 même le latin. Pour beaucoup de ces matières, je n’étais même pas préparé, mais dans le fonctionnement de la machine scolaire je devais être une « pièce polyvalente ». En contre-partie ? Mes problèmes humains ? Rien de rien. Silence, suspicion et indifférence. J’étais un inconnu, le silencieux et timide Frère Iréné… Pendant plus de 30 ans, j’ai passé les vacances dans le collège, enfermé avec des livres. Et quels livres : des livres scolaires…

À 14 ans, j’ai connu l’Évangile. Combien j’admirais ces pages transcendantes et pleines d’amour ! Que le monde aurait été beau si tous les hommes avaient pratiqué cette doctrine divine. Hélas ! le monde quasiment païen est celui qu’il est, c’est-à-dire un monde de loups. Jésus avait ses amies, Marthe et Marie… moi ? Je vivais seul comme si je n’existais pas pour les autres.
Cela me fait très mal de voir un film où la femme n’est qu’un objet de plaisir. Je pense aux violences dont j’ai souffert et à tous ces enfants violés et tués et dont la volonté a été manipulée par le mensonge… Comment les journaux nomment-ils cela ? La pédophilie, je crois. Souvent, je me demande le pourquoi de telles violences, mais je ne trouve aucune réponse…
D’autres fois, il m’arrive de penser à maman, à Henriette, à toi, à toutes les femmes que je rencontre, à l’âme sœur dont chacun de nous rêve en soi-même. Mais les unions parfaites sont très rares et souvent mises à rude épreuve. Même moi, je suis toujours sensible à un beau visage, une belle femme, je ressens des désirs physiques, mais la philosophie des Évangiles me freine. Je pense alors à des démonstrations respectueuses de mes sentiments. Quand un des frères me soupçonne de quelque chose d’équivoque, je me fâche et me réfugie dans le mutisme, ma défense…
Et ainsi le Seigneur m’a pris malgré mon manque de dévotion et de vertu. Et je suis resté, sans jamais en sortir, dans ce lieu de souffrance. Au moins jusqu’à l’été 1928, quand finalement je suis parti pour l’Italie.

Un muet bavard

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Frère avec le tricorne accompagnant ses élèves après la Messe, tableau de Jean Joseph Lacroix, 1800-1880 (Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Claudia Patuzzi

Fin de la première partie.

Renfermement (Zérus – le soupir emmuré n. 52)

12 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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cyrille, Frères Chrétiens, ghislain, Icare, la règle du silence, Overijse, pape Pio XI, Zérus 52, Zérus le soupir emmuré 52

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Cliquer la photo pour l’agrandir.

Renfermement VI-1/VI n.52, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.206-209, première partie du chapitre VI, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 12 mars 1989

C’est ainsi, petite fée, que le grand-père Cyrille m’a obligé à entrer dans le petit noviciat d’Overijse. J’ai su, bien des années plus tard, qu’afin d’avoir la pension gratuite, il avait donné sa parole que je deviendrai un Frère Chrétien. Les jeux étaient faits, avant même que j’en sois informé, sans mon consentement et sans aucune vocation. J’étais un converti, une moisson fertile, et moi de mon côté, je continuais à attendre les lettres de Niba et les voix bruyantes d’Henriette et Nino. Dès que je franchis les murs du noviciat, je fus, au contraire, envahi de silence.
Beaucoup de gens croient que le silence est une absence de sons contraignants, une pause nécessaire et rafraîchissante. Ils opposent le silence au vacarme et aux gestes de prévarication. Ils font coïncider le silence avec une oasis de paix et de chaleureuse intimité. Mais il n’en est pas ainsi. Celui-ci n’est pas le vrai silence. Ce n’est pas non plus le silence des sourds-muets, conforté par l’habitude et accompagné du chuchotement familier de la pensée et du don céleste de la vue.
Le Silence d’Overijse était tout autre chose. Avant tout, il était imposé. Chaque sanglot, chaque toussotement, chaque battement de cils étaient un signe codé ou une parole. Il était interdit de respirer, de bouger la bouche, de fermer les paupières, de craquer les doigts. Même déféquer ou uriner devait être fait dans la plus grande discrétion.
Mais le Silence d’Overijse n’était pas l’unique chose à être imposée. Il obéissait de manière rigide aux Temps canoniques comme la parole. À Overijse on ne pouvait pas parler sauf et seulement pour lire ou commenter l’évangile.
D’un seul coup, le silence se resserra autour de moi comme un filet au fond de la mer. J’avais mordu à l’hameçon et, comme une sardine, je me débattais sans savoir que j’allais mourir.
Je ne vis pratiquement plus tante Germaine. Peut-être avait-elle peur de pleurer ? Le seul que je vis fut grand-père Cyrille, ponctuel tous les mois, et ce n’était certainement pas un plaisir, car j’avais devant moi mon inquisiteur.
Je suis peut-être prolixe, mais je t’ai promis d’être sincère. Eh bien, Overijse fut pour ton pauvre oncle un véritable enfer. Le jardin fleuri : un pauvre arbuste. Ma chambre à moi : une cellule nue. La fenêtre sur le jardin : une meurtrière. Les livres, seulement des livres scolaires et religieux. Les visites rares. Toujours les mêmes. Les lettres étaient contrôlées.
Tu sais ce que j’ai trouvé dans ce lieu, unique, parmi toutes les choses que mon grand-père Cyrille m’avait promises ? La tranquillité. Des kilomètres et des kilomètres de tranquillité absolue. Bruxelles semblait ne jamais avoir existé et même la rue du Remorqueur s’obscurcissait dans ma mémoire. Seule maman était restée dans mes pensées, jeune et belle comme je l’avais laissée. Par contre, Christiane errait dans mon cœur comme un ange tentateur. Si je rêvais d’elle la nuit, le remords s’emparait de moi… Où était partie maman ? Où était ma reine de Saint-Nicolas ? Où était le souvenir du corps de Catherine ?
Tout cela était interdit.
Mutisme, silence, règles et horaires. Nous avions nos dix commandements. Je me souviens du septième : « Tu mortifieras ton esprit et tes sens fréquemment ». On parlait d’enfer pour ceux qui ne persévéraient pas. Que devais-je faire ? J’avais seulement quatorze ans. Cesset voluntas propria et infernus non erit [1]. Qui l’a dit ? Saint-Bernard, je crois. Mais Saint-Bernard était un saint, pas moi… Dans cette communauté, ils voulaient tous être saints sans l’être, alors qu’il était déjà si difficile d’être seulement des hommes.

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Ghislain est le deuxième avec le x du troisième rang (cliquer pour agrandir la photo)

En 1921, à seize ans, je devins Frère Chrétien. C’était la même année où devint Archevêque de Milan le futur Pius XI, celui qui imposa le premier sa bénédiction de la loge de Saint-Pierre. Quelle coïncidence : les Papes pouvaient parler des balcons aux foules et moi, je devais rester muet.
Ils changèrent aussi mon nom. En mémoire de l’archiviste de la maison générale des Sulpices de Paris, j’eus le nom austère de Augustin Irénée. D’abord Ghislain, puis Paul, et maintenant, une autre identité…
En octobre, je prononçai les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Mon corps disparut sous une soutane et un long manteau. Chaussettes noires et chaussures de cuir noir, celles de mon grand-père. Enfin, un grand tricorne m’interdisait de voir la couleur du ciel. Où était parti le ciel ? Dans quelle boîte était-il enfermé ? Les lois de l’Institut, le tintement des cloches, la Règle du Silence morcelaient cet univers en une série de fautes morbides. En peu de temps, j’avais tout perdu. Avec ce tricorne, j’avais perdu l’innocence du regard. Je devais regarder à terre, me taire et si je levais la tête, je perdais mes ailes comme Icare. Je m’étais perdu dans mes pensées et mes ailes de cire s’étaient fondues… En don, je reçus un chapelet, un crucifix en bois d’ébène et rameaux, le livret de « L’Imitation du Christ », un portefeuille et un étui avec un petit canif. Quand je franchis le portail en fer, je compris que tout était fini. J’étais un Frère Chrétien. Le numéro cinquante-cinq…

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(cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi


[1] Phrase latine. En français : « Renonce à ta volonté, et tu t’épargneras l’enfer ! »

Le piège (Zérus – le soupir emmuré n. 51)

11 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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are poétique, écoles chrétiennes, bruxelles, Cyrille Balthasar, ghislain, Horace, novembre 1919, Overijse, rue de Plaisance, Zérus 51, Zérus le soupir emmuré 51

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La piège V/VI n.51, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.201-206, chapitre V, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain entra dans la salle à manger de la rue de Plaisance. Son grand-père l’attendait au centre de la chambre.
« La glace l’a dévoré ! » frissonna-t-il, en voyant cette armature livide devant lui.
C’était la vérité. Les yeux de Cyrille, privés de cils blonds, brillaient comme des clous. Après la mort d’Irma, de Prosper et d’Eugénie, ils ne pouvaient plus contenir la réalité. Il ne pouvait plus voir le spasme de la vieille Europe, les bouleversements des masses faméliques et des rescapés assoiffés de droits, de revendications et de luttes.
Cette horde avançait. Ghislain sentit la nausée, la peur, la haine dans le regard de son grand-père. Devait-il revenir en arrière ? Ouvrir la porte et s’enfuir ?
En cet instant précis, la maison, le ciel, l’Europe entière étaient en train de s’écrouler. Même la rue de Plaisance et le quartier Saint-Gilles résonnaient d’une pitoyable plainte. Le Pentagone des boulevards subissait une contraction violente qui serrait la Grand’Place dans une terrible étreinte. Il n’y avait plus d’issue. La bourgeoisie gémissait humiliée en essayant de défendre ses privilèges, tandis que la classe moyenne fouillait comme un chien parmi les débris de la guerre à la recherche de prétextes pour rêver encore.
Ce survivant avançait vers lui avec le désespoir d’un dinosaure sur le point de s’éteindre. Ghislain recula le plus possible jusqu’au moment où il buta contre le fauteuil.
— Assieds-toi, mon chéri, lui dit Cyrille. Ce n’est qu’une montagne accouchant d’une souris ridicule [1].
Ghislain ne répondit pas.
— Ça veut dire que nous ne sommes rien, devant la volonté de Dieu, même tous ensemble.
Ghislain continuait de se taire, se vautrant dans le fauteuil.
— Que fais-tu ? Pourquoi ne parles-tu pas ?
Cyrille s’accroupit devant lui. Ghislain contempla le reflet blanc bleuté de ses yeux derrière les lentilles.
— Tu as peur de ton vieux grand-père ? lui murmura-t-il en tendant la main vers sa joue. Ghislain se recula. Cyrille retira la main, prit une chaise et s’assit en face de lui.
— Je disais, mon chéri, que maintenant tu es orphelin… Ton père, oui, ton père est parti pour l’Italie et qui sait quand il pourra revenir à Bruxelles… il est employé à la démobilisation de l’appareil productif de la guerre, il doit penser à son usine de bière, à ses enfants…
Au mot enfants, Ghislain s’agita sur le fauteuil.
— En somme, jeune homme, quelqu’un doit penser à ton avenir.
— Je veux aller en Italie, grand-père… parvint-il à murmurer.
Cyrille ne lui répondit pas. Il attendit quelques instants, puis se remit en marche.
— Qui peut veiller sur toi ? La tante Germaine doit travailler, Irma et Prosper sont morts, la tante Émilie et l’oncle Léopold en ont trop fait. Moi ? Qu’est-ce que je pourrais faire moi ? Je suis vieux désormais. Deux ruisselets de bave stagnaient sur les coins de sa bouche. Et puis nous sommes pauvres, très pauvres. Les syndicats et la guerre nous ont ruinés et tu dois poursuivre tes études…
— Je ne veux pas retourner à l’Institut…
— Quel Institut ?
— L’Institut Saint-Pierre, grand-père…
— Ah… celui-là ! Et pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
Mais Cyrille n’attendit pas sa réponse. Il ouvrit les bras et l’apostropha avec fougue.
— Jeune homme, les temps sont obscurs. Nous assistons à la course folle du plaisir, à la désagrégation de la famille, à la lutte des classes et des partis, à l’avancée du bolchévique, tu comprends ? Nous devons endiguer tout cela.
— Nous ? Ghislain ramassait les moutons accumulés sur le fauteuil et de gros flocons lui pendaient des mains.
— Oui, nous. Les catholiques, l’église ! Tu veux devenir pareil à ces parias qui, prétextant l’égalité sociale, répudient la parole du Christ ? Tu veux aller en Enfer Ghislain ?
— Non… répondit-il parmi les moutons.
— Et alors, veux-tu me répondre, une fois pour toutes ? Pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
— Il y a trop de règles, on ne fait que prier…
— Tu veux dire commenter la parole de Dieu ?
— Oui, grand-père…
— C’est juste. Nous sommes dans l’après-guerre. Le pays est blessé. L’ennemi a été défait, mais nous devons lutter encore davantage, pour que le Mal disparaisse, pour que le Prince des Ténèbres abandonne notre âme et aussi celle de nos ennemis bolchéviques. Tu comprends Ghislain ?
« Qui sont les bolchéviques ? Moi, je veux aller chez ma sœur et chez Nino ! »
— Niba m’a promis qu’il viendrait me chercher…
— Bien sûr qu’il viendra. En attendant, nous devons penser à toi.
Il y eut un silence, durant lequel le vieux fit toutes les grimaces de la commedia dell’arte.
— Ça ne te plairait pas d’avoir une chambre toute à toi avec des livres et un beau jardin ?
— Où ?
Le cœur de Ghislain battait fort : c’était ce dont il avait toujours rêvé. Sans y penser, il prit un morceau du rembourrage et le mit dans sa bouche.
— Réponds d’abord. Une chambre pour toi…, avec un jardin !
— À l’Institut, grand-père ?
— Non, à Overijse, pas loin d’ici. Là-bas, tu pourras étudier en toute tranquillité.

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Décidé, Cyrille commença à marcher dans la chambre. « Oui, Ghislain Balthasar! Un Frère Chrétien, le confrère Balthasar ! » Puis il mima un numéro de claquettes de Fred Astaire. Bientôt il comprit l’inutilité de cette danse. Il prit alors l’expression d’un conteur. Les sourcils levés, il parla d’un château enchanté.
— À Overijse, dans ce lieu vert, tu pourras apprendre à devenir un professeur honoré, estimé, aimé de l’Église et de la société, en restant un laïc. Tu n’auras qu’à être le serviteur de Dieu dans l’imitation du Christ. Et donc ?
— Mais, moi, grand-père, je ne veux pas…
— Tous les désespérés ont la nuit dans l’âme, Ghislain. Tu veux l’avoir toi aussi ? Tante Germaine se mariera et moi je mourrai. L’Italie est loin. Tu veux rester seul pour toujours ? Ou bien préfères-tu vivre parmi tes amis, dans un lieu confortable, être indépendant de tout et dépendre seulement de Dieu ? C’est une occasion en or !
— Pourquoi ?
— Et tu me demandes pourquoi… Une profession appréciée par la société entière, une chambre, un jardin fleuri, des livres, de la tranquillité, entre de jeunes gens de ton âge, entre des amis bien élevés qui ne connaissent pas la violence et l’envie. Cyrille inspira profondément, s’arrêta au centre de la pièce, écarta les jambes et dit : — Alors ?
Ghislain comprit que son heure était venue et qu’il n’y avait plus d’issue possible. Il cracha la bourre de laine et, avec la salive, la frotta jusqu’à en presser la chaude humidité, puis il s’exclama :
— Y a-t-il un jardin et une chambre entièrement pour moi ?
— Oui.
— Et la chambre a une fenêtre qui donne sur le jardin ?
— Je crois que oui… Alors ? Ghislain fixait Cyrille sans parler.
Le vieux avait deviné ses pensées : — Quand Niba viendra te chercher, tu iras en Italie avec lui, ne crains rien. Tu ne dois pas rentrer dans les ordres. Alors ? Réponds! Tu veux devenir un novice des Écoles Chrétiennes ?
Ghislain trembla de part en part, puis avec la résignation animale dont on fait preuve devant un fusil il dit : — Oui, grand-père…
Cyrille Balthasar approuva, satisfait. Ce petit-fils têtu avait finalement accepté sa proposition. D’ailleurs, il n’avait pas encore quatorze ans, il s’habituerait.

Le premier octobre Ghislain entra à Overijse. Tandis qu’il franchissait cette grille, il revoyait la figure de son grand-père qui le saluait en disant : —Frangar, non flectar ! [2]
C’était sans doute vrai : sa volonté avait été brisée pour toujours.

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Petit noviciat, Overijse, (1919-1920 ) Ghislain est le deuxième sur le coté droite (x). Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

[1] Horace, Art poétique, Épître aux Pisons: « La montagne va accoucher d’une ridicule souris », phrase qui nous retrouvons en toutes les langues:
— The mountain has brought forth a mouse (anglais )
— De berg bevalt van len miei (flamand)
— De berg heeft en muis gebaard (Pays-Bas)
— La montagna ha partorito un ridicolo topolino (italien)
— C’est on grand vint toué sins plaive (Wallonie)
— Parieron los montes, y nacio’ un natoncito (espagnol)

[2] Phrase latine. En français : « On peut bien me briser, mais on ne peut pas non plus me plier ! »

Claudia Patuzzi

Une année terrible (Zérus – le soupir emmuré n. 50)

10 dimanche Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Annibale Fata, Bruxelles 1919, ghislain, gustave moureau, henriette, hydre de lerne, jean baptiste de la salle, Niba, Overijse, Rolando, zérus le soupir emuré 50, zérus n. 50

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Une année terrible III-IV/VI n.50, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.197-201, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 5 février 1989

Ma petite fée,

1919 fut pour moi une année terrible. Niba, mon père, était parti en Italie servir dans la Marine. Seulement quelques cartes postales de navires et un mot d’encouragement : — nous nous reverrons bientôt. Mais quand ? Pendant ce temps, j’étais seul… Jusqu’en septembre, j’ai vécu rue du Remorqueur avec la tante Germaine, encore célibataire, mais déjà liée à son futur mari, l’oncle André. Je demeurais dans le grenier vide. Le jour, je continuais à aller à l’Institut Saint-Pierre, le soir je dormais dans le grand lit de fer qui ensuite fut vendu avec tout le reste. Il ne resta que le papier peint avec les aconits bleus.
J’ai cherché dans les dictionnaires l’origine de cette fleur qui pendant tant d’années a veillé sur moi : on l’appelle casque de Jupiter, casque de Troll, casque d’Odin ou chapeau de fer et on la croyait capable de rendre invisibles les chevaliers errants. Oh petite fée, combien aurais-je voulu être invisible, pouvoir m’échapper et partir vers l’Italie dans la maison des Fata ! Je ne voulais pas considérer le destin de cette fleur prodigieuse. Ne savais-je pas qu’elle prend peu à peu l’étymologie douloureuse d’herbe du diable, une fleur aussi belle que vénéneuse ?
Mais comment pouvais-je prévoir ce qui allait se passer ? Et pourtant, j’eus quelques signaux. Quelques jours après la mort de maman, dans l’école que je n’ai pas quittée depuis cinquante ans — j’y suis professeur, maintenant —, un de mes enseignants, un Frère Chrétien, s’approcha de moi d’un air compatissant :
— Mon cher fils, j’ai un livre pour toi, me dit-il.
— Merci. Qu’est-ce que c’est ?
— La vie de notre saint fondateur, Jean Baptiste de La Salle.
Je demeurai perplexe et indifférent.
— Tu veux le lire, mon fils ?
Je dis que oui. Pouvais-je dire non ? Après un mois, je le ramenai. Mon professeur me demanda si je l’avais trouvé intéressant. Je dis que oui. Je mentais. Je n’avais même pas ouvert le livre. Puis il m’a demandé si je ne voulais pas devenir un Frère chrétien : j’ai répondu par un beau non. Mais, comme tu le vois, cela n’a pas suffi.

Une victime

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Cette nuit, Henriette n’a pas réussi à dormir à cause de la canicule. Elle était adossée au coussin et fixait le verre sur la table de nuit, comme si elle le voyait pour la première fois.
— Déplace ce verre, s’il te plaît ! Il m’ennuie…, a-t-elle dit, sans explications. Si elle fermait les yeux, le verre réapparaissait à moitié rempli devant elle : une pauvre chose dénuée de sens.
Peut-être est-ce le brouillard qui l’a épouvantée. Outre la perte de la mémoire, j’ai l’impression qu’elle ne voit plus très bien.
— Où est la grille ? Je ne la vois plus… C’est le sortilège du grand pré, crie-t-elle depuis la véranda.
Henriette a raison. Une vilaine brume et un silence menaçant recouvrent le grand pré depuis deux jours. La brume est arrivée d’un coup, comme une invasion : un matin, je n’ai plus rien vu, ni le grand pré ni les pins. Des intrus faits de vapeur traversaient le jardin tandis que le ciel écrasait les arbres sous son poids. C’est alors que les os du chêne ont commencé à gémir avec une voix presque humaine, comme s’ils étaient des épaves à la dérive sur les plages de la mer du Nord, la mer assassine.
Le côté nord-ouest aussi a subi un assaut. Deux museaux de vache ont secoué la haie derrière la maison, en grattant les épines et creusant des galeries entre les broussailles.
— Qui me déplace ce verre ? continuait de crier Henriette épouvantée, tandis que Rolando était occupé à frapper ces vaches avec une poêle. On aurait dit qu’il brandissait une épée et l’abattait avec violence sur les cornes des envahisseurs en hurlant : — Allez-vous en sales bêtes, n’entrez jamais ici… PAM ! PAM ! Sous cette grêle de coups, les vaches se sont retirées dans la brume comme les Russes dans la neige de Nikolaevka[1].
Lorsqu’un autre matin s’affiche, un hurlement déchire le silence. Est-ce Henriette ? Je me penche à la fenêtre, le grand pré est un lac couleur de lait. Je frissonne. Un terrible tempérament géologique sommeille sous le manteau de vapeur, prêt à sortir comme l’Hydre de Lerne.

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Gustave Moreau, 1976, Chicago, Art Institute

Ce n’est pas d’ici, au nord-ouest, que vient le cri…
Sous le grand chêne, je vois Rolando près du puits, avec une pelle à la main. D’entre les fusains, Henriette débouche en murmurant : — Maudite !
Peut-être pense-t-elle à la Belgique. Puis elle ajoute, avec douceur :— Qu’est-ce que tu veux y faire ? C’est tout un fricandeau de morts…
Rolando fixe le gravier, immobile. Qu’est-il en train de regarder ? Un bout de fer ? Une branche cassée ? Puis je comprends : c’est une vipère.
— Je l’ai tuée avec la pelle, elle était derrière le puits… dit-il.
— Mais elles avaient disparu, cela doit faire plus de trente ans qu’elles n’entraient plus dans le jardin…
— C’est un animal têtu, soupire Rolando, c’est elle qui a voulu mourir.
J’éprouve un sentiment de peine qui d’un coup se change en joie. Les vipères du grand pré retournent dans le jardin. Le gardien a vu errer aux alentours des renards et des fouines. Un genre de faucon a rasé la colline. Est-ce un présage ? Ce jardin est irréel. Il ne peut pas gagner sur la nature. Le grand pré se venge…
Est-ce l’hurlement de la vérité qui veut reprendre le dessus sur la mensonge ?
Je regarde le côté nord-ouest, cette brume du Loch Ness. Je lève les yeux vers la petite tour à droite, vers le désordre qui y règne agréablement, vers les rames de papier, l’ordinateur allumé : le « fait » de Ghislain est sur le point d’éclater comme un amphibie monstrueux qui respire de plus en plus vivement en moi.
Rolando pique la vipère avec le râteau, la soulève en l’air, puis se dirige vers le grand pré.
— Là ! crie-t-il, en jetant le serpent au-delà du filet de ronces. La vipère ressemble à une branche morte. Pendant un instant, elle reste accrochée parmi les campanules, une épine lui entre dans la gorge et y reste accrochée, puis elle tombe de l’autre côté.
— C’est fait ! conclut Rolando.
— Ça pue pour tous, cette domination barbare [2] ! commente Henriette en secouant la tête.
N’est-ce pas ainsi que Ghislain finit-il à Overijse ? N’a-t-il pas été attiré par un jardin fleuri, avant d’être ruiné pour toujours ?
Maintenant que la vipère est morte et qu’elle est rentrée dans son royaume, la brume tombe sur Rolando, le couvrant d’un pardessus boutonné de la tête aux pieds. Même si j’essaie de détourner le regard, ce brouillard, dans sa rigueur dépouillée, continue à me rappeler quelqu’un : mon arrière-grand-père, Cyrille Balthasar.

Claudia Patuzzi


[1]   Bataille qui opposa sur le front de l’est, les troupes soviétiques aux troupes italiennes principalement, le 26 janvier 1943. Parmi les combattants se trouvaient les futurs écrivains Nuto Revelli et Mario Rigoni Stern.

[2]   Citation célèbre, en Italie, du Prince de Machiavel (1532).

Le départ de Niba (Zérus – le soupir emmuré n. 49)

09 samedi Nov 2013

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Annibale Fata, garibaldi, ghislain, mobilitasion, rue du Remorqueur, Zérus le soupir emmuré 49

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Le départ de Niba II/VI n.49, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.194-197, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

En apprenant que l’état de santé d’Eugénie avait empiré, Niba s’était précipité à Bruxelles deux semaines avant sa mort. À la fin de la guerre, il n’avait que trente ans. Il était venu rue du Remorqueur avec l’uniforme bleu de la Marine royale italienne. Il avait maigri et semblait plus grand. Son uniforme de radiotélégraphiste était comme neuf, les poignets repassés, les boutons envoyaient des reflets dorés. À la différence de cet habillement, son regard apparaissait vieilli. Toute sa jeunesse avait disparu d’un coup, obscurcie pour toujours par la tension de la guerre et de la douleur. La pâleur de son visage avait augmenté et Ghislain éprouva, devant cet homme encore beau et compassé, un sentiment d’étrangeté.

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Niba veilla Eugénie durant quatorze jours. Lorsqu’elle expira, il resta assis au pied du lit de fer, les yeux sans larme fixés sur le sol, les mains entrelacées comme en prière, le front effleuré par la lumière de la lampe, tandis que le cœur de Ghislain explosait, emporté par un tourbillon d’étoiles mourantes.
Quand toutes les cloches de Belgique entonnèrent le Requiem, il sembla ne pas les entendre. Il ne vit pas le vol d’Eugénie ni son clin d’œil mélancolique. Tout au moins, il ne comprit pas son silencieux message. Son accoutumance à la mort, la plus vieille de la terre, était celle du chasseur. Depuis tout petit, il l’avait cherchée dans les épreuves, dans les défis. C’est seulement en la provoquant qu’il parvenait à enlever à la mort son masque trompeur.
Cela ne lui était pas difficile. Niba était un acteur qui aimait les impromptus. La mort avait pour lui la trempe d’une jeune femme à soumettre à la force du coït. Dans cette étreinte, elle lui offrait le même orgasme qu’une victoire dans l’escrime ou la conquête d’un sommet. Pour cela, il avait refusé l’enfer de la vie de tranchée où le soldat pourrit dans la boue, parmi les puces, la dysenterie et les poux. Pour cela il avait choisi la mer qui n’avait ni commencement ni fin. En plaisantant, il disait que le seul moyen d’affronter la mort était de la considérer comme une ville touristique, où chaque place a son église, sa cathédrale, ses fontaines, comme Venise : —  Il suffit d’avoir une carte et de ne jamais s’arrêter, disait-il en riant.
Pour cela, il repoussait toute fantaisie dont l’issue était incertaine. Là où il n’y avait pas de projets, il voyait toujours la mort cachée à chaque croisement : — une commère puritaine et ennuyeuse.

rue du Remorqueur

Bruxelles, Rue du Remorqueur « rebaptisée » rue Wirtz

Juste après les funérailles, Niba démantela la radio et le télégraphe, ôta les trois « photographies » du mur et les mit dans sa poche. Ghislain s’en aperçut.
— Papa, pourquoi as-tu ôté le télégraphe ?
— C’était seulement un jeu, Ghislain.
— Papa, où sont les photographies ?
— Je les ai enlevées : à quoi servent-elles désormais ?
« Et moi ? Comment vais-je finir ? »
— Tiens, je te laisse Garibaldi, lui dit Niba, déjà sur le seuil. Il ne voyait pas les larmes de Ghislain. — Garibaldi est mort. Il est M-O-R-T ! dit-il.
Ghislain éclata en sanglots. C’était pénible.
— L’époque de Garibaldi est finie pour toujours…
— Il faut croire en quelque chose, papa ! Maintenant, Ghislain avait la voix ferme d’un homme mûr.
— Tu n’as jamais vu la guerre… continua Niba sans le regarder dans les yeux. Ghislain vit qu’il observait quelque chose derrière lui et se retourna. Un spectacle terrifiant se déroulait derrière son dos : le grenier devenait un désert, la Méditerranée se retirait le long des murs de la pièce, disparaissant avec un gargouillis sombre entre les fissures et les lézardes du mur.
Niba n’y prêta aucune importance et ajouta : — Je t’écrirai bientôt, tu verras…
— Papa ! cria Ghislain, sentant qu’il s’enfuyait pour toujours.
Mais Niba continuait à parler tout seul : — La permission se termine demain à midi. Après-demain, je dois reprendre mon service. Seules les classes les plus anciennes de la Marine italienne ont été libérées, pas moi… Ghislain le voyait glisser sur les canaux de Venise et courir sur le quai vers un torpilleur.
Une longue pause de silence s’interposa entre les deux. Puis, Niba reprit son refrain : — Cher Ghislain, la « Mo-bi-li-ta-sion » est en cours ! Il scandait les syllabes, comme si cela suffisait à justifier son départ.

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Maintenant, il descendait les escaliers. Ghislain apparut à la balustrade.
— Niba ! cria-t-il.
Il descendit.
— Niba !
Il continua de descendre.
— Papa !
Niba s’arrêta. Sa main sur la rampe. Était-ce parce que sa mère était morte ou parce que maintenant tout devenait compliqué ? Il leva les yeux et cria :
— Qu’est-ce qu’il y a, Ghislain ?
— Quand reviendras-tu ? Quand vais-je revoir mes frères ?
Niba eut un sursaut. Il lui fit un signe bref, comme ferait quelqu’un qui veut chasser une mouche : — Reste tranquille, Ghislain, je te donnerai des nouvelles au plus vite… Il y a beaucoup de choses que je dois régler, la guerre, l’usine. Ton frère et ta sœur sont encore petits. Désormais, je suis veuf comme tu le sais…
— Oui, je suis grand désormais…
Niba était maintenant arrivé au deuxième étage. L’odeur de madame Slutter se sentait dans l’entrée. Ghislain se jeta dans les escaliers au risque de se casser la figure. Quand il arriva en bas, la rue était vide. Plus loin, au croisement de la rue Belliard, à l’endroit où madame Slutter lui avait envoyé son dernier baiser, il vit une tache bleue. C’était l’uniforme de Niba qui avançait droit, sans se retourner.

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Dessin de Roland Searle.

Claudia Patuzzi

Un Noël de guerre (Zérus – le soupir emmuré n. 46)

06 mercredi Nov 2013

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bruxelles, Christiane, germaine, ghislain, novembre-decembre 1918, oncle Léopold, rue du Remorqueur, Saint Nicolas, Zérus 45, zérus le soupir emmuré 46

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Un Noël de guerre  IV-V/VII n.46, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 184-187, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

C’était la fin novembre 1918. Avec le solstice d’hiver, la nuit la plus obscure et la plus solitaire de l’esprit humain s’approchait. Le temps des fantômes, de la peur et de l’espoir, des massacres innocents et des crimes. La guerre avait apporté sa large contribution avec son carnage, et maintenant la tradition millénaire, destinée à une éternelle jeunesse, faisait le reste. Jamais autant de morts, païens et chrétiens, ne peuplèrent avec un tel acharnement cette sombre saison de l’année. Jamais autant de naissances et de visites miraculeuses ne remplacèrent, dans le gel et dans la neige, une aussi grande abondance de disparitions. Cette année-là aussi Saint-Nicolas, le petit Enfant rédempteur, Saint-Stéphane et les saints innocents descendirent du ciel pour panser les âmes des pauvres mortels.
La ville même n’avait pas sauvé la face : après le désastre, elle s’était réveillée triste et incrédule comme ses habitants. La neige aussi était sale, tâchée de boue et de terre. Personne ne la déblayait. Elle gelait, puis fondait, pour geler de nouveau dans une plaque grise. Tels étaient Bruxelles, l’Institut Saint-Pierre et la chaussée d’Alsemberg. Telle était la Grand’ Place : un lac gris de pleurs où chacun allait pour se souvenir ou pour attendre ses morts. La petite Belgique catholique expiait maintenant son martyr.

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Le dernier samedi de novembre arriva un télégramme avec cette légende : « Arrivons avant veille Saint-Nicolas. Maman Niba Henriette Nino. »
Il manquait seulement dix jours avant la nuit du cinq décembre, la veille de la Saint-Nicolas.
En peu de temps, le grenier redevint le centre du monde et le tympan recommença à dégager une lumière vive et chaude bien que l’hiver colorât le parc Léopold d’un noir de fumée. Les casques des aconits bleuirent. La cire sur le bois brillait plus qu’un miroir. Giuseppe Garibaldi semblait sourire. Le torpilleur « Vesuvio » pesait mille tonnes de plus que nécessaire et la bière sortait blonde de l’Usine des Fata dans une mer d’écume.
D’un jour à l’autre, Ghislain fut pris d’une frénésie délirante. Avec l’aide de Germaine, il échappait à la surveillance de Saint-Pierre en sortant aussitôt après le repas. Sa tante l’attendait à la grille. Elle aussi s’enfuyait du magasin de mode. Elle oubliait ses chapeaux et restait tête nue, laissant sa frange durcir sous une calotte de neige. Ghislain caracolait derrière elle, les genoux violacés. Ils achetaient tout ce qu’ils pouvaient — beurre, farine, raisins secs, noix, épices, miel, sucre — franchissant les contrôles en courant ou dépassant les longues files devant les magasins.
— Je tremble de froid… Brr…
— Mon pauvre petit, et ta mère ?
— Je n’en ai plus.
— Malheureux… et ton papa ?
— Il est mort à la guerre.
— Quelle famille malchanceuse.
— Je peux passer devant, madame ?
— Mais certainement, mon garçon, certainement…
La petite scène se répétait devant chaque magasin.

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Rue du Remorqueur, rebaptisée rue Wiertz.

À cette époque, la rue du Remorqueur était devenue une fournaise. Celui qui passait par la rue par hasard restait abasourdi en observant les ruisseaux de miel qui suintaient des murs de cette vieille habitation parmi les parfums de la pâte d’amandes. C’était au troisième étage en particulier que les effluves exhalaient un drôle de mélange qui rappelait le parfum de la tarte aux épices, des noix et des fruits grillés. Alors, le piéton, incrédule, élevait le regard vers le ciel et s’extasiait : « S’è sin Nikolè ki ku » [1].
Ghislain attendait Saint-Nicolas avec la même anxiété que l’arrivée de sa mère. Le Saint descendrait en croupe à la fumée du fourneau. « Il suffit que ce soit bien chaud ! » pensait-il, parce que désormais, à treize ans, après tout ce qu’il avait traversé, il ne pouvait plus croire à une légende aussi belle.
En décembre, ils commencèrent à préparer les cadeaux qu’ils auraient mis dans les chaussettes du réveillon pour Henriette et Nino.

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Bruxelles, le 5 décembre 1988

 Chère petite fée,

Je me souviens que Saint-Nicolas s’approchait et que nous étions à court de chaussettes — les miennes étaient toutes trouées — et la date de l’arrivée de maman était toujours plus proche. Nous étions très pauvres et tout ce que nous avions était parti en gâteaux et petits cadeaux. Mais il y avait l’oncle Léopold. Grâce au marché noir des chaussures, il réussit à se procurer trois chaussettes de laine de très belle facture.
Quand il arriva rue du Remorqueur, le voyant remplir l’encadrement de la porte avec son grand manteau sibérien, j’eus un coup au cœur. Je crus qu’il s’agissait du grand-père Cyrille. Tante Germaine aussi semblait avoir pâli. Quand la lumière éclaira son visage, elle poussa un soupir de soulagement : « enfin, c’est toi, Léopold ! »
Ce soir-là, nous avons éclaté de rire tous les trois. Mon oncle avait sali son gilet avec la sauce et la tante Germaine s’était mise à crier : « C’est la Saint-Nicolas ! »
Après dîner, mon oncle me dit avec un air mystérieux : « Christiane t’envoie quelque chose. »
Je retins ma respiration à cause de l’émotion. J’avais quitté désormais la petite maison d’Alsemberg pour vivre de nouveau dans la vieille maison du Remorqueur.
— Qu’est-ce qu’elle t’a donné, Christiane ?
— Une petite branche de romarin. Elle m’a dit de te le porter selon la tradition. Tu es son roi de Saint-Nicolas, me répondit mon oncle, tirant de sa poche cet arbuste feuillu.
Je le pris avec un peu de honte. Maintenant que je devais attendre maman, j’avais complètement oublié Christiane.
— Dis-lui que je la remercie et qu’elle sera ma reine, lui dis-je. Mais je n’avais pas de branche à lui envoyer. Sans me faire voir par mon oncle, je lui ai redonné celui d’avant. As-tu compris quel genre de filou j’étais ?
L’oncle Léopold reçut cette consigne avec le même sérieux qu’un soldat au front. Il porta la main à son chapeau et disparut en ouvrant tout grand son manteau comme une chauve-souris.

Un roi

Après ce télégramme, Germaine et Ghislain n’eurent plus de nouvelles d’Eugénie et de Niba. Ils le relurent en espérant qu’il cachait entre les lignes un message secret. Rien à faire. Cependant, le télégramme semblait clair. Il n’y avait qu’une chose qui laissait Ghislain perplexe. Que voulait dire « avant » la Saint-Nicolas ? Cet « avant » pouvait-il indiquer un jour quelconque de début décembre ou bien le Réveillon ?

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Claudia Patuzzi


[1]  En dialecte wallon cette phrase signifie : « C’est Saint-Nicolas qui cuisine. »

Une mouche sans ailes (Zérus – le soupir emmuré n. 45)

05 mardi Nov 2013

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Brueghel, germaine, ghislain, henriette, Lavinio, mémoire, Rolando, rue du Remorqueur, une mouche sans ailes, Venise, Zérus 45, Zérus le soupir emmuré 45

Une mouche sans ailes  II-III/VII n.45, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 179-183, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Rolando avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Ce matin, un vacarme m’a réveillée. C’est la voix de Rolando qui se propage jusqu’à la petite tour avec la monotonie d’un train. Il doit quitter son jardin. Des problèmes urgents le poussent à aller en ville. Henriette reste au lit à jouir de ses souvenirs informes, où l’imprécision du temps et de l’espace devient toujours plus grande. Quand elle se lève pour le déjeuner, il y a une lettre à côté de la tasse de thé et des biscottes. En réalité, ce n’est pas une lettre, mais un feuillet à carreaux parcouru par une subtile calligraphie.
Henriette lit à haute voix :
« Henriette chérie, je suis parti en urgence pour réparer cette panne dans la salle de bain qui a provoqué l’infiltration d’eau dans l’appartement du docteur Venturini. Je reviendrai ce soir pas plus tard que six heures. Je t’embrasse. Rolando. »
Après la lecture Henriette, heureuse, regarde son public.
— Avez-vous vu quel brave mari il est ? Nous avons toujours été d’accord.  Tout de suite, elle remet la lettre dans le creux de son sein, en disant : je la mets dans le coffre-fort.

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Henriette avec Ghislain à la mer (cliquer la photo pour l’agrandir)

Il est deux heures, Henriette vient de manger des spaghettis à l’huile. Elle ne digère plus bien, sa gorge brûle, une main de fer pèse sur son œsophage, elle demande de l’eau comme un prisonnier. Sa mémoire en miettes, elle est assiégée par la guerre plus féroce, celle de l’oubli.  Quelquefois, elle ne reconnaît plus sa maison. Elle se lève après la sieste avec un air soupçonneux : — Je me sens détraquée. À qui est cette maison ? Qu’est-ce que je fais ici ?
Maintenant que Rolando est absent, ses yeux dépourvus de cils errent à la recherche d’un point d’appui. Henriette a peur. Elle a déjà oublié.
— Où est Rolando ? Pourquoi ne revient-il pas ? demande-t-elle à tout le monde en errant dans la maison.
— Il revient à six heures. Il a écrit cela dans la lettre.
— Quelle lettre ?
— Celle que tu as cachée contre ta poitrine.
Henriette lit la lettre au moins six fois. Lorsqu’elle arrive à « Henriette chérie », son visage s’illumine de bonheur, mais il suffit d’un quart d’heure pour qu’elle soit reprise d’une agitation incontrôlable. De temps en temps, la lettre disparaît sous l’aisselle, d’autres fois elle glisse sur le côté du sein. Chaque fois que je fouille très attentivement Henriette et je réussis à ressusciter la lettre, elle soupire et dit : « Écoute, maintenant je te lis la lettre de Rolando. »
À six heures et demie, Rolando téléphone : il ne peut pas venir. Henriette recommence : « Où est allé Rolando ? Qui est-ce qui est dehors ? Je ne comprends plus rien… » Vers le crépuscule, elle ferme les volets. L’air infini du grand pré la terrifie, la gorge lui brûle, elle se sent mal, le froid est épouvantable, la douleur à son pied est terrible, elle a faim, elle a soif, elle est fatiguée, elle cherche sa chambre sans la trouver. Finalement, à dix heures, elle réussit à poser la tête sur le coussin, les paupières closes dans une rassurante obscurité.
— Bonne nuit maman, tu vas faire des rêves dorés !
— Mais non, tout ce qui brille n’est pas d’or… c’est un cauchemar en fer !

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Ghislain à l’école St.Gilles, dans les années 1917-’18: il est le deuxième à gauche, marqué par une « x » ( cliquer la photo pour l’agrandir )

Ghislain, aussi, n’avait plus confiance dans la poste. « Nous nous verrons bientôt ! » disaient les cartes postales avec les enfants riants couleur sépia, habillés en soldats. Mais sa mère n’arrivait jamais. Henriette et Nino ne savaient pas signer, même d’une croix. Peut-être s’étaient-ils égarés dans les ruelles de Venise ou étaient-ils prisonniers dans les souterrains du palais des Fata. Il avait lu et relu ces lettres et maintenant que la guerre se terminait il demeurait vide, sans la force de croire…
Comme le reste des humains, Ghislain aussi pensait que la guerre ne finirait jamais. Avec le fatalisme d’un prisonnier enfermé dans la même cellule pendant trois ans, il s’était désormais habitué à cacher ses pensées.
— À quoi penses-tu, Ghislain ? lui demandait Germaine, en se brossant les cheveux.
— Je ne pense à rien, tatie…, répondait-il, en espérant qu’elle ne lui poserait pas d’autres questions. À qui pouvait-il dire ce qu’il avait en tête ? Que la nuit il ne réussissait pas à dormir, qu’il était jaloux de Nino ? Qu’il se sentait abandonné ? Avec le temps, non seulement il avait arrêté de compter les étoiles, mais il n’attendait plus le courrier. Chaque fois, il ouvrait les lettres avec une lenteur accrue pour protéger son âme d’une énième désillusion. Il avait treize ans désormais et sa sensibilité s’était durcie.
— Ghislain, pourquoi n’ouvres-tu pas la lettre ?
— De toute façon, ma mère dit toujours la même chose…
— C’est-à-dire ?
— Que lorsque cette affreuse guerre sera finie elle viendra me chercher !
— Mais elle va se terminer, tu n’as pas entendu ? Foch a gagné, il a enfoncé deux lignes sur le front, il a repoussé les Allemands…
— Bien sûr, le maréchal Foch… Ghislain voyait un gros phoque avec deux moustaches couleur de fer lui couvrant la bouche.
Germaine prit en main la lettre d’Eugénie et la lut en hâte.
— Tu dois lire ici, ballot ! Ta mère viendra te chercher.
— Mais tatie, je n’y crois plus maintenant… haletait-il, son œil ouvert rempli de larmes. Pourquoi ne m’a-t-elle pas emmené, alors ?
— Elle pensait que la guerre serait bientôt finie… essayait de le réconforter Germaine.
— Et pourtant, elle a duré encore trois ans !
Germaine tourna son visage vers le miroir. Des larmes glissaient le long de ses tempes, défaisant son maquillage en deux ruisseaux sales. Alors qu’elle nettoyait ce noir de bistre, elle eut à peine le temps de voir l’image réfléchie de Ghislain qui prenait la clé du grenier en fuyant comme un serpent par la porte…

Mais il n’était pas un serpent. La dignité de ce reptile ne correspondait pas à sa situation. Il se sentait au contraire comme une mouche sans aile ou comme une abeille sans dard. Dans la forêt ondoyante des aconits bleus, il s’imprégnait d’obscurs mirages comme une vestale qui a éteint son feu par inattention et qui, jour après jour, cherche à le raviver d’un simple souffle. Il regardait la photo d’Henriette et de Nino avec amour et rage. Il pensait à la Méditerranée avec l’envie d’un exilé et à l’Italie avec l’imagination d’un amant. Il imaginait la maison des Fata du peu qu’il avait pu saisir entre les lignes de ces brèves lettres : il entendait l’aboiement des chiens dans la cour, les bruissements d’ailes des pigeons sous les toits, le bruit monotone de l’usine jour et nuit. Dans son vol, il effleurait de grands draps de lin qui, emportés par le vent près des remparts, battaient comme des drapeaux blancs. Ou bien il se laissait transporter dans ce labyrinthe de pierre par les rayons de soleil comme un moucheron chaud et heureux, sans se soucier du moment où l’obscurité lui ferait perdre le nord et l’humidité le tuerait.

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D’autres fois, il imaginait Venise. Il grimpait comme un chat le petit escalier de la maison de Dorsoduro, dans la puanteur des canaux et le ressac gluant de l’eau, ou bien il flânait comme un chien errant jusqu’à l’Arsenal, là où de grandes flaques de mazout flottaient parmi les taules plaintives des navires.
Quand il voyait sa mère et Niba se promener main dans la main dans le Campo di Santa Margherita, il devenait un pigeon et il volait jusqu’à l’horloge des deux Mores, en face du campanile de San Marco : de là-haut il pouvait regarder avec la richesse et le désespoir d’un voyageur de l’esprit cette ville inconnue à l’étrange forme de poisson.
Dans le grenier de rue du Remorqueur, il caressait la photo de Giuseppe Garibaldi avec la vénération d’un jeune dévot, il astiquait le bois du télégraphe avec la cire d’abeille et comptait le nombre d’aconits bleus en inventant d’étranges formules magiques.
« Adieu, tout est fini. Les beaux rêves… », chantait sa tante, tandis que Ghislain, assis dans son grand lit de fer, pleurait en priant la Madone, Dieu, Saint-Michel, Sainte-Gudule, Saint-Nicolas, Garibaldi et tous les saints que sa mère revienne, le prenne entre ses bras et ne s’échappe plus.
Ainsi, passa le mois d’octobre, avec une partie du mois de novembre. Ghislain entrait dans l’après-guerre sans s’en rendre compte. Il se sentait comme un moineau qui a fini pendu dans un houx épineux après un vol incertain. Cependant, il voulait encore croire que les rêves et la réalité n’étaient pas séparés et que les choses n’étaient pas comme elles sont. Dans cette attitude primordiale, il ne pouvait faire autrement que suivre ses illusions comme un aveugle suit son compagnon sans pouvoir le voir.

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La parabole des aveugles de Brueghel, Naples, Gallerie Nationale de Capodimonte. (cliquer la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

La découverte de la mer (Zérus – le soupir emmuré n. 43)

03 dimanche Nov 2013

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été 1918, ghislain, Knokke, la découverte de la mer, tante Germaine, Venise, Zérus 43, Zérus le soupir emmuré 43, Zwin

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La découverte de la mer n.43, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 170-175, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

À partir de 1915, durant trois ans, Ghislain dut aller au Pensionnat de Saint-Pierre des Frères chrétiens.[1] Il dut y rester tous les jours jusqu’à six heures de l’après-midi. Cela bouleversa son adolescence. Apparemment il était toujours un enfant tranquille. Son unique réaction fut une baisse du profit scolaire, qui atteint son comble juste en 1917.
Il n’était jamais en vacances. Même en été, par la volonté de sa mère et de Niba, il devait passer au moins huit heures à Saint-Pierre. Pourtant, il continua à regarder les étoiles avec l’obsession d’un déporté même si, épuisé par cette comptine kilométrique, il avait désormais renoncé à penser à la fugue en Italie. S’il voyait la bicyclette du facteur ou une boîte aux lettres, il tressaillait. Comment était Venise ? Venise était un mythe flottant sur l’eau avec cent minarets et mille mosaïques d’or. Au cœur du Dorsoduro, dans une ruelle étroite comme une casbah il y avait sa mère et Nino, son deuxième frère, et sur la mer, fendant l’eau avec la force métallique d’une vedette lance-torpilles, il y avait Niba, son deuxième père, le Grand Narrateur.
Face à cette abondance de mythes, agrandis par la distance et la nostalgie, Ghislain continuait à aimer Christiane en silence, désormais moins disponible pour le jeu des couleurs, et depuis des mois il avait cessé de lorgner au-delà de la toile : la belle Catherine avait disparu, une dame grasse et disgracieuse la remplaçait. Chaque dimanche, il dépoussiérait le berceau d’Henriette et le chevet de fer du lit, en s’endormant en paix parmi les fleurs d’aconit.
Cependant, dans cette période d’oubli et de douleur, il fit une expérience tout à fait capital : la découverte de la mer.
Ghislain n’avait jamais pu voir la mer. Les illustrations de son manuel avaient appauvri son imagination, que les récits de Niba avaient, au contraire, renforcée, créant un interrègne où le désir de la mer s’élevait comme un tourbillon. La mer continuait à l’attirer sans qu’il comprenne pourquoi.

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C’était l’été 1918, la plus triste saison de la guerre. Un dimanche de juillet la tante Germaine l’emmena voir la mer. Elle aimait la plage mondaine d’Ostende, mais, surtout,  celle sauvage du Zwin, au nord-est de Knokke.
— Tu n’as pas peur des soldats, Ghislain ?
— Non…
— Les Allemands ne sont pas concentrés de l’autre côté ?
— On tente le coup ? La tante cligna un œil rougi par les larmes. Elle s’était disputée avec André et ressentait le besoin de provoquer la panique chez l’homme qui l’avait blessée. Elle avait recours à son « premier amour » pour se venger et fuir dans l’air de l’océan. Ce jour là  elle conduisait une vieille Ford noir modèle T.
— Je l’ai volée à l’oncle André, dit-elle avec un air de défi.
Perplexe, Ghislain regarda cette épave. Puis un irrépressible désir s’empara de lui :
— Oui, tentons le coup, tatie ! cria-t-il, en ouvrant la portière.
La guerre, par les étranges hasards que le destin concède aux élus, ne leur fit pas obstacle. S’ils rencontrèrent des soldats, ils étaient presque tous anglais et tante Germaine était trop jeune et jolie pour ne pas se faire saluer d’un geste de la main. Vers Knokke ils virent quelques chars d’assaut britanniques. Ceux-ci les arrêtèrent. Un officier les regardait, soupçonneux :
— Où allez-vous ? demanda-t-il en anglais.
— Voir la mer, dit Germaine. L’officier se retourna vers les autres et lança un mot d’esprit. Tout le monde rit.
—   Pay attention ! dit-il, en les faisant passer.
Quand ils arrivèrent devant la plage du Zwin ils s’arrêtèrent sur les dunes.
— Voilà la mer ! cria sa tante, tendant le bras vers l’horizon. — Regarde la Hollande, au-delà des dunes ! Germaine, bousculée par les rafales, essayait de lui montrer quelque chose de lointain, mais Ghislain ne voyait rien. D’invisibles aiguilles lui transperçaient la peau.

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En regardant ce spectacle interrompu par des fils barbelés et des restes de tranchées, criblé par de profonds cratères de terre pulvérisée, il sentit qu’il était entré dans l’œil du cyclone et que ce qu’il observait pour la première fois dans sa vie ne pouvait exister vraiment. Ce qu’il voyait n’était pas une plage, mais une surface lunaire, quelque chose d’horriblement déformé.
— Il y a un peu trop de vent, mais ensuite avec la marée cela se calmera…
— La marée ?
— Oui. Quand la mer, la terre et le ciel s’épousent, il y a la marée, alors on ne sait plus où est le sable et où est la mer, les frontières disparaissent, tout se ressemble et s’élargit jusqu’à combler l’horizon… Je t’ai porté un filet de pêche.
Ghislain prit ce filet comme s’il ne le voyait pas. Il fixait la masse d’eau devant lui. Les soldats anglais, au-delà des dunes, criaient quelque chose, en agitant les bras.
— Je vais voir ce qu’ils veulent. Toi, reste ici à jouer. Tu ne te perdras pas, hein ? lui dit Germaine, tandis que le vent enroulait sa jupe autour de ses jambes.

À la pleine lune, Le Soleil, la Terre et la Lune étaient alignés.
Ghislain regarda cette bouillonnante masse d’écume et se laissa guider par la voix de l’eau. Sans attendre Germaine, il commença à marcher sur la laisse. Qu’était-ce donc que la mer ? Cette « chose » immense et grondante ? Ghislain suivit l’invisible partition musicale des vagues, tandis que ses jambes frémissaient et brûlaient. Sur la plage, qui s’étendait devant lui sur des kilomètres, il n’y avait personne. Il commença à se dévêtir. D’abord, il ôta ses chaussures de cuir, puis il mit les mains sur l’uniforme du Pensionnat, le passa par-dessus la tête et le jeta au loin. Avec un frisson de froid, il plongea les pieds dans le sable jusqu’à sentir le bord moelleux de la plage lui serrer les talons avec douceur. En cet instant, il entendit la mélodie de l’eau et il continua à marcher. Quand les dunes avec les soldats anglais eurent disparu, il ôta son tricot de laine et ses caleçons longs jusqu’aux genoux.
Le vent était tombé. Pendant un peu de temps, il resta immobile entre la mer et l’étendue sableuse qu’elle longeait à perte de vue. Un rassemblement d’oiseaux s’éparpillait sur la plage : des cigognes, des sternes, des canards, des échassiers ondoyaient entre les miroirs d’eau. Plus loin, les sempervivums du Zwin teintaient d’un bleu violet les bords ondulés des dunes. D’autres arbustes brisaient la plate monotonie du paysage. Il vit un petit saule qui essayait d’escalader une vague de sable. Ensuite un arbuste, qui tendait ses doigts squelettiques vers le ciel. Enfin il fut troublé par la tache noire d’un sureau qui semblait un petit seau qu’on avait abandonné. Au-delà de ces inflorescences, la couleur grise de la mer ressortait riante et lumineuse.
Où était allée la guerre ? Ghislain ne la voyait plus. Il regarda cet antique bras de mer ensablé et tourna son corps vers l’océan. Quand il sentit le flot de la marée qui résonnait sous les doigts pâles de la lune et la terre se fondre dans une énorme goutte, il commença à entrer dans la mer. Comme une éponge déshydratée, son corps s’imprégna d’eau, chaque pore s’en reput avec la voracité d’un animal mourant. Il continua à entrer jusqu’à ce que l’eau lui effleurât la taille. Alors, cette mer bouillonnante d’écume s’apaisa en entrant dans le fond de ses yeux… C’était une mer fœtale, peu profonde, privée d’abîmes et de vents orageux, un bassin imprégné d’humidité parmi les courants chauds du Gulf Stream. Dans cette demeure il y avait sa mère, grande comme une péninsule submergée, peuplée de coraux et de mollusques, se balançant sur les fonds sonores de la mer calme. Sous cette eau tiède, ses yeux pouvaient enfin regarder ce qu’ils avaient perdu, voir ce qu’ils avaient contemplé durant si longtemps…
Ghislain s’abandonna à ces caresses. Il se laissa porter par les courants et ses sept organes inutiles — bouche, yeux, oreilles, narines, mains, pieds, gorge — reprirent doucement vie : ils se remirent à sucer le liquide primordial de cette source qui ressemblait à un bouillon… Comme s’il renaissait, il offrit ses cuisses au plaisir des vagues et s’abandonna à l’écume d’une ourse amoureuse… Enfin, il laissa effleurer son membre, flétri par l’absence d’amour, par ces mains flottantes…

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Tante Germaine le retrouva bien des heures après le crépuscule.
— Où as-tu mis tes vêtements ? trouva-t-elle à lui dire.
— Je ne me souviens pas, je les ai perdus… répondit-il.
Un groupe de soldats qui tenaient des torches allumées ricanaient. Une femme de la Croix rouge s’empressa de le couvrir d’un plaid. La tante avait le visage rouge et les yeux gonflés.
— Pourquoi ne m’as-tu pas attendue ?
— Je voulais me perdre…
— Te perdre ? Où ?
— Dans la mer. Le long de la plage…
— Mais l’uniforme du Pensionnat…
— Je ne peux pas vivre comme un arbre dans un enclos.
— Mais tu n’as pas pensé au souci que je me faisais pour toi ?
Ghislain serra la couverture autour de lui. Puis, comme s’il se parlait à lui-même, il dit : — Je ne veux pas rester enfermé, je préfère avoir peur.


[1] Congrégation religieuse laïque, crée en 1680 à Reims par Jean-Baptiste de la Salle.

Claudia Patuzzi

 

La chaussée d’Alsemberg V/V (Zérus – le soupir emmuré n. 42)

02 samedi Nov 2013

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années 1916-1917, Annibale Fata, ardito, Chaussée d'Alsemberg, ghislain, Mas, Nazario Sauro, Nino, torpediniere, venezia, Zérus le soupir emmuré 42

La chaussée D’Alsemberg V/VI n.42, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 166-170, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

…Le Niba, au contraire, ne se laissait pas impressionner. On dirait plutôt que dans toute cette eau salée il s’aventurait presque heureux, avec ce sentiment d’enthousiasme prudent qui lui venait du succès de ses opérations militaires. Ghislain reçut deux photographies de Niba envoyées de Suisse. Sur la première, il était habillé en marin, comme Bras de fer, le visage plus beau, le béret plus blanc, l’uniforme repassé et propre, le visage encore jeune. Mais un regard d’ébène, tendu pour lever l’ancre du port de Venise, le trahissait déjà. Il avait seulement vingt-huit ans.

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Sur la seconde photographie, de la même année — 1916 —, il a fait carrière et il semble plus vieux : sous un béret décoré, la barbe a disparu, il reste les moustaches droites et soignées, le visage harmonieux à la mâchoire large. C’est un « ardito » [1], l’un des marins les plus audacieux. Au-dessous de la photo, on peut lire : « 2e chef R.T. » [2]. Et sur le côté, la devise « Memento Audere Semper ! » [3]
Niba se moquait bien qu’à cette époque les petits torpilleurs de trois-cents tonneaux soient une catégorie déjà dépassée par les contre-torpilleurs de mille trois cents. Sa base d’opérations était l’Adriatique, le seul lieu où les Italiens et les Autrichiens utilisèrent les vieux torpilleurs avec succès. Il pataugea dans cette mer fermée, entre l’Istrie et Venise, comme une anguille ou une torpille.

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L’écho de ses entreprises était arrivé jusqu’à Bruxelles, et Germaine, chaque fois qu’elle ouvrait les lettres de Gény frappées de timbres suisses, proférait deux ou trois exclamations pas vraiment orthodoxes.
— Eh bien, Niba est sur les Mas! [4] Il a attaqué la place forte de Pula avec le comte Ciano !
Quelques mois plus tard : — ils sont à Venise, dans le Dorsoduro, tu as un petit frère, Ghislain.
— Un petit frère ? demanda-t-il, ne comprenant plus rien à ces retournements si soudains qui le contraignaient à vivre la joie et la douleur depuis son grenier de la Chaussée d’Alsemberg.

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— Il s’appelle Nino, frémit tante Germaine, en lui serrant très fort une main. « Maman a suivi Niba à Venise… »
Ghislain essaya d’imaginer le visage de ce nouvel être qui était entré dans la famille à la dérobée. Il éprouva de la colère pour cette autre vie qui se développait à une vitesse vertigineuse, tandis que la sienne pourrissait lentement entre le pensionnat et la maison de l’oncle Léopold.
— Lis : Niba a été le camarade de Nazario Sauro [5].
Ghislain regarda la carte postale avec la photographie de Nazario Sauro et n’éprouva absolument rien. La nouvelle même de sa mort ne le troubla pas beaucoup. S’il avait été pendu par les Autrichiens à Pula, qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Ses pensées étaient bien différentes. Où était sa mère ? Pourquoi ne l’avait-elle pas emmené en Italie ? À ces questions-là, il ne trouvait pas de réponses.

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Bruxelles, le 16 mars 1988

Ma petite fée,

Aujourd’hui, c’est ton anniversaire : tous mes vœux ! Vive la bonne fée qui donna à un homme de plus de soixante-dix ans un retour de jeunesse ! En ce moment, sais-tu ce que je fais ? Je porte un verre de Cinzano en ton honneur, accompagné d’un cigare, seul dans ma chambre, tandis que j’écoute la symphonie pastorale de Beethoven. Qui sait si ce soir je ne me cuisinerai pas un plat de « tortiglioni »… [6] 
La maison de l’oncle Léopold était haute de quatre étages. Au rez-de-chaussée, deux chambres qui donnaient sur la rue : l’une était le bureau de mon oncle, l’autre faisait fonction de salle à manger, cuisine, lavoir, salle pour les jeux et les devoirs. Le premier étage était loué. Au second, il y avait deux greniers : un pour les cousines et un pour les oncles. Au troisième étage, le grenier où nous dormions : Catherine, la jeune femme de ménage, et moi. Les cabinets étaient à l’extérieur, dans la cour.

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Chère petite fée, dans la maison de chaussée d’Alsemberg, j’ai dû dormir sous les tuiles nues, avec les vieilles choses. L’hiver, nous n’avions pas de poêle, quand il faisait moins dix ou moins quinze, nous restions sans bougies, ni lampes d’aucune sorte. De combien d’engelures et de bronchites ai-je dû souffrir à cette époque et combien de cuillerées d’huile de foie de morue ai-je dû avaler.

La jeune femme de ménage dormait dans un coin du grenier. Nous étions séparés par un rideau de toile rapiécée, nous étions dans l’obscurité et elle se déshabillait à quelques mètres de moi en se glissant dans un matelas de crin : chacune de ses respirations résonnait, quand elle se retournait dans le lit le matelas grinçait. Je ne dormais pas seul, tu comprends ? Et j’avais douze ans ! Quelle curiosité masculine pour un enfant de cet âge ! Ne pourras-tu jamais me pardonner ? Je découpai ainsi la toile avec les ciseaux et je créai, sur un côté, une fente un peu plus grande que celle qui séparait une poutre de l’autre. Chaque nuit, je m’aplatissais avec le cœur qui battait la chamade en attendant que la jeune fille se dévêtît.
Un jour de pleine lune, les rayons illuminèrent le coin de Catherine en me dévoilant entièrement ses formes. Je vis, le cœur noué, que Dieu me pardonne, comment était faite cette jeune fille. Sans le vouloir, cette créature me montra toutes les parties de son corps, révélant, dans les mouvements de ses bras et de ses jambes, la zone la plus inaccessible au regard préservée par la nature par un duvet dense et luxuriant… Je sus donc, pour la première fois de ma vie, comment était faite une femme bien que je ne savais pas encore le nom exact de ce que j’avais vu. Avec l’aide et le pardon de Dieu, je devins homme cette nuit même, en éprouvant des sensations de plaisir que je n’avais jamais imaginées. Et combien différentes du dégoût que j’éprouvai sur le palier sous la jupe de madame Slutter ! Cette femme jeune et belle, la voir suffisait à attiser de nouveau mon plaisir…
Oh mon Dieu, si c’est du péché, alors je suis pécheur dix fois. Mais j’avais douze ans et j’étais entouré de femmes. Chaque samedi, j’étais enveloppé par des vapeurs d’eau qui jaillissaient au milieu de serviettes et de cousines nues se lavant dans la bassine. Christiane, après un baiser, s’échappait et je restais seul avec moi-même, sans personne qui puisse calmer mes sens ou me donner conseil. J’étais gêné devant ma tante Germaine…
Quand il fit mauvais temps, je ne vis plus jamais ces formes, alors que j’essayais de lorgner à travers la toile à en perdre le sommeil. Je ne vis plus de corps de femme, sinon une fois en Italie. … Le sirop de betterave, la mélasse, le saindoux et le miel de Dinant, que je dévorais en cachette dans le grenier, ne suffirent pas à me consoler. Comme je m’approchais de ce pot de terre cuite, je pensais aux formes de Catherine et en plongeant les mains dans le miel je pensais la caresser et ainsi je réussissais à me calmer un peu.
Voilà tout, ma chère petite fée. Pourtant, avant de m’endormir, je regardais toujours le ciel de ma petite fenêtre et je priais pour ma mère. Je cherchais les étoiles, en songeant qu’elles resteraient toujours les mêmes, à trois mille kilomètres de distance encore. Et qu’elle aussi, à Venise, en ouvrant ses volets, aurait pu les voir se refléter sur les canaux.

Un pauvre pécheur.

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[1] « Hardi », soldat des troupes de choc pendant la Ière Guerre Mondiale.

[2] Second Chef Radio-Télégraphiste en service auprès du Commandement militaire maritime autonome de la zone nord Adriatique de la Marine royale.

[3] « Rappelle-toi : il faut toujours oser ! »

[4] Vedettes lance-torpilles italiennes.

[5] Nazario Sauro (1880-1916), de nationnalité autrichienne, milita pour l’entrée en guerre du royaume d’Italie contre l’Autriche. Officier de la marine royale, il fut fait prisonnier par les Autrichiens en 1916, qui le condamnèrent à mort pour haute trahison.

[6] Pâte italienne à l’oeuf.

Claudia Patuzzi

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