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décalages et metamorphoses

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« Mon Dieu ! Oui, c’est moi ! » (Histoires drôles n. 43, Dessins et caricatures n. 38)

25 lundi Avr 2016

Posted by biscarrosse2012 in dessins et caricatures, histoires drôles

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Antonio Gramsci, garibaldi, Hitler, Jan Jaurès, Karl Marx, Mussolini, Victor Hugo

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« Mon Dieu ! Oui, c’est moi ! »

Un matin comme les autres. Le bruit du boulevard bat son tam-tam sur les vitres ; les piétons frétillent rapides ; l’air est humide tandis que le ciel a la couleur du lait…
« Je dois absolument partir en voyage, mais où ? »
La sonnette me fait sursauter. C’est un signal fort et déterminé, péremptoire même… mais qui peut être à cette heure ? J’ouvre la porte…
« Mon Dieu ! »
« Oui, c’est moi ! »
Un homme grand à l’étrange valise trône sur le seuil. Une masse de cheveux gris, ébouriffés, complétée par une barbe touffue l’enveloppent dans un nuage.
« Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? » bégayé-je confuse, même si sa gueule me rappelle quelqu’un…
« C’est moi ! » s’écrie l’homme gros comme s’il chantait à l’Opera.
Un frisson traverse mon dos, tandis que sa physionomie me devient de plus en plus familière…
« Mon Dieu, je suis en train de rêver, cela ne peut pas être vrai, il me semble Karl Marx ! Pourtant, Karl Marx est mort et enseveli depuis plus qu’un siècle… et cet homme-ci affiche une parfaite santé… »
— Qui êtes-vous ? Pourquoi avez-vous frappé à ma porte ? Que voulez-vous de moi ? chuchoté-je interloquée.
L’homme saisit sa valise, il franchit le seuil, puis il soupire et dit : « Madame, est-ce que je peux entrer ? Je suis très fatigué, je viens de loin, de Rome… »
« Rome ? » réponds-je étonnée.
« Oui, finalement j’ai réussi à m’évader de cette bouteille dégueulasse ! Je n’ai rien à faire avec ces bêtes ! Je ne suis pas un de ces dictateurs qui ne meurent jamais, un tyran comme Mussolini ou Hitler… Tout au contraire ! J’aurais aimé me trouver en compagnie avec Jaurés, Victor Hugo, Garibaldi, les frères Rosselli, et Gramsci (1), bien évidemment, celui qui écrivait comme un prophète :

Le vieux monde se meurt
le nouveau tarde à apparaître
et dans ce clair-obscur
surgissent les monstres… (2)

— Que puis-je faire pour vous ?
— Le marxisme n’est pas mort ! Débouchez vos bouteilles et libérez les bons intellectuels et les philosophes… Qu’ils se noient dans l’alcool les hommes fanatiques et les tyrans perfides ! Je suis trop vieux, tandis que le monde a surtout besoin de jeunes pleins d’espoir ! Il faut absolument aider les jeunes ! Je me souviens des mots de Victor Hugo : « Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent » (3)
Marx s’essuie le front avec un énorme mouchoir, puis me fixe dans les yeux : « Il faut une révolution complète des politiques publiques envers la jeunesse ! La protection sociale a été appuyée en 1945 sur trois âges, on n’a jamais pensé la jeunesse comme un nouvel âge ! »
Admirée, je le dévisage en disant : « voulez-vous un bon café chaud ? »
« Oui, merci, j’en ai juste besoin ! »

Claudia Patuzzi

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1) On attribue à Gramsci la phrase : « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », la citation exacte est : « Je suis pessimiste avec l’intelligence, mais optimiste par la volonté » ; elle est extraite d’une lettre à son frère Carlo écrite en prison, le 19 décembre 1929 (Cahiers de prison, Gallimard, Paris, 1978-92).

2) Antonio Gramsci a défini la crise par la célèbre citation : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés » (dans la traduction française des Cahiers de prison parue aux Éditions Gallimard sous la responsabilité de Robert Paris : Cahier 3, §34, p. 283). La seconde partie de la citation est souvent traduite par « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres »

3) Victor Hugo contre la loi Falloux (janvier 1850)

La revanche ( Zérus – le soupir emmuré n. 77 )

14 samedi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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« Il faut se méfier du bonheur: elle rend les hommes aveugles. »

La revanche  n. 77, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 302-305, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un jour, l’Institut était en ébullition. Le frère directeur hurlait et Corinne Tibet, la secrétaire, pleurait à gros sanglots en se mouchant toutes les deux minutes.
— C’est un scandale !
— Que s’est-il passé ? demanda aimablement le professeur Ghislain.
— Elle veut les arriérés de trente années de travail. Elle n’y a pas droit.
— Trente ans ! s’exclama Ghislain, incrédule. Il regarda cette petite dame grassouillette pour la première fois de sa vie. Jusqu’à cet instant, il l’avait confondue avec ses élèves, leurs sœurs et cousines qu’il rencontrait aux fêtes de fin d’année. Ou peut-être l’avait-il recensée parmi les remplaçantes de passage : un manteau avec le col en fourrure, un capuchon sur la tête, un foulard.
— Nous l’avons gardée avec nous comme si c’était notre fille. Et maintenant, elle se retourne contre nous. C’est un scandal !  continua le Directeur. Ghislain se taisait. Il observait perplexe tous ces chiffres que peut-être quelqu’un d’autre avait préparés pour elle.Corinne Tibet, pâle comme une morte, ne parvenait même pas à parler.
Ghislain commença à réfléchir. Il pensa au silence d’Overijshe et à tous les « silences » qui avaient marqué sa vie à feu et à sang. Il pensa à l’Accusation et à l’Avertissement. Il revit Niba qui parlait de la Démobilisation s’enfuiant dans la cage d’escalier de la rue du Remorqueur. Il relit mentalement toutes les lettres qu’il avait écrites, que quelqu’un avait cachées ou déchirées. Il écouta de nouveau, comme si c’était hier, les pleurs de son père Paul et la voix embarrassée d’Henriette dans le cimetière, qui lui disait : « Quelle sœur ? » Enfin il se souvint des yeux d’ardoise de son grand-père, des trois fragments ramassés à la mort de son père et de la lettre de sa mère qu’il avait découverte à Macerata.
Ghislain se sentit étouffer sous ce poids. Il leva la tête vers la fenêtre et regarda le ciel que les nuages traversaient, libres et flottants. Où avait-il déjà vu cette image ? Voilà, à présent il se souvenait : c’était Bartolomeo Fata qui lui avait montré le bout de ciel bleuté que la cour de l’usine enserrait. Que lui avait-il dit ? De but en blanc Ghislain  entendit de nouveau sa propre voix résonner comme un écho : « Le ciel change toujours, comme la vie… »

002_Torre180Macerata, la tour « Montana »- Mura da Bora.(cliquer pour agrandir la photo)

— Elle veut les arriérés ! hurla le directeur pour la seconde fois. Mais Ghislain ne l’écoutait plus. Au-delà de ces tristes murs, suspendue dans le vent sur la terrasse, la chambre de Garibaldi lui était apparue plus rouge que jamais. Là-dedans, la voix du Héros, confondue avec le rythme accéléré de son cœur, lui murmurait : « Qu’attends-tu ? Courage! »
Quand il détacha le regard de la fenêtre, Corinne Tibet avait cessé de pleurer et le fixait en silence. Le directeur aussi, stupéfait, retenait son souffle. Que lui arrivait-il ? Finalement, il tapa du poing sur la table et affirma d’une voix claire : — Corinne Tibet a raison !
Ce fut un mois intense et explosif. Le bon et pieux Ghislain s’attira les critiques des Frères chrétiens, mais Corinne Tibet eut ses arriérés. À compter de ce jour, il commença à vivre avec la fougue d’un adolescent. Il passait des après-midi entiers à raconter à Corinne la maison en blocs de tuf sur la Méditerranée, sa petite fée Morgane, la découverte de la mer du Zwin, la blessure secrète qui le faisait souffrir, jusqu’à la chambre de Garibaldi et le bain dans l’orangeade. Quel âge avait-il ? Quatre-vingts ou dix-sept ? Ghislain savait seulement qu’il avait envie de courir et que maintenant il savait où aller.

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Ghislain et Corinne Tibet (cliquer pour agrandir la photo)

Corinne Tibet était une femme du nord classique. La peau et les yeux étaient clairs, comme sa bouche large et rieuse. Elle aimait le bleu foncé et le bleu clair, préférant de loin la soie au coton. Parmi ses volants, elle dévoilait la poitrine abondante des blondes. Cela n’était pas grave si elle avait quelques mèches blanches et des rides. On ne remarquait rien quand elle souriait.
Pour la première fois, Ghislain vivait en fonction d’une moitié « spéciale ». Il avait de véritables rendez-vous, qui n’étaient pas pour voir un parent ou d’autres frères chrétiens. Chaque après-midi, à quatre heures précises, il franchissait la grille de l’Institut. Elle l’attendait quelque part et pendant à peu près une heure ils pouvaient parler à l’abri des regards malveillants, affranchis du souvenir de l’Accusation et de l’Avertissement. Une tasse de chocolat, une promenade sous les galeries Saint-Hubert, une pause à la librairie suffisaient à leur bonheur. Il parvint ensuite à organiser des excursions avec elle au château de Jehay, aux environs de Liège ou de Bouillon, dans l’âpre paysage du Luxembourg belge ou dans les Ardennes ou le Limbourg. En ces brèves parenthèses, ils déjeunaient dans un joli restaurant avec jardin, où ils pouvaient goûter l’ombre des arbres et les tartes aux fraises et à la crème.
Ghislain avait appris à s’habiller. L’été, il mettait des lunettes de soleil et un chapeau de paille, l’hiver il portait un paletot bleu, une épingle à cravate en or et un très beau parapluie. Avec elle, il avait même réussi à plonger son gros orteil laiteux dans les eaux de la Mer du Nord mêlées aux bleus des sempervivums.Le silence immobile et forcé d’Overijshe avait fini à jamais !
— Je remercie le Pape Jean et Garibaldi !

Après sa rencontre avec Corinne, je l’ai revu chaque été à la mer, dans la petite maison en blocs de tuf. Il courait plus qu’il ne marchait. Ce n’était pas la tenue africaine qui frappait mon imagination ou le panama bordé d’un ruban noir, mais son regard spécial.
— Viens, petite fée, je dois te dire une chose, disait-il, mais le temps manquait toujours. Moi aussi, emportée par mes pensées, je disparaissais soudain, comme sa mère.
Un été, je l’ai trouvé seul sous le Grand Chêne.
— Nous y voici, enfin je peux te raconter… mais l’anxiété l’empêchait de parler.
Soucieux, il regardait le grand pré. Une pâleur insolite recouvrait son visage : — Je suis seulement un peu fatigué. Puis il répétait la même phrase : il faut se méfier du bonheur, il rend les hommes aveugles.
De quel bonheur parlait-il ? Était-il amoureux ?

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Ghislain, Ardennes, Noël 1986 (cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi

Le départ de Niba (Zérus – le soupir emmuré n. 49)

09 samedi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Le départ de Niba II/VI n.49, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.194-197, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

En apprenant que l’état de santé d’Eugénie avait empiré, Niba s’était précipité à Bruxelles deux semaines avant sa mort. À la fin de la guerre, il n’avait que trente ans. Il était venu rue du Remorqueur avec l’uniforme bleu de la Marine royale italienne. Il avait maigri et semblait plus grand. Son uniforme de radiotélégraphiste était comme neuf, les poignets repassés, les boutons envoyaient des reflets dorés. À la différence de cet habillement, son regard apparaissait vieilli. Toute sa jeunesse avait disparu d’un coup, obscurcie pour toujours par la tension de la guerre et de la douleur. La pâleur de son visage avait augmenté et Ghislain éprouva, devant cet homme encore beau et compassé, un sentiment d’étrangeté.

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Niba veilla Eugénie durant quatorze jours. Lorsqu’elle expira, il resta assis au pied du lit de fer, les yeux sans larme fixés sur le sol, les mains entrelacées comme en prière, le front effleuré par la lumière de la lampe, tandis que le cœur de Ghislain explosait, emporté par un tourbillon d’étoiles mourantes.
Quand toutes les cloches de Belgique entonnèrent le Requiem, il sembla ne pas les entendre. Il ne vit pas le vol d’Eugénie ni son clin d’œil mélancolique. Tout au moins, il ne comprit pas son silencieux message. Son accoutumance à la mort, la plus vieille de la terre, était celle du chasseur. Depuis tout petit, il l’avait cherchée dans les épreuves, dans les défis. C’est seulement en la provoquant qu’il parvenait à enlever à la mort son masque trompeur.
Cela ne lui était pas difficile. Niba était un acteur qui aimait les impromptus. La mort avait pour lui la trempe d’une jeune femme à soumettre à la force du coït. Dans cette étreinte, elle lui offrait le même orgasme qu’une victoire dans l’escrime ou la conquête d’un sommet. Pour cela, il avait refusé l’enfer de la vie de tranchée où le soldat pourrit dans la boue, parmi les puces, la dysenterie et les poux. Pour cela il avait choisi la mer qui n’avait ni commencement ni fin. En plaisantant, il disait que le seul moyen d’affronter la mort était de la considérer comme une ville touristique, où chaque place a son église, sa cathédrale, ses fontaines, comme Venise : —  Il suffit d’avoir une carte et de ne jamais s’arrêter, disait-il en riant.
Pour cela, il repoussait toute fantaisie dont l’issue était incertaine. Là où il n’y avait pas de projets, il voyait toujours la mort cachée à chaque croisement : — une commère puritaine et ennuyeuse.

rue du Remorqueur

Bruxelles, Rue du Remorqueur « rebaptisée » rue Wirtz

Juste après les funérailles, Niba démantela la radio et le télégraphe, ôta les trois « photographies » du mur et les mit dans sa poche. Ghislain s’en aperçut.
— Papa, pourquoi as-tu ôté le télégraphe ?
— C’était seulement un jeu, Ghislain.
— Papa, où sont les photographies ?
— Je les ai enlevées : à quoi servent-elles désormais ?
« Et moi ? Comment vais-je finir ? »
— Tiens, je te laisse Garibaldi, lui dit Niba, déjà sur le seuil. Il ne voyait pas les larmes de Ghislain. — Garibaldi est mort. Il est M-O-R-T ! dit-il.
Ghislain éclata en sanglots. C’était pénible.
— L’époque de Garibaldi est finie pour toujours…
— Il faut croire en quelque chose, papa ! Maintenant, Ghislain avait la voix ferme d’un homme mûr.
— Tu n’as jamais vu la guerre… continua Niba sans le regarder dans les yeux. Ghislain vit qu’il observait quelque chose derrière lui et se retourna. Un spectacle terrifiant se déroulait derrière son dos : le grenier devenait un désert, la Méditerranée se retirait le long des murs de la pièce, disparaissant avec un gargouillis sombre entre les fissures et les lézardes du mur.
Niba n’y prêta aucune importance et ajouta : — Je t’écrirai bientôt, tu verras…
— Papa ! cria Ghislain, sentant qu’il s’enfuyait pour toujours.
Mais Niba continuait à parler tout seul : — La permission se termine demain à midi. Après-demain, je dois reprendre mon service. Seules les classes les plus anciennes de la Marine italienne ont été libérées, pas moi… Ghislain le voyait glisser sur les canaux de Venise et courir sur le quai vers un torpilleur.
Une longue pause de silence s’interposa entre les deux. Puis, Niba reprit son refrain : — Cher Ghislain, la « Mo-bi-li-ta-sion » est en cours ! Il scandait les syllabes, comme si cela suffisait à justifier son départ.

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Maintenant, il descendait les escaliers. Ghislain apparut à la balustrade.
— Niba ! cria-t-il.
Il descendit.
— Niba !
Il continua de descendre.
— Papa !
Niba s’arrêta. Sa main sur la rampe. Était-ce parce que sa mère était morte ou parce que maintenant tout devenait compliqué ? Il leva les yeux et cria :
— Qu’est-ce qu’il y a, Ghislain ?
— Quand reviendras-tu ? Quand vais-je revoir mes frères ?
Niba eut un sursaut. Il lui fit un signe bref, comme ferait quelqu’un qui veut chasser une mouche : — Reste tranquille, Ghislain, je te donnerai des nouvelles au plus vite… Il y a beaucoup de choses que je dois régler, la guerre, l’usine. Ton frère et ta sœur sont encore petits. Désormais, je suis veuf comme tu le sais…
— Oui, je suis grand désormais…
Niba était maintenant arrivé au deuxième étage. L’odeur de madame Slutter se sentait dans l’entrée. Ghislain se jeta dans les escaliers au risque de se casser la figure. Quand il arriva en bas, la rue était vide. Plus loin, au croisement de la rue Belliard, à l’endroit où madame Slutter lui avait envoyé son dernier baiser, il vit une tache bleue. C’était l’uniforme de Niba qui avançait droit, sans se retourner.

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Dessin de Roland Searle.

Claudia Patuzzi

Cyrille et Amélie IV/IV (Zérus – le soupir emmuré, n 7)

26 vendredi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Cyrille et Amélie IV/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 35-41, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Maintenant, Paul Mancini était en train de s’adresser à la table entière. Il y avait enfin quelqu’un pour donner du fil à retordre au vieux. Les jeunes filles s’agitaient sur leurs sièges. On entendait de temps en temps une quinte de toux ou un petit rire. Qui était-ce ? Mais Paul était encore trop pris par la conversation pour s’occuper des jeunes filles.
— N’avez-vous jamais vu la maison de Garibaldi à Caprera ? demanda-t-il à Cyrille.

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La maison de  Garibaldi dans l’île de Caprera, Sardegna.

— Bien sûr que non, répondit le vieux.
— Moi, j’y suis allé. Je la connais bien. La maison de Garibaldi est blanche, simple, pauvre. Un groupe de maisons à un seul étage, de style mexicain. Garibaldi savait travailler le bois, bâtir un mur, planter un pin. Dans sa maison, tout est vrai et simple, tandis que dans celle de Bonaparte à Ajaccio tout est transfiguré par la légende, tout est affecté et redondant…

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L’exil de Giuseppe Garibaldi à Caprera (1849) Voir aussi le Film de l’Istituto Luce (2 juin 1952) Le président de la République italienne se rend à Caprera en hommage à Garibaldi, 70 ans après sa disparition.

— Jésus… bredouilla Amélie.
Cyrille resta figé dans un silence menaçant. Ses pupilles grises scrutaient dans le vide, tandis que son souffle soulevait son thorax sans produire le moindre bruit. Le climat était de ceux qui annoncent les tempêtes. C’est seulement en cet instant que Paul Mancini se rendit compte que quelque chose de grave était en train de se passer : — Il est temps que je rentre à l’hôtel, dit-il.
« Dieu soit loué, respira Amélie, c’est fini. »
— Peut-être a-t-il cessé de neiger ? demanda une des trois soeurs.
D’un coup, quelque chose de mystérieux vint à l’esprit de Cyrille Balthasar : — Mais non, mais non, restez ! Je vous avais dit que vous pouviez rester à dormir…
Pendant quelques instants on n’entendit que le bruit du vin dans les verres, que le cliquetis des fourchettes et le bruissement sourd des jupes. Ce froufrou–là attira l’attention de l’invité.
Détachant son regard de Cyrille, Paul observa, sans se faire remarquer, les trois jeunes filles. La plus petite, qui s’appelait Germaine, était une enfant de douze ans, plutôt laide et sèche. Elle ne parlait pas, mais ses yeux fixés sur lui révélaient une curiosité dépourvue de honte. Irma, la cadette, était déjà amoureuse, bien qu’elle eût quinze ans à peine. « Elle est encore trop jeune… » pensa-t-il, tandis que ses yeux se posaient sur la troisième sœur, juste en face de lui. En quelques secondes, il oublia la Corse et toutes ses révolutions.
— Vous promettez de ne plus parler de Garibaldi ? lui dit la fille aînée des Balthasar.
— D’accord, je reste…
Amélie Molitor avait posé la tarte au milieu de son assiette. — Elle ne vous plaît pas ?
— Mais si, elle est excellente ! répondit-il, sans en goûter une seule bouchée.
Cyrille avait repris vie et parla de nouveau de politique : — Le vrai danger c’est le POB ! explosa-t-il, plongeant un regard éloquent dans les yeux encore égarés de son hôte.
Paul Mancini saisit promptement la serviette, se nettoya les moustaches et demanda : — Le POB ?

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Grève organisée par le POB 

— Le POB  est le Parti ouvrier belge. Ce sont les socialistes, les excommuniés, les Sans Dieu, ceux qui vont ruiner le pays !
Amélie essaya de mettre fin à ce réquisitoire : — change de sujet, Cyrille !
— Il n’y a pas un soir où il ne parle pas du POB, ricana la plus jeune.
— Les socialistes luttent pour faire entrer les femmes dans les jurys populaires… dit l’aînée, regardant seulement le jeune invité.
— C’est ce Don Juan de Vandervelde qui le dit? répliqua Cyrille, mielleux. Puis il cracha le morceau : — on doit exclure les femmes des jurys populaires !

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Émile Vandervelde  

— Mais pas en Amérique ! C’était encore la fille aînée qui parlait.
« Celle-ci me va bien… Elle est jeune, elle est une femme, à présent » pensa Paul.
— En Amérique, tout ça n’arrive pas, mon père.
— Toujours cette Amérique ! protesta Cyrille, en se retournant vers Paul qui restait avec la fourchette suspendue à mi-course. C’est à travers la petite patrie de la famille que naît l’attachement pour la grande patrie, n’est-ce pas ?
— Si, bien sûr, si… parvint à balbutier Paul, troublé par ces yeux noirs.
— Tu as fait la même chose avec Dreyfus. D’abord, tu as dit qu’il était coupable et maintenant qu’il est innocent tu ne veux plus en parler !
— Tais-toi, Eugénie !
— Cyrille, pour l’amour de Dieu, laisse tomber la politique, lui cria Amélie.
— Silence ! Ce sont les bons pères, les bons maris et les bons fils qui font les bons citoyens. N’est-ce pas, Monsieur Mancini ?
— Oui, oui, bien sûr… répondit l’invité, en se tournant de nouveau vers l’aînée qui, penchée au-dessus de la table, hurlait :
— C’est pour ça que tu nous as empêchées de poursuivre nos études ?
Cyrille ne démordait pas : — Une fille sans mari dépend de son père. Aujourd’hui, on ne raisonne plus. Les paysannes veulent devenir maîtresses d’école tandis que les maîtresses d’école aspirent à devenir professeures.
— Est-ce que je peux me lever, s’il vous plaît ? Sa fille aînée était déjà debout avant que Cyrille n’ait pu répondre. La lutte entre le père et la fille dura moins d’une minute. L’Ardennais explosa finalement :
— Ont-elles mis leur corset, Amélie ?
— Cyrille, je t’en prie, oui, elles l’ont mis ! La pauvre femme était rouge de honte et son regard en direction de Germaine n’empêcha pas celle-ci de se lever et de s’en aller avec sa sœur aînée.
— Monsieur Mancini peut dormir dans la chambre de Léopold et Prosper. Il sera notre invité ce soir, jusqu’à demain matin, dit sèchement Cyrille. La chambre est prête ?
— Cyrille, elle est prête, répondit Amélie, en poussant un soupir.
Tandis que les deux jeunes filles montaient, Paul Mancini se leva. Ses mains étaient contractées sur la nappe. Les lèvres mi-closes comme s’il voulait parler. Ni Amélie ni Cyrille n’entendirent le prénom — Eugénie — murmuré trop doucement pour être entendu.

005_AMELIEbis scanner ritoccata003 - Version 2 Amélie Molitor  ( foto di Claudia Patuzzi )          

Bruxelles, le 7 mars 1977

Et de la grand-mère, petite fée, est-ce que je t’en ai déjà parlé ? Quand Amélie était encore une jeune fille, les garçons de son quartier écrivaient à la craie sur le portail d’entrée de la maison, en lettres capitales : À LA PLUS BELLE FILLE DE BRUXELLES ! Elle était douce comme de la crème ! Et tant qu’elle vécut, je fus protégé et câliné. Elle était l’écran magique que la Providence a voulu placer entre moi et mon futur despote.
Un orphelin illégitime

Amélie se dressa sur le fauteuil du séjour. Elle avait les pieds glacés. C’était le soir et il faisait froid. Après le repas, l’invité s’était retiré au premier étage, dans la chambre des enfants. Les filles avaient monté, en prétextant qu’elles allaient dormir. Cyrille, après avoir éteint son dernier cigare, s’était enfermé au deuxième étage, dans leur chambre à coucher.
Amélie mit les doigts sur ses paupières et soupira lourdement. Une fatigue d’un siècle s’était désormais installée dans son corps. Combien de devoirs, combien d’étreintes avait-elle dû subir ? Les enfants endormis à quelques mètres, la chemise soulevée, le ventre tendu dans l’obscurité… Si elle osait protester en disant qu’elle était épuisée, Cyrille citait la Genèse, tandis qu’il déversait en elle sa marée séminale, les pantalons impeccablement posés sur la chaise à côté de son chapeau et du pardessus gris du matin.
— Vers ton mari sera ton instinct, mais il te dominera ! il pontifiait avant de la pénétrer en silence, sans lui donner le temps d’éprouver du plaisir. Ni sa jouissance soudaine, ni son unique cri, semblable à un reflux d’eau dans un tuyau, ne pouvaient la consoler. Il la laissait renversée et ardente, avec le feu du désir toujours plus insatisfait et inaccessible. Ces étreintes s’étaient bientôt changées en une suite ininterrompue de grossesses. Son corps s’était gonflé et dégonflé sans subir d’altérations. À chaque accouchement, sa poitrine avait enflé, puis s’était vidée, sans se flétrir. Dans un va-et-vient schizophrénique, elle lui avait donné huit enfants…
Amélie regarda la pendule et tendit l’oreille. Elle entendait ses filles plus jeunes chuchoter des choses secrètes. Si Cyrille éternuait, la maison tressaillait, les souris se cachaient dans leur trou et les filles se taisaient en faisant bouger seulement leurs yeux, tandis que le silence devenait un vacarme de codes secrets. Des pas légers se déplaçaient là-haut dans un froissement de robes, un grincement continuel de portes entrouvertes et tout de suite refermées.
— Qui est-ce ? C’est toi, Germaine ? s’écria-t-elle en essayant de retenir un peu la voix pour ne pas réveiller son mari. Personne ne répondit. Amélie essaya de se lever puis retomba sur le fauteuil. Quand la pendule marqua douze coups, elle regarda dehors : la neige avait cessé. Ainsi, le silence de la maison ressortait de manière grandiose. Amélie frissonna. Par un effort surhumain, elle parvint à se lever et s’apprêta à monter l’escalier. Devant la porte de l’invité, il lui sembla entendre un bruit étouffé. Elle se tint adossée quelques secondes à la paroi du palier, dans l’attente. Tout se taisait. Rien qu’un murmure, puis le silence. Amélie éprouva un sentiment de honte : « Quelle idiote je suis ! » Après elle monta au deuxième étage, puis s’arrêta, attirée par un bruit rauque et constant : Cyrille ronflait. Elle posa la main sur la poignée et entrouvrit la porte de sa chambre à coucher. Le buste de son mari gisait au centre du lit, soulevé par une respiration puissante. D’ici quatre ou cinq heures, il serait debout et, comme d’habitude, lui apporterait le café. Elle avança doucement dans l’obscurité et perçut une sorte d’inéluctabilité qui la liait à Cyrille. Oui, sans doute, elle en était encore attirée ou, pour tout dire, possédée.

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Cyrille Balthasar ( foto di Claudia Patuzzi )

Claudia Patuzzi

Henriette III/III (Zérus – le soupir emmuré n.4)

08 lundi Juil 2013

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Henriette III/III, traduction et nouvelle adaptation du chapitre II de La stanza di Garibaldi, pp. 22-25 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cette après-midi Rolando a changé de vêtements. Maintenant, il est habillé en faucheur. Il porte un bleu et une paire de baskets de la même couleur. Il traîne sur le gravier une énorme faucheuse. D’ici peu, le jardin sera envahi par le bruit de la machine et je ne parviendrai pas à écrire une seule ligne. Sur l’étagère, la petite tasse de porcelaine se détache devant la photo de Garibaldi avec sa netteté absurde. Où que je regarde, je me sens en cage, suspendue au milieu de la vie comme une éternelle enfant, entre l’affairement frénétique de Rolando et le bégaiement confus d’Henriette.
— Maman, quelle heure est-il ?
— Il est quatre heures vingt…
Quand elle commence à parler de sa jeunesse, Henriette devient évasive. « Mais que veux-tu savoir ? Tous les parents Belges sont morts ou bien ils sont trop vieux, Ghislain est resté seul là-bas et maman… », puis elle s’interrompt, à la recherche de quelque chose :— Les boucles d’oreille ! Je ne trouve plus les boucles d’oreille en or, je ne me souviens plus où je les ai mises…
— Tu les as mises à ton doigt, dans ton alliance.
— Quelle étourdie !
— Quand as-tu revu Ghislain ?
Henriette traverse à cent à l’heure ses galeries sans panneaux, puis elle reconnaît la bonne voie, où elle voit Ghislain descendant d’un carrosse dans une gare.
— Il était si jeune et le tricorne impressionnait tout le monde… Il ressemblait à un cafard… Il faisait tellement chaud qu’il suait horriblement et nous avions toujours envie de rire…

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Dans le jardin s’abat un silence soudain, car Rolando a éteint la faucheuse et maintenant il contemple le pré, immobile. J’en profite pour reprendre le fil.
— Qu’a fait Garibaldi ?
— Tout se passa dans « sa » chambre…
— Où était cette chambre ?
— Nous y allions en cachette…
— Nous… qui ??
— Mon frère Nino et moi… elle était toujours fermée à clé…
— Où était-elle ?
— Au dernier étage…
— Où, exactement ?
Henriette me regarde, soupçonneuse, puis, avec l’air de quelqu’un qui en a déjà trop dit, elle murmure : — Mystère de la foi…
— Pourquoi Ghislain y est-il allé ? J’insiste encore, mais un grondement couvre mes paroles.
Henriette sourit : — Tu l’entends ? C’est le bruit d‘un avion…
Avant que je ne puisse l’arrêter, elle descend un petit escalier, rejoint le sentier qui mène au lentisque entortillé et improvise une comptine de son invention.
— Tirititonne, tirititi-titonne, on sonne.
Mais l’avion a déjà disparu, le merle épouvanté a pris son envol et la tondeuse à gazon sommeille sur le pré.
— Tirititonne, tirititi-titonne, on sonne.
Avec une excuse, je suis partie dans ma petite tour, j’ai ouvert les fenêtres et respiré l’air du grand pré. Les battements de cœur se sont calmés. J’entends les vers des cailles et le bruissement des faisans entre les arbustes. L’odeur de sauge et de roquette est presque enivrante. Mais voici qu’un craquement se répand depuis le jardin et la cabane à outils en balayant sur son passage cette odeur intense. C’est Roland qui incinère les feuilles sèches. Je ferme les fenêtres et soupire résignée. « Rien à faire, on ne peut pas écrire ici. »

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Il est sept heures du matin. Un jour c’est dejà écoulé. Rolando est debout depuis l’aube et tout est nettoyé et bien rangé. Son pas résonne sur le gravier, sur le pré mouillé, autour des traces du chat, des souris et des oiseaux tombés du nid. Il refait le tour de la maison, de l’enceinte, des géraniums brisés et de ceux qui sont éclos, puis il ouvre le garage en élevant un immuable et immortel remerciement à la vie. À huit heures, la véranda est inondée par un flot de lumière qui blanchit le tuf encore humide. C’est le seul moment de la journée où l’ombre du jardin semble disparaître et céder la place au soleil qui projette sur les branches de petites ombres chinoises. Rolando s’affaire depuis longtemps devant la machine à café. À neuf heures, il s’habille en cycliste, un polo blanc avec un short bleu et des espadrilles. Puis il enfourche sa bicyclette et pédale régulièrement, comme toujours, jusqu’au marchand de journaux.
Nous restons à la maison, Henriette et moi. Je l’entends parler dans sa chambre, toute seule : —… Ce pied, quelle douleur, où est la semelle orthopédique ? Un instant après je vois son visage se profiler à la porte :
— As-tu besoin de quelque chose ?
Je ne parviens pas à écrire quoi que ce soit sur la naissance de Ghislain. Henriette pourrait m’aider. Je me retourne, mais elle a déjà disparu. Peut-être est-elle allée dans le jardin…
— Henriette, où es-tu ?
— Maudit gros orteil, répond une voix derrière la maison.
Quand j’arrive, elle a déjà tourné le coin, en marmottant des citations.
— Je te connais beau masque !
— Attends-moi…
— L’Église libre dans l’État libre… [1]
Finalement, je réussis à l’intercepter sous le grand chêne. Elle me regarde, alarmée : — As-tu lu le journal ? Un guide scout a perdu un bras à cause d’une bombe qui n’avait pas explosé…
— Mais non, c’est le journal d’hier.
— Et alors, qu’est-ce que je pouvais en savoir, moi, qu’est-ce qu’on prépare pour le dîner ?
Pendant une seconde, sa folie s’empare de mon esprit, puis j’essaie de lui voler quelques informations.
— Comment était le grand-père Cyrille ?
— C’était un Ardennais…
— D’accord. Mais comment était-il, exactement ?
— Il fumait les cigares du général Leman…
— Il ne faisait que cela ?
— Il mâchait toujours de l’ail cru…
Au-delà du chêne, juste derrière elle, je vois la partie la plus élevée des Ardennes, là où les crêtes les plus dures forment la zone des Hautes Fagnes. Sculptée sur une paroi à pic, parmi les visages des présidents américains, se dresse la tête massive de Cyrille, trempée par ce haut plateau calcaire dans un air fier et puissant. L’image disparaît soudain, quand j’entends les tremblements d’Henriette : contrariée par ses fantômes malveillants, elle se débat dans une de ses galeries.
— Ghislain avait peur de Cyrille…

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Claudia Patuzzi


[1]  Phrase de Montalambert, devenue cheval de bataille en 1861 pour Camillo Benso, comte de Cavour.

Henriette I/III (Zérus – le soupir emmuré n. 2)

19 mercredi Juin 2013

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Henriette I/III, traduction et nouvelle adaptation du chapître II de La stanza di Garibaldi, pp. 13-18 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Je ne sais pas pourquoi j’ai décidé maintenant, de but en blanc, d’examiner ce que mon oncle m’a raconté durant des années. Je sais seulement que la dernière lettre — avec la petite tasse à café, la soucoupe cassée en trois morceaux et la photo de Garibaldi — est devenue une sorte d’obsession. Ce matin, avec une loupe, j’ai examiné de nouveau la photo. Sur la droite de Ghislain, près du lit, on entrevoit une espèce de pantin — avec un chapeau — qui ressemble à un homme. Y avait-il quelqu’un d’autre dans la chambre? Ce ne peut pas être la même personne qui a déclenché la photo, car l’image a été prise d’un autre angle visuel. Et alors, qui est le responsable de cette photo ? Quelle est cette étrange grille derrière Garibaldi ? Je me pose toujours des questions sans réponse. Il me semble que je tourne à vide autour d’une absurde devinette. Peut-être n’est-ce qu’une moquerie, la dernière boutade d’un vieux farceur, désormais dément… Il ne me reste que les lettres de mon oncle et quelques documents.

Sans hésiter, j’ai enlevé les lettres du fond du tiroir et je les ai classées par dates, en les rangeant dans des enveloppes recouvertes d’étiquettes rouges. J’ai accroché aux murs les photographies que Ghislain m’avait envoyées avec les cartes de Bruxelles et de Macerata, transformant ainsi mon bureau en bazar néocolonial. Ensuite, je suis partie à la recherche d’autres photographies. En fouillant dans les tiroirs, j’ai pris des papiers d’identité, des actes de naissance, des certificats de mariage, des bulletins, des avis de décès, des cartes postales, des journaux intimes et de petits livres universitaires. J’ai pris aussi des plans cadastraux et des actes de notaire, des listes de mariage, des attestations de la marine royale et des titres honorifiques. Puis je les ai enfermés dans une boîte aux emblèmes de la « Villa d’Este ». J’ai contacté ensuite les quelques personnes survivantes, encore en mesure de témoigner sur l’affaire. À la fin, épuisée par les doutes, j’ai pris mon ordinateur portable et j’ai quitté Rome.

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La maison au bord de la mer, c’est ce que dessinent les enfants dès qu’ils ont trois ans : un toit pointu de tuiles rouges, un hublot au centre du tympan, une véranda avec deux colonnes en blocs de tuf, comme un modeste temple de Vesta. Un jardin carré, plus vert qu’une jungle, entoure la maison. On y entre par un portail peint en vert défendu par une faïence blanche et bleue avec un Saint-François parlant aux oiseaux. Franchir cette grille c’est passer le Tropique. Un fil invisible coupe en deux ton épine dorsale et te transforme en un éternel adolescent. Tu redeviens enfant et tu ne peux plus vieillir.Pourtant, il ne s’agit que d’un petit jardin ombragé habité par deux chênes centenaires. Le premier sanglant à cause des cicatrices sculptées sur son tronc de liège, le deuxième tendu, en guise d’ombrelle, sur le toit de la maison pour la défendre de la violence du vent, comme le ferait une mère.

À première vue, la maison semble un simple monticule de blocs de tuf entouré d’un jardin à l’italienne. Mais il ne faut pas se borner aux apparences : juste derrière la maison, au nord-ouest, une petite tour veille, comme une forteresse d’antan, au-delà d’une haie, sur un grand pré sauvage. C’est le côté interdit du jardin, un lieu dépourvu de limites et de règles. Sur cette étendue de ronces, de coquelicots, de ravenelles, les lapins creusent des terriers sur des kilomètres, les vipères sont maîtres des broussailles, le grain meurt égorgé par les épines, l’herbe est envahie par les orties, avant d’être ruminée par les vaches qui viennent paître au crépuscule.

Dans les années cinquante, il n’y avait pas de haie. Seuls quelques fils de fer qui laissaient partout des passages parmi le champ de pastèques et des meules de paille sur lesquelles je m’amusais à glisser. Maintenant, le pré est abandonné. Les spéculateurs attendent qu’il pourrisse, dévoré par l’indifférence et par le temps. C’est là que Ghislain s’est promené à cette époque avec moi, en crottant sa soutane et ses chaussures de cuir, tandis que je courais et faisais mine de me perdre. — Ne cours pas, petite fée, ne cours pas, s’écriait-il, mais j’étais méchante et je le laissais seul au milieu du champ. Il se mettait alors à ramasser des plantes grasses, charnues comme des doigts, il remplissait sa soutane de grandes fleurs violettes qu’il offrait à sa sœur Henriette. Elle le remerciait, puis les jetait discrètement dans la poubelle. À l’orée de la pinède, je me retournais en arrière. Je le voyais rentrer rapidement à la maison, trébucher parmi les buissons et les ronces, une tache noire dans le jaune des navets et le rouge des coquelicots. Je le saluais alors une dernière fois avant que le maquis ne m’engloutisse. Au crépuscule, je reprenais le chemin de la maison. Quand j’arrivais sur la route, je voyais sur le fond une tache obscure. Je courais. L’ombre noire s’agrandissait seconde après seconde. Elle devenait d’abord un oiseau, un aigle ou un faucon aux ailes déployées, puis un phoque avec un ballon sur le bout du museau. À soixante mètres je le distinguais. La tache était mon oncle. L’oiseau était le tricorne qui nichait sur sa tête. Il attendait sur une chaise que je revienne. Dès qu’il m’avait vue, il courait vers moi en criant :— Ma bonne fée, c’est l’heure de dîner ! Je faisais exprès de ralentir le pas, puis je revenais vers le champ de blé près du croisement.

Ceux qui passent dans l’allée côté sud du jardin tôt ou tard s’arrêtent devant la grille aux tuiles rouges pour s’exclamer :— On dirait la villa Borghese ! De ce point-là, on voit effectivement un pré à l’anglaise très bien entretenu, avec des buissons de roses et d’hortensias entre des parterres bordés de sentiers de gravier et de fusain. Au-delà du pin et des deux chênes qui dominent le plateau, il y a un lentisque à la chevelure compacte et bouclée.

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C’est Rolando, mon père, qui pourvoit à tout. Je le vois ratisser les feuilles, les ramasser en tas égaux et en remplir de gros sacs qui s’élèvent en de funèbres pyramides près de la maison. Peu après, j’entends sur le côté est ses pas affairés entre le garage et la cabane à outils. Il répare quelque chose. Le marteau frappe, obsédant et patient. Une trentaine de coups à peu près. La selle de la balançoire ? Le socle en bois de la douche ? Immédiatement après, ses pas font crisser le gravier devant la grille. On entend le bruit d’un ruisseau. Il ouvre les robinets, de l’eau se répand sur le parterre central. Après une demi-heure, il met le tube toujours au même endroit, puis il l’enroule avec précision, pour former un huit. Pour finir, il passe en revue le côté ouest, la haie de pittosporum et les environs du grand chêne menacé par les vers et les insectes.

Rolando a l’esprit d’un gardien. Par sa poigne, il ressemble à Vulcain, le dieu souterrain, le mythique forgeron faiseur de boucliers et d’éclairs divins. Par l’expression de son visage, éternel et terrestre à la fois, il rappelle les personnages de terre cuite des sarcophages étrusques. C’est Charon ? Je ne crois pas. Il vit au paradis, dans un petit éden. Ce n’est pas Caton non plus. Dans son univers, tout se vit sans réflexion ni conscience.

Dans ce jardin, chaque chose, même la plus insignifiante, fait partie d’un « système ». Tout se tient ici depuis un temps immémorial et n’a jamais changé de place. Je me mets alors à penser à Ptolémée. Presque tout le monde croit que son système est aujourd’hui dépassé : la terre était immobile au centre de l’univers, repliée dans une divine harmonie, tandis que le soleil tournait autour d’elle comme un diamant enchâssé dans une boule de cristal. C’est vrai. On a avancé avec les découvertes de Copernic et de Galilée, qui ont d’ailleurs rendu la terre plus humble et moins effrontée, permettant aux peintres de se représenter l’infini sous la forme d’une illusion. Cependant, je soutiens que le système de Ptolémée existe encore et qu’il est souvent pratiqué. Je me réfère, évidemment, à un usage privé. En effet, ce système parvient même à revêtir les formes occultes et ensorcelantes de véritables fétiches. Les gens ordinaires ne s’en aperçoivent pas, parce que souvent ceux que je qualifierais de « Ptoléméens », deviennent extrêmement hospitaliers et aimables, cérémonieux même, lorsqu’ils veulent t’attirer dans leur monde.

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Il « sistema tolemaico »

Tous les « Ptoléméens » ne sont pas les mêmes : ils peuvent être autoritaires ou fanatiques, rêveurs ou bucoliques. Certains poursuivent de dangereuses obsessions capables, avec le temps, de créer d’épouvantables conflits. D’autres engagent des tournois désespérés contre des monstres hypothétiques : c’est le cas de mon arrière-grand-père belge, Cyrille Balthasar. Les plus aimables et inoffensifs sont les rêveurs occupés à suivre leur mère leur vie durant, comme mon oncle Ghislain, ou les bucoliques qui, pourtant, frôlent quelquefois l’ennui et la répétition, comme mon père Rolando. Comme tous les « Ptoléméens », émet parfois de brèves sentences qui se détachent dans l’existence de celui qui l’écoute comme des phares invisibles. Un jour, tandis qu’il balayait les feuilles, il s’arrêta brusquement, et dit : — L’important est de trouver son propre but. Jésus, par exemple, avait l’idée fixe de Dieu. Il y a toujours dans la vie de quelqu’un une idée qui l’accompagne dans le monde et dans ses pensées. La satisfaction alors n’est pas autre chose que d’accorder son idée fixe avec soi-même et d’en faire un but.

Claudia Patuzzi

Ghislain (Zérus – le soupir emmuré n. 1)

16 dimanche Juin 2013

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Dessin de Claudia Patuzzi

Ghislain I/II, traduction et nouvelle adaptation du chapitre I de La stanza di Garibaldi, pp. 7-10 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rome, le 18 avril 1997

Mon oncle,
J’ai reçu ton paquet ce matin. J’ai ouvert la boîte et j’ai trouvé une petite tasse à caffé de porcelaine blanche, une soucoupe brisée en trois morceaux et, en dessous, une photographie si usée qu’on dirait du papier de soie. Tu étais là, avec ton tricorne et ton long habit noir et, à côté de toi, le portrait d’un brigand, un genre de héros avec un’éspece d’auréole derrière la tête. Puis, je l’ai reconnu : c’était Garibaldi…
Une fée qui doute

Bruxelles, le 24 avril 1997

Chère petite fée,
Qui sait combien de questions tu voudrais me poser… Du calme, ton oncle est très vieux désormais, ses mains tremblent, son cœur bat la chamade, même s’il est encore sain d’esprit. Je le sais, une petite tasse n’est jamais qu’une petite tasse, et pourtant, je veux te la donner. Prends-en soin.
Pourquoi ? me demandes-tu. Que vient faire Garibaldi avec un pauvre Belge contraint de vivre emmuré vivant,
pendant soixante-seize ans, dans un Institut en plein cœur de Bruxelles ? Cela ne doit te surprendre en rien cependant : ce fut dans la chambre de Garibaldi que l’affaire, commencée plusieurs années auparavant, connut son fatal dénouement.
Maintenant, le destin m’apparaît plus clair et déchiffrable. À quatre-vingt-douze ans, je vois le passé avec moins d’exaspération, je ne reste pas accroché à ce qui me concerne directement, mais je ramène cela au destin de bien des gens que j’ai connus. Dans la vie de chacun, il y a des situations aux conséquences terribles où nous nous retrouvons pris comme des mouches sans en avoir eu aucune responsabilité…
Une mouche

C’est tout ? C’est donc là son explication ? De quelle affaire parle-t-il? Je suis allée reprendre la petite tasse à café que j’avais cachée depuis presque une semaine — qui sait pourquoi ? — dans le dernier tiroir de la commode, parmi les foulards d’antan. Je l’ai gardée dans ma main en l’observant attentivement. Excepté la tour Eiffel sur le fond, le résultat est toujours le même : une petite soucoupe, avec le même emblème dessous. J’ai réagi avec colère : « Nous voilà de nouveau, il a perdu la tête. »

De mon oncle Ghislain Balthasar on n’a pas su grand-chose, mais il a suffi de trois faits liés entre eux, pour marquer à jamais le reste de sa vie. Le premier a été sa naissance. Le deuxième, l’abandon et la mort de sa mère. Le troisième est ce secret.
Le premier fait — la naissance illégitime — fut considéré comme aussi ignominieux que le péché d’Ève. Avec la perfidie et l’habileté qui distinguent la société humaine, il fut d’abord ignoré avant d’être délibérément effacé. Les années passant, cet événement conditionna l’existence de mon oncle jusqu’à le contraindre au mutisme et, depuis sa quatorzième année, à la réclusion dans le petit noviciat de Overijshe, puis dans l’Institut des Frères Chrétiens à Bruxelles…

Bruxelles, le 16 janvier 1985

Ma petite fée,
Es-tu près de moi ? M’écoutes-tu ? Bien. Je vis en communauté depuis plus de soixante ans. Je n’y trouve pas une longueur d’onde commune, je suis silencieux comme une ombre. Je cherche une consolation dans mes souvenirs, dans ta présence mentale, dans les vieux dictionnaires que je manipule avec dévotion. Et pourtant, je le confesse, après douze années de retraite, je me sens plus tranquille, les exigences de la Règle se sont atténuées et finalement je vis une espèce d’euphorie. C’est une nouvelle naissance et je remercie le pape Jean[1]. N’est-ce pas lui qui a dit qu’il faut distinguer l’erreur de celui qui est dans l’erreur ? N’est-il pas avant tout un être humain ? Dans la communauté, on me connaît comme celui qui parle peu. Les autres ne savent rien de ma blessure : j’ai la pudeur de me taire.
Un innocent qui est dans l’erreur

Les lettres de mon oncle bourdonnent comme des abeilles autour d’un mystérieux événement, sans jamais y entrer. Elles s’arrêtent toujours sur le seuil ou reculent en faisant d’inutiles détours. Garibaldi apparaît et disparaît entre ses mots entraînés par les remous d’une mer en tempête. D’ailleurs, les paroles de Ghislain m’ont trouvée parfois distraite, perdue dans tant de maisons et d’amours divers. Il n’a jamais eu assez de courage pour me raconter la vérité et moi de temps pour l’écouter. Et maintenant, voici cet étrange paquet avec la petite tasse, la soucoupe brisée en trois tessons et la photo de Garibaldi. Même si l’image est très sombre, au centre, on entrevoit une sorte de catafalque qui soutient les genoux de Ghislain, incroyablement pâle dans sa tunique noire. Au-dessus de son épaule droite, à moitié recouverte par le tricorne, le regard perdu dans un rêve lointain, s’élève le Héros des Deux Mondes, avec une sorte d’auréole autour de la tête. Mais ce qui m’a plus frappé dans cette photographie c’est l’attitude de mon oncle. Il regard en direction de Garibaldi qui, à son tour, semble cligner de l’œil gauche en signe de complicité. Un’étrange complicité…

Je fis sa connaissance en Italie par une chaude journée de juillet, dans la maison familiale au bord de la mer. J’avais six ans alors et je mordais la vie à pleines dents. Je me jetais à corps perdu dans les lieux les plus improbables et sous mon bronzage j’étais une petite sauvage avide d’air et de nourriture, qui agitait ses jambes dans des courses surhumaines au coeur des ruines.
Avait-il quarante ou cinquante ans ? Je ne pouvais le savoir ni l’imaginer, parce qu’il n’avait pas d’âge. Il s’était arrêté au second fait — l’abandon — qui l’avait sauvé de la sécheresse, comme un rocher au milieu des vagues. Au lieu de le vieillir, le temps l’avait rendu lisse et glabre comme le ferait le vent avec les pierres plus friables et pointues.
Les premières fois, il portait l’habit des Frères Chrétiens avec le col de toile divisé en deux rabats amidonnés. Un grand tricorne noir donnait à son aspect juvénile une allure du dix-huitième siècle. Par contraste, la blancheur de sa peau ressortait de façon presque outrancière entre le vert du jardin et le marron sanguin du tuf.
Plus tard, avec le progrès de la réforme œcuménique, il commença à s’habiller en explorateur africain. Une chemise beige de polyester, un pantalon couleur kaki et, pour finir, d’horribles sandales de moine qui, sous les rayons du soleil, dessinaient sur sa peau un X immaculé. Dans cette mise, il se promenait en chantant comme un oiseau de campagne. Il tenait un Larousse dans une main et les Fiancés de Manzoni dans l’autre. Il était étrange et même drôle, mais je l’aimais, parce qu’il venait du pays des pluies m’apportant des quantités de chocolat Côte d’Or et de foulards en imitation soie qu’il achetait en cachette à bas prix via Nazionale[2]. Zio Ghislain eut un sobriquet — le facteur — à cause de sa manie épistolaire. Mais je préférais l’appeler mon oncle. En revanche, il commença un jour à m’appeler petite fée, peut-être parce que je le faisais rire plus que les autres, trop sérieux et occupés.
Sa proposition arriva longtemps après ces premières rencontres. Il me raconterait sa vie par lettres, en échange, j’écrirais quelque chose sur lui et sa mère Eugénie, ma grand-mère maternelle. Au début, le projet m’enthousiasmait. Mais, je me sentais déjà une femme, j’essayais de voler avec des ailes de cire qui, au lieu de m’élever dans les airs, fondaient comme neige au soleil. La distance et le temps se mirent entre mes rêves et moi, je devins bientôt distraite et impatiente. Souvent, j’oubliais de répondre à ses lettres.

Bruxelles, le 25 mars 1979

Chère petite fée,
Pourquoi ne réponds-tu pas ? C’est Pâques et je reste ici, à l’Institut, avec les morts, dans cette prison de pierre, en attente d’une réponse qui ne vient jamais. Où est passée, ma muse inspiratrice ? Tandis que le XXe siècle devient fou, je récapitule ma vie en fouillant avec une torche les galeries de ma mémoire. Ma vie bien sûr est très banale. Pourtant, dans cette existence sans couleur, des événements extraordinaires se sont produits, dont un en particulier continue à me brûler le cœur. Tu veux le connaître toi aussi ? Dépêche-toi. Le temps passe et je deviens plus vieux chaque jour, même si je me sens comme un petit garçon. Tu vois que c’est un oxymore qui te parle et c’est aussi ton oncle. Selon l’étymologie, je serais « pénétrant sous une apparente stupidité »…
Un oxymore

Je me souviens qu’au mot « oxymore » j’avais souri : avec ses allusions, ses petits jeux verbaux, il ne disait rien de concret, à part cet « événement extraordinaire ». Faisait-il allusion à sa naissance illégitime ? Ce n’était certes pas une chose assez rare pour exiger le secret. Non, ce fait devait être très grave, une blessure ruisselante de sang ou un flot de larmes si gris qu’il pourrait en rappeler le ciel de Bruxelles. Qu’était-ce ? Je relus la lettre trois fois, puis je l’enfermai dans un tiroir.

Claudia Patuzzi


[1] Avec l’encyclique « Pacem in terris » du 11 avril 1963, ce pape supprima beaucoup de contraintes dans les ordres religieux.

[2]  Rue commerciale de Rome.

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