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Un muet bavard (Zérus – Le soupir emmuré n. 53)

13 mercredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1922, accusation publique, avertissement, Frères Chrétiens, ghislain, jean baptiste de la salle, Overijse, pape Jean XXII, régle 1718, zérus 53, zérus le soupir emmuré 53

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Un muet bavard VI-2/VI n.53, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.209-211, deuxième partie du chapitre VI, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

De toutes les règles en vigueur à l’Institut, c’étaient avant tout l’Accusation et l’Avertissement qui créaient un climat tendu, sinon de terreur. Chaque vendredi, dans la salle de réunion de la communauté, au début de la lecture spirituelle du soir, je devais subir l’accusation publique de mes confrères devant le frère directeur. Si le but de cette accusation était bon, le moyen en était impitoyable. L’Institut devint un lieu d’espionnage et de délation devant le regard sévère du frère directeur et des autres confrères. Ces accusations réciproques, privées de véritable charité chrétienne, s’appelaient « Avertissements ».
J’étais timide et n’osais pas discuter, élever la voix, me faire valoir. Je n’osais surtout pas accuser… Pour ma sensibilité quasi féminine, je fus l’objet d’avertissements injustes et cruels.
— Frère Irénée a parlé dans le réfectoire durant le Silence.
— Frère Irénée a donné son pain à un confrère.
— Frère Irénée a serré la main d’un confrère.
— Frère Irénée, lundi passé n’était pas encore couché après les trente coups de cloche.
— Frère Irénée n’a pas respecté le rang par deux.
— Frère Irénée garde des photos en cachette.
— Ce sont des photos de ma mère ! eus-je le courage de répondre.

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« Le Saint, avant d’écrire, s’adresse à Dieu pour en recevoir l’inspiration » , Louis Muller 1815-1892. (Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Ma petite fée, c’est sans doute la première fois que je dis à un proche mon amertume de la vie en communauté : « frère », une belle parole, oui, mais en pratique je me trouvai dans un lieu où l’affection et l’amitié étaient rigoureusement défendues. Imagine un peu comment je devais me sentir, moi qui étais hypersensible. Me comprends-tu ? Et je suis toujours resté ainsi. Peut-être est-ce pour cela que je ne parais pas vieux ? J’ai toujours éprouvé le besoin de montrer mon affection à quelqu’un et d’être aimé… mais c’était interdit. J’ai toujours dû réprimer mes sentiments à l’intérieur de moi. Suis-je insipide ? Avant de me juger, écoute-moi.
Tu ne sais pas combien de pénitences m’ont coûté mes confidences ou mes manifestations d’affection. J’embrassais la terre. J’embrassais les pieds de mes confrères. Je demandais pardon à la communauté. Je demandais un morceau de pain en aumône. Je mangeais mon repas à genoux. En moins d’un an, j’étais déjà muet ! Si le Concile œcuménique et le pape Jean n’étaient pas intervenus, je crois que je serais devenu fou.

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(Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Depuis 1967, même si c’était avec une certaine lenteur, la Règle antique de 1718 fut quasiment abolie et j’ai pu, après la retraite, vivre seul dans une chambre : seul avec mes pensées, mes rêves, mes sentiments.
Pourtant il y avait une autre chose que mon grand-père m’avait promise : devenir un enseignant respecté et apprécié. Mais comment ? Et à quel prix ? J’ai passé plus de 50 ans dans l’Institut, une présence reconnue seulement pour me faire faire le maximum d’heures scolaires dans des classes surpeuplées avec plus de 40 enfants. Leçons de toutes sortes : religion, français, flamand, anglais, mathématiques, histoire, géographie, économie, dessin et depuis 1923 même le latin. Pour beaucoup de ces matières, je n’étais même pas préparé, mais dans le fonctionnement de la machine scolaire je devais être une « pièce polyvalente ». En contre-partie ? Mes problèmes humains ? Rien de rien. Silence, suspicion et indifférence. J’étais un inconnu, le silencieux et timide Frère Iréné… Pendant plus de 30 ans, j’ai passé les vacances dans le collège, enfermé avec des livres. Et quels livres : des livres scolaires…

À 14 ans, j’ai connu l’Évangile. Combien j’admirais ces pages transcendantes et pleines d’amour ! Que le monde aurait été beau si tous les hommes avaient pratiqué cette doctrine divine. Hélas ! le monde quasiment païen est celui qu’il est, c’est-à-dire un monde de loups. Jésus avait ses amies, Marthe et Marie… moi ? Je vivais seul comme si je n’existais pas pour les autres.
Cela me fait très mal de voir un film où la femme n’est qu’un objet de plaisir. Je pense aux violences dont j’ai souffert et à tous ces enfants violés et tués et dont la volonté a été manipulée par le mensonge… Comment les journaux nomment-ils cela ? La pédophilie, je crois. Souvent, je me demande le pourquoi de telles violences, mais je ne trouve aucune réponse…
D’autres fois, il m’arrive de penser à maman, à Henriette, à toi, à toutes les femmes que je rencontre, à l’âme sœur dont chacun de nous rêve en soi-même. Mais les unions parfaites sont très rares et souvent mises à rude épreuve. Même moi, je suis toujours sensible à un beau visage, une belle femme, je ressens des désirs physiques, mais la philosophie des Évangiles me freine. Je pense alors à des démonstrations respectueuses de mes sentiments. Quand un des frères me soupçonne de quelque chose d’équivoque, je me fâche et me réfugie dans le mutisme, ma défense…
Et ainsi le Seigneur m’a pris malgré mon manque de dévotion et de vertu. Et je suis resté, sans jamais en sortir, dans ce lieu de souffrance. Au moins jusqu’à l’été 1928, quand finalement je suis parti pour l’Italie.

Un muet bavard

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Frère avec le tricorne accompagnant ses élèves après la Messe, tableau de Jean Joseph Lacroix, 1800-1880 (Cliquer sur la photo pour l »agrandir)

Claudia Patuzzi

Fin de la première partie.

Renfermement (Zérus – le soupir emmuré n. 52)

12 mardi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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cyrille, Frères Chrétiens, ghislain, Icare, la règle du silence, Overijse, pape Pio XI, Zérus 52, Zérus le soupir emmuré 52

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Cliquer la photo pour l’agrandir.

Renfermement VI-1/VI n.52, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.206-209, première partie du chapitre VI, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 12 mars 1989

C’est ainsi, petite fée, que le grand-père Cyrille m’a obligé à entrer dans le petit noviciat d’Overijse. J’ai su, bien des années plus tard, qu’afin d’avoir la pension gratuite, il avait donné sa parole que je deviendrai un Frère Chrétien. Les jeux étaient faits, avant même que j’en sois informé, sans mon consentement et sans aucune vocation. J’étais un converti, une moisson fertile, et moi de mon côté, je continuais à attendre les lettres de Niba et les voix bruyantes d’Henriette et Nino. Dès que je franchis les murs du noviciat, je fus, au contraire, envahi de silence.
Beaucoup de gens croient que le silence est une absence de sons contraignants, une pause nécessaire et rafraîchissante. Ils opposent le silence au vacarme et aux gestes de prévarication. Ils font coïncider le silence avec une oasis de paix et de chaleureuse intimité. Mais il n’en est pas ainsi. Celui-ci n’est pas le vrai silence. Ce n’est pas non plus le silence des sourds-muets, conforté par l’habitude et accompagné du chuchotement familier de la pensée et du don céleste de la vue.
Le Silence d’Overijse était tout autre chose. Avant tout, il était imposé. Chaque sanglot, chaque toussotement, chaque battement de cils étaient un signe codé ou une parole. Il était interdit de respirer, de bouger la bouche, de fermer les paupières, de craquer les doigts. Même déféquer ou uriner devait être fait dans la plus grande discrétion.
Mais le Silence d’Overijse n’était pas l’unique chose à être imposée. Il obéissait de manière rigide aux Temps canoniques comme la parole. À Overijse on ne pouvait pas parler sauf et seulement pour lire ou commenter l’évangile.
D’un seul coup, le silence se resserra autour de moi comme un filet au fond de la mer. J’avais mordu à l’hameçon et, comme une sardine, je me débattais sans savoir que j’allais mourir.
Je ne vis pratiquement plus tante Germaine. Peut-être avait-elle peur de pleurer ? Le seul que je vis fut grand-père Cyrille, ponctuel tous les mois, et ce n’était certainement pas un plaisir, car j’avais devant moi mon inquisiteur.
Je suis peut-être prolixe, mais je t’ai promis d’être sincère. Eh bien, Overijse fut pour ton pauvre oncle un véritable enfer. Le jardin fleuri : un pauvre arbuste. Ma chambre à moi : une cellule nue. La fenêtre sur le jardin : une meurtrière. Les livres, seulement des livres scolaires et religieux. Les visites rares. Toujours les mêmes. Les lettres étaient contrôlées.
Tu sais ce que j’ai trouvé dans ce lieu, unique, parmi toutes les choses que mon grand-père Cyrille m’avait promises ? La tranquillité. Des kilomètres et des kilomètres de tranquillité absolue. Bruxelles semblait ne jamais avoir existé et même la rue du Remorqueur s’obscurcissait dans ma mémoire. Seule maman était restée dans mes pensées, jeune et belle comme je l’avais laissée. Par contre, Christiane errait dans mon cœur comme un ange tentateur. Si je rêvais d’elle la nuit, le remords s’emparait de moi… Où était partie maman ? Où était ma reine de Saint-Nicolas ? Où était le souvenir du corps de Catherine ?
Tout cela était interdit.
Mutisme, silence, règles et horaires. Nous avions nos dix commandements. Je me souviens du septième : « Tu mortifieras ton esprit et tes sens fréquemment ». On parlait d’enfer pour ceux qui ne persévéraient pas. Que devais-je faire ? J’avais seulement quatorze ans. Cesset voluntas propria et infernus non erit [1]. Qui l’a dit ? Saint-Bernard, je crois. Mais Saint-Bernard était un saint, pas moi… Dans cette communauté, ils voulaient tous être saints sans l’être, alors qu’il était déjà si difficile d’être seulement des hommes.

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Ghislain est le deuxième avec le x du troisième rang (cliquer pour agrandir la photo)

En 1921, à seize ans, je devins Frère Chrétien. C’était la même année où devint Archevêque de Milan le futur Pius XI, celui qui imposa le premier sa bénédiction de la loge de Saint-Pierre. Quelle coïncidence : les Papes pouvaient parler des balcons aux foules et moi, je devais rester muet.
Ils changèrent aussi mon nom. En mémoire de l’archiviste de la maison générale des Sulpices de Paris, j’eus le nom austère de Augustin Irénée. D’abord Ghislain, puis Paul, et maintenant, une autre identité…
En octobre, je prononçai les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Mon corps disparut sous une soutane et un long manteau. Chaussettes noires et chaussures de cuir noir, celles de mon grand-père. Enfin, un grand tricorne m’interdisait de voir la couleur du ciel. Où était parti le ciel ? Dans quelle boîte était-il enfermé ? Les lois de l’Institut, le tintement des cloches, la Règle du Silence morcelaient cet univers en une série de fautes morbides. En peu de temps, j’avais tout perdu. Avec ce tricorne, j’avais perdu l’innocence du regard. Je devais regarder à terre, me taire et si je levais la tête, je perdais mes ailes comme Icare. Je m’étais perdu dans mes pensées et mes ailes de cire s’étaient fondues… En don, je reçus un chapelet, un crucifix en bois d’ébène et rameaux, le livret de « L’Imitation du Christ », un portefeuille et un étui avec un petit canif. Quand je franchis le portail en fer, je compris que tout était fini. J’étais un Frère Chrétien. Le numéro cinquante-cinq…

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(cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi


[1] Phrase latine. En français : « Renonce à ta volonté, et tu t’épargneras l’enfer ! »

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