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décalages et metamorphoses

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Archives de Tag: Divina Commedia

Le petit diable ( histoires drôles n.20 )

26 mercredi Fév 2014

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Albert Camus, Amsterdam, canto XXVI, Dante Alighieri, Divina Commedia, histoires drôles n 19, Hollande, Horace, l, L'Aia, La chute, La Haye, Le petit diable n 19, Locus amoenus, première bucolique, Ulisse, Virgile

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Ancienne image de La Haye (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

 Chaque fois que je pense à l’Hollande, je me souviens des mots d’Albert Camus dans « La chute », dans le rôle d’un vieux avocat, un juge-pénitent, réfugié dans le « Mexico-City« , un café malfamé d’Amsterdam. Ce bar existait réellement. Camus eut l’occasion d’y entrer lors d’un séjour à Amsterdam en 1954. Il me semble de sentir sa voix même, vibrant d’émotion…
« …Ce pays m’inspire, d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur le trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par de brumes, de terres froides, et le mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et il est ailleurs.  (… ) La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long de canaux. ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, il prient, somnambules, dans l’incense doré de la brume, ils ne sont plus là. Ils sont parti à des milliers de kilomètres (…) L’Hollande n’est pas seulement l ‘Europe de marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous er heureux… » (La chute, OEuvres, Quarto Gallimard, 2013, pp. 1161-2)

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Albert Camus à la terrasse des Deux Magots, boulevard Saint-Germain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Combien de temps s’est écoulé depuis mon dernier voyage à La Haye ? Juste six mois, pourtant c’est comme si c’était hier…  Je me souviens surtout d’un endroit paisible, vert et tranquille,  à deux pas du Parlement (Binnenhof) : devant moi scintillait un las creusé par des canards et des éclaboussures artificielles; derrière moi glissait silencieusement une allée d’arbres et d’anciennes maisons en pierre. Je suis encore en train de rêver ? Il est possible…

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L’Haye, Parlement (cliquer sur la  photo pour l’ agrandir)

Bien tôt je me suis aperçue la Haye comprenait deux villes. La première, sans « encens » ni « brouillard », où les vitres resplendissent, les rues débordent de fleurs tellement parfaites qu’on les dirait fausses, en plastique même, tandis que les prés sont lisses  comme des moquettes. La seconde plus écartée, riche de suggestions, habitée par de visages pâles glissant indifférents sur des vélos en guise de flèches avec leurs sonnettes agressives. Je dois l’admettre : La Haye est une ville presque amidonnée (le contraire de Rome) et pourtant imprégnée d’une bizarre et fascinante suggestion… Tout comme  ces anciennes maisons aux étranges portes, à mi-chemin entre le présent et le passé, dans un état de veille…
La même « veille » dont parlait Camus? Ou, au contraire, une veille qui ressemble à celle où flotte notre Europe, dans l’attente infinie d’un accouchement qui — apparemment — n’arrivera jamais ? Dans cette phase incertaine et violente, il ne nous suffit pas, peut-être, du paradis d’un lac ou d’une ancienne tour, des reflets verts d’un canal, ni d’un tableau de  Rembrandt pour continuer à croire dans la « vérité » de nos rêves. Mais, y a-t-il quelqu’un qui n’aurait pas envie de fuir, du moins une fois, de son vieux nid ? Envie d’oublier son abri de Barbie, son porte-parapluies, son vieux oreiller chiffonné ainsi que la boîte presque vide des pilules ? Y a-t-il quelqu’un qui n’aimerait pas de retrouver son  locus amoenus ?
Donc, pourquoi pas ? Personne ne m’empêche de sortir de la vieille tanière pour partir à la Haye pendant une semaine !
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La Haye dans un miroir (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Derrière moi, une voix résonne. C’est justement la voix du juge-pénitent du bar Mexico City :
« Délicieuse maison, n’est-ce-pas ? Les deux têtes que vous voyez là  sont celles  d’esclaves nègres. Une eisegne. La maison appartenait à un vendeur d’esclaves. Ah ! on ne cachait pas son jeu, en ce temps-là ! On avait du coffre, on disait : « Voilà, j’ai pignon sur rue, je trafique des esclaves, je vends de la chair noire. » Vous imaginez quelqu’un, aujourd’hui, faisant connaître publiquement que tel est  son métier ? Quel scandale ! J’entends  d’ici mes  confrères parisiens. C’est qu’ils sont irréductibles sur la question, ils n’hésiteraient pas à lancer  deux ou trois manifestes, peut-être même plus ! L’esclavage, ah, mais non,  nous sommes contre ! Qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre de choses, mais s’en vanter, c’est le comble. » (La chute, Idem, p.1175)
Que sont-elles, au final, les « enseignes » de La Haye ? Rien que des cartes de visite très raffinées et documentées, avec autant de décors et de fioritures, comme l’image au-dessus de cette porte distinguée :  une cigogne au milieu d’une grille très élaborée…
Qui sait qui habitait cette belle maison ? » pensé-je, tout en observant cet oiseau bienfaisant à la silhouette élégante.

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— Dans une ville étrangère cela peut être dangereux que d’être trop curieux… susurre le juge-pénitent…
— Non, je ne suis pas d’accord, monsieur ! Pour moi, voyager c’est observer attentivement, pour en tirer des déductions et, parfois, des découvertes… Qui habitait dans cette maison ? Et bien, si je regarde cette cigogne au bec orangé, couronnée d’entrelacs de fer forgé, je vais petit à petit me convaincre que c’est justement la patronne de la maison qui a voulu graver son image sur la porte… Peut-être, c’est un genius loci évoquant une naissance, tombée comme une bénédiction, un porte-bonheur en honneur du nouvel arrivé… Regardez la porte ! Le bois est lisse, sans une bosse. C’est une maison très ancienne, habitée un jour par une famille très riche. Qui sait comment était-elle « maman », la mère du nouveau-né ! La patronne…
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Voilà, celle-ci pourrait bien être cette dame, habitant auparavant, dans une époque très éloignée, cette maison ! Une femme très élégante aux joues rubicondes et bien nourries. Et riche aussi : il suffit d’observer la dentelle immaculée, la bague au petit doigt de la main gauche ainsi que le bracelet… Étrangement, on ne voit pas l’alliance nuptiale…
– Je suis curieux de voir l’enseigne au-dessus de la porte de la maison d’à côté… souffle le juge-pénitent.
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( cliquer sur la photo pour l’agrandir )

J’aime moins cette porte, même si elle émane une grande force, une certaine solidité. Rien d’étonnant, pourtant : cette grosse tête de bœuf  et ce jeune veau ce sont les enseignes d’un boucher enrichi. Père et fils unis à jamais au sommet d’un escabeau posé sur une pierre solide. Cet homme ne devait pas souffrir la faim !
— Et cette fois-ci, comment l’imaginez vous le propriétaire d’antan ? ricane le juge-pénitent.
– Satisfait, riche et obèse !

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( cliquer sur la photo pour l’agrandir )

Juge-pénitent : — vous exagérez ! Il ne pèsera que quatre-vingt kilos… C’est vrai qu’il pose d’un air assez arrogant. On dirait qu’il transsude de la richesse de tous ses pores. Et son habit…
— L’étoffe du ruban rouge autour du gros ventre en pur satin. Regardez le double menton ! Ce jeune homme est un dévoreur de viande : du bœuf, de l’agneau, du porc, de la poule, du dinde, du gibier et celui qui plus en a, plus en ajoute… Aimez-vous les fruits de mon imagination ou voulez-vous proposer, vous même, un autre modèle ?
Juge-pénitent : — Non, je suis satisfait, même si ce trombone… Il ne m’est pas du tout sympathique… Regardez, il y a une autre porte que vous devriez aimer, tellement elle vous correspond…
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(cliquer sur la photo pour l’agrandir )

—   Un voilier ! La maisons d’un marchand !
Juge-pénitent : — Oui, un mangeur de poisson spécial… Quelqu’un qui n’a pas peur de la mer ni de la mort. Ne voyez-vous pas ? Le ciel est bleu foncé, la mer est sillonnée par de grandes vagues grises et vertes qui voudraient déborder en dehors de l’encadrement de l’enseigne avec toute leur fracas, tandis que les voiles blanches sont gonflées par le vent. Cette enseigne c’est comme un poème à la lecture ralentie, un Slow-reading poem. À gauche, dans le fond, ne voyez-vous cette vague aiguë à la pointe rougeâtre, évoquant un volcan au loin ? Cela, me rappelle quelque chose…
— Je la reconnais, c’est la montagne du Purgatoire que Dante Alighieri décrit ! ( chant XXVI de l’Enfer).  Dans ce voilier, Ulysse  s’adresse pour la dernière fois à ses camarades avant de s’effondrer… Cette enseigne devait appartenir à un homme très courageux… Se dirigeant peut-être à l’Afrique du Sud… ou alors à l’Océan Indien…

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir )

— Mon Dieu, quelle expression courroucée ! Un enseigne qui n’a pas besoin de commentaires.
Juge-pénitent : Oui… il suffit de lire l’inscription qui est en haut.
— Il aurait été mieux qu’on écrivait la vérité : « Tu n’as pas d’issue ! »
— La porte de l’enfer bourgeois : « Attention à vous qui entrez…! »

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Juge-pénitent : — C’est un petit diable avec les cornes…
— … qui rit !
Juge-pénitent : — Pourtant, cette enseigne est sincère…
— Lisez donc l’inscription en anglais : « MÊME UN VIEUX COCHON A BESOIN D’AMOUR ! »
Juge-pénitent : — Enfin nous rencontrons quelqu’un qui a le courage de dire la vérité : le propriétaire était probablement un Anglais, ou un Américain, en tout cas un étranger !

006_Scheveningen180- 2Scheveningen sur le Noordzee   (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

– Le soleil est en train de descendre…
– Il commence à faire froid…
La porte de la maison s’ouvre. Un petit homme en sort, très ressemblant au petit diable. Il me dit : — Est-ce que vous voulez rentrer un moment vous réchauffer ? Ensuite, il susurre doucement :

« Reste encore cette nuit. Dors là tout près de moi
Sur ce feuillage frais. Nous aurons de bons fruits,
Fromage en abondance et de tendres châtaignes.
Vois: au lointain déjà les toits des fermes fument
Et les ombres des monts grandissent jusqu’à nous. »

« Hic tamen hanc mecum poteras noctem
fronde super viridi : sunt nobis mitia poma,
castaneae molles, et pressi copia lactis.
Et iam summa procul villarum culmina fumant,
maioresque cadunt altis de montibus umbre. »

(Virgile, Première Bucolique, vv. 79-83, Éditions Gallimard, bilingue, Bucoliques, traduites par Paul Valéry, 1956, 1997 – folio classique)

Claudia Patuzzi

Voyage en « Enfer » (histoires drôles n. 17)

10 mardi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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“O frères…Considérez votre semence : vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes, mais pour suivre vertu et connaissance”
(Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, chant XXVI, vv. 118-120)

Depuis combien de temps sommes-nous en train de descendre l’escalier ? Peut-être une heure ou même plus… Mon occasionnel compagnon de voyage et moi, nous sommes deux corps poussés vers le bas par une inéluctable force de gravité ;  deux buratins contraints à descendre l’un à côté de l’autre en direction d’un parking qui n’arrive jamais, dans un escalier qui ne finit pas non plus… Nous descendons en silence, les bras au long des flancs, sans courir. Comme si c’était une promenade. Comme si le parking ne fût pas loin, juste derrière le coin. J’inspire l’air : il est sec et sans poussière. La lumière du néon fait rebondir les couleurs : apparemment la main courante peinte en rouge et le linoléum orange sont tout à fait neufs…
« Cet escalier est une malédiction… », bredouille mon compagnon. Puis, il ajoute : « ce serait mieux qu’on fasse demi-tour ! »
« Tu es fou, tu sais bien qu’on ne peut pas ! »
J’ai oublié de vous donner un renseignement très important : il n’y a pas d’escalier derrière nous ! Au fur et à mesure que nous descendons, les marches supérieures pâlissent de plus en plus. À leur place une traîne gris foncée s’installe, une espèce d’entonnoir vide, ressemblant à un gouffre. Voilà la raison nous empêchant de remonter en haut. Donc, pour ne pas devenir fous, nous ne nous retournons plus en arrière ! Il n’y a qu’à descendre… En fin de compte, la vie, n’a-t-elle pas, elle-même, une seule direction et une fin « unique » ?

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« Vous qui entrez laissez toute espérance! » Dante Alighieri: La Divine Comédie, L’ Enfer, chant III, v.9.

Maintenant, l’escalier a changé de couleur : de l’orange on est passé au rouge, la main courante est marron. À quoi bon toutes ces couleurs ? Allègent-elles la claustrophobie ? Ont-elles l’attitude et le but de nous faire oublier l’absence de fenêtres et de portes ? Sommes-nous prisonniers dans un bunker ? Le silence est invisible, mais lourd… Voilà le but de ces couleurs brillantes ! Elles nous distraient de ce silence irréel, nous rassurant vis-à-vis de l’anonymat « inhumain » de cet énorme parking souterrain, pas loin de la Gare de Lyon. Celui-ci n’est pas un lieu et rentre dans la série de nombreux endroits, sombres et vides, formant dans notre planète ce qu’on appelle « l’anthropologie du quotidien » (les gares, les aéroports, les voitures, les trains, les avions, les supermarchés, les parkings, les autoroutes, ainsi que les grandes chaînes hôtelières, les camps volants pour les réfugiés de la planète, et cetera) fouillée par Marc Augé, dans son fameux livre titré « non-lieux » (Seuil, 1992), un néologisme que l’auteur même a introduit.

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”…entrant toujours plus loin dans cette triste pente”, Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, chant VII, v. 17. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’escalier qui vient est encore métallique, mais peint en bleu foncé. Par contre, les murs ont été peints d’un jaune pâle. D’ailleurs, une étrange grille en fer s’affiche, qui nous rend optimistes : nous sommes en train peut-être d’atteindre le parking… L’escalier successif est recouvert par un linoléum jaune clair… « Il n’y a pas d’issues, la descente continue ! »
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“Pour moi on va dans la cité dolente” (La Divine  Comédie, l’Enfer, chant III, v.1)

Enfin une porte ! C’est une porte peinte en vert, avec un hublot au centre. La paroi est jaune tandis que le linoléum est bleu. J’essaie de lorgner au-delà du hublot. Je réussis à entrevoir un espace très exigu et, du côté opposé, une autre porte, à l’identique de celle-ci. Un monde parallèle ? Un château d’Atlas ? La énième illusion ? Un miroir ?
Désormais, je suis convaincu qu’au fur et à mesure que je descends les couleurs deviennent de plus en plus bizarres. Emporté par la rage, je me lance contre la porte avec toute la force dont je suis capable, mais, au final, je suis obligé de lâcher : le poignet est bloqué et la porte est en fer. Mon compagnon vient à mon secours : « Je te montre ce que je suis capable de faire ! », dit-il, avant de se jeter contre la porte avec tout son poids. Rien à faire. La porte est fermée. Nous nous dévisageons tous les deux sans espoir.

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Désormais déprimés, nous nous dirigeons lentement vers un couloir, sur notre droite, lorsqu’une petite porte métallique nous paraît complètement ouverte. Par-delà la porte, encore plus resplendissante que l’étoile de Jacob ou de David, l’inscription « SORTIE » en lettres cubitales, rayonnante comme une comète dans un ciel estival au mois d’août… Le reste est facile à imaginer. L’histoire, je l’avoue, semble glisser dorénavant en pente, vers une « happy end » made in USA à la saveur de sirop, c’est-à-dire vers la « fin heureuse ».
006_freccia180Mais qui refuserait à soi même une fin joyeuse ? Une vie discrète et comblée ? Une « belle » mort ? Quant à moi j’ai eu ma flèche dorée qui m’a emmené directement chez moi… Une étoile comète !
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Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Quand je rouvre les yeux, une lumière éblouissante m’aveugle. Je réussis juste à entrevoir quelque chose de noir, des haillons, peut-être des sacs, deux taches claires comme des doigts, deux genoux ratatinés… Un être humain ? Un clochard ?
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Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Maintenant, je peux voir le Lion solennel qui veille puissant sur la tête de cette pauvre « bête » humaine, dégradée et désespérée, sans abri… Il cache sa tête entre les bras, pour la protéger de quelque chose. Comment ai-je pu m’en oublier ? Comment ai-je su ignorer sa solitude ? Peut-être, la course dans l’escalier n’était qu’un escamotage, un moyen pour ne pas voir la réalité… une fuite. Peut-être ce que je vois, même si terrible, ce n’est pas vraiment l’enfer. Cette solitude, cette déchéance et résistance fait partie de ma vie ; ou, pour mieux dire, « c’est » la vie.
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Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Maintenant, ma vision devient de plus en plus claire. Je distingue nettement la lueur de la pluie sur le trottoir et la rue sur la droite : elle est la rue des Vinaigriers, juste à deux pas de l’association des Garibaldiens et de ces quatre ou cinq marches qui montent au canal Saint-Martin. J’ai l’impression d’entendre la musique de l’eau… Quand j’ai vu ce « lieu-lieu » pour la première fois, il y a plusieurs années, j’en fus foudroyé. Celui-ci était déjà « le » lieu où j’aurais voulu vivre pendant le reste de ma vie… Mon vœu fut exaucé.

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« Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles », L’Enfer, chant XXXIV v.139. (photo de Claudia Patuzzi, cliquer pour l’agrandir)

Quand j’arrive, la maison me paraît différente. Elle n’a plus les lustres en cristal ni l’air hautain et pompeux des vieux immeubles haussmanniens. Maintenant y règne la grisaille paresseuse d’une tanière où se promènent de temps en temps — en haut en en bas dans les murs ou parmi les colonnes des livres — des lézards taquins ou alors une banale tache de graisse. Une maison tanière, en somme ! Ni trop, ni trop peu. Ni non-lieux, ni superlieux.  Ni Enfer, ni Paradis, mais une vie dans la moitié : un Purgatoire tellement humain qu’il pourrait sembler même beau.
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Claudia Patuzzi

L’homme-arbre ( histoires drôles n.14 )

27 vendredi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Canto XIII, Dante Alighieri, dialogues imaginaires 1, Divina Commedia, forêt de suicidés, homme-arbre, Inferno canto XIII, metamorphoses, Pier delle Vigne

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La chambre à coucher est plongée dans la pénombre du dimanche, ce moment divin où l’on ne peut pas avoir de rival. C’est l’instant éternel où les songes traînent dans la rétine comme des filets impalpables, tandis que le corps se balance, léger, désireux de s’adonner encore au sommeil avant d’accepter le réveil ; c’est le moment où le regard erre dans le vide, une sorte d’interrègne ou de trêve entre rêve et réalité. Pour combien de temps ? Personne ne peut le savoir avec certitude. Cela peut durer un seul instant, des secondes ou quelques minutes… C’est à cause de cette incertitude que les fables existent : pour nous dérober à cet interrègne vagabond pétri de vie et de mort et nous donner juste une petite illusion d’éternité, la petite glace sucrée d’un happy end. Quelque part, dans la cour, une voix fredonne sans entrain une vieille chansonnette, tandis que le bourdonnement d’une mouche essaie de dessiner des serpentins dans l’espace invisible.

« C’est dimanche », je me suis dit. Des rayons de soleil, échappés par les rideaux, se reflètent parmi des jeux d’ombre sur le mur devant moi. Un grand écran, où le noir, le blanc et le gris forment une véritable jungle ou plutôt un labyrinthe sans issue.

« … Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé. Ses feuilles n’étaient pas vertes, elles étaient sombres ; ses branches n’étaient pas droites, mais nouées et tordues ; il n’avait pas de fruits, mais des épines empoisonnées… [1] J’entendais partout des lamentations et ne voyais personne qui pût le faire ; aussi je m’arrêtai tout éperdu … »[2] murmure une voix presque humaine du mur.

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Si j’observe attentivement mon ‘écran’, j’arrive à entrevoir, au milieu d’un enchevêtrement d’épines et de feuilles, deux rameaux dépouillés et tordus se penchant dans le vide, tels un bras et une main à la recherche d’aide. Plus en bas, à peine visible sur la droite, je découvre un visage désincarné… Non, ce n’est pas le visage d’un être humain, mais plutôt d’un être… dendritique ! Un homme-arbre ! Ou, pour mieux dire, un arbre avec des yeux, un nez, une bouche, tellement étouffés d’épines, de ronces et brindilles pointues qu’une grimace s’y affichait de douleur indicible. D’ailleurs, un étrange fil glissait de ses lèvres vers le bord de l’écran…  J’étais déjà hors de moi lorsqu’une lamentation presque humaine envahit ma chambre…

« Pourquoi me déchires-tu ? N’as-tu en toi nul esprit de pitié ? Nos fûmes hommes, et nous sommes broussailles… » [3]

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Maintenant, l’image sortant de l’écran a énormément grandi. Je peux finalement découvrir le parcours de ce fil mystérieux ! Il se dirige décidément vers un homme à la noble figure, en train d’écouter avec émoi l’histoire de l’homme-arbre. Leurs lèvres sont presque enchaînées par un flux verbal silencieux les fusionnant dans un seul destin qu’on dirait cadencé par ce fil rouge des gouttes de sang tombant une à une dans un rythme inexorable… Je regarde autour de moi. Un vacarme d’enfants retentit dans la cour. Le nuage d’air suspendu dans la chambre subit un tremblement. Un souffle triste l’a provoqué, dense et précis comme un alphabet. Un fil de mots faisant écho à une histoire vécue aussi qu’à un lien indissoluble. Je frissonne : maintenant, je me souviens. Je suis spectateur d’un dialogue entre esprits élus, deux victimes unies dans le même destin tragique, frappés par une condamnation injuste : l’exil perpétuel pour Dante Alighieri, la prison et le suicide pour Pierre des Vignes [4]. Dante  – l’homme bien habillé à la noble figure – porte dans la main une petite branche qu’on a violemment arrachée depuis le tronc de l’homme-arbre. Un flot de sang jaillit de la branche coupée, tandis que le fond blanc de l’écran devient de plus en plus rouge. Et je reconnais le rouge foncé du sang humain…

« Comme un tison vert, brûlé à l’un des bouts, qui gémit par l’autre, et qui grince sous l’effet du vent qui s’échappe, ainsi du bois brisé sortaient à la fois des mots  et du sang ; moi je laissai la branche tomber, et restai là, saisi de crainte… » [5] la voix continue à murmurer.

Combien est-il rouge et vif, ce sang qui se mêle aux paroles ! Et l’art, l’écriture, ne sont-ils pas, eux aussi, des corps vivants comme les nôtres ? Je dirais même plus. L’écriture est à la fois pensée, sensation, réalité en métamorphose continue. Elle est le lien sur terre le plus puissant, car elle est capable d’abattre les confins entre le rêve et la réalité, entre la réalité et le temps… rien qu’à travers des mots chargés de sang, de parfums, de nostalgie, d’odeurs, de sons, d’injustice…

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Dessin à encre de chine de Claudia Patuzzi (cliquer la photo pour l’agrandir)

Je suis dans mon lit, en face d’un cinémascope américain en couleurs qu’aurait pu graver avec une précision pareille le génie obsédé d’un Kubrick. Je me trouve à deux pas de l’Enfer, mais les deux protagonistes ne s’aperçoivent pas de ma présence. Ils ne cessent de se fixer dans les yeux, figés ab aeterno dans cette scène tragique marquée par un simple fil d’encre noir et rouge. Peut-être me suffirait-il d’un seul pas pour les rejoindre…

Quand je me suis réveillée, j’avais cette petite branche renfermée dans les mains. Il est donc possible que ce que c’est passé ne fût pas un rêve… Peut-être, suis-je entrée dans une autre histoire, dans un autre monde de plus en plus globalisé : l’histoire de Polidor, de Daphne ou, plus banalement, celle de quelqu’un d’entre nous…

Claudia Patuzzi

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[1] Dante Alighieri, Divine Comédie, L’Enfer, traduction de Jacqueline Risset, (Flammarion, Paris, 1985, 1992), chant XIII, 7° cercle, 2° giron : Violents contre eux-mêmes. Nous sommes dans la forêt de suicidés, changés en arbres qui parlent et se lamentent. vv.4-6.

[2] Ibidem, vv. 22-24.

[3]Ministre de l’empereur Federico II du Suède, célèbre juriste et poète. Accusé de trahison, condamné à la prison, aveuglé, il se suicida, selon certains et selon Dante lui-même, innocent en réalité de ses crimes. Il était fameux pour son éloquence ornée, et Dante, le faisant parler, adopte son style.

[4] Ibidem, vv. 35-37.

[5] Ibidem, v.40-44 .

Claudia Patuzzi

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