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décalages et metamorphoses

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La Rive interdite chez Dacia Maraini à « J’écris tu écris », RAI2

15 dimanche Mar 2015

Posted by claudiapatuzzi in interview

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La Rive interdite chez Dacia Maraini à « J’écris tu écris », RAI 2
Interview de Claudia Patuzzi, 16 avril 1997.

Dacia Maraini : Voilà, un enfant avec des cheveux très longs, blond cendre, qui lui servent de couverture ou de parapluie quand ils sont dénoués ou deviennent un serpent de soie quand ils sont nattés par les mains savantes de sa mère. Qui est-ce cette enfant, voulez-vous nous le dire, Claudia Patuzzi ?

Claudia Patuzzi : Cette enfant est une petite habitante du Grand Cul-de-Sac, qui est dans la rive droite de la Seine. C’est l’an 1267. La fillette a sept ans, puis elle en a huit, puis dix, ensuite elle aura sa puberté et sa croissance jusqu’au moment où elle mourra, comme une fleur jetée et repiquée ailleurs.

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D.M. : Comment se fait-il que vous ayez envisagé d’écrire un roman historique ?

C.P. : Cette idée est née d’un fait réel. La mort mystérieuse de Sigier de Brabante, un esprit combatif qui a lutté pour ses idées et qui a été réduit au silence par l’Église catholique. J’ai voulu raconter ce que l’histoire n’a pas réussi à dire. J’ai voulu considérer tous les côtés obscurs de l’histoire.(1)

D.M. : Comment avez-vous rencontré ce personnage ?

C. P. : C’est grâce à Dante Alighieri, surtout le « Paradis » de la « Divina Commedia », avec sa description de la rue du Fouarre… Le fait que dans l’université de Paris en 1276-1277, pendant les leçons, on était assis sur la paille m’a beaucoup fasciné. J’étais éblouie par leurs manières si combatives et vivantes contre l’académisme du savoir qui était très froid et formaliste.

D.M. : Pas de bancs d’école, pas de chaises…

C. P. : C’est comme ça. Sigier de Brabant a défendu son credo philosophique au-delà de tous les dogmes, de tous les travestissements orthodoxes pour la seule passion du savoir. Ensuite il a été réduit au silence. On ne réussissait pas à le tuer, à l’éliminer, jusqu’au moment où, suite à la condamnation par l’Inquisiteur Simone du Val, il fit appel au Pape : « Je m’appelle au pape, car je suis un philosophe ! » Un philosophe qui doit, justement, poser lui-même des questions. Si après elles n’ont pas des réponses, cela n’a pas d’importance, il doit toujours avancer sur son chemin.

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D. M. : Mais vous avez choisi le point de vue d’une fillette. Le personnage principal de votre livre est une enfant, comme si l’histoire était vue par un œil enfantin.

C. P.: C’est vrai. Il y a un double aspect dans mon livre. C’est la face « masculine » du Savoir de la rive gauche de la Seine et la face féminine et populaire de la rive droite, où Regard vit. Le fleuve, avec l’île et toute sa force symbolique, sert de charnière amniotique, où tout se mêle entre les deux rives. Il y a aussi deux frontières. Dans la frontière de la rive droite, Regard se développe de façon naturelle forgeant sa culture personnelle à travers diverses phases et initiations : à l’espace à travers les fables de sa marraine, à la lumière à travers le maître-verrier, à la philosophie à travers le projet fou de l’alchimiste.

D. M. : La description des verres des cathédrales est très belle. Vous m’avez dit que vous êtes mariée avec un peintre. Cela n’influence pas votre écriture, votre imagination ?

C.P. : Oui, inconsciemment.

D.M. : Parlons-en de façon concrète. Cette fillette a un prénom bizarre — Regard – c’est-à-dire le « regard ». Pourquoi l’avez-vous choisi ?

C. P. : Ce prénom vient à moi de mon amour envers la peinture flamande. Le livre a été écrit en deux phases. La première partie, située à Paris, a eu son début en 1995. La deuxième partie je l’ai écrite deux ans avant, pendant un voyage dans les Flandres. J’étais à Anvers, où j’ai eu une vision des Chasseurs sur la neige de Brueghel.

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D. M. : Pouvez-vous lire un passage de ce livre qui s’appelle « La rive interdite » ?

C. P. : Paris, octobre 1267.
– Allons, fais ta natte.
– Pourquoi?
– Parce que c’est le matin.
– Le matin?
– Oui, le soleil se lève.
– Mais d’où vient le soleil?
– De l’autre côté.
– Quel autre côté?
– Celui qui n’est pas dans le noir.
– Et où est-ce qu’il va dormir?
– Dans l’océan.
– Il ne prend pas froid?
– Il se change en lune.
– Et la lune elle va où ?
– De l’autre côté de la terre, celui qui est dans le noir.
– Mais pourquoi elle est ronde comme une hostie?
– Pour qu’un coquin l’avale.
– Et le soleil, comment fait-il pour bouger?
– Le soleil tourne autour de la terre reste immobile comme une nèfle.
– Mais alors, sur quoi s’appuie la nèfle?
– Je ne sais pas. Sur les épaules d’un géant, je crois…
– Et le géant, sur quoi s’appuie-t-il ?
– Ca, Dieu seul le sait… lève-toi: je vais te faire ta natte.
– Les géants, il y en a encore?
– Ca dépend.
– Comme Saint Georges? Saint Marcel ? Comme Charlemagne?
– Oui.
– Le diable aussi était un géant, n’est-ce pas?
– Le diable était un ange gigantesque, il était très beau et jaloux de Dieu.
– Est-ce que je serai une sainte, maman?
– Qui sait?
– Je sauverai la ville des Huns comme Geneviève?
– Peut-être…
– J’aurai une statue rien que pour moi dans la basilique avec elle?
– Les statues sont dans les maisons des princes et dans les églises pour être adorées par les fidèles, mais si tu sauves la ville…
– Elles ont une âme, les statues?
– Qu’est-ce que tu dis?
– J’ai toujours l’impression que la statue de Geneviève me regarde, qu’elle respire…
– Seules les statues des saints ont une âme.
– Et moi, maman j’ai une âme?
– Bien sûr… Il est tard. Lève-toi, je dois travailler.
– Elle est transparente, n’est-ce pas?
– Quoi donc?
– Mais mon âme, maman!
– Elle est blanche comme un drap tout propre.
– Et Madeleine, elle était belle?
– C’est ce que racontent les Evangiles, ma petite.
– Et son âme elle était comment?
– Elle était sale.
– Mais Jésus l’a nettoyée, n’est-ce pas?
– Eh bien… disons qu’il a lavé son âme…
– Tu te trompes, maman, c’est Madeleine qui a lavé les pieds de Jésus, lui, il lui a seulement pardonné, tu ne te souviens pas?

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D. M. : Vous avez une façon tout à fait personnelle de raconter. Vous mélangez les descriptions des actions, des mouvements, des lieux, avec des dialogues très serrés et très rythmés, comme ce dialogue que nous venons juste d’écouter. Vous êtes « parent » de quelque écrivain ? Y a-t-il quelque écrivain que vous sentiez en particulier votre « parent » ? Quels écrivains sont pour vous une référence ?

C. P. : Mon livre est le résultat final de beaucoup d’années de lecture. J’ai lu presque tout le possible. Isabel Allende a été une référence très importante pour moi, surtout pour affranchir moi-même du « charisme » qui est le propre de l’écrivain. En fait, j’ai vu une femme derrière l’écrivain et, surtout, la magie de l’enfance, le charme mystérieux des choses. Même les choses mauvaises, elles peuvent être très charmantes grâce à cet élément magique qui est le « secret » toujours caché dans la réalité. Tout cela est en moi-meme depuis mon enfance et je l’ai retrouvé.

D. M. : Voulez-vous nous lire un autre passage de votre livre, où les cheveux de l’enfant sont décrits ?

C. P. : « Les voisins accouraient pour voir les cheveux de l’enfant qui, retenus par des pinces et étendus à l’entrée de l’unique porte de la masure, brillaient comme de la soie chinoise. La porte d’entrée semblait ornée d’une tapisserie d’or et d’argent dont les milliers de fils voletaient au gré du vent, tandis que de temps en temps, entre un fil et l’autre, jaillissait un brasillement d’acajou ou de miel.
Lorsqu’il pleuvait, la pauvre enfant devait rester près du feu de bois, les cheveux relevés et suspendus par des cordes comme dans un cirque, en attendant que sa nuque se réchauffât et que le sommet de sa chevelure se soulevât, telles des petites plumes légères et soyeuses ».

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D. M. : En ce passage, vous semblez glisser dans un style fabuleux, très lyrique, n’est-ce pas ? Ce passage m’a fait souvenir d’une autre description d’Isabel Allende dans le roman « La Maison aux esprits » où la protagoniste, Rosa, décide de mourir comme Regard, parce que la beauté se mêle souvent avec la mort. À votre avis, comment ça se fait que la beauté féminine s’associe souvent à l’idée de la mort ?

C. P. : Parce que la beauté, dans un certain sens, cache la vie intérieure de la femme. Et la beauté peut devenir elle-même, quelques fois, un poids à supporter, une responsabilité. Pour Regard la beauté est une espèce de cloison vitrée où ses rêves rebondissent.

D. M. : Mais, comment se fait-il que la beauté suscite le désir de suicide, de la mort ?

C. P. : Après la violence que Regard subit, elle a la tragique conscience de n’être qu’un corps. Par réaction, un désir ardent de sensibilité s’empare d’elle, qui est représentée par un rayon de soleil, qui la suit partout en allumant ses cheveux, et par l’image de son ange gardien. C’est une sensibilité qui peut exister seulement dans une culture tout à fait naturelle, comme celle qu’on peut trouver dans la rive droite, fondée sur l’expérience, sur des choses réelles, sur les fables et les légendes qu’elle a entendu raconter de sa marraine, sur les gemmes et les verres colorés qui sont créés par le maître-verrier, sur les chansons que le jongleur chante, et voilà ! Le corps est finalement reconstitué par la sensibilité…

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D. M. : Claudia Patuzzi, voulez-vous nous lire un autre passage de votre roman ?

C. P. : – Qu’est ce que la Philosophie, maman ?
– La philosophie … c’est quoi ca ?
– Oui, la Philosophie !
– Je n’ai jamais entendu ce mot. Une herbe médicinale? Qui a prononcé ce mot?
– Un jeune homme qui sait lire et écrire admirablement bien. Il dit l’aimer plus que lui-même.
– Alors c’est une femme.
– Elle est belle ?
– C’est peut-être une étrangère, une turque ou pire une juive. Une infâme !
– Il dit qu’il l’aime plus que la richesse.
– Alors, est très belle et très licencieuse…
– Il dit qu’elle vivra en lui éternellement…
– Elle est donc très experte, pour mieux le séduire… Et toi comment le connais-tu ce jeune homme ?
– Je l’ai vu par hasard une seule fois…
– Bien ! ce n’est pas un des nôtres…
– Et moi, pourquoi je n’écris pas ?
– Parce les pauvres n’ont pas besoin d’écrire…
– Et pourquoi je ne lis pas ?
– Pareil. Tu n’es qu’une femme ! Ce n’est pas la peine…
– Et qu’est-ce que je ferai alors ?
– Lavandière, ou servante…
– Rien d’autre ?
– Fileuse, ouvrière, ou bien ce que tu fais maintenant…
– Ou quoi d’autre encore ? Quoi d’autre maman ?
(Silence)

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D. M. : Vous avez un regard fabuleux, qui est aussi très attentif aux problèmes concrets de la vie quotidienne, par exemple la différence entre les riches et les pauvres. Vous n’idéologisez jamais, c’est vrai, mais vous remarquez la souffrance de ceux qui doivent s’évertuer pour vivre et, en même temps, vous faites voir la différence entre ceux qui vivent bien et ceux qui doivent travailler beaucoup pour vivre (pour lesquels la vie est toujours pleine de difficultés). Puisque la mère de l’enfant se prostitue pour survivre, sa fillette devrait suivre son destin – c’est vrai ? –, mais l’enfant est curieuse, intelligente, elle ne se contente pas. C’est comme ça qu’à la fin elle tombe amoureuse d’un philosophe qui s’appelle Marcel. Comment se fait-il cet amour ? Comment ça se fait cette aventure d’une enfant, fille d’une prostituée, qui tombe amoureuse d’un jeune philosophe ?

C. P. : Regard croit que la Philosophie soit une femme plus belle qu’elle-même, donc elle comprend que le jeune clerc pourrait lui échapper. L’amour, pour elle, est surtout le désir d’avoir accès auprès d’un monde interdit, celui-là qui vit dans la « rive gauche », c’est-à-dire le monde du savoir, le monde du latin…

D. M. : Donc, pour vous, pour « rive interdite », vous entendez le monde…

C. P. : … Le monde « masculin » du savoir. De fait, même au point de vue de l’urbanisme, dans le Paris de l’année 1270 le territoire à gauche de la Seine était le domaine absolu de la culture. Le pont, qui représente le moyen pour aller de l’autre côté du fleuve, symbolise donc la connaissance, mais aussi la désobéissance (…). Lorsque Regard décide de passer le pont…

D. M. : …. C’est là qu’elle tombe amoureuse de Marcel !

C. P. : … Et elle découvre le bonheur. Un amour suffisamment pur, assez authentique, qu’elle vit en oubliant sa prostitution et sa réalité, jusqu’au moment où cette « philosophie » s’interpose. Après ce moment, la fillette, fascinée par la rive gauche, veut puiser la vérité. C’est-à-dire un savoir inaccessible, un savoir trop haut et élevé pour elle. Enfin, il y a la découverte que la « philosophie » n’est pas une rivale en chair et en os, mais une idée.

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D. M. : C’est curieux de voir cette enfant ou fillette, qui manifeste un grand amour pour la vie, traduire enfin cet amour dans le suicide.

C. P. : Pourtant, elle le regrettera et, en mourant, elle dira : « Ma vie est à moi ! Alors, c’est faux tout ce que j’ai vécu, la natte coupée…”

D. M. : Elle se repentit avant de mourir…

C. P. : « Ma vie est à moi ! » pense-t-elle, « je pouvais continuer à tenir ma vie par la bride, peut-être, mais j’ai voulu suivre une trace… »

D. M. : Mais, cet élan vers la mort qui voudrait ressusciter la vie, n’est-il pas un acte de grande volonté, ou même de superbe ?

C. P. : Se donner la mort est une façon héroïque pour être la protagoniste, même dans son dernier acte.

D. M. : Le sujet de votre livre est très romantique. Les dialogues sont vraiment beaux… juste parce qu’ils sont les moments de plus grande liberté et fraîcheur où vous n’avez pas trop d’intérêt à démontrer quelque chose. Vous vous laissez emporter par le plaisir de jouer entre ces deux personnages, la mère et l’enfant, par exemple, ou le philosophe et la fillette. Ceux-ci sont, à mon avis, les passages-clou, les meilleurs et vraiment les plus heureux.

C. P. :…Ils sont suspendus dans le temps…

D. M. : Suspendus dans la narration que vous, au contraire, quelquefois, avez tendance à surcharger de significations un peu intellectuelles. Vous vous estimez un écrivain ?

C. P. : Oui, j’ai, malheureusement, la conscience d’être un écrivain. J’en suis convaincu. Je le dis avec de la souffrance, je ne le dis pas avec de la présomption. Je mentirais, si je le niais…

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Claudia Patuzzi

(1) Avant d’écrire « La rive interdite », je travaillais à un autre projet d’histoires homicides et suicides, concernant de différents personnages, dont Sigier de Brabant. Au cours de l’écriture de l’histoire de celui-ci, un personnage mineur s’est imposé sur les autres : la petite Regard du Grand Cul-de-Sac !

Symbiose (dessins et caricatures n. 1)

13 jeudi Mar 2014

Posted by claudiapatuzzi in dessins et caricatures

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Bucoliques n.6, Dante Alighieri, dessin de Claudia Patuzzi, dessin n.1, Divine Comédie, Guitry, invective, la mère et le petit fils, Le Paradis chant XXVII, Paradiso, symbiose, Virgile

En rangeant mes livres et mes bibelots dans mon bureau, je me suis aperçue de l’existence d’une petite collection de dessins jaillis au fur et à mesure au cours des années. J’ai décidé de les partager avec mes lecteurs par le biais d’une nouvelle catégorie : « dessins ». Je ne suis pas sûre qu’il soit toujours nécessaire de commenter tous les dessins publiés par des textes plus ou moins longs. Cela se déroulera selon mon inspiration du moment.

 Voilà mon premier dessin. : « Symbiose »

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Déssin de Claudia Patuzzi : la mère et son petit fils (cliquer pour agrandir l’image)

1.

« Foi et innocentez se trouvent seulement
chez les petits enfants, puis elles s’enfuient
avant que leurs joues soient couvertes.

Tel jeûne, encore balbutiant,
qui dévore ensuite,  à langue déliée,
n’importe quels mots par n’importe quelle lune,

et tel, balbutiant, aime et écoute
sa mère, qu’avec tout son langage
il désire  ensuite voir ensevelie  »

(Dante Alighieri, Paradis, chant XXVII, Invective contre la corruption de l’humanité « , traduction de Jaqueline Risset, vv. 127-135)

 » Fede e innocenza son reperte
solo ne’ pargoletti; poi ciascuna
pria fugge che le guance sian coperte.

Tal, balbuzïendo ancor, digiuna,
che poi divora, con lingua sciolta,
qualunque cibo per qualunque luna;

e tal, balbuzîendo,  ama e ascolta
la madre sua, che, con loquela intera,
disîa poi di vederla sepolta »
(Idem, Paradiso, vv; 127-135)

2.

« Incipe, parve puer,  risu cognoscere matrem » ( Virgile, Buquoliches, VI, v.60 )

« Comincia, piccolo fanciullo, a riconoscere con un sorriso la madre… » (idem.)

3.

« On les a dans les bras – puis un jour sur les bras – et bientôt sur le dos » (S.Guitry, acteur et dramaturge, 1885-1957, Elles et toi )

« Li abbiamo in braccio – poi un giorno sulle braccia – e presto sulle spalle  » (Idem)

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Le petit diable ( histoires drôles n.20 )

26 mercredi Fév 2014

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Albert Camus, Amsterdam, canto XXVI, Dante Alighieri, Divina Commedia, histoires drôles n 19, Hollande, Horace, l, L'Aia, La chute, La Haye, Le petit diable n 19, Locus amoenus, première bucolique, Ulisse, Virgile

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Ancienne image de La Haye (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

 Chaque fois que je pense à l’Hollande, je me souviens des mots d’Albert Camus dans « La chute », dans le rôle d’un vieux avocat, un juge-pénitent, réfugié dans le « Mexico-City« , un café malfamé d’Amsterdam. Ce bar existait réellement. Camus eut l’occasion d’y entrer lors d’un séjour à Amsterdam en 1954. Il me semble de sentir sa voix même, vibrant d’émotion…
« …Ce pays m’inspire, d’ailleurs. J’aime ce peuple, grouillant sur le trottoirs, coincé dans un petit espace de maisons et d’eaux, cerné par de brumes, de terres froides, et le mer fumante comme une lessive. Je l’aime, car il est double. Il est ici et il est ailleurs.  (… ) La Hollande est un songe, monsieur, un songe d’or et de fumée, plus fumeux le jour, plus doré la nuit, et nuit et jour ce songe est peuplé de Lohengrin comme ceux-ci, filant rêveusement sur leurs noires bicyclettes à hauts guidons, cygnes funèbres qui tournent sans trêve, dans tout le pays, autour des mers, le long de canaux. ils rêvent, la tête dans leurs nuées cuivrées, ils roulent en rond, il prient, somnambules, dans l’incense doré de la brume, ils ne sont plus là. Ils sont parti à des milliers de kilomètres (…) L’Hollande n’est pas seulement l ‘Europe de marchands, mais la mer, la mer qui mène à Cipango, et à ces îles où les hommes meurent fous er heureux… » (La chute, OEuvres, Quarto Gallimard, 2013, pp. 1161-2)

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Albert Camus à la terrasse des Deux Magots, boulevard Saint-Germain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Combien de temps s’est écoulé depuis mon dernier voyage à La Haye ? Juste six mois, pourtant c’est comme si c’était hier…  Je me souviens surtout d’un endroit paisible, vert et tranquille,  à deux pas du Parlement (Binnenhof) : devant moi scintillait un las creusé par des canards et des éclaboussures artificielles; derrière moi glissait silencieusement une allée d’arbres et d’anciennes maisons en pierre. Je suis encore en train de rêver ? Il est possible…

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L’Haye, Parlement (cliquer sur la  photo pour l’ agrandir)

Bien tôt je me suis aperçue la Haye comprenait deux villes. La première, sans « encens » ni « brouillard », où les vitres resplendissent, les rues débordent de fleurs tellement parfaites qu’on les dirait fausses, en plastique même, tandis que les prés sont lisses  comme des moquettes. La seconde plus écartée, riche de suggestions, habitée par de visages pâles glissant indifférents sur des vélos en guise de flèches avec leurs sonnettes agressives. Je dois l’admettre : La Haye est une ville presque amidonnée (le contraire de Rome) et pourtant imprégnée d’une bizarre et fascinante suggestion… Tout comme  ces anciennes maisons aux étranges portes, à mi-chemin entre le présent et le passé, dans un état de veille…
La même « veille » dont parlait Camus? Ou, au contraire, une veille qui ressemble à celle où flotte notre Europe, dans l’attente infinie d’un accouchement qui — apparemment — n’arrivera jamais ? Dans cette phase incertaine et violente, il ne nous suffit pas, peut-être, du paradis d’un lac ou d’une ancienne tour, des reflets verts d’un canal, ni d’un tableau de  Rembrandt pour continuer à croire dans la « vérité » de nos rêves. Mais, y a-t-il quelqu’un qui n’aurait pas envie de fuir, du moins une fois, de son vieux nid ? Envie d’oublier son abri de Barbie, son porte-parapluies, son vieux oreiller chiffonné ainsi que la boîte presque vide des pilules ? Y a-t-il quelqu’un qui n’aimerait pas de retrouver son  locus amoenus ?
Donc, pourquoi pas ? Personne ne m’empêche de sortir de la vieille tanière pour partir à la Haye pendant une semaine !
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La Haye dans un miroir (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Derrière moi, une voix résonne. C’est justement la voix du juge-pénitent du bar Mexico City :
« Délicieuse maison, n’est-ce-pas ? Les deux têtes que vous voyez là  sont celles  d’esclaves nègres. Une eisegne. La maison appartenait à un vendeur d’esclaves. Ah ! on ne cachait pas son jeu, en ce temps-là ! On avait du coffre, on disait : « Voilà, j’ai pignon sur rue, je trafique des esclaves, je vends de la chair noire. » Vous imaginez quelqu’un, aujourd’hui, faisant connaître publiquement que tel est  son métier ? Quel scandale ! J’entends  d’ici mes  confrères parisiens. C’est qu’ils sont irréductibles sur la question, ils n’hésiteraient pas à lancer  deux ou trois manifestes, peut-être même plus ! L’esclavage, ah, mais non,  nous sommes contre ! Qu’on soit contraint de l’installer chez soi, ou dans les usines, bon, c’est dans l’ordre de choses, mais s’en vanter, c’est le comble. » (La chute, Idem, p.1175)
Que sont-elles, au final, les « enseignes » de La Haye ? Rien que des cartes de visite très raffinées et documentées, avec autant de décors et de fioritures, comme l’image au-dessus de cette porte distinguée :  une cigogne au milieu d’une grille très élaborée…
Qui sait qui habitait cette belle maison ? » pensé-je, tout en observant cet oiseau bienfaisant à la silhouette élégante.

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— Dans une ville étrangère cela peut être dangereux que d’être trop curieux… susurre le juge-pénitent…
— Non, je ne suis pas d’accord, monsieur ! Pour moi, voyager c’est observer attentivement, pour en tirer des déductions et, parfois, des découvertes… Qui habitait dans cette maison ? Et bien, si je regarde cette cigogne au bec orangé, couronnée d’entrelacs de fer forgé, je vais petit à petit me convaincre que c’est justement la patronne de la maison qui a voulu graver son image sur la porte… Peut-être, c’est un genius loci évoquant une naissance, tombée comme une bénédiction, un porte-bonheur en honneur du nouvel arrivé… Regardez la porte ! Le bois est lisse, sans une bosse. C’est une maison très ancienne, habitée un jour par une famille très riche. Qui sait comment était-elle « maman », la mère du nouveau-né ! La patronne…
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Voilà, celle-ci pourrait bien être cette dame, habitant auparavant, dans une époque très éloignée, cette maison ! Une femme très élégante aux joues rubicondes et bien nourries. Et riche aussi : il suffit d’observer la dentelle immaculée, la bague au petit doigt de la main gauche ainsi que le bracelet… Étrangement, on ne voit pas l’alliance nuptiale…
– Je suis curieux de voir l’enseigne au-dessus de la porte de la maison d’à côté… souffle le juge-pénitent.
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J’aime moins cette porte, même si elle émane une grande force, une certaine solidité. Rien d’étonnant, pourtant : cette grosse tête de bœuf  et ce jeune veau ce sont les enseignes d’un boucher enrichi. Père et fils unis à jamais au sommet d’un escabeau posé sur une pierre solide. Cet homme ne devait pas souffrir la faim !
— Et cette fois-ci, comment l’imaginez vous le propriétaire d’antan ? ricane le juge-pénitent.
– Satisfait, riche et obèse !

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Juge-pénitent : — vous exagérez ! Il ne pèsera que quatre-vingt kilos… C’est vrai qu’il pose d’un air assez arrogant. On dirait qu’il transsude de la richesse de tous ses pores. Et son habit…
— L’étoffe du ruban rouge autour du gros ventre en pur satin. Regardez le double menton ! Ce jeune homme est un dévoreur de viande : du bœuf, de l’agneau, du porc, de la poule, du dinde, du gibier et celui qui plus en a, plus en ajoute… Aimez-vous les fruits de mon imagination ou voulez-vous proposer, vous même, un autre modèle ?
Juge-pénitent : — Non, je suis satisfait, même si ce trombone… Il ne m’est pas du tout sympathique… Regardez, il y a une autre porte que vous devriez aimer, tellement elle vous correspond…
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(cliquer sur la photo pour l’agrandir )

—   Un voilier ! La maisons d’un marchand !
Juge-pénitent : — Oui, un mangeur de poisson spécial… Quelqu’un qui n’a pas peur de la mer ni de la mort. Ne voyez-vous pas ? Le ciel est bleu foncé, la mer est sillonnée par de grandes vagues grises et vertes qui voudraient déborder en dehors de l’encadrement de l’enseigne avec toute leur fracas, tandis que les voiles blanches sont gonflées par le vent. Cette enseigne c’est comme un poème à la lecture ralentie, un Slow-reading poem. À gauche, dans le fond, ne voyez-vous cette vague aiguë à la pointe rougeâtre, évoquant un volcan au loin ? Cela, me rappelle quelque chose…
— Je la reconnais, c’est la montagne du Purgatoire que Dante Alighieri décrit ! ( chant XXVI de l’Enfer).  Dans ce voilier, Ulysse  s’adresse pour la dernière fois à ses camarades avant de s’effondrer… Cette enseigne devait appartenir à un homme très courageux… Se dirigeant peut-être à l’Afrique du Sud… ou alors à l’Océan Indien…

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir )

— Mon Dieu, quelle expression courroucée ! Un enseigne qui n’a pas besoin de commentaires.
Juge-pénitent : Oui… il suffit de lire l’inscription qui est en haut.
— Il aurait été mieux qu’on écrivait la vérité : « Tu n’as pas d’issue ! »
— La porte de l’enfer bourgeois : « Attention à vous qui entrez…! »

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Juge-pénitent : — C’est un petit diable avec les cornes…
— … qui rit !
Juge-pénitent : — Pourtant, cette enseigne est sincère…
— Lisez donc l’inscription en anglais : « MÊME UN VIEUX COCHON A BESOIN D’AMOUR ! »
Juge-pénitent : — Enfin nous rencontrons quelqu’un qui a le courage de dire la vérité : le propriétaire était probablement un Anglais, ou un Américain, en tout cas un étranger !

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– Le soleil est en train de descendre…
– Il commence à faire froid…
La porte de la maison s’ouvre. Un petit homme en sort, très ressemblant au petit diable. Il me dit : — Est-ce que vous voulez rentrer un moment vous réchauffer ? Ensuite, il susurre doucement :

« Reste encore cette nuit. Dors là tout près de moi
Sur ce feuillage frais. Nous aurons de bons fruits,
Fromage en abondance et de tendres châtaignes.
Vois: au lointain déjà les toits des fermes fument
Et les ombres des monts grandissent jusqu’à nous. »

« Hic tamen hanc mecum poteras noctem
fronde super viridi : sunt nobis mitia poma,
castaneae molles, et pressi copia lactis.
Et iam summa procul villarum culmina fumant,
maioresque cadunt altis de montibus umbre. »

(Virgile, Première Bucolique, vv. 79-83, Éditions Gallimard, bilingue, Bucoliques, traduites par Paul Valéry, 1956, 1997 – folio classique)

Claudia Patuzzi

Voyage en « Enfer » (histoires drôles n. 17)

10 mardi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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001_éscaliers oranges C180

“O frères…Considérez votre semence : vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes, mais pour suivre vertu et connaissance”
(Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, chant XXVI, vv. 118-120)

Depuis combien de temps sommes-nous en train de descendre l’escalier ? Peut-être une heure ou même plus… Mon occasionnel compagnon de voyage et moi, nous sommes deux corps poussés vers le bas par une inéluctable force de gravité ;  deux buratins contraints à descendre l’un à côté de l’autre en direction d’un parking qui n’arrive jamais, dans un escalier qui ne finit pas non plus… Nous descendons en silence, les bras au long des flancs, sans courir. Comme si c’était une promenade. Comme si le parking ne fût pas loin, juste derrière le coin. J’inspire l’air : il est sec et sans poussière. La lumière du néon fait rebondir les couleurs : apparemment la main courante peinte en rouge et le linoléum orange sont tout à fait neufs…
« Cet escalier est une malédiction… », bredouille mon compagnon. Puis, il ajoute : « ce serait mieux qu’on fasse demi-tour ! »
« Tu es fou, tu sais bien qu’on ne peut pas ! »
J’ai oublié de vous donner un renseignement très important : il n’y a pas d’escalier derrière nous ! Au fur et à mesure que nous descendons, les marches supérieures pâlissent de plus en plus. À leur place une traîne gris foncée s’installe, une espèce d’entonnoir vide, ressemblant à un gouffre. Voilà la raison nous empêchant de remonter en haut. Donc, pour ne pas devenir fous, nous ne nous retournons plus en arrière ! Il n’y a qu’à descendre… En fin de compte, la vie, n’a-t-elle pas, elle-même, une seule direction et une fin « unique » ?

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« Vous qui entrez laissez toute espérance! » Dante Alighieri: La Divine Comédie, L’ Enfer, chant III, v.9.

Maintenant, l’escalier a changé de couleur : de l’orange on est passé au rouge, la main courante est marron. À quoi bon toutes ces couleurs ? Allègent-elles la claustrophobie ? Ont-elles l’attitude et le but de nous faire oublier l’absence de fenêtres et de portes ? Sommes-nous prisonniers dans un bunker ? Le silence est invisible, mais lourd… Voilà le but de ces couleurs brillantes ! Elles nous distraient de ce silence irréel, nous rassurant vis-à-vis de l’anonymat « inhumain » de cet énorme parking souterrain, pas loin de la Gare de Lyon. Celui-ci n’est pas un lieu et rentre dans la série de nombreux endroits, sombres et vides, formant dans notre planète ce qu’on appelle « l’anthropologie du quotidien » (les gares, les aéroports, les voitures, les trains, les avions, les supermarchés, les parkings, les autoroutes, ainsi que les grandes chaînes hôtelières, les camps volants pour les réfugiés de la planète, et cetera) fouillée par Marc Augé, dans son fameux livre titré « non-lieux » (Seuil, 1992), un néologisme que l’auteur même a introduit.

003_éscaliers bleu180

”…entrant toujours plus loin dans cette triste pente”, Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, chant VII, v. 17. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’escalier qui vient est encore métallique, mais peint en bleu foncé. Par contre, les murs ont été peints d’un jaune pâle. D’ailleurs, une étrange grille en fer s’affiche, qui nous rend optimistes : nous sommes en train peut-être d’atteindre le parking… L’escalier successif est recouvert par un linoléum jaune clair… « Il n’y a pas d’issues, la descente continue ! »
004_porte verte180

“Pour moi on va dans la cité dolente” (La Divine  Comédie, l’Enfer, chant III, v.1)

Enfin une porte ! C’est une porte peinte en vert, avec un hublot au centre. La paroi est jaune tandis que le linoléum est bleu. J’essaie de lorgner au-delà du hublot. Je réussis à entrevoir un espace très exigu et, du côté opposé, une autre porte, à l’identique de celle-ci. Un monde parallèle ? Un château d’Atlas ? La énième illusion ? Un miroir ?
Désormais, je suis convaincu qu’au fur et à mesure que je descends les couleurs deviennent de plus en plus bizarres. Emporté par la rage, je me lance contre la porte avec toute la force dont je suis capable, mais, au final, je suis obligé de lâcher : le poignet est bloqué et la porte est en fer. Mon compagnon vient à mon secours : « Je te montre ce que je suis capable de faire ! », dit-il, avant de se jeter contre la porte avec tout son poids. Rien à faire. La porte est fermée. Nous nous dévisageons tous les deux sans espoir.

005_Sortiegrande180DEF

Désormais déprimés, nous nous dirigeons lentement vers un couloir, sur notre droite, lorsqu’une petite porte métallique nous paraît complètement ouverte. Par-delà la porte, encore plus resplendissante que l’étoile de Jacob ou de David, l’inscription « SORTIE » en lettres cubitales, rayonnante comme une comète dans un ciel estival au mois d’août… Le reste est facile à imaginer. L’histoire, je l’avoue, semble glisser dorénavant en pente, vers une « happy end » made in USA à la saveur de sirop, c’est-à-dire vers la « fin heureuse ».
006_freccia180Mais qui refuserait à soi même une fin joyeuse ? Une vie discrète et comblée ? Une « belle » mort ? Quant à moi j’ai eu ma flèche dorée qui m’a emmené directement chez moi… Une étoile comète !
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Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Quand je rouvre les yeux, une lumière éblouissante m’aveugle. Je réussis juste à entrevoir quelque chose de noir, des haillons, peut-être des sacs, deux taches claires comme des doigts, deux genoux ratatinés… Un être humain ? Un clochard ?
010-B-porta clochard180 - Version 2

Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Maintenant, je peux voir le Lion solennel qui veille puissant sur la tête de cette pauvre « bête » humaine, dégradée et désespérée, sans abri… Il cache sa tête entre les bras, pour la protéger de quelque chose. Comment ai-je pu m’en oublier ? Comment ai-je su ignorer sa solitude ? Peut-être, la course dans l’escalier n’était qu’un escamotage, un moyen pour ne pas voir la réalité… une fuite. Peut-être ce que je vois, même si terrible, ce n’est pas vraiment l’enfer. Cette solitude, cette déchéance et résistance fait partie de ma vie ; ou, pour mieux dire, « c’est » la vie.
010-C_risveglioporta clochard.180.jpg - copie

Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Maintenant, ma vision devient de plus en plus claire. Je distingue nettement la lueur de la pluie sur le trottoir et la rue sur la droite : elle est la rue des Vinaigriers, juste à deux pas de l’association des Garibaldiens et de ces quatre ou cinq marches qui montent au canal Saint-Martin. J’ai l’impression d’entendre la musique de l’eau… Quand j’ai vu ce « lieu-lieu » pour la première fois, il y a plusieurs années, j’en fus foudroyé. Celui-ci était déjà « le » lieu où j’aurais voulu vivre pendant le reste de ma vie… Mon vœu fut exaucé.

casaDEF180- Version 2

« Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles », L’Enfer, chant XXXIV v.139. (photo de Claudia Patuzzi, cliquer pour l’agrandir)

Quand j’arrive, la maison me paraît différente. Elle n’a plus les lustres en cristal ni l’air hautain et pompeux des vieux immeubles haussmanniens. Maintenant y règne la grisaille paresseuse d’une tanière où se promènent de temps en temps — en haut en en bas dans les murs ou parmi les colonnes des livres — des lézards taquins ou alors une banale tache de graisse. Une maison tanière, en somme ! Ni trop, ni trop peu. Ni non-lieux, ni superlieux.  Ni Enfer, ni Paradis, mais une vie dans la moitié : un Purgatoire tellement humain qu’il pourrait sembler même beau.
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Claudia Patuzzi

L’homme-arbre ( histoires drôles n.14 )

27 vendredi Sep 2013

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Canto XIII, Dante Alighieri, dialogues imaginaires 1, Divina Commedia, forêt de suicidés, homme-arbre, Inferno canto XIII, metamorphoses, Pier delle Vigne

001_danterossonero-1parte

La chambre à coucher est plongée dans la pénombre du dimanche, ce moment divin où l’on ne peut pas avoir de rival. C’est l’instant éternel où les songes traînent dans la rétine comme des filets impalpables, tandis que le corps se balance, léger, désireux de s’adonner encore au sommeil avant d’accepter le réveil ; c’est le moment où le regard erre dans le vide, une sorte d’interrègne ou de trêve entre rêve et réalité. Pour combien de temps ? Personne ne peut le savoir avec certitude. Cela peut durer un seul instant, des secondes ou quelques minutes… C’est à cause de cette incertitude que les fables existent : pour nous dérober à cet interrègne vagabond pétri de vie et de mort et nous donner juste une petite illusion d’éternité, la petite glace sucrée d’un happy end. Quelque part, dans la cour, une voix fredonne sans entrain une vieille chansonnette, tandis que le bourdonnement d’une mouche essaie de dessiner des serpentins dans l’espace invisible.

« C’est dimanche », je me suis dit. Des rayons de soleil, échappés par les rideaux, se reflètent parmi des jeux d’ombre sur le mur devant moi. Un grand écran, où le noir, le blanc et le gris forment une véritable jungle ou plutôt un labyrinthe sans issue.

« … Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé. Ses feuilles n’étaient pas vertes, elles étaient sombres ; ses branches n’étaient pas droites, mais nouées et tordues ; il n’avait pas de fruits, mais des épines empoisonnées… [1] J’entendais partout des lamentations et ne voyais personne qui pût le faire ; aussi je m’arrêtai tout éperdu … »[2] murmure une voix presque humaine du mur.

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Si j’observe attentivement mon ‘écran’, j’arrive à entrevoir, au milieu d’un enchevêtrement d’épines et de feuilles, deux rameaux dépouillés et tordus se penchant dans le vide, tels un bras et une main à la recherche d’aide. Plus en bas, à peine visible sur la droite, je découvre un visage désincarné… Non, ce n’est pas le visage d’un être humain, mais plutôt d’un être… dendritique ! Un homme-arbre ! Ou, pour mieux dire, un arbre avec des yeux, un nez, une bouche, tellement étouffés d’épines, de ronces et brindilles pointues qu’une grimace s’y affichait de douleur indicible. D’ailleurs, un étrange fil glissait de ses lèvres vers le bord de l’écran…  J’étais déjà hors de moi lorsqu’une lamentation presque humaine envahit ma chambre…

« Pourquoi me déchires-tu ? N’as-tu en toi nul esprit de pitié ? Nos fûmes hommes, et nous sommes broussailles… » [3]

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Maintenant, l’image sortant de l’écran a énormément grandi. Je peux finalement découvrir le parcours de ce fil mystérieux ! Il se dirige décidément vers un homme à la noble figure, en train d’écouter avec émoi l’histoire de l’homme-arbre. Leurs lèvres sont presque enchaînées par un flux verbal silencieux les fusionnant dans un seul destin qu’on dirait cadencé par ce fil rouge des gouttes de sang tombant une à une dans un rythme inexorable… Je regarde autour de moi. Un vacarme d’enfants retentit dans la cour. Le nuage d’air suspendu dans la chambre subit un tremblement. Un souffle triste l’a provoqué, dense et précis comme un alphabet. Un fil de mots faisant écho à une histoire vécue aussi qu’à un lien indissoluble. Je frissonne : maintenant, je me souviens. Je suis spectateur d’un dialogue entre esprits élus, deux victimes unies dans le même destin tragique, frappés par une condamnation injuste : l’exil perpétuel pour Dante Alighieri, la prison et le suicide pour Pierre des Vignes [4]. Dante  – l’homme bien habillé à la noble figure – porte dans la main une petite branche qu’on a violemment arrachée depuis le tronc de l’homme-arbre. Un flot de sang jaillit de la branche coupée, tandis que le fond blanc de l’écran devient de plus en plus rouge. Et je reconnais le rouge foncé du sang humain…

« Comme un tison vert, brûlé à l’un des bouts, qui gémit par l’autre, et qui grince sous l’effet du vent qui s’échappe, ainsi du bois brisé sortaient à la fois des mots  et du sang ; moi je laissai la branche tomber, et restai là, saisi de crainte… » [5] la voix continue à murmurer.

Combien est-il rouge et vif, ce sang qui se mêle aux paroles ! Et l’art, l’écriture, ne sont-ils pas, eux aussi, des corps vivants comme les nôtres ? Je dirais même plus. L’écriture est à la fois pensée, sensation, réalité en métamorphose continue. Elle est le lien sur terre le plus puissant, car elle est capable d’abattre les confins entre le rêve et la réalité, entre la réalité et le temps… rien qu’à travers des mots chargés de sang, de parfums, de nostalgie, d’odeurs, de sons, d’injustice…

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Dessin à encre de chine de Claudia Patuzzi (cliquer la photo pour l’agrandir)

Je suis dans mon lit, en face d’un cinémascope américain en couleurs qu’aurait pu graver avec une précision pareille le génie obsédé d’un Kubrick. Je me trouve à deux pas de l’Enfer, mais les deux protagonistes ne s’aperçoivent pas de ma présence. Ils ne cessent de se fixer dans les yeux, figés ab aeterno dans cette scène tragique marquée par un simple fil d’encre noir et rouge. Peut-être me suffirait-il d’un seul pas pour les rejoindre…

Quand je me suis réveillée, j’avais cette petite branche renfermée dans les mains. Il est donc possible que ce que c’est passé ne fût pas un rêve… Peut-être, suis-je entrée dans une autre histoire, dans un autre monde de plus en plus globalisé : l’histoire de Polidor, de Daphne ou, plus banalement, celle de quelqu’un d’entre nous…

Claudia Patuzzi

005 rametto740

[1] Dante Alighieri, Divine Comédie, L’Enfer, traduction de Jacqueline Risset, (Flammarion, Paris, 1985, 1992), chant XIII, 7° cercle, 2° giron : Violents contre eux-mêmes. Nous sommes dans la forêt de suicidés, changés en arbres qui parlent et se lamentent. vv.4-6.

[2] Ibidem, vv. 22-24.

[3]Ministre de l’empereur Federico II du Suède, célèbre juriste et poète. Accusé de trahison, condamné à la prison, aveuglé, il se suicida, selon certains et selon Dante lui-même, innocent en réalité de ses crimes. Il était fameux pour son éloquence ornée, et Dante, le faisant parler, adopte son style.

[4] Ibidem, vv. 35-37.

[5] Ibidem, v.40-44 .

Claudia Patuzzi

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