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décalages et metamorphoses

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Renfermement (Zérus – le soupir emmuré n. 52)

12 mardi Nov 2013

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cyrille, Frères Chrétiens, ghislain, Icare, la règle du silence, Overijse, pape Pio XI, Zérus 52, Zérus le soupir emmuré 52

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Cliquer la photo pour l’agrandir.

Renfermement VI-1/VI n.52, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.206-209, première partie du chapitre VI, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 12 mars 1989

C’est ainsi, petite fée, que le grand-père Cyrille m’a obligé à entrer dans le petit noviciat d’Overijse. J’ai su, bien des années plus tard, qu’afin d’avoir la pension gratuite, il avait donné sa parole que je deviendrai un Frère Chrétien. Les jeux étaient faits, avant même que j’en sois informé, sans mon consentement et sans aucune vocation. J’étais un converti, une moisson fertile, et moi de mon côté, je continuais à attendre les lettres de Niba et les voix bruyantes d’Henriette et Nino. Dès que je franchis les murs du noviciat, je fus, au contraire, envahi de silence.
Beaucoup de gens croient que le silence est une absence de sons contraignants, une pause nécessaire et rafraîchissante. Ils opposent le silence au vacarme et aux gestes de prévarication. Ils font coïncider le silence avec une oasis de paix et de chaleureuse intimité. Mais il n’en est pas ainsi. Celui-ci n’est pas le vrai silence. Ce n’est pas non plus le silence des sourds-muets, conforté par l’habitude et accompagné du chuchotement familier de la pensée et du don céleste de la vue.
Le Silence d’Overijse était tout autre chose. Avant tout, il était imposé. Chaque sanglot, chaque toussotement, chaque battement de cils étaient un signe codé ou une parole. Il était interdit de respirer, de bouger la bouche, de fermer les paupières, de craquer les doigts. Même déféquer ou uriner devait être fait dans la plus grande discrétion.
Mais le Silence d’Overijse n’était pas l’unique chose à être imposée. Il obéissait de manière rigide aux Temps canoniques comme la parole. À Overijse on ne pouvait pas parler sauf et seulement pour lire ou commenter l’évangile.
D’un seul coup, le silence se resserra autour de moi comme un filet au fond de la mer. J’avais mordu à l’hameçon et, comme une sardine, je me débattais sans savoir que j’allais mourir.
Je ne vis pratiquement plus tante Germaine. Peut-être avait-elle peur de pleurer ? Le seul que je vis fut grand-père Cyrille, ponctuel tous les mois, et ce n’était certainement pas un plaisir, car j’avais devant moi mon inquisiteur.
Je suis peut-être prolixe, mais je t’ai promis d’être sincère. Eh bien, Overijse fut pour ton pauvre oncle un véritable enfer. Le jardin fleuri : un pauvre arbuste. Ma chambre à moi : une cellule nue. La fenêtre sur le jardin : une meurtrière. Les livres, seulement des livres scolaires et religieux. Les visites rares. Toujours les mêmes. Les lettres étaient contrôlées.
Tu sais ce que j’ai trouvé dans ce lieu, unique, parmi toutes les choses que mon grand-père Cyrille m’avait promises ? La tranquillité. Des kilomètres et des kilomètres de tranquillité absolue. Bruxelles semblait ne jamais avoir existé et même la rue du Remorqueur s’obscurcissait dans ma mémoire. Seule maman était restée dans mes pensées, jeune et belle comme je l’avais laissée. Par contre, Christiane errait dans mon cœur comme un ange tentateur. Si je rêvais d’elle la nuit, le remords s’emparait de moi… Où était partie maman ? Où était ma reine de Saint-Nicolas ? Où était le souvenir du corps de Catherine ?
Tout cela était interdit.
Mutisme, silence, règles et horaires. Nous avions nos dix commandements. Je me souviens du septième : « Tu mortifieras ton esprit et tes sens fréquemment ». On parlait d’enfer pour ceux qui ne persévéraient pas. Que devais-je faire ? J’avais seulement quatorze ans. Cesset voluntas propria et infernus non erit [1]. Qui l’a dit ? Saint-Bernard, je crois. Mais Saint-Bernard était un saint, pas moi… Dans cette communauté, ils voulaient tous être saints sans l’être, alors qu’il était déjà si difficile d’être seulement des hommes.

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Ghislain est le deuxième avec le x du troisième rang (cliquer pour agrandir la photo)

En 1921, à seize ans, je devins Frère Chrétien. C’était la même année où devint Archevêque de Milan le futur Pius XI, celui qui imposa le premier sa bénédiction de la loge de Saint-Pierre. Quelle coïncidence : les Papes pouvaient parler des balcons aux foules et moi, je devais rester muet.
Ils changèrent aussi mon nom. En mémoire de l’archiviste de la maison générale des Sulpices de Paris, j’eus le nom austère de Augustin Irénée. D’abord Ghislain, puis Paul, et maintenant, une autre identité…
En octobre, je prononçai les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Mon corps disparut sous une soutane et un long manteau. Chaussettes noires et chaussures de cuir noir, celles de mon grand-père. Enfin, un grand tricorne m’interdisait de voir la couleur du ciel. Où était parti le ciel ? Dans quelle boîte était-il enfermé ? Les lois de l’Institut, le tintement des cloches, la Règle du Silence morcelaient cet univers en une série de fautes morbides. En peu de temps, j’avais tout perdu. Avec ce tricorne, j’avais perdu l’innocence du regard. Je devais regarder à terre, me taire et si je levais la tête, je perdais mes ailes comme Icare. Je m’étais perdu dans mes pensées et mes ailes de cire s’étaient fondues… En don, je reçus un chapelet, un crucifix en bois d’ébène et rameaux, le livret de « L’Imitation du Christ », un portefeuille et un étui avec un petit canif. Quand je franchis le portail en fer, je compris que tout était fini. J’étais un Frère Chrétien. Le numéro cinquante-cinq…

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(cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi


[1] Phrase latine. En français : « Renonce à ta volonté, et tu t’épargneras l’enfer ! »

Saint Nicolas (Zérus – le soupir emmuré n. 44)

04 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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11 novembre 1918, Brueghel, cyrille, Foch, la fin de la première guerre mondiale, Langermarck, Madame Slutter, Niba, proverbe flamand, Saint Nicolas, Zérus 44, Zérus le soupir emmuré 44

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Le cimetière militaire allemand de Langermark avec la fosse commune où sont enterrés 24.917 soldats très jeunes, dont près de 8.000 n’ont pas été identifiés: au total 44.000 morts.

Saint Nicolas I/VII n. 44, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 177-179, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Toutes les guerres sont stupides, mais elles ont cette qualité commune : tôt ou tard, elles se terminent, par fatigue ou par désespoir. La Première Guerre mondiale aussi s’acheva un jour.
L’Europe chassa les vers de la guerre en devenant une monstrueuse termitière dévastée par un incendie volontaire. La Belgique aussi lécha ses blessures sans parvenir à les compter. Toutes les villes avaient été meurtries par les Allemands à l’exception de Furnes, siège du gouvernement, et de la précieuse Malines, dont la beauté fut à tel point défendue par le cardinal Mercier qu’elle resplendissait, inviolée même dans l’esclavage. Mais le destin, aveuglé par la colère humaine, avait voulu frapper différemment ailleurs. Les murs de Liège s’étaient effondrés. Namur avait été incendiée et saccagée et les eaux souterraines de la Lesse avaient vomi les corps de ses martyrs. Même Anvers, défendue par la dague affilée de Brabo, avait été longtemps assiégée puis dévastée. La bibliothèque de Louvain avec ses deux cent trente mille volumes avait été dévorée par le feu. À Charleroi, la Sambre s’était teintée de rouge. À l’emplacement de la courageuse Dinant, il ne restait qu’une étendue de ruines fumantes tandis que la pauvre Ypres comptait trois cent mille morts. À Langemarck, dans un lambeau de terre que le givre recouvrait comme un linceul, l’Allemagne aussi continuait à pleurer les plus jeunes de ses victimes.

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En octobre, la controffensive de Foch avait réussi à enfoncer les dernières positions allemandes en les contraignant à se replier sur le Rhin. Le 11 novembre, à onze heures du matin, dans une accalmie, une voix communiqua la fin du conflit. Le massacre était fini et tous, vainqueurs et vaincus, crièrent en chœur : « Et maintenant ? »
D’abord, on s’occupa des morts. La Sorcière broyeuse d’os avait dévoré neuf millions d’êtres humains. Prosper Balthasar faisait partie des quarante mille soldats belges qui n’avaient plus le privilège de penser. Irma avait disparu d’un coup, avec des milliers de civils, laissant sa baguette magique à ses petits enfants pour se retirer au fond d’un lac gelé. Madame Slutter aussi avait atteint l’obscurité de Dite en glissant à la première occasion dans une flaque profonde de trois mètres. Avant de mourir, elle avait dit : « Wat ick vervolghe, en geraecke daer niet aen : ick pisse altyt tegen de maen ! »[1]. La sagesse de cet avertissement — il ne faut pas nourrir d’aspirations trop hautes — expira avec elle.
Seuls Cyrille et Niba parvinrent à vaincre la violence de l’Exterminatrice.
Quand le corps larvaire de Cyrille Balthasar, volant comme un fantôme sur Steenstraat, vit les iris bleus de Prosper dévorés par les insectes, son cœur commença à trembler tandis que ses pupilles folles roulaient sur elles-mêmes. En proie à cette douleur cosmique, Cyrille parvint, six mois plus tard, à vaincre le coma et à revivre. À la surprise générale des sœurs du béguinage de Courtrai, il ouvrit un œil et parla.
Niba en revanche avait traversé la guerre avec la même assurance qu’avait Moïse sur la mer Rouge. Torpilles, projectiles, canons, grenades se détournaient sur son passage dans un mystérieux nirvana. De ce tunnel de fer, il était sorti indemne, seul son bras droit avait subi une légère égratignure, tandis qu’Eugénie, Henriette et le petit Nino voltigeaient autour de lui comme des anges dans un tympan.

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La guerre terminée, on compta les vivants et les morts. Le grand vengeur, celui qui pèse les âmes, l’archange Michel se précipita pour diviser les morts en deux groupes : les bons et les méchants. Les anges en bande jouèrent les trompettes du jugement dernier et l’examen des âmes commença en file indienne. Ni hommes ni chiens n’échappèrent à cette division. À Prosper et Irma on donna des ailes d’ange. À madame Slutter, une queue de porc. Aux vivants ne resta qu’une Europe dénudée par un cataclysme et jonchée de cimetières.


[1]  « À quoi que je tende, je ne parviens jamais à l’obtenir : j’urine toujours contre la lune ! », proverbe flamand cité par Brueghel (1559).

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Claudia Patuzzi

La guerre IV/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 37)

26 samedi Oct 2013

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1914, 22 avril 2016, Anvers, cyrille, Furnes, grande guerre, Silvius Brabo, Ypres, Zérus le soupir emmuré

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Fontaine avec la statue du géant Silvius Brabo dans la Grand Place d’Anvers.

La guerre IV/IV n.37, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 151-153, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

C’était le premier septembre 1914.

Le lendemain Cyrille, cet inlassable vieux, avait déjà disparu. Avec la complicité d’un ami, il avait réussi à s’enrôler dans une des six légions d’infanteries commandées à Anvers où s’étaient repliées les forces franco-belges conduites par le général Foch.

On dit que Cyrille, n’ayant ni cheval ni manteau blanc avec la croix noire, s’était contenté d’un vieil uniforme militaire. On dit aussi qu’il s’était posté, armé jusqu’aux dents, les poches bourrées d’ail cru, sur les dunes qui longent l’estuaire de l’Escaut avec la même immobile fixité que la statue de Silvius Brabo, récitant en flamand « Dieu le veut ! ».

La seule photo que je possède de cet épisode est tellement délavée qu’elle ne nous laisse rien voir ou presque, à l’exception d’une signature flottante au recto, ne m’indiquant que le prénom de son objet — « ton Cyrille ». Le visage est une tache presque noire, mais le corps se tient, les jambes écartées, sur une dune. Ayant empoigné son fusil avec la dignité d’un Maasaï tenant sa lance, Cyrille s’apprête à chevaucher cette vague de sable comme un surfeur américain pour s’abattre ensuite sur la clairière environnante.

Je ne vois pas ses yeux, mais je comprends que ce n’est pas nécessaire. Bien qu’il ait déjà soixante-deux ans, il a la fougue d’un jeune d’une vingtaine d’années à sa première bataille. La Sorcière-Mort se garde bien d’effleurer ses épaules. Autour de lui, il ne reste que le jaune citron des sables, le jaune usé des brumes, la fumée imprégnée de soufre de l’artillerie et des canons avec le jaune bleu, atrocement blême et souillé de sang, des survivants du Zwin. En bas, je parviens à lire avec peine le lieu et la date du 1er octobre 1914.

Certains disent l’avoir aperçu sur l’Yser, au nord-est, combattant l’épouvantable « course à la mer » des troupes allemandes ; d’autres le dépeignent à moitié gelé et presque sans connaissance à l’hôpital de campagne de Furnes ; des témoins plus soignés en signalent la présence à Ypres, le 22 avril 1916, désormais suspendu dans l’existence larvaire du coma, mais ayant miraculeusement survécu aux gaz toxiques allemands ; il y a aussi quelqu’un qui jure avoir vu Cyrille, sain et sauf, le 26 septembre 1918, dans le petit béguinage de Courtrai, dans la petite maison numéro vingt-sept, appartenant à la Supérieure. Ce fut dans cette île pacifique que son corps, balloté par les événements de la guerre, reprit contact avec les méandres imprévisibles de l’Histoire.

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Claudia Patuzzi

La guerre II-III/IV (Zérus – le soupir emmuré n.36)

25 vendredi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1916, Alexandre Nevski, cyrille, flamands, Fritz Haber, gas toxique Ypres, La guerre, la guerre 36, Libre Belgique, pob, Sergeï Eisenstein, Yser, Zérus le soupir emmuré n 36

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La guerre III/IV n.36, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 146-148, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Depuis une semaine, je suis enfermée dans la petite tour de tuf. Je vois Rolando et Henriette seulement à l’heure des repas. Puis je cours jusqu’à l’étage supérieur au milieu des grincements des cigales et d’encombrantes rames de papier. Là-haut, j’oublie le temps jusqu’au crépuscule. Quand les changements de couleur sur les rideaux et sur les murs réveillent mon attention, je vais voir le grand pré par la fenêtre et je respire. J’attends l’arrivée des chevaux et des vaches. C’est l’heure où le jardin semble avoir un corps. Chaque arbuste, chaque feuille, chaque petit caillou ont une étrange épaisseur. Ce sont les dernières affres de l’existence avant de tomber dans la nuit. La fine lumière souligne chaque forme de ses rayons et la fait fondre dans la matière. Avec le crépuscule, tout deviendra bleu clair et puis gris, avant de devenir noir. Non pas ce noir effrayant de la vie dénudée par la lumière, mais le bleu noir des nuits d’été de la Méditerranée qui ressemble au velours. Rolando n’aime pas les lumières. Il laisse la maison en blocs de tuf s’enfoncer dans l’obscurité jusqu’à ce qu’elle se confonde avec le ciel. C’est seulement dans les nuits de pleine lune qu’on entrevoit sa silhouette phosphorescente sous le ciel étoilé…
La porte s’ouvre tout grand.
— Excuse-moi.
C’est Rolando avec une bombe de DDT dans la main. Derrière lui arrive Henriette.
— Il y a des moustiques partout… dit-elle.
Rolando entre. Il empoigne la bombe « super » de DDT comme une massue préhistorique.
— Fais attention, le salon en est plein. J’ai déjà mis du DDT dans le couloir et dans notre chambre à coucher.
— Je ne veux pas de DDT, je le déteste ! Je n’ai jamais cru dans les poisons chimiques et dans les fumigènes contre les moustiques. D’ailleurs, l’Autan aussi m’empêche de dormir. J’accepte seulement la prise à ultrasons.
— Il n’y en a pas. Et alors, comment fais-tu ? Rolando me regarde comme s’il n’y avait pas d’autre issue, puis il ajoute :
— J’asperge juste un instant, ensuite tu ouvres la fenêtre, tu éteins la lumière et tu sors.
— Mais tu ne vois pas que je travaille ?
— Juste deux minutes…
— On va manger… Henriette crie dans le couloir, puis elle ajoute : fais attention aux coussins !
Il me semble vivre un cauchemar.
— N’asperge pas les feuilles !
— Cela ne fait rien aux feuilles. Roland appuie le pouce sur le bouton pressoir de la bombe.

SSSSSSSSSSSSSSSSSTTTTTTTTT ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !

Je sens ma gorge brûler. Je ne parviens pas à respirer. Je m’enfuis de la pièce pendant que Rolando s’enferme dans la petite tour avec ses gaz toxiques.
— Tu verras, ils vont tous mourir, sourit Henriette dans l’embrasure de la porte.
Je réponds, résignée : — Mais il n’y en avait pas! Puis je pense à Cyrille Balthasar et au bombardement de gaz toxiques, œuvre des Allemands dans les environs d’Ypres en 1916, durant la Première Guerre mondiale. L’inventeur de cette asphyxie était un chimiste allemand, un certain Fritz Haber. Il parvint le premier à réaliser la synthèse industrielle de l’ammoniaque, dirigea le service chimique de l’armée et contribua à organiser l’emploi des gaz. Un individu un peu gros, chauve, avec un pince-nez. Il n’a pas eu le prix Nobel ?

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Portrait di Fritz Haber, 1911 ( déssin de W. Luntz )

— Ce gâteau est mauvais !
Mélanie Dubois ne savait plus quoi dire.
— Ce n’est pas vrai du tout, Cyrille.
— Les traditions doivent être respectées, Mélanie, surtout en cuisine, rugit Cyrille en dilatant les pupilles vers l’odieux cramique.
— Calme-toi, je te dis que tout va bien… lui répondit-elle en en ramassant un morceau par terre.
— Avant la guerre aussi, tout le monde disait : tout va bien, tout va bien, et tout va mal, au contraire.
— Mal ?
— Oui, mal. Depuis qu’il y a le POB ! Et puis l’attentat de Sarajevo… Toute cette guerre est mauvaise. Maintenant que les socialistes et les libéraux ont volé le pouvoir aux catholiques, Dieu a décidé de punir la nation par la guerre !
Occupée à émietter un pain brioche aux fruits, Mélanie l’écoutait, imperturbable, tandis que Cyrille continuait à pontifier: — Ils se sont massés comme des termites dans la vallée de la Meuse et maintenant ils remplissent tous les faubourgs ! Ils sont là, à Anderlecht, près de nous, Mélanie.
— Près de nous? Où ? Où ? cria-t-elle, abasourdie, en balayant la chambre d’un regard éperdu. Comme aucun ouvrier du POB n’était sous le canapé, elle continua à ruminer, impassible, une tranche de strudel. En même temps, elle manipulait un cure-dent avec une surprenante habilité.
Cyrille était comme toujours assis sur son vieux fauteuil qui l’avait fidèlement suivi dans ses nombreux déménagements. Il avait maintenant l’air résolu d’un cavalier teuton. Au lieu d’un manteau, un plaid écossais décoloré lui enveloppait les épaules, avec le même effet suggestif. Enflammé par cette investiture en demi-teinte, il empoigna la Libre Belgique [1] et, avec la même force missionnaire qu’un croisé, se mit debout sur son fauteuil pour mettre en déroute les pirates de la Baltique et les socialistes du POB, tandis que sa femme, indifférente à cette métamorphose, continuait de mâcher du raisin sec.
À cet instant, les yeux de Cyrille, traversés par un éclair prophétique, se teintèrent d’un incroyable mauve, tandis que son corps prenait une posture identique à celle du cavalier teuton Hermann de Salza, prince de l’Empire, devant le prince Nevskij sur le lac gelé de Pskov.

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Photo du film « Aleksandre Nevski » de Sergeï Eisenstein, 1938. (cliquer sur le lien pour voir le film)

Mélanie cessa de mâcher tandis q’un silence de pierre enveloppa la chambre d’une petite brume fatale.
Conscient de l’atmosphère autour de lui, Cyrille redressa ses épaules. Un flot de paroles sortit de ses lèvres : — Mon Dieu, les Flamands ! Il ne nous reste que les Flamands ! Ce sont les agriculteurs flamands qui nous donneront leur vote ! Pour sauver le pays…
— Mon Dieu, Cyrille, qu’est-ce qui t’arrive ? dit Mélanie Dubois.
Cyrille ne la voyait pas. Sa pensée, avec l’inéluctabilité d’une perspective, s’agrippait avec une espérance fanatique à son foyer fixe : les Flamands du Nord, les gardiens des polders et de l’Yser, les nouveaux Teutons, extermineraient bientôt les termites du POB, en soumettant les traîtres et — peut-être, pourquoi pas ? — défendant au prix de sa propre vie la nation abominablement assiégée par l’armée allemande.
— Où vas-tu ?
— Je pars Mélanie. Je vais au Nord, dans les Flandres, combattre pour la Nation.
— Et moi ?
— Toi ?
— Oui, oui, qu’est-ce que je vais faire ?
— Tu resteras ici, Mélanie, pour surveiller la maison. Et sur ces mots, destinés davantage à un chien qu’à un être humain, Cyrille se dirigea à grands pas vers l’étage supérieur. Il ne resta plus à la pâle Mélanie Dubois qu’à finir son cramique, seule, et à supporter le départ de Cyrille pour le nord.

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La ville de Ypres après le bombardement par les Allemands

[1]  Quotidien conservateur du parti catholique.

Claudia Patuzzi

Rue du Remorqueur I-II/VII (Zèrus – le soupir emmuré n. 22)

26 jeudi Sep 2013

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La petite tasse à café.

Rue du Remorqueur I-II/VII, n. 22, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 93-96, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Il est de moments magiques durant lesquels un écrivain ne doit pas être dérangé. Dans ces moments, je deviens capable d’oublier mon corps et de vivre hors du temps et de l’espace. En fait, je ne sais même pas quelle heure il est. L’air est encore frais, peut-être parce que le soleil donne au sud, sur la véranda. Au nord, dans la petite tour de tuf, la chaleur arrive toujours en retard, vers deux ou trois heures de l’après-midi, aveuglant d’un coup toute la chambre. Je ferme alors les volets et les rideaux. Henriette les a achetés quand j’étais adolescente. Ce sont des rideaux d’adultes. Ils rappellent les lotus et les papyrus égyptiens sur un fond géométrique qui passe du fuchsia au lilas pâle jusqu’au violet plus foncé ; de l’orange sur quelques pétales ici et là. Au début de l’après-midi, le soleil ressuscite ces fleurs dans un jeu changeant de reflets : de vives taches rouge orangé ondulent sur le plafond et sur les murs comme dans un aquarium. Je me retrouve parfois ensanglantée parmi les prismes irisés qui renaissent à la manière de fantômes sur l’écran de l’ordinateur. Est-ce mon interface ?
Maintenant que l’histoire de Ghislain s’approche du troisième fait avec la rapidité d’une cascade, je deviens un tronc qui se laisse traîner par le courant. Qu’y aura-t-il à la fin ? Je ne le sais pas encore.
— Je te dérange ?
Henriette apparaît sur le seuil, une petite tasse de porcelaine blanche à la main. Je me tourne vers la fenêtre. La tasse de mon oncle a disparu de l’étagère !
— Pourquoi as-tu pris cette tasse ?
— Je voulais la laver, il y a une tache…
— Tu ne dois rien toucher dans ma chambre, as-tu compris ?
Je regarde le fond de la tasse : à droite, à la base de la tour Eiffel il y a une petite tache grise… qui m’intrigue.
Henriette me regarde, dépassée :
— Le dîner en bas est prêt. J’ai fait cuire les haricots.
Pauvre Henriette. J’ai honte de mon emportement. Elle a réussi à cuisiner sans rien brûler. Je dois en profiter.
— Pourquoi ta mère et Germaine sont-elles parties de la rue de Plaisance ?
Henriette parle rapidement comme si elle récitait un refrain :
— Elles ne supportaient plus de rester avec leur père et cette femme…
Puis elle ouvre tout grand ses yeux dépourvus de cils, me regarde durant dix secondes et crie : — Ce ne fut pas un départ, mais une fuite !

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Gény (dessin de Claudia Patuzzi- cliquer pour l’agrandir)

Eugènie, Germaine et Ghislain laissèrent la maison des grands-parents au début de l’automne 1912.
Pour Gény, la mort de sa mère avait eu l’effet d’un effondrement. Privée de la protection d’Amélie, elle s’était retrouvée seule devant le regard inflexible de Cyrille, mais le vieux, comme un chat sauvage repu et ensommeillé, se bornait à observer les mouvements de sa proie. En affichant un air occupé et distrait, tous les deux semblaient vouloir attendre avant de s’affronter.
— Alors, tu as pris ta décision ?
— Bien sûr que j’ai pris ma décision, je ne pouvais pas faire autrement.
Gény avait hâte de mettre un terme à ces préambules inutiles.
— Si tu veux, tu peux rester encore. Mais…
— Mais tu ne pourras nous faire vivre. Je sais.
Le vieux lui tendit deux grosses chaussures de cuir noir.
— Elles sont pour ton fils.
— Elles sont trop grandes pour lui.
— Il les mettra plus tard.
— Tu te sens coupable ?
— Je ne voudrais pas que tu penses que je n’ai pas voulu l’enfant.
— Cet enfant est ton petit-fils, et il a un prénom !
— C’est vrai. Il s’appelle Ghislain…
— Tu as toujours eu honte de lui et de moi.
— Ingrate, que dis-tu ?
— C’est seulement grâce à maman que nous avons vécu ici.
— Si je n’y avais pas consenti, tu aurais fini comme une catin ou une misérable.
— Tu y vas déjà bien assez chez les catins.
Cyrille se leva. Ses yeux bleus ardoise reflétaient sa rage impuissante.
Gény poursuivit son réquisitoire : — Tu ne peux plus rien y faire à présent. Tu as aimé maman comme un propriétaire. Tu as voulu nous modeler à ton image, en nous éduquant à ton avarice. Cependant, un maillon dans la chaîne de la création n’a pas fonctionné comme prévu. Nous sommes restées, Germaine et moi, pour ruiner tes plans… Quand le dernier mot fut prononcé, le vieux cessa de la regarder et croisa les bras sur sa poitrine en appuyant son corps au dossier du fauteuil.
Une demi-heure plus tard, Gény revint. Elle portait le petit Ghislain et une valise. Tante Germaine était là pour s’occuper de l’enfant. Elle n’avait que dix-neuf ans. Son visage ne laissait aucun doute : elle brûlait du désir de quitter la rue de Plaisance et de se jeter tête baissée dans la ville.
Cyrille leva les yeux vers ces deux jeunes femmes sans foi ni loi, renifla l’air de la chambre, puis, se tournant vers Gény, lui dit dans un souffle : — J’avais confiance en toi!
Gény ne regardait pas son père. Ghislain en revanche fixait son grand-père avec l’effronterie des enfants. Cyrille intercepta ce regard et s’y retrouva lui-même sous les apparences horribles d’un ogre. Alors, il se mit debout, ferma les yeux et hurla d’une voix de stentor : — Allez-vous-en ! Qu’est-ce que vous attendez ? Quand il les rouvrit, il vit que la pièce était vide et que lui, Cyrille Balthasar, avait été abandonné.
Claudia Patuzzi

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L’adieu de Cyrille Balthasar. (Cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance II-III/V ( Zérus – le soupir emmuré n.20 )

21 samedi Sep 2013

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La tante Germaine (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance I-III/V, n. 20, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 83-87, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Quand Eugénie et Ghislain arrivèrent à la gare de Bruxelles, la tante Germaine se tenait droite sous la marquise, le corps enveloppé d’une fourrure tellement courte qu’elle couvrait à peine ses jambes de bouquetin. Elle avait dix-sept ans, mais en paraissait encore moins. Comme elle était différente des tantes Mancini, toujours pressées et prétentieuses ! Il émanait d’elle un parfum exotique. Elle portait un petit chapeau à calotte, semblable à un turban. Un nez long dans un visage de blonde, des yeux mobiles. En la voyant, Ghislain retrouva la force de rire, le goût du bonheur.

Les grands-parents maternels vivaient dans un appartement au deuxième étage, juste au-dessus d’une épicerie dans le cœur du quartier art nouveau de Saint-Gilles. Chaque matin  le bruit sec du rideau de la droguerie résonnait dans la rue. L’odeur du jambon et du pain se répandait. Un pot en verre, rempli des bonbons Milk, occupait le centre de la petite vitrine. Dans une affiche, un enfant levait son index grassouillet. Des bicyclettes partout. C’était une rue vivante, empruntée par les gens pressés de la rue de Waterloo, qui fréquentaient les alentours de la Porte de Hal.

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La misère de Cyrille s’était accrue à mesure que son adhésion au parti catholique était devenue une obsession. Avec la mort du roi Léopold et l’avènement au trône de son petit-fils Albert, l’agitation contre les catholiques et leur suprématie politique avait grandi de manière imprévisible.

— Nous, nous avons toujours la majorité absolue au gouvernement et les élections ne nous l’enlèveraient jamais !

Cyrille se sentait très fatigué. À cinquante-huit ans, il devait s’occuper d’événements incontrôlables. Même les nombres semblaient vouloir le trahir en montant dans de fausses directions sous la forme d’anormaux abcès démocratiques. Au cours des années, sa haine contre les socialistes du POB s’était transformée en une lutte titanesque contre la vague qui emportait les masses. Maintenant que même les libéraux s’étaient associés à ces criminels dans la bataille pour le référendum et la réforme électorale, Cyrille ne savait plus à quel saint se vouer et, pour se consoler, il s’était mis à étudier le flamand.

« Peut-être, notre salut est là, parmi les agriculteurs des Flandres, soupirait-il, secouant sa grosse tête coiffée en brosse. »

Il ne sympathisait pas du tout pour le petit-fils de Léopold II :

— Cet Albert n’a pas les moustaches ni la barbe de son oncle paternel. Il a un air d’intellectuel comme ce socialiste de Vandervelde ! grommelait-il, en indiquant une photo du roi sur La libre Belgique.

— Et puis il se laisse manipuler par les syndicats du POB ! explosait-il, heureux de prononcer ce sigle maudit qui pendant bien des années avait tourmenté son sommeil, entravé ses affaires, ruiné sa famille et la nation. Après un tel débordement, il mâchait un reste de cigare Leman avec la même fureur qu’il aurait dévoré l’avant-bras d’un ouvrier de la vallée de la Meuse.

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La dynastie belge (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ses attaques apocalyptiques envers le POB et les libéraux étaient cependant directement liés à la misère de sa vie. Cyrille se rendait compte désormais que pour lui il n’y avait plus aucun sommet à escalader, qu’au contraire il devait entretenir une fille insupportable, ressemblant par ses idées extravagantes moins à une femme qu’à un homme tandis que sa compagne était fatiguée et désormais vieille. Depuis longtemps, il n’aimait plus Amélie Molitor et il frôlait de plus en plus rarement son corps, maigri par l’anxiété. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, ses apparitions soudaines. Son avarice s’était accrue en proportion de sa pauvreté. Il avait réduit jusqu’au nombre de ses cigares et contraint la petite Germaine à recycler les vêtements de sa mère en improvisant des modèles aussi étranges que géniaux. On ne mangeait du boeuf que le dimanche. Il avait réduit jusqu’à sa lecture de la Bible et de l’Évangile : seulement le samedi et le dimanche. Son manteau, gris et rigoureusement boutonné, était toujours le même. Sans aucun remords, il abandonna Amélie à un affaiblissement silencieux et progressif. Quand il sut que Eugénie reviendrait à Bruxelles avec Ghislain pour vivre rue de Plaisance, le terrible Ardennais n’avait pas imaginé trouver en sa femme une véritable tigresse prête à défendre l’enfant de ses atteintes de prédateur.

— Je te l’avais dit, Amélie.

— Quoi ?

— Il y a quatre ans, quand il est né, que celui qui se trompe paie…

— Et tu oserais…

— Je suis le père de cette brebis égarée et le grand-père de ce malheureux. Ils resteront ici, mais ils devront se suffire à eux-mêmes. Je ne leur donnerai pas un sou.

— C’est de ta fille et de ton petit-fils que tu parles.

Amélie le regardait incrédule. Ses cheveux touffus étaient devenus gris, les tracas avaient marqué son visage. Avec lenteur, elle porta les mains à son ventre, où une douleur sourde la martelait depuis des années. Elle sentait le poids de ce tourment avec le fatalisme héroïque de ceux qui sont au terminus de leur vie et pour quelques raisons sont « obligés » de vivre encore. Peut-être arriverait-elle à sauver l’enfant… Donc, pendant au moins une année, elle devait continuer à vivre.

Amélie ne parvint à émettre que quelques mots : — Tu es devenu aveugle, Cyrille, pour toi les personnes ne comptent pas.

— Nous n’avons pas un sou et moi, cet enfant-là, je ne peux certainement pas l’entretenir. Mais ces paroles semblaient étouffées. Cyrille se tourna et vit « cet enfant » sur le pas de la porte.

— C’est toi Ghislain ! cria sa grand-mère.

Une bouteille de lait était sur le sol dans une tache blanche. De petites rivières se faufilaient dans la cuisine en créant de minuscules méandres, dont un frôla les chaussures de Cyrille. « L’enfant », pâli de peur, balbutia, entre ses larmes, une excuse à cette vieille idole de fer.

— Je ne l’ai pas fait exprès, grand-père…

Cyrille ne lui répondit pas.

Claudia Patuzzi

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Bruxelles, La porte de Hal en hiver

Claudia Patuzzi

Eugénie IV/IV – Zérus ( le soupir emmuré – n.11)

27 mardi Août 2013

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amélie, bruxelles, cyrille, eugénie, henriette, Mancini, mémoire, Zérus le soupir emmuré

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Eugénie IV/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre IV de La stanza di Garibaldi, pp. 55-59, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 La mémoire d’Eugénie ne ressemblait ni au cul-de-sac de son fils aîné Ghislain, ni au labyrinthe — déformé par les feux d’artifice — d’Henriette, sa fille cadette. Sa mémoire n’était pas horizontale, mais circulaire et géométrique comme un flocon de neige. Elle n’avait pas de vraies directions, mais plutôt des lignes de fuite. Elle n’avait pas de certitudes, seulement des possibilités…
La nuit après les murmures, tout était devenu blanc et silencieux. Les vitres de la chambre de Prosper et Léopold étaient couvertes de buée. La maison plongeait dans le sommeil. Eugénie y repensait à présent avec peur : ils avaient été pris par un besoin frénétique et elle lui avait cédé. Quelques secondes lui avaient suffi pour être déjà amoureuse. Le lendemain matin, quand elle s’était réveillée, la chambre de Léopold était vide. Le lit avait été refait.
— Où est parti monsieur Mancini ? Avait-elle demandé à sa mère.
— Il est parti très tôt, il était pressé. Qu’est-ce que tu as ?
De ce moment-là, elle était devenue l’esclave du temps, elle ne faisait que compter (comptait) les jours et les semaines ou bien elle scandait de folles célébrations solitaires, avec d’étranges contraintes.
« Si je dis cent litanies, il reviendra… Si je m’habille de noir, il reviendra. »
« Si pendant une semaine, je ne mange pas de viande, il reviendra. »
« Si je ne ris plus, il reviendra. »
« Si je ne sors pas pendant une semaine, il reviendra. »
Parmi ces superstitions, elle l’avait inutilement attendu jusqu’au retour des pluies. La nuit, descendait en pleurant dans l’obscurité, devant le miroir. Ou bien elle s’asseyait sur le fauteuil de Cyrille en regardant les rideaux de brouillard éclairés par les réverbères. Deux cernes profonds assombrissaient son regard.
— Tu as vraiment une sale mine, lui disait Amélie, tu dois manger davantage.
Elle se tournait de l’autre côté pour ne pas pleurer. Si par hasard Cyrille parlait de Paul, elle dressait les oreilles, prête à arracher une adresse, le nom d’une rue. Si Amélie revenait de ses courses, elle restait la gorge nouée, le souffle suspendu, dans l’attente de quelque chose.
Un jour, Cyrille ne s’était pas retenu : — Monsieur Mancini vient de s’installer près d’ici…
Elle était sortie en courant, sous la pluie, deux ou trois fois. Mais dans la rue les concierges – en la regardant longtemps avant de lui répondre : « Que cherchez-vous ? » — avaient laissé s’installer un silence plein de sous-entendus…
— On dirait un chien mouillé, avait ri Germaine, en la voyant rentrer.
— Tu as attrapé la scarlatine ? avait ajouté Irma.
Mais Eugénie ne les écoutait pas. Elle se sentait fiévreuse. Elle l’était vraiment, peut-être. À la mi-février, elle commença à aller mal.
— Qu’as-tu, ma chérie ? lui demanda aimablement Amélie en lui portant une tisane de tilleul.
— Je crois que j’ai pris froid, maman…
Un matin, à la recherche d’air, elle avait mis une robe de chambre pour aller dans le jardin. D’un coup,  elle avait entrevu Paul, debout, à demi caché derrière le lierre, en train de lui sourir.
En peu de temps, elle avait repris des couleurs et commençait à reprendre du poids. Cela était bien compréhensible : ils faisaient l’amour tous les jours. L’après-midi et parfois le matin. Elle s’éclipsait avec une excuse hors de la maison ou profitait de l’obscurité du petit jardin. Il l’attendait derrière la grille qui grinçait à peine et elle se glissait dans la maison voisine. Il ne restait que quelques feuilles de lierre coupées.
— Ce lierre ne vaut rien, renâclait Amélie qui, matin et soir, ramassait les feuilles mortes.
Durant un mois entier, elle avait été heureuse. Si Cyrille invitait Paul à dîner, elle faisait semblant de le connaître à peine, improvisant des conversations cultivées et plaisantes. Si Amélie avait l’intuition de quelque chose, elle répondait à ses questions avec une imprécision étudiée, dissimulant son anxiété sous l’apparence de l’ennui.
— Sors, amuse-toi, lui disait sa pauvre mère, qui ignorait tout. Elle s’échappait dans le petit jardin. Le lierre tremblait sous ses mains d’enfant. Un frémissement morbide envahissait l’air de l’appartement tandis que Paul la serrait contre lui. « Cela ne finira jamais… », pensait-elle, en chassant les mauvaises pensées.
Un matin de mars elle avait eu la nausée.
— Tu te sens mal ? lui avait demandé Amélie.
— Ce n’est rien. Juste un peu l’estomac…
Un jour de la troisième semaine de mars, tandis que Paul dégrafait son corsage, elle s’était donnée du courage et lui avait dit à brûle-pourpoint :
— Je n’ai plus mes règles, je suis enceinte.
Dès lors, elle ne l’avait plus revu. Des mois étaient passés. Le petit jardin d’à côté était désert et la petite porte fermée à clé. Son ventre avait grossi. Cependant, personne ne s’était aperçu de rien.
Aux premiers jours d’octobre, elle ne pouvait plus se cacher pour esquiver le regard de son père. Ses dimensions étaient telles qu’un vendredi Cyrille demanda à sa femme :
— Est-ce qu’Eugénie va mal ? Les titres dans lesquels il avait investi s’étaient écroulés et son esprit était vide.
Sa femme répondit péniblement, baissant les paupières :
— Non, Cyrille, non…, tandis que son mari, glacé, conscient désormais de ce qui s’était produit, détournait le regard.
— Mon Dieu, alors c’est vrai ? Comment avez-vous pu ?
Ce furent les dernières paroles qu’Amélie entendit de Cyrille avant la naissance de l’enfant.

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Eugénie Balthasar

Claudia Patuzzi

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