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décalages et metamorphoses

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Archives de Tag: Chaussée d’Alsemberg

La chaussée d’Alsemberg V/V (Zérus – le soupir emmuré n. 42)

02 samedi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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années 1916-1917, Annibale Fata, ardito, Chaussée d'Alsemberg, ghislain, Mas, Nazario Sauro, Nino, torpediniere, venezia, Zérus le soupir emmuré 42

La chaussée D’Alsemberg V/VI n.42, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 166-170, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

…Le Niba, au contraire, ne se laissait pas impressionner. On dirait plutôt que dans toute cette eau salée il s’aventurait presque heureux, avec ce sentiment d’enthousiasme prudent qui lui venait du succès de ses opérations militaires. Ghislain reçut deux photographies de Niba envoyées de Suisse. Sur la première, il était habillé en marin, comme Bras de fer, le visage plus beau, le béret plus blanc, l’uniforme repassé et propre, le visage encore jeune. Mais un regard d’ébène, tendu pour lever l’ancre du port de Venise, le trahissait déjà. Il avait seulement vingt-huit ans.

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Sur la seconde photographie, de la même année — 1916 —, il a fait carrière et il semble plus vieux : sous un béret décoré, la barbe a disparu, il reste les moustaches droites et soignées, le visage harmonieux à la mâchoire large. C’est un « ardito » [1], l’un des marins les plus audacieux. Au-dessous de la photo, on peut lire : « 2e chef R.T. » [2]. Et sur le côté, la devise « Memento Audere Semper ! » [3]
Niba se moquait bien qu’à cette époque les petits torpilleurs de trois-cents tonneaux soient une catégorie déjà dépassée par les contre-torpilleurs de mille trois cents. Sa base d’opérations était l’Adriatique, le seul lieu où les Italiens et les Autrichiens utilisèrent les vieux torpilleurs avec succès. Il pataugea dans cette mer fermée, entre l’Istrie et Venise, comme une anguille ou une torpille.

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L’écho de ses entreprises était arrivé jusqu’à Bruxelles, et Germaine, chaque fois qu’elle ouvrait les lettres de Gény frappées de timbres suisses, proférait deux ou trois exclamations pas vraiment orthodoxes.
— Eh bien, Niba est sur les Mas! [4] Il a attaqué la place forte de Pula avec le comte Ciano !
Quelques mois plus tard : — ils sont à Venise, dans le Dorsoduro, tu as un petit frère, Ghislain.
— Un petit frère ? demanda-t-il, ne comprenant plus rien à ces retournements si soudains qui le contraignaient à vivre la joie et la douleur depuis son grenier de la Chaussée d’Alsemberg.

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— Il s’appelle Nino, frémit tante Germaine, en lui serrant très fort une main. « Maman a suivi Niba à Venise… »
Ghislain essaya d’imaginer le visage de ce nouvel être qui était entré dans la famille à la dérobée. Il éprouva de la colère pour cette autre vie qui se développait à une vitesse vertigineuse, tandis que la sienne pourrissait lentement entre le pensionnat et la maison de l’oncle Léopold.
— Lis : Niba a été le camarade de Nazario Sauro [5].
Ghislain regarda la carte postale avec la photographie de Nazario Sauro et n’éprouva absolument rien. La nouvelle même de sa mort ne le troubla pas beaucoup. S’il avait été pendu par les Autrichiens à Pula, qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Ses pensées étaient bien différentes. Où était sa mère ? Pourquoi ne l’avait-elle pas emmené en Italie ? À ces questions-là, il ne trouvait pas de réponses.

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Bruxelles, le 16 mars 1988

Ma petite fée,

Aujourd’hui, c’est ton anniversaire : tous mes vœux ! Vive la bonne fée qui donna à un homme de plus de soixante-dix ans un retour de jeunesse ! En ce moment, sais-tu ce que je fais ? Je porte un verre de Cinzano en ton honneur, accompagné d’un cigare, seul dans ma chambre, tandis que j’écoute la symphonie pastorale de Beethoven. Qui sait si ce soir je ne me cuisinerai pas un plat de « tortiglioni »… [6] 
La maison de l’oncle Léopold était haute de quatre étages. Au rez-de-chaussée, deux chambres qui donnaient sur la rue : l’une était le bureau de mon oncle, l’autre faisait fonction de salle à manger, cuisine, lavoir, salle pour les jeux et les devoirs. Le premier étage était loué. Au second, il y avait deux greniers : un pour les cousines et un pour les oncles. Au troisième étage, le grenier où nous dormions : Catherine, la jeune femme de ménage, et moi. Les cabinets étaient à l’extérieur, dans la cour.

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Chère petite fée, dans la maison de chaussée d’Alsemberg, j’ai dû dormir sous les tuiles nues, avec les vieilles choses. L’hiver, nous n’avions pas de poêle, quand il faisait moins dix ou moins quinze, nous restions sans bougies, ni lampes d’aucune sorte. De combien d’engelures et de bronchites ai-je dû souffrir à cette époque et combien de cuillerées d’huile de foie de morue ai-je dû avaler.

La jeune femme de ménage dormait dans un coin du grenier. Nous étions séparés par un rideau de toile rapiécée, nous étions dans l’obscurité et elle se déshabillait à quelques mètres de moi en se glissant dans un matelas de crin : chacune de ses respirations résonnait, quand elle se retournait dans le lit le matelas grinçait. Je ne dormais pas seul, tu comprends ? Et j’avais douze ans ! Quelle curiosité masculine pour un enfant de cet âge ! Ne pourras-tu jamais me pardonner ? Je découpai ainsi la toile avec les ciseaux et je créai, sur un côté, une fente un peu plus grande que celle qui séparait une poutre de l’autre. Chaque nuit, je m’aplatissais avec le cœur qui battait la chamade en attendant que la jeune fille se dévêtît.
Un jour de pleine lune, les rayons illuminèrent le coin de Catherine en me dévoilant entièrement ses formes. Je vis, le cœur noué, que Dieu me pardonne, comment était faite cette jeune fille. Sans le vouloir, cette créature me montra toutes les parties de son corps, révélant, dans les mouvements de ses bras et de ses jambes, la zone la plus inaccessible au regard préservée par la nature par un duvet dense et luxuriant… Je sus donc, pour la première fois de ma vie, comment était faite une femme bien que je ne savais pas encore le nom exact de ce que j’avais vu. Avec l’aide et le pardon de Dieu, je devins homme cette nuit même, en éprouvant des sensations de plaisir que je n’avais jamais imaginées. Et combien différentes du dégoût que j’éprouvai sur le palier sous la jupe de madame Slutter ! Cette femme jeune et belle, la voir suffisait à attiser de nouveau mon plaisir…
Oh mon Dieu, si c’est du péché, alors je suis pécheur dix fois. Mais j’avais douze ans et j’étais entouré de femmes. Chaque samedi, j’étais enveloppé par des vapeurs d’eau qui jaillissaient au milieu de serviettes et de cousines nues se lavant dans la bassine. Christiane, après un baiser, s’échappait et je restais seul avec moi-même, sans personne qui puisse calmer mes sens ou me donner conseil. J’étais gêné devant ma tante Germaine…
Quand il fit mauvais temps, je ne vis plus jamais ces formes, alors que j’essayais de lorgner à travers la toile à en perdre le sommeil. Je ne vis plus de corps de femme, sinon une fois en Italie. … Le sirop de betterave, la mélasse, le saindoux et le miel de Dinant, que je dévorais en cachette dans le grenier, ne suffirent pas à me consoler. Comme je m’approchais de ce pot de terre cuite, je pensais aux formes de Catherine et en plongeant les mains dans le miel je pensais la caresser et ainsi je réussissais à me calmer un peu.
Voilà tout, ma chère petite fée. Pourtant, avant de m’endormir, je regardais toujours le ciel de ma petite fenêtre et je priais pour ma mère. Je cherchais les étoiles, en songeant qu’elles resteraient toujours les mêmes, à trois mille kilomètres de distance encore. Et qu’elle aussi, à Venise, en ouvrant ses volets, aurait pu les voir se refléter sur les canaux.

Un pauvre pécheur.

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[1] « Hardi », soldat des troupes de choc pendant la Ière Guerre Mondiale.

[2] Second Chef Radio-Télégraphiste en service auprès du Commandement militaire maritime autonome de la zone nord Adriatique de la Marine royale.

[3] « Rappelle-toi : il faut toujours oser ! »

[4] Vedettes lance-torpilles italiennes.

[5] Nazario Sauro (1880-1916), de nationnalité autrichienne, milita pour l’entrée en guerre du royaume d’Italie contre l’Autriche. Officier de la marine royale, il fut fait prisonnier par les Autrichiens en 1916, qui le condamnèrent à mort pour haute trahison.

[6] Pâte italienne à l’oeuf.

Claudia Patuzzi

La Chaussée d’Alsemberg III/V (Zérus – le soupir emmuré n. 40)

30 mercredi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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19 octobre 1915, anniversaire Ghislain, bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Christiane, comic alphabet, George Cruikshank, Zérus 40, zérus le soupir emmuré 40

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Anniversaire de Ghislain (cliquer pour agrandir). 

La chaussée D’Alsemberg IV/VI n.40, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 160-164, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Le jour de son dixième anniversaire, le 19 octobre 1915, Ghislain se trouvait dans la maison de la chaussée d’Alsemberg. Mais ce jour festif ne correspondait pas à son état d’âme. Tandis qu’il s’efforçait de manger la tarte de la tante Émilie, une tour de Babel commença à s’élever sur cette pâte feuilletée si douce et parfumée…
Ghislain réfléchit sur les couches de confiture qui s’effritaient irrésistiblement sous ses dents : combien de maisons avait-il eues ? Combien de maisons avait-il dû abandonner ? Dans sa vie, il y avait eu la même fatalité que dans une migration planétaire, comme celle des Indo-européens, Ariens, Hittites, Achéens, et encore des barbares Visigoths, Huns, Souabes, Burgondes, Vandales, Angles, mauvaises copies d’Attila et autres fléaux de Dieu.
Fasciné par cette vision, il essaya de compter les maisons de sa vie. Sur la base de la tarte, entre vapeurs et brouillards, il y avait la naissance illégitime à l’ouest du Pentagone, rue Saint Éloy. Au premier étage, il y avait la grande maison de Paris, près du bois de Boulogne, avec les noix vénéneuses, le petit tableau d’Icare, la soucoupe brisée et le cri muet de Paul. Au deuxième étage, à deux pas du sommet du Pentagone, il y avait l’appartement de rue de Plaisance où il avait goûté la douceur des bonbons Milk et celle de la grand-mère Amélie en même temps que la froideur des yeux de son grand-père Cyrille. Enfin, au troisième étage, il y avait le petit appartement de la rue du Remorqueur où il avait connu les baisers de Max, les pigeons de Bertrand, et l’obscurité poilue de madame Slutter. Maintenant — comme il terminait sa tarte —, son dernier refuge s’affichait : au quatrième étage de cette tour biblique, sur le bord d’une rue immense qui s’enlisait dans la campagne au sortir de Bruxelles pour revenir en arrière, mue par d’invisibles courants, vers la porte de Hal. Dans cette artère à demi déserte surgissait la maison de Léopold Balthasar, si petite qu’elle ressemblait à une tranche de pain, si fragile qu’elle semblait sur le point de se briser en deux.
Après avoir presque fini la dernière tranche de tarte, Ghislain émit un soupir : son destin avait toujours été celui de changer de maison. Il y était habitué, mais maintenant que sa mère, sa sœur et Niba avaient disparu il ne voulait plus en entendre parler. Sans se faire remarquer par sa tante il cracha par terre un morceau de gâteau : « Non, cette maison ne sera jamais la mienne ».
À partir de ce jour-là, il commença à cultiver des secrets.
En ces trois années de guerre, de 1916 à 1918, il eut trois secrets. Le premier, peut-être le plus précieux, fut son amour pour sa cousine Christiane plus jeune que lui de trois ans. Le deuxième consista en des moments furtifs d’espionnage à travers un trou qu’il avait fait dans un rideau de toile. Le troisième — qui demeura pendant toute sa vie unique et irremplaçable — fut la découverte de la mer.

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Chaque samedi soir, dans la maison de chaussée d’Alsemberg, il y avait le rituel du bain. À la fin de la semaine, tous les cinq, ils étaient sales de sueur, de poussière et de graisse. La tante Émilie les mettait en rang en ordre décroissant, commençant toujours par la plus grande. Au centre de la cuisine — qui était aussi la salle à manger —, une grande bassine en zinc était entourée de brocs d’eau chaude. Les enfants étaient lavés l’un après l’autre. Ghislain restait dehors, en attendant que ses cousines soient prêtes à aller au lit : il était toujours le dernier à être lavé, car il ne voulait pas que quatre filles le voient nu.
— Rosette, c’est ton tour.
— Oui, maman.
— Enlève tout…
Dix minutes après, la cousine la plus grande — la pâlotte, comme il l’appelait —, glissait talquée comme une nonnette, ses cheveux blonds remontés sur la tête. Elle ricanait en l’effleurant, derrière le montant de la porte. Quand c’était le tour de Christiane, sa seconde cousine, il se mettait à trembler.
— Christiane, c’est à toi…
C’était le tour de la plus douce et de la plus charnue. Ghislain ne pouvait pas la regarder… Les sœurs faisaient semblant de monter la garde, tandis qu’il tendait ses sens vers ce sauna brumeux, les rares lueurs de chair blanche et luisante qu’il parvenait péniblement à entrevoir par la fissure du montant… Cette chose ronde, c’était peut-être ses deux fesses et pendant ce temps, il sentait en bas, entre les jambes, son corps se déplacer tout seul, en frétillements qui devenaient de plus en plus forts. Il avait douze ans, Christiane en avait neuf. Que dirait-il à sa tante ? Puis il tendait l’oreille en quête de sa voix : il ne l’entendait pas parler, seulement se déplacer entre le bruissement des vêtements et le clapotement de l’eau.
— C’est bien. Tu peux y aller maintenant. Suzanne !
Christiane était enroulée dans la serviette quand elle passait devant lui, mais, contrairement à Rosette, elle ne courait pas, ne ricanait pas. Elle était très sérieuse, ses pas glissaient plus lents qu’un escargot tandis qu’elle le regardait longuement. Elle s’arrêtait derrière le montant de la porte. Pendant une demi-minute, peut-être plus, ils se regardaient en silence, dans l’odeur de savon et le bruit de la bassine, puis elle tendait la main et le touchait sur la joue ou sur le bras. Ghislain n’avait pas le temps de se reprendre qu’elle avait déjà filé en murmurant tardivement :
—   Bonne nuit, petit cousin…

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La cage des oiseaux. (cliquer pour agrandir)

Quand Christiane et lui étaient dans la cour, près de la cage des oiseaux, ils jouaient aux pensées et aux couleurs. Ils s’amusaient à lancer des pierres dans la citerne d’eau de pluie qui s’ouvrait avec un grand couvercle sur le terrain.
— Si tes pensées étaient des plantes, quelle plante serais-tu ? lui demandait Christiane.
— Ortie, répondait-il, et les tiennes ?
— Lierre, disait-elle en lançant un petit caillou dans la citerne.
— Si elles étaient des fruits ?
— Ce seraient des cerises.
— Si elles étaient des animaux ?
—… Des animaux ? Et ici, Christiane prenait son temps.
— Ce seraient des pigeons blancs et ils voleraient ! soufflait Ghislain.
— Et à qui les enverrais-je ? répétait-elle en lançant un autre caillou.
— À moi ! disait-il, tandis que son visage devenait rouge pastèque.
Elle le regardait durant cette demi-minute avec l’air lent de minuit.
— Tu le dis pour de vrai ? Viens… et elle l’emmenait derrière la cage aux oiseaux. Comme mes pensées sont des pigeons, restons ici, où les Allemands ne peuvent pas nous voir. Puis elle lui prenait la main et la mettait sur son cœur. Tu l’entends ?
— Oui, je l’entends…
— De quelle couleur sont tes pensées maintenant ?
— Rouges… comme ma mère ! Ghislain avait enlevé la main de sa poitrine et il sentait son cœur qui battait fortement. La jupe de Christiane frôlait ses genoux gelés.
— Tu te sens mal ? chuchotait-elle. Puis, comme personne ne les voyait, elle ouvrait les jambes, elle serrait ses cuisses autour de son cou et dans un grand éclat de rire, elle disait : — On joue. Je monte sur tes épaules !
Ghislain se soulevait avec effort sentant sa chair le brûler jusqu’à cent degrés, tandis qu’il voyait sa mère à des milliers et des milliers de kilomètres qui riait et pleurait et Henriette marcher dans des pièces inconnues sans qu’il puisse l’aider. Alors, il serrait rageusement les chevilles de Christiane en courant autour de la cage aux oiseaux toujours plus rapidement.
— Arrête-toi ! Tu me fais mal… Ça me fait tourner la tête ! protestait-elle. Mais il ne s’arrêtait pas, il continuait à tourner autour de cette cage comme si elle ne finissait jamais. C’est seulement après, quand ils tombaient par terre, que Christiane posait ses lèvres sur les siennes.

comic alphabet 180

Claudia Patuzzi

La Chaussée d’Alsemberg I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 38)

27 dimanche Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Francesco Petrarca, henriette, oncle Léopold, Rolando, Rue de Remorqueur, tante Germaine, Zérus le soupir emmuré 38

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La Chaussée d’Alsemberg I/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 155-158, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rolando est allé à la source prendre de l’eau. Après son départ, tous les bruits ont cessé et l’après-midi s’écoule lentement.
J’ai les jumelles de Niba dans les mains. D’ici peu, Sirius surgira de la mer, on verra la Grande Ourse et l’étoile Polaire. La paix du crépuscule tombera sur le grand pré dans une lumière lactée et incandescente. Puis le moment viendra de compter les étoiles, le moment de la contemplation patiente et amoureuse. De l’autre côté de la petite tour, je me délecte d’une lune turque qui se couche rosée sur la mer quand il y a encore de la lumière… mais c’est un paysage qui a quelque chose de faux qui m’aveugle. Je pose les jumelles et je détourne les yeux. Cette paix ne correspond pas à mon esprit. Je suis arrivé aux chapitres centraux, ceux de la Grande Guerre. Il n’y a pas eu de Pétrarque pour dire « Voyez, seigneur courtois, de quelles insignifiantes raisons une guerre cruelle peut naître? »[1]  Le temps de la courtoisie est fini pour toujours et la guerre en soi est horrible. Peut-être devrais-je faire comme Niba, tourner les jumelles de l’autre côté, rapetisser les choses pour ne pas avoir honte et ne pas sentir l’odeur poisseuse du sang. Alors que j’écris sur la guerre, j’assiste, impuissante, aux événements qui se précipitent. L’Histoire avance au hasard comme le bouchon d’une bouteille sur le point d’exploser : tu ne sais jamais où il va tomber. Il a dû se produire la même chose pour mon oncle Ghislain. La guerre le jeta comme un projectile de la rue du Remorqueur dans une rue lointaine et inconnue…

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On frappe à la porte. C’est Henriette. Elle a un bâton dans la main droite dont le manche porte un filigrane d’or. C’est le bâton de promenade de son père, Niba. Un substitut moderne du fusil et du fleuret que mon grand-père faisait pirouetter avec l’adresse d’un jongleur. Ce n’était pas lui qui avait besoin d’un soutien, c’est le bâton qui jouissait de ses promenades. C’était un bâton fidèle. Il l’attendait chaque matin dans l’entrée comme un chien qui attend pour sortir.
Ce bâton est finalement revenu d’une longue léthargie. Après quarante années de sommeil, il s’est soumis au contact tremblant d’Henriette, la soutenant comme un treuil dans ses trajets confus. Mais Henriette n’empoigne pas seulement le bâton. De la main gauche, elle soulève une boîte à chaussures.
— Regarde ce qu’a fait le coucou ! chuchote-t-elle terrifiée.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il est méchant, il l’a fait tomber du nid.
Je regarde dans la boîte. Dans un coin, un petit oiseau à peine né. Les murs de carton sont recouverts d’ouate. Un petit verre de liqueur contient une goutte d’eau trouble. Une aile est pliée en deux comme une oreille de papier.
— Le coucou s’est amusé à le jeter en bas, mais il ne l’a pas tué…
L’oisillon, la tête sous l’aile, est blotti dans une pose inhabituelle. L’œil fermé et dépourvu de cils est le même que celui de ma grand-mère Eugénie quand elle mourra, le tremblement et l’aspect ressemblent en revanche à ceux d’un pauvre orphelin abandonné, à mon oncle Ghislain…

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La Chaussée d’Alsemberg

Fin août 1915, Ghislain se trouvait à Uccle, à la pointe sud du Pentagone, à une bonne demi-heure de marche du cœur de Saint-Gilles, perdu à la périphérie de la très longue chaussée d’Alsemberg, dans la maison de son oncle Léopold.
Le vieil appartement de la rue du Remorqueur était resté à la tante Germaine qui, comme une vestale armée, veillait à la défense du grenier et du grand lit de fer. Pendant trois longues années, Ghislain perçut ce lieu comme son seul refuge au milieu d’incessants changements. Maintenant qu’il avait perdu sa mère et sa sœur Henriette, Germaine ne représentait pas seulement ce qu’il lui restait de son passé, elle lui apportait aussi apaisement et réconfort. Chaque dimanche, essoufflé, il parcourait les deux kilomètres de la chaussée d’Alsemberg. Arrivé place Albert, il humait l’air ancien du quartier et déviait à l’est vers la place Paul Janson, pour s’aventurer, le cœur serré, dans les ruelles tortueuses du quartier populaire situé entre la chaussée d’Ixelles et le parc Léopold.
La tante l’attendait à la fenêtre du troisième étage. « Cours, Ghislain, cours ! » hurlait-elle en le voyant apparaître à l’angle de la brasserie. Il inspirait l’air une dernière fois, puis dans un effort de volonté il s’aventurait dans l’escalier jusqu’à plonger son visage dans les formes maigres et osseuses de Germaine. « Alors ? » demandait-elle. Ghislain lui tendait une photographie d’Eugénie avec une inscription au crayon dessous : « Aime bien ta maman et tu seras heureux ! » Elle était datée du 3 octobre 1915. « Heureux ! Comment pouvait-il être heureux ? Il ne faisait rien d’autre qu’attendre des lettres avec l’angoisse d’un condamné ignorant sa sentence… »
Germaine jetait un œil sur l’enveloppe marquée d’un timbre suisse, puis lui donnait la clé du grenier et un plumeau pour la poussière.
— Pendant que je prépare le repas, tu peux monter, murmurait-elle.
Ghislain faisait tourner les clés dans la serrure et tout de suite après devant ses yeux apparaissaient les fleurs bleues de l’aconit, le paravent bleu et les trois « photographies » de Niba. Le télégraphe-jouet était toujours prêt du lit, sans un grain de poussière.
C’était lui qui chaque dimanche dépoussiérait tous les objets et comme s’il dansait, il s’arrêtait un instant sur le chintz, sur le berceau d’Henriette, sur le dossier en fer. Quand le plus petit grain de poussière avait disparu, il enlevait ses chaussures, son pull-over en laine et son pantalon et il se mettait sous la courtepointe. Tandis que le vent sifflait derrière la vitre du tympan, il fermait les yeux et se plongeait dans le bleu du ciel de la chambre, dans un monde de caoutchouc et d’eau tiède. Quand le bien-être l’envahissait, il se donnait de longs baisers au creux de l’avant-bras, ou bien sur la partie intérieure du poignet, là où les veines vibraient avec toute la force du désespoir. Ce n’était pas lui, mais les lèvres de sa mère qui effleuraient sa peau sèche comme un désert. Dans ce lit, dans cette couverture soyeuse, Ghislain retrouvait la tiédeur perdue de son corps ou imaginait le pathos qu’auraient créé en elle ses funérailles : sa mère, bouleversée par les larmes et par la douleur, embrassait son visage rendu froid par le « rigor mortis » le recouvrant de baisers voluptueux… Depuis ce grenier, à des milliers de kilomètres de distance, il ressentait avec une jouissance à la fois sadique et innocente ses hurlements agonisants alors qu’elle était sur le point de s’évanouir — ses longs cheveux défaits sur lui —, qu’elle criait son prénom…
Dans cette béatitude, il s’assoupissait durant quelques minutes.

Claudia Patuzzi


[1] “Vedi, signor cortese, di che lievi cagion che crudel guerra ?” Francesco Petrarca, Canzoniere, CXXVIII, vv. 10-11.

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