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décalages et metamorphoses

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La revanche ( Zérus – le soupir emmuré n. 77 )

14 samedi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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« Il faut se méfier du bonheur: elle rend les hommes aveugles. »

La revanche  n. 77, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 302-305, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un jour, l’Institut était en ébullition. Le frère directeur hurlait et Corinne Tibet, la secrétaire, pleurait à gros sanglots en se mouchant toutes les deux minutes.
— C’est un scandale !
— Que s’est-il passé ? demanda aimablement le professeur Ghislain.
— Elle veut les arriérés de trente années de travail. Elle n’y a pas droit.
— Trente ans ! s’exclama Ghislain, incrédule. Il regarda cette petite dame grassouillette pour la première fois de sa vie. Jusqu’à cet instant, il l’avait confondue avec ses élèves, leurs sœurs et cousines qu’il rencontrait aux fêtes de fin d’année. Ou peut-être l’avait-il recensée parmi les remplaçantes de passage : un manteau avec le col en fourrure, un capuchon sur la tête, un foulard.
— Nous l’avons gardée avec nous comme si c’était notre fille. Et maintenant, elle se retourne contre nous. C’est un scandal !  continua le Directeur. Ghislain se taisait. Il observait perplexe tous ces chiffres que peut-être quelqu’un d’autre avait préparés pour elle.Corinne Tibet, pâle comme une morte, ne parvenait même pas à parler.
Ghislain commença à réfléchir. Il pensa au silence d’Overijshe et à tous les « silences » qui avaient marqué sa vie à feu et à sang. Il pensa à l’Accusation et à l’Avertissement. Il revit Niba qui parlait de la Démobilisation s’enfuiant dans la cage d’escalier de la rue du Remorqueur. Il relit mentalement toutes les lettres qu’il avait écrites, que quelqu’un avait cachées ou déchirées. Il écouta de nouveau, comme si c’était hier, les pleurs de son père Paul et la voix embarrassée d’Henriette dans le cimetière, qui lui disait : « Quelle sœur ? » Enfin il se souvint des yeux d’ardoise de son grand-père, des trois fragments ramassés à la mort de son père et de la lettre de sa mère qu’il avait découverte à Macerata.
Ghislain se sentit étouffer sous ce poids. Il leva la tête vers la fenêtre et regarda le ciel que les nuages traversaient, libres et flottants. Où avait-il déjà vu cette image ? Voilà, à présent il se souvenait : c’était Bartolomeo Fata qui lui avait montré le bout de ciel bleuté que la cour de l’usine enserrait. Que lui avait-il dit ? De but en blanc Ghislain  entendit de nouveau sa propre voix résonner comme un écho : « Le ciel change toujours, comme la vie… »

002_Torre180Macerata, la tour « Montana »- Mura da Bora.(cliquer pour agrandir la photo)

— Elle veut les arriérés ! hurla le directeur pour la seconde fois. Mais Ghislain ne l’écoutait plus. Au-delà de ces tristes murs, suspendue dans le vent sur la terrasse, la chambre de Garibaldi lui était apparue plus rouge que jamais. Là-dedans, la voix du Héros, confondue avec le rythme accéléré de son cœur, lui murmurait : « Qu’attends-tu ? Courage! »
Quand il détacha le regard de la fenêtre, Corinne Tibet avait cessé de pleurer et le fixait en silence. Le directeur aussi, stupéfait, retenait son souffle. Que lui arrivait-il ? Finalement, il tapa du poing sur la table et affirma d’une voix claire : — Corinne Tibet a raison !
Ce fut un mois intense et explosif. Le bon et pieux Ghislain s’attira les critiques des Frères chrétiens, mais Corinne Tibet eut ses arriérés. À compter de ce jour, il commença à vivre avec la fougue d’un adolescent. Il passait des après-midi entiers à raconter à Corinne la maison en blocs de tuf sur la Méditerranée, sa petite fée Morgane, la découverte de la mer du Zwin, la blessure secrète qui le faisait souffrir, jusqu’à la chambre de Garibaldi et le bain dans l’orangeade. Quel âge avait-il ? Quatre-vingts ou dix-sept ? Ghislain savait seulement qu’il avait envie de courir et que maintenant il savait où aller.

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Ghislain et Corinne Tibet (cliquer pour agrandir la photo)

Corinne Tibet était une femme du nord classique. La peau et les yeux étaient clairs, comme sa bouche large et rieuse. Elle aimait le bleu foncé et le bleu clair, préférant de loin la soie au coton. Parmi ses volants, elle dévoilait la poitrine abondante des blondes. Cela n’était pas grave si elle avait quelques mèches blanches et des rides. On ne remarquait rien quand elle souriait.
Pour la première fois, Ghislain vivait en fonction d’une moitié « spéciale ». Il avait de véritables rendez-vous, qui n’étaient pas pour voir un parent ou d’autres frères chrétiens. Chaque après-midi, à quatre heures précises, il franchissait la grille de l’Institut. Elle l’attendait quelque part et pendant à peu près une heure ils pouvaient parler à l’abri des regards malveillants, affranchis du souvenir de l’Accusation et de l’Avertissement. Une tasse de chocolat, une promenade sous les galeries Saint-Hubert, une pause à la librairie suffisaient à leur bonheur. Il parvint ensuite à organiser des excursions avec elle au château de Jehay, aux environs de Liège ou de Bouillon, dans l’âpre paysage du Luxembourg belge ou dans les Ardennes ou le Limbourg. En ces brèves parenthèses, ils déjeunaient dans un joli restaurant avec jardin, où ils pouvaient goûter l’ombre des arbres et les tartes aux fraises et à la crème.
Ghislain avait appris à s’habiller. L’été, il mettait des lunettes de soleil et un chapeau de paille, l’hiver il portait un paletot bleu, une épingle à cravate en or et un très beau parapluie. Avec elle, il avait même réussi à plonger son gros orteil laiteux dans les eaux de la Mer du Nord mêlées aux bleus des sempervivums.Le silence immobile et forcé d’Overijshe avait fini à jamais !
— Je remercie le Pape Jean et Garibaldi !

Après sa rencontre avec Corinne, je l’ai revu chaque été à la mer, dans la petite maison en blocs de tuf. Il courait plus qu’il ne marchait. Ce n’était pas la tenue africaine qui frappait mon imagination ou le panama bordé d’un ruban noir, mais son regard spécial.
— Viens, petite fée, je dois te dire une chose, disait-il, mais le temps manquait toujours. Moi aussi, emportée par mes pensées, je disparaissais soudain, comme sa mère.
Un été, je l’ai trouvé seul sous le Grand Chêne.
— Nous y voici, enfin je peux te raconter… mais l’anxiété l’empêchait de parler.
Soucieux, il regardait le grand pré. Une pâleur insolite recouvrait son visage : — Je suis seulement un peu fatigué. Puis il répétait la même phrase : il faut se méfier du bonheur, il rend les hommes aveugles.
De quel bonheur parlait-il ? Était-il amoureux ?

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Ghislain, Ardennes, Noël 1986 (cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi

Le piège (Zérus – le soupir emmuré n. 51)

11 lundi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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are poétique, écoles chrétiennes, bruxelles, Cyrille Balthasar, ghislain, Horace, novembre 1919, Overijse, rue de Plaisance, Zérus 51, Zérus le soupir emmuré 51

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La piège V/VI n.51, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.201-206, chapitre V, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain entra dans la salle à manger de la rue de Plaisance. Son grand-père l’attendait au centre de la chambre.
« La glace l’a dévoré ! » frissonna-t-il, en voyant cette armature livide devant lui.
C’était la vérité. Les yeux de Cyrille, privés de cils blonds, brillaient comme des clous. Après la mort d’Irma, de Prosper et d’Eugénie, ils ne pouvaient plus contenir la réalité. Il ne pouvait plus voir le spasme de la vieille Europe, les bouleversements des masses faméliques et des rescapés assoiffés de droits, de revendications et de luttes.
Cette horde avançait. Ghislain sentit la nausée, la peur, la haine dans le regard de son grand-père. Devait-il revenir en arrière ? Ouvrir la porte et s’enfuir ?
En cet instant précis, la maison, le ciel, l’Europe entière étaient en train de s’écrouler. Même la rue de Plaisance et le quartier Saint-Gilles résonnaient d’une pitoyable plainte. Le Pentagone des boulevards subissait une contraction violente qui serrait la Grand’Place dans une terrible étreinte. Il n’y avait plus d’issue. La bourgeoisie gémissait humiliée en essayant de défendre ses privilèges, tandis que la classe moyenne fouillait comme un chien parmi les débris de la guerre à la recherche de prétextes pour rêver encore.
Ce survivant avançait vers lui avec le désespoir d’un dinosaure sur le point de s’éteindre. Ghislain recula le plus possible jusqu’au moment où il buta contre le fauteuil.
— Assieds-toi, mon chéri, lui dit Cyrille. Ce n’est qu’une montagne accouchant d’une souris ridicule [1].
Ghislain ne répondit pas.
— Ça veut dire que nous ne sommes rien, devant la volonté de Dieu, même tous ensemble.
Ghislain continuait de se taire, se vautrant dans le fauteuil.
— Que fais-tu ? Pourquoi ne parles-tu pas ?
Cyrille s’accroupit devant lui. Ghislain contempla le reflet blanc bleuté de ses yeux derrière les lentilles.
— Tu as peur de ton vieux grand-père ? lui murmura-t-il en tendant la main vers sa joue. Ghislain se recula. Cyrille retira la main, prit une chaise et s’assit en face de lui.
— Je disais, mon chéri, que maintenant tu es orphelin… Ton père, oui, ton père est parti pour l’Italie et qui sait quand il pourra revenir à Bruxelles… il est employé à la démobilisation de l’appareil productif de la guerre, il doit penser à son usine de bière, à ses enfants…
Au mot enfants, Ghislain s’agita sur le fauteuil.
— En somme, jeune homme, quelqu’un doit penser à ton avenir.
— Je veux aller en Italie, grand-père… parvint-il à murmurer.
Cyrille ne lui répondit pas. Il attendit quelques instants, puis se remit en marche.
— Qui peut veiller sur toi ? La tante Germaine doit travailler, Irma et Prosper sont morts, la tante Émilie et l’oncle Léopold en ont trop fait. Moi ? Qu’est-ce que je pourrais faire moi ? Je suis vieux désormais. Deux ruisselets de bave stagnaient sur les coins de sa bouche. Et puis nous sommes pauvres, très pauvres. Les syndicats et la guerre nous ont ruinés et tu dois poursuivre tes études…
— Je ne veux pas retourner à l’Institut…
— Quel Institut ?
— L’Institut Saint-Pierre, grand-père…
— Ah… celui-là ! Et pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
Mais Cyrille n’attendit pas sa réponse. Il ouvrit les bras et l’apostropha avec fougue.
— Jeune homme, les temps sont obscurs. Nous assistons à la course folle du plaisir, à la désagrégation de la famille, à la lutte des classes et des partis, à l’avancée du bolchévique, tu comprends ? Nous devons endiguer tout cela.
— Nous ? Ghislain ramassait les moutons accumulés sur le fauteuil et de gros flocons lui pendaient des mains.
— Oui, nous. Les catholiques, l’église ! Tu veux devenir pareil à ces parias qui, prétextant l’égalité sociale, répudient la parole du Christ ? Tu veux aller en Enfer Ghislain ?
— Non… répondit-il parmi les moutons.
— Et alors, veux-tu me répondre, une fois pour toutes ? Pourquoi l’Institut ne convient-il pas ?
— Il y a trop de règles, on ne fait que prier…
— Tu veux dire commenter la parole de Dieu ?
— Oui, grand-père…
— C’est juste. Nous sommes dans l’après-guerre. Le pays est blessé. L’ennemi a été défait, mais nous devons lutter encore davantage, pour que le Mal disparaisse, pour que le Prince des Ténèbres abandonne notre âme et aussi celle de nos ennemis bolchéviques. Tu comprends Ghislain ?
« Qui sont les bolchéviques ? Moi, je veux aller chez ma sœur et chez Nino ! »
— Niba m’a promis qu’il viendrait me chercher…
— Bien sûr qu’il viendra. En attendant, nous devons penser à toi.
Il y eut un silence, durant lequel le vieux fit toutes les grimaces de la commedia dell’arte.
— Ça ne te plairait pas d’avoir une chambre toute à toi avec des livres et un beau jardin ?
— Où ?
Le cœur de Ghislain battait fort : c’était ce dont il avait toujours rêvé. Sans y penser, il prit un morceau du rembourrage et le mit dans sa bouche.
— Réponds d’abord. Une chambre pour toi…, avec un jardin !
— À l’Institut, grand-père ?
— Non, à Overijse, pas loin d’ici. Là-bas, tu pourras étudier en toute tranquillité.

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Décidé, Cyrille commença à marcher dans la chambre. « Oui, Ghislain Balthasar! Un Frère Chrétien, le confrère Balthasar ! » Puis il mima un numéro de claquettes de Fred Astaire. Bientôt il comprit l’inutilité de cette danse. Il prit alors l’expression d’un conteur. Les sourcils levés, il parla d’un château enchanté.
— À Overijse, dans ce lieu vert, tu pourras apprendre à devenir un professeur honoré, estimé, aimé de l’Église et de la société, en restant un laïc. Tu n’auras qu’à être le serviteur de Dieu dans l’imitation du Christ. Et donc ?
— Mais, moi, grand-père, je ne veux pas…
— Tous les désespérés ont la nuit dans l’âme, Ghislain. Tu veux l’avoir toi aussi ? Tante Germaine se mariera et moi je mourrai. L’Italie est loin. Tu veux rester seul pour toujours ? Ou bien préfères-tu vivre parmi tes amis, dans un lieu confortable, être indépendant de tout et dépendre seulement de Dieu ? C’est une occasion en or !
— Pourquoi ?
— Et tu me demandes pourquoi… Une profession appréciée par la société entière, une chambre, un jardin fleuri, des livres, de la tranquillité, entre de jeunes gens de ton âge, entre des amis bien élevés qui ne connaissent pas la violence et l’envie. Cyrille inspira profondément, s’arrêta au centre de la pièce, écarta les jambes et dit : — Alors ?
Ghislain comprit que son heure était venue et qu’il n’y avait plus d’issue possible. Il cracha la bourre de laine et, avec la salive, la frotta jusqu’à en presser la chaude humidité, puis il s’exclama :
— Y a-t-il un jardin et une chambre entièrement pour moi ?
— Oui.
— Et la chambre a une fenêtre qui donne sur le jardin ?
— Je crois que oui… Alors ? Ghislain fixait Cyrille sans parler.
Le vieux avait deviné ses pensées : — Quand Niba viendra te chercher, tu iras en Italie avec lui, ne crains rien. Tu ne dois pas rentrer dans les ordres. Alors ? Réponds! Tu veux devenir un novice des Écoles Chrétiennes ?
Ghislain trembla de part en part, puis avec la résignation animale dont on fait preuve devant un fusil il dit : — Oui, grand-père…
Cyrille Balthasar approuva, satisfait. Ce petit-fils têtu avait finalement accepté sa proposition. D’ailleurs, il n’avait pas encore quatorze ans, il s’habituerait.

Le premier octobre Ghislain entra à Overijse. Tandis qu’il franchissait cette grille, il revoyait la figure de son grand-père qui le saluait en disant : —Frangar, non flectar ! [2]
C’était sans doute vrai : sa volonté avait été brisée pour toujours.

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Petit noviciat, Overijse, (1919-1920 ) Ghislain est le deuxième sur le coté droite (x). Cliquer sur la photo pour l’agrandir.

[1] Horace, Art poétique, Épître aux Pisons: « La montagne va accoucher d’une ridicule souris », phrase qui nous retrouvons en toutes les langues:
— The mountain has brought forth a mouse (anglais )
— De berg bevalt van len miei (flamand)
— De berg heeft en muis gebaard (Pays-Bas)
— La montagna ha partorito un ridicolo topolino (italien)
— C’est on grand vint toué sins plaive (Wallonie)
— Parieron los montes, y nacio’ un natoncito (espagnol)

[2] Phrase latine. En français : « On peut bien me briser, mais on ne peut pas non plus me plier ! »

Claudia Patuzzi

L’Adieu (Zérus – le soupir emmuré n. 47)

07 jeudi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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4 dicembre 1918, bruxelles, fête de Saint Nicola, ghislain orphelin, institut saint pierre, mort de Gény, rue du Remorqueur, Zérus le soupir emmuré 47, zeérus 47

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer la photo pour l’agrandir)

L’adieu VI-VII/VII n.47, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp.187-190, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

— Dépêche-toi, Ghislain, c’est ton tour, lui dit un camarade d’école habillé en ange.
C’était le matin du 4 décembre 1918 et l’institut Saint-Pierre avait préparé le chœur pour prendre part à la Saint-Nicolas. Ghislain portait une tunique et empoignait un bâton peint en blanc. C’était le choriste de la rangée du milieu. Sa voix de ténor lui avait permis d’accéder jusq’au grade de chef de chœur.
— Ghislain, le chœur est sur scène, lui hurla un camarade de classe habillé en ange.
Il se précipita pour prendre sa place bien au milieu. Ses oreilles bourdonnaient et un sifflement ininterrompu lui faisait éclater la tête.

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ils commencèrent à chanter « Jesu dulcis memoria ». [1] C’était l’hymne de Saint-Bernard : — reste avec nous Seigneur, éclaire-nous de ta lumière, disperse les ténèbres de l’esprit… Quand on arriva au beatitudine,[2] Ghislain tremblait. Les autres enfants le regardèrent soucieux.
— Tu veux que j’appelle le maître ? lui demanda celui qui se tenait à côté de lui. Ghislain fit signe que non, qu’il devrait y arriver. Il leva les yeux pour trouver de l’aide dans ceux tout ronds de la tante Germaine, mais il s’évanouit et tomba. Un professeur le remit debout avec un murmure de colère :
— Fais attention à ce que tu fais !
Pendant ce temps, un nuage de papier s’entrouvrait au-dessus de lui. Deux enfants habillés en ange descendaient le long d’une corde, une mitre à la main, pour la déposer sur sa tête.
Ghislain ferma les yeux, puis s’appuya sur la crosse de toutes ses forces et cria :
— Mon bon patron Saint-Nicolas, apportez-moi quelque chose de bon, puis il les rouvrit tout juste à temps pour voir Niba qui le fixait dans la foule.

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer la photo pour l’agrandir)

Henriette criait : « — C’est lui, papa », tandis que sa mère tendait les bras en hurlant son prénom. Quand il comprit qu’elle était sur l’estrade, il arrêta de trembler et s’évanouit avec un grand soupir de soulagement.

Bruxelles, le 7 janvier 1989

Petite fée

La Vieille Sorcière s’en est allée avec son balai et tu sais ce qui s’est produit. Le destin fut moqueur et cruel avec moi. Comment pouvais-je prévoir ce qui allait se passer ? Je ne pouvais certainement pas le savoir, j’étais trop heureux…
J’avais de nouveau ma mère. J’avais de nouveau une famille. Le groupe de la rue du Remorqueur s’était reformé, avec le petit Nino en plus, de deux ans à peine. Ce fut une fête continue, du réveillon de la Saint-Nicolas à l’Épiphanie. En cet instant, je crus que la guerre était finie, je pensais qu’ayant retrouvé ma mère tout redeviendrait comme avant. Mais il n’en fut pas ainsi. Ils repartirent tous les quatre le 10 janvier pour l’Italie. Maman me dit qu’elle reviendrait très bientôt me chercher, pour m’emmener en Italie, mais qu’avant ils devaient mettre en place certaines choses là-bas. Tu sais ce qui s’est passé. Elle est revenue seule, à la fin mars, après un long et pénible voyage en train. C’était l’après-guerre, l’hygiène était déplorable et c’est ainsi qu’elle contracta la grippe espagnole, comme beaucoup d’autres. Quand elle arriva à Bruxelles, il faisait déjà nuit. Elle avait les yeux brillants et dilatés. Nous l’avons mise tout de suite au lit. Les médicaments ne suffisaient pas et elle respirait toujours plus faiblement… Elle me regardait stupéfaite, sans parler. Oh ! ma petite fée, tu le sais… je l’ai veillée plus d’un mois, jour et nuit, en pleurant en cachette pour ne pas l’inquiéter, jusqu’à ce que sa force s’éteignît tout à fait. C’était le 8 mai 1919.

Un enfant désespéré

 

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Dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Quand Eugénie mourut, toutes les cloches de Belgique se mirent à sonner à l’unisson, tous les carillons des Flandres et du Brabant entonnèrent les plus audacieuses gammes diatoniques. En un concours inépuisable, les quarante-quatre cloches de Malines s’unirent aux quarante-sept d’Anvers et aux cinquante-deux de Gand et aux cloches de Saint Sauveur à Bruges pour créer ensemble cette harmonie que le visage d’Eugénie avait volée à Léonard et, dernièrement, à quelque peintre impressionniste.
Les cloches de Sainte-Gudule aussi lancèrent une plainte, contraignant Ghislain à détourner son regard de sa mère et à le diriger vers le ciel gris de la ville. Avec cette nuit, il vit alors avancer la Dame haïe et aimée tout à la fois, la déesse de la mort, ponctuelle à son rendez-vous. Dans son visage impénétrable dormait le reflet de sa mère. Il n’y eut pas d’incendies pour commenter cet événement déjà trop douloureux pour un enfant à peine entré dans l’adolescence. Seulement le bruit des carillons.
Eugénie se leva. Elle alla à la rencontre de la mort en retenant ses cheveux en deux bandes qu’elle faisait gonfler sur les côtés.
— Comment, déjà ici ? dit-elle avant de s’envoler, sans rênes et sans chevaux, sur le parc Léopold.
Au moment du départ, elle se retourna pour regarder Ghislain. Elle sourit tristement comme pour s’excuser, puis le salua d’un signe de la main. Lui faisait-elle un clin d’œil aussi ? Ghislain comprit que ce n’était pas un adieu et qu’un jour, tôt ou tard, il la reverrait…

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Eugenie Balthasar.

Claudia Patuzzi


[1]  Hymne pour le Sacré Cœur, chant grégorien des premières vêpres, écrit de Saint-Bernard de Chiaravalle.

[2]  Ibidem.

Un Noël de guerre (Zérus – le soupir emmuré n. 46)

06 mercredi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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bruxelles, Christiane, germaine, ghislain, novembre-decembre 1918, oncle Léopold, rue du Remorqueur, Saint Nicolas, Zérus 45, zérus le soupir emmuré 46

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Un Noël de guerre  IV-V/VII n.46, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 184-187, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

C’était la fin novembre 1918. Avec le solstice d’hiver, la nuit la plus obscure et la plus solitaire de l’esprit humain s’approchait. Le temps des fantômes, de la peur et de l’espoir, des massacres innocents et des crimes. La guerre avait apporté sa large contribution avec son carnage, et maintenant la tradition millénaire, destinée à une éternelle jeunesse, faisait le reste. Jamais autant de morts, païens et chrétiens, ne peuplèrent avec un tel acharnement cette sombre saison de l’année. Jamais autant de naissances et de visites miraculeuses ne remplacèrent, dans le gel et dans la neige, une aussi grande abondance de disparitions. Cette année-là aussi Saint-Nicolas, le petit Enfant rédempteur, Saint-Stéphane et les saints innocents descendirent du ciel pour panser les âmes des pauvres mortels.
La ville même n’avait pas sauvé la face : après le désastre, elle s’était réveillée triste et incrédule comme ses habitants. La neige aussi était sale, tâchée de boue et de terre. Personne ne la déblayait. Elle gelait, puis fondait, pour geler de nouveau dans une plaque grise. Tels étaient Bruxelles, l’Institut Saint-Pierre et la chaussée d’Alsemberg. Telle était la Grand’ Place : un lac gris de pleurs où chacun allait pour se souvenir ou pour attendre ses morts. La petite Belgique catholique expiait maintenant son martyr.

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Le dernier samedi de novembre arriva un télégramme avec cette légende : « Arrivons avant veille Saint-Nicolas. Maman Niba Henriette Nino. »
Il manquait seulement dix jours avant la nuit du cinq décembre, la veille de la Saint-Nicolas.
En peu de temps, le grenier redevint le centre du monde et le tympan recommença à dégager une lumière vive et chaude bien que l’hiver colorât le parc Léopold d’un noir de fumée. Les casques des aconits bleuirent. La cire sur le bois brillait plus qu’un miroir. Giuseppe Garibaldi semblait sourire. Le torpilleur « Vesuvio » pesait mille tonnes de plus que nécessaire et la bière sortait blonde de l’Usine des Fata dans une mer d’écume.
D’un jour à l’autre, Ghislain fut pris d’une frénésie délirante. Avec l’aide de Germaine, il échappait à la surveillance de Saint-Pierre en sortant aussitôt après le repas. Sa tante l’attendait à la grille. Elle aussi s’enfuyait du magasin de mode. Elle oubliait ses chapeaux et restait tête nue, laissant sa frange durcir sous une calotte de neige. Ghislain caracolait derrière elle, les genoux violacés. Ils achetaient tout ce qu’ils pouvaient — beurre, farine, raisins secs, noix, épices, miel, sucre — franchissant les contrôles en courant ou dépassant les longues files devant les magasins.
— Je tremble de froid… Brr…
— Mon pauvre petit, et ta mère ?
— Je n’en ai plus.
— Malheureux… et ton papa ?
— Il est mort à la guerre.
— Quelle famille malchanceuse.
— Je peux passer devant, madame ?
— Mais certainement, mon garçon, certainement…
La petite scène se répétait devant chaque magasin.

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Rue du Remorqueur, rebaptisée rue Wiertz.

À cette époque, la rue du Remorqueur était devenue une fournaise. Celui qui passait par la rue par hasard restait abasourdi en observant les ruisseaux de miel qui suintaient des murs de cette vieille habitation parmi les parfums de la pâte d’amandes. C’était au troisième étage en particulier que les effluves exhalaient un drôle de mélange qui rappelait le parfum de la tarte aux épices, des noix et des fruits grillés. Alors, le piéton, incrédule, élevait le regard vers le ciel et s’extasiait : « S’è sin Nikolè ki ku » [1].
Ghislain attendait Saint-Nicolas avec la même anxiété que l’arrivée de sa mère. Le Saint descendrait en croupe à la fumée du fourneau. « Il suffit que ce soit bien chaud ! » pensait-il, parce que désormais, à treize ans, après tout ce qu’il avait traversé, il ne pouvait plus croire à une légende aussi belle.
En décembre, ils commencèrent à préparer les cadeaux qu’ils auraient mis dans les chaussettes du réveillon pour Henriette et Nino.

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Bruxelles, le 5 décembre 1988

 Chère petite fée,

Je me souviens que Saint-Nicolas s’approchait et que nous étions à court de chaussettes — les miennes étaient toutes trouées — et la date de l’arrivée de maman était toujours plus proche. Nous étions très pauvres et tout ce que nous avions était parti en gâteaux et petits cadeaux. Mais il y avait l’oncle Léopold. Grâce au marché noir des chaussures, il réussit à se procurer trois chaussettes de laine de très belle facture.
Quand il arriva rue du Remorqueur, le voyant remplir l’encadrement de la porte avec son grand manteau sibérien, j’eus un coup au cœur. Je crus qu’il s’agissait du grand-père Cyrille. Tante Germaine aussi semblait avoir pâli. Quand la lumière éclaira son visage, elle poussa un soupir de soulagement : « enfin, c’est toi, Léopold ! »
Ce soir-là, nous avons éclaté de rire tous les trois. Mon oncle avait sali son gilet avec la sauce et la tante Germaine s’était mise à crier : « C’est la Saint-Nicolas ! »
Après dîner, mon oncle me dit avec un air mystérieux : « Christiane t’envoie quelque chose. »
Je retins ma respiration à cause de l’émotion. J’avais quitté désormais la petite maison d’Alsemberg pour vivre de nouveau dans la vieille maison du Remorqueur.
— Qu’est-ce qu’elle t’a donné, Christiane ?
— Une petite branche de romarin. Elle m’a dit de te le porter selon la tradition. Tu es son roi de Saint-Nicolas, me répondit mon oncle, tirant de sa poche cet arbuste feuillu.
Je le pris avec un peu de honte. Maintenant que je devais attendre maman, j’avais complètement oublié Christiane.
— Dis-lui que je la remercie et qu’elle sera ma reine, lui dis-je. Mais je n’avais pas de branche à lui envoyer. Sans me faire voir par mon oncle, je lui ai redonné celui d’avant. As-tu compris quel genre de filou j’étais ?
L’oncle Léopold reçut cette consigne avec le même sérieux qu’un soldat au front. Il porta la main à son chapeau et disparut en ouvrant tout grand son manteau comme une chauve-souris.

Un roi

Après ce télégramme, Germaine et Ghislain n’eurent plus de nouvelles d’Eugénie et de Niba. Ils le relurent en espérant qu’il cachait entre les lignes un message secret. Rien à faire. Cependant, le télégramme semblait clair. Il n’y avait qu’une chose qui laissait Ghislain perplexe. Que voulait dire « avant » la Saint-Nicolas ? Cet « avant » pouvait-il indiquer un jour quelconque de début décembre ou bien le Réveillon ?

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Claudia Patuzzi


[1]  En dialecte wallon cette phrase signifie : « C’est Saint-Nicolas qui cuisine. »

La Chaussée d’Alsemberg III/V (Zérus – le soupir emmuré n. 40)

30 mercredi Oct 2013

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19 octobre 1915, anniversaire Ghislain, bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Christiane, comic alphabet, George Cruikshank, Zérus 40, zérus le soupir emmuré 40

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Anniversaire de Ghislain (cliquer pour agrandir). 

La chaussée D’Alsemberg IV/VI n.40, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 160-164, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Le jour de son dixième anniversaire, le 19 octobre 1915, Ghislain se trouvait dans la maison de la chaussée d’Alsemberg. Mais ce jour festif ne correspondait pas à son état d’âme. Tandis qu’il s’efforçait de manger la tarte de la tante Émilie, une tour de Babel commença à s’élever sur cette pâte feuilletée si douce et parfumée…
Ghislain réfléchit sur les couches de confiture qui s’effritaient irrésistiblement sous ses dents : combien de maisons avait-il eues ? Combien de maisons avait-il dû abandonner ? Dans sa vie, il y avait eu la même fatalité que dans une migration planétaire, comme celle des Indo-européens, Ariens, Hittites, Achéens, et encore des barbares Visigoths, Huns, Souabes, Burgondes, Vandales, Angles, mauvaises copies d’Attila et autres fléaux de Dieu.
Fasciné par cette vision, il essaya de compter les maisons de sa vie. Sur la base de la tarte, entre vapeurs et brouillards, il y avait la naissance illégitime à l’ouest du Pentagone, rue Saint Éloy. Au premier étage, il y avait la grande maison de Paris, près du bois de Boulogne, avec les noix vénéneuses, le petit tableau d’Icare, la soucoupe brisée et le cri muet de Paul. Au deuxième étage, à deux pas du sommet du Pentagone, il y avait l’appartement de rue de Plaisance où il avait goûté la douceur des bonbons Milk et celle de la grand-mère Amélie en même temps que la froideur des yeux de son grand-père Cyrille. Enfin, au troisième étage, il y avait le petit appartement de la rue du Remorqueur où il avait connu les baisers de Max, les pigeons de Bertrand, et l’obscurité poilue de madame Slutter. Maintenant — comme il terminait sa tarte —, son dernier refuge s’affichait : au quatrième étage de cette tour biblique, sur le bord d’une rue immense qui s’enlisait dans la campagne au sortir de Bruxelles pour revenir en arrière, mue par d’invisibles courants, vers la porte de Hal. Dans cette artère à demi déserte surgissait la maison de Léopold Balthasar, si petite qu’elle ressemblait à une tranche de pain, si fragile qu’elle semblait sur le point de se briser en deux.
Après avoir presque fini la dernière tranche de tarte, Ghislain émit un soupir : son destin avait toujours été celui de changer de maison. Il y était habitué, mais maintenant que sa mère, sa sœur et Niba avaient disparu il ne voulait plus en entendre parler. Sans se faire remarquer par sa tante il cracha par terre un morceau de gâteau : « Non, cette maison ne sera jamais la mienne ».
À partir de ce jour-là, il commença à cultiver des secrets.
En ces trois années de guerre, de 1916 à 1918, il eut trois secrets. Le premier, peut-être le plus précieux, fut son amour pour sa cousine Christiane plus jeune que lui de trois ans. Le deuxième consista en des moments furtifs d’espionnage à travers un trou qu’il avait fait dans un rideau de toile. Le troisième — qui demeura pendant toute sa vie unique et irremplaçable — fut la découverte de la mer.

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Chaque samedi soir, dans la maison de chaussée d’Alsemberg, il y avait le rituel du bain. À la fin de la semaine, tous les cinq, ils étaient sales de sueur, de poussière et de graisse. La tante Émilie les mettait en rang en ordre décroissant, commençant toujours par la plus grande. Au centre de la cuisine — qui était aussi la salle à manger —, une grande bassine en zinc était entourée de brocs d’eau chaude. Les enfants étaient lavés l’un après l’autre. Ghislain restait dehors, en attendant que ses cousines soient prêtes à aller au lit : il était toujours le dernier à être lavé, car il ne voulait pas que quatre filles le voient nu.
— Rosette, c’est ton tour.
— Oui, maman.
— Enlève tout…
Dix minutes après, la cousine la plus grande — la pâlotte, comme il l’appelait —, glissait talquée comme une nonnette, ses cheveux blonds remontés sur la tête. Elle ricanait en l’effleurant, derrière le montant de la porte. Quand c’était le tour de Christiane, sa seconde cousine, il se mettait à trembler.
— Christiane, c’est à toi…
C’était le tour de la plus douce et de la plus charnue. Ghislain ne pouvait pas la regarder… Les sœurs faisaient semblant de monter la garde, tandis qu’il tendait ses sens vers ce sauna brumeux, les rares lueurs de chair blanche et luisante qu’il parvenait péniblement à entrevoir par la fissure du montant… Cette chose ronde, c’était peut-être ses deux fesses et pendant ce temps, il sentait en bas, entre les jambes, son corps se déplacer tout seul, en frétillements qui devenaient de plus en plus forts. Il avait douze ans, Christiane en avait neuf. Que dirait-il à sa tante ? Puis il tendait l’oreille en quête de sa voix : il ne l’entendait pas parler, seulement se déplacer entre le bruissement des vêtements et le clapotement de l’eau.
— C’est bien. Tu peux y aller maintenant. Suzanne !
Christiane était enroulée dans la serviette quand elle passait devant lui, mais, contrairement à Rosette, elle ne courait pas, ne ricanait pas. Elle était très sérieuse, ses pas glissaient plus lents qu’un escargot tandis qu’elle le regardait longuement. Elle s’arrêtait derrière le montant de la porte. Pendant une demi-minute, peut-être plus, ils se regardaient en silence, dans l’odeur de savon et le bruit de la bassine, puis elle tendait la main et le touchait sur la joue ou sur le bras. Ghislain n’avait pas le temps de se reprendre qu’elle avait déjà filé en murmurant tardivement :
—   Bonne nuit, petit cousin…

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La cage des oiseaux. (cliquer pour agrandir)

Quand Christiane et lui étaient dans la cour, près de la cage des oiseaux, ils jouaient aux pensées et aux couleurs. Ils s’amusaient à lancer des pierres dans la citerne d’eau de pluie qui s’ouvrait avec un grand couvercle sur le terrain.
— Si tes pensées étaient des plantes, quelle plante serais-tu ? lui demandait Christiane.
— Ortie, répondait-il, et les tiennes ?
— Lierre, disait-elle en lançant un petit caillou dans la citerne.
— Si elles étaient des fruits ?
— Ce seraient des cerises.
— Si elles étaient des animaux ?
—… Des animaux ? Et ici, Christiane prenait son temps.
— Ce seraient des pigeons blancs et ils voleraient ! soufflait Ghislain.
— Et à qui les enverrais-je ? répétait-elle en lançant un autre caillou.
— À moi ! disait-il, tandis que son visage devenait rouge pastèque.
Elle le regardait durant cette demi-minute avec l’air lent de minuit.
— Tu le dis pour de vrai ? Viens… et elle l’emmenait derrière la cage aux oiseaux. Comme mes pensées sont des pigeons, restons ici, où les Allemands ne peuvent pas nous voir. Puis elle lui prenait la main et la mettait sur son cœur. Tu l’entends ?
— Oui, je l’entends…
— De quelle couleur sont tes pensées maintenant ?
— Rouges… comme ma mère ! Ghislain avait enlevé la main de sa poitrine et il sentait son cœur qui battait fortement. La jupe de Christiane frôlait ses genoux gelés.
— Tu te sens mal ? chuchotait-elle. Puis, comme personne ne les voyait, elle ouvrait les jambes, elle serrait ses cuisses autour de son cou et dans un grand éclat de rire, elle disait : — On joue. Je monte sur tes épaules !
Ghislain se soulevait avec effort sentant sa chair le brûler jusqu’à cent degrés, tandis qu’il voyait sa mère à des milliers et des milliers de kilomètres qui riait et pleurait et Henriette marcher dans des pièces inconnues sans qu’il puisse l’aider. Alors, il serrait rageusement les chevilles de Christiane en courant autour de la cage aux oiseaux toujours plus rapidement.
— Arrête-toi ! Tu me fais mal… Ça me fait tourner la tête ! protestait-elle. Mais il ne s’arrêtait pas, il continuait à tourner autour de cette cage comme si elle ne finissait jamais. C’est seulement après, quand ils tombaient par terre, que Christiane posait ses lèvres sur les siennes.

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Claudia Patuzzi

La Chaussée d’Alsemberg I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 38)

27 dimanche Oct 2013

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bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Francesco Petrarca, henriette, oncle Léopold, Rolando, Rue de Remorqueur, tante Germaine, Zérus le soupir emmuré 38

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La Chaussée d’Alsemberg I/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 155-158, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rolando est allé à la source prendre de l’eau. Après son départ, tous les bruits ont cessé et l’après-midi s’écoule lentement.
J’ai les jumelles de Niba dans les mains. D’ici peu, Sirius surgira de la mer, on verra la Grande Ourse et l’étoile Polaire. La paix du crépuscule tombera sur le grand pré dans une lumière lactée et incandescente. Puis le moment viendra de compter les étoiles, le moment de la contemplation patiente et amoureuse. De l’autre côté de la petite tour, je me délecte d’une lune turque qui se couche rosée sur la mer quand il y a encore de la lumière… mais c’est un paysage qui a quelque chose de faux qui m’aveugle. Je pose les jumelles et je détourne les yeux. Cette paix ne correspond pas à mon esprit. Je suis arrivé aux chapitres centraux, ceux de la Grande Guerre. Il n’y a pas eu de Pétrarque pour dire « Voyez, seigneur courtois, de quelles insignifiantes raisons une guerre cruelle peut naître? »[1]  Le temps de la courtoisie est fini pour toujours et la guerre en soi est horrible. Peut-être devrais-je faire comme Niba, tourner les jumelles de l’autre côté, rapetisser les choses pour ne pas avoir honte et ne pas sentir l’odeur poisseuse du sang. Alors que j’écris sur la guerre, j’assiste, impuissante, aux événements qui se précipitent. L’Histoire avance au hasard comme le bouchon d’une bouteille sur le point d’exploser : tu ne sais jamais où il va tomber. Il a dû se produire la même chose pour mon oncle Ghislain. La guerre le jeta comme un projectile de la rue du Remorqueur dans une rue lointaine et inconnue…

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On frappe à la porte. C’est Henriette. Elle a un bâton dans la main droite dont le manche porte un filigrane d’or. C’est le bâton de promenade de son père, Niba. Un substitut moderne du fusil et du fleuret que mon grand-père faisait pirouetter avec l’adresse d’un jongleur. Ce n’était pas lui qui avait besoin d’un soutien, c’est le bâton qui jouissait de ses promenades. C’était un bâton fidèle. Il l’attendait chaque matin dans l’entrée comme un chien qui attend pour sortir.
Ce bâton est finalement revenu d’une longue léthargie. Après quarante années de sommeil, il s’est soumis au contact tremblant d’Henriette, la soutenant comme un treuil dans ses trajets confus. Mais Henriette n’empoigne pas seulement le bâton. De la main gauche, elle soulève une boîte à chaussures.
— Regarde ce qu’a fait le coucou ! chuchote-t-elle terrifiée.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il est méchant, il l’a fait tomber du nid.
Je regarde dans la boîte. Dans un coin, un petit oiseau à peine né. Les murs de carton sont recouverts d’ouate. Un petit verre de liqueur contient une goutte d’eau trouble. Une aile est pliée en deux comme une oreille de papier.
— Le coucou s’est amusé à le jeter en bas, mais il ne l’a pas tué…
L’oisillon, la tête sous l’aile, est blotti dans une pose inhabituelle. L’œil fermé et dépourvu de cils est le même que celui de ma grand-mère Eugénie quand elle mourra, le tremblement et l’aspect ressemblent en revanche à ceux d’un pauvre orphelin abandonné, à mon oncle Ghislain…

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La Chaussée d’Alsemberg

Fin août 1915, Ghislain se trouvait à Uccle, à la pointe sud du Pentagone, à une bonne demi-heure de marche du cœur de Saint-Gilles, perdu à la périphérie de la très longue chaussée d’Alsemberg, dans la maison de son oncle Léopold.
Le vieil appartement de la rue du Remorqueur était resté à la tante Germaine qui, comme une vestale armée, veillait à la défense du grenier et du grand lit de fer. Pendant trois longues années, Ghislain perçut ce lieu comme son seul refuge au milieu d’incessants changements. Maintenant qu’il avait perdu sa mère et sa sœur Henriette, Germaine ne représentait pas seulement ce qu’il lui restait de son passé, elle lui apportait aussi apaisement et réconfort. Chaque dimanche, essoufflé, il parcourait les deux kilomètres de la chaussée d’Alsemberg. Arrivé place Albert, il humait l’air ancien du quartier et déviait à l’est vers la place Paul Janson, pour s’aventurer, le cœur serré, dans les ruelles tortueuses du quartier populaire situé entre la chaussée d’Ixelles et le parc Léopold.
La tante l’attendait à la fenêtre du troisième étage. « Cours, Ghislain, cours ! » hurlait-elle en le voyant apparaître à l’angle de la brasserie. Il inspirait l’air une dernière fois, puis dans un effort de volonté il s’aventurait dans l’escalier jusqu’à plonger son visage dans les formes maigres et osseuses de Germaine. « Alors ? » demandait-elle. Ghislain lui tendait une photographie d’Eugénie avec une inscription au crayon dessous : « Aime bien ta maman et tu seras heureux ! » Elle était datée du 3 octobre 1915. « Heureux ! Comment pouvait-il être heureux ? Il ne faisait rien d’autre qu’attendre des lettres avec l’angoisse d’un condamné ignorant sa sentence… »
Germaine jetait un œil sur l’enveloppe marquée d’un timbre suisse, puis lui donnait la clé du grenier et un plumeau pour la poussière.
— Pendant que je prépare le repas, tu peux monter, murmurait-elle.
Ghislain faisait tourner les clés dans la serrure et tout de suite après devant ses yeux apparaissaient les fleurs bleues de l’aconit, le paravent bleu et les trois « photographies » de Niba. Le télégraphe-jouet était toujours prêt du lit, sans un grain de poussière.
C’était lui qui chaque dimanche dépoussiérait tous les objets et comme s’il dansait, il s’arrêtait un instant sur le chintz, sur le berceau d’Henriette, sur le dossier en fer. Quand le plus petit grain de poussière avait disparu, il enlevait ses chaussures, son pull-over en laine et son pantalon et il se mettait sous la courtepointe. Tandis que le vent sifflait derrière la vitre du tympan, il fermait les yeux et se plongeait dans le bleu du ciel de la chambre, dans un monde de caoutchouc et d’eau tiède. Quand le bien-être l’envahissait, il se donnait de longs baisers au creux de l’avant-bras, ou bien sur la partie intérieure du poignet, là où les veines vibraient avec toute la force du désespoir. Ce n’était pas lui, mais les lèvres de sa mère qui effleuraient sa peau sèche comme un désert. Dans ce lit, dans cette couverture soyeuse, Ghislain retrouvait la tiédeur perdue de son corps ou imaginait le pathos qu’auraient créé en elle ses funérailles : sa mère, bouleversée par les larmes et par la douleur, embrassait son visage rendu froid par le « rigor mortis » le recouvrant de baisers voluptueux… Depuis ce grenier, à des milliers de kilomètres de distance, il ressentait avec une jouissance à la fois sadique et innocente ses hurlements agonisants alors qu’elle était sur le point de s’évanouir — ses longs cheveux défaits sur lui —, qu’elle criait son prénom…
Dans cette béatitude, il s’assoupissait durant quelques minutes.

Claudia Patuzzi


[1] “Vedi, signor cortese, di che lievi cagion che crudel guerra ?” Francesco Petrarca, Canzoniere, CXXVIII, vv. 10-11.

Annibale Fata IV/VI ( Zérus – le soupir emmuré n.30 )

12 samedi Oct 2013

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23 août 1914, Annibale Fata, bruxelles, ghislain, Rue de Remorqueur, zérus 30, Zérus le soupir emmuré

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Madame Slutter, Annibale Fata, Eugenie, Germaine et Ghislain vont vider le grenier. (Dessin de Claudia Patuzzi – cliquer pour agrandir la photo)

Annibale Fata IV/VI, n.30, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 129-131, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un dimanche matin, le 23 août 1914, trois jours après le mariage d’Eugénie avec Annibale Fata, madame Slutter se leva péniblement de sa chaise. Dans un craquement d’os considérable, elle regagna instantanément les dix centimètres qu’une seule journée avait réussi à lui faire perdre ; elle piqua avec une épingle sa chevelure biblique et gravit les escaliers du quatrième étage, boitant et branlant comme un boudin de gélatine vers la volière-cimetière.
Derrière elle, Ghislain vit Niba, sa mère et Germaine formant une espèce de procession rabbinique. Ils entrèrent chacun leur tour dans le grenier et firent sortir, comme d’une bouche cariée, le monstrueux enchevêtrement des cages. Pendant un après-midi entier, ce grenier vomit toute sorte de produits métalliques, de semences, des cuvettes moisies et des journaux jaunis, et finalement tout — y compris le guano — disparut dans le néant.
Tard le soir, Ghislain vit son nouveau père, debout au centre du grenier, effleurant de la tête les poutres de la soupente.
— Nous vivrons tous les trois ici, Ghislain. Avec les Allemands en ville c’est plus sûr, dit Niba, mais d’abord nous repeindrons la pièce et collerons aux murs un nouveau papier.
Ghislain poussa un soupir de soulagement : ce bien-être qui après les années parisiennes avait disparu de sa vie semblait réapparaître sous les traits rassurants de Niba. En un éclair, étagères, lits, fauteuils, tables de nuit, armoires, jouets, crayons de couleur trouvèrent leur place dans cette nouvelle demeure. Ghislain ne perdit pas de temps à se demander où son nouveau père trouvait tout cet argent, il se laissa aller à un frisson de bonheur… À la fin de cette fantaisie, après avoir lancé à Niba un regard reconnaissant, il avança en rampant jusqu’au tympan qui s’ouvrait sur la rue comme l’oeil de Dieu sur le monde. De là, il put embrasser dans un cercle parfait un coin de vert feuillage du parc Léopold plongé dans l’ombre.

Ils vécurent dans cette soupente pendant un an. La chambre à coucher du vieil appartement était maintenant occupée par la tante Germaine, tandis que la cuisine faisait fonction de salle commune. Durant les premiers mois du mariage, cette modeste petite famille fit tout pour ramener la guerre au rang de tragédie passagère.
Le soir surtout, quand Eugénie rentrait du magasin de mode et que Germaine, les bras chargés de petits chapeaux, revenait elle aussi du travail, on improvisait autour de la table de miraculeux dîners que la touche de Niba rendait encore plus appétissants. En ces occasions, Ghislain découvrit l’arôme intense du romarin et celui encore plus spécial du basilic. Quelques convives de passage, soupirants de la tante Germaine, jouissaient de ces gloutonneries arrosées de bouteilles de Chianti.
Grâce à Niba, leur table attirait toutes sortes d’invités : vendeurs d’étranges machineries, électrotechniciens, industriels, acheteurs de fusils de chasse, escrimeurs, alpinistes avertis, gros brasseurs et jeunes prétendants de Germaine impliqués dans d’obscures firmes commerciales. Quand ils repartaient, la ceinture allongée d’un ou deux centimètres, Geny et Niba interrogeaient du regard Germaine qui secouait la tête, inconsolée : non, ce n’était pas le bon.
Le nouveau papier peint de la soupente était d’une couleur blanc acide où surnageaient, dans diverses formes liberty, les grappes bleues d’aconit vénéneux. Ghislain chercha en vain parmi ces fleurs le petit tableau d’Icare. Où sa mère l’avait-elle mis ? Il avait fouillé dans l’armoire, dans les valises et dans les sacs et n’avait rien trouvé. S’il faisait allusion à cette « chute », Eugènie faisait mine de n’avoir rien entendu, puis elle éclatait :
— Je l’ai perdu, je ne l’ai plus, Ghislain ! Elle mettait ainsi un terme définitif à cette conversation.Un paravent à trois panneaux séparait le lit de Ghislain de celui de ses parents. Cette fois, au-delà de cette cloison, il n’y avait pas de baldaquin d’or pour troubler ses rêves, mais l’habituel grand lit aux barreaux de fer recouvert d’une courtepointe de chintz. Quand la nuit tombait, les silhouettes d’ Eugènie et d’Annibale Fata dessinaient de subtiles ombres chinoises derrière les panneaux, projetant de longs profils sur les feuilles de palme de l’aconit. Ghislain suivait en silence la douce fusion qui se divisait et s’unissait s’abandonnant peu à peu à la tiédeur d’un sommeil profond comme jamais, si profond que durant toutes les nuits de cette année-là, le fantôme de son père n’osa plus le déranger.

Claudia Patuzzi

Annibale Fata II-III/VI (Zérus – le soupir emmuré n.29)

10 jeudi Oct 2013

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Annibale Fata, bruxelles, ghislain, Madame Slutter, rue de Remorquer, Zérus le soupir emmuré 29

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Madame Slutter (dessin de Claudia Patuzzi)

Annibale Fata II-III/VI, n. 29, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 126-129, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Niba avait apporté une véritable révolution dans la vie d’Eugénie et de son fils.
Depuis le jour où Max était morte et Bertrand avait été arrêté, une étrange mélancolie s’était emparée de Ghislain. Sans ses amis, il n’avait pas envie de monter dans le grenier. Pourtant il n’était pas le seul à souffrir de nostalgie. Chaque nuit, Madame Slutter recomptait les coups de fouet qu’elle avait infligés au dos de Max. Pour se calmer, elle avait pris l’habitude d’engloutir d’abondantes gorgées de bière. À compter de ce moment-là, il ne fut pas difficile de la surprendre en train de répéter, entre deux cuites, d’anciens proverbes flamands.
Un jour, en plein hiver, en rentrant de l’école avec les chaussures trempées, Ghislain la trouva assise sur le palier du premier étage en train de marmonner un enchevêtrement de consonnes incompréhensibles :«Wat baet het sienen derelyck loncken ! Ick stop den put als tcalf is verdroncken ? »
Ghislain trébucha contre la femme qui avait le bras sur la rambarde, lui barrant toute issue.
— Qu’est-ce que cela veut dire, Madame Slutter ?
— « Le veau me regarde d’un oeil égaré, pontifia la femme avec la langue pâteuse d’alcool, alors, ça sert à quoi que je ferme le puits puisqu’il s’est désormais noyé ? »
— Excusez-moi, qu’est-ce que cela veut dire ?
— Le remords tardif ne sert vraiment à rien, répondit-elle, en s’enfonçant dans sa chaise.
Voyant que la femme ne lui faisait pas signe d’avancer Ghislain se donna du courage :
— Je peux passer, madame Slutter ?
La femme le fixait comme si elle ne le voyait pas, dans cette obscurité. Puis, avec une surprenante agilité, elle traîna sa chaise, contraignant Ghislain à se mettre à genoux, tandis que ses mains énormes lui poussaient la tête sous la couverture moite de sueur de sa robe de chambre, toujours plus en bas, dans une crevasse sombre et profonde où il ne parvenait pas à respirer…
Quand finalement madame Slutter lâcha prise avec un long gémissement, pareil à celui de Max à l’heure de mourir, Ghislain put se glisser comme un nouveau-né hors de cet antre violet et maternel. Il avait le visage bouleversé, les cheveux poisseux sur le front, les veines battantes sur ses tempes. Son cœur opprimé semblait être sur le point d’éclater. Il regarda madame Slutter qui gisait désormais la tête renversée sur le dossier de la chaise. Ses yeux étaient mi-clos, ses jambes abandonnées montraient une caverne obscure, mouvante comme une méduse. L’énorme femme ne se couvrit pas. Comme si de rien n’était, elle continua à se donner en spectacle à Ghislain. Pendant plus d’une minute, elle continua à savourer les progrès de l’orgasme avec une lenteur exaspérante en soulevant sa poitrine comme un volcan après l’éruption. Ghislain ressentit une contraction violente à l’estomac : un monstre lui souriait. En proie à la panique, il émit un cri étranglé, réussit à saisir son sac à dos et monta en courant au troisième étage.
— Quelque chose ne va pas ? lui demanda Eugénie émerveillée.
— Je dois me laver les mains…

Pendant trois jours, il refusa de quitter l’appartement et d’aller à l’école. En cette étrange vacance, au lieu de descendre dans la vulve de cette femme insatiable, Ghislain eut le courage de monter au quatrième étage, dans le grenier de Bertrand. À la fin du troisième jour, quand sa mère et Germaine avaient désormais décidé d’appeler un docteur, le destin le sauva des griffes de madame Slutter, ou plutôt ce fut madame Slutter en personne qui lui donna un coup de main, scellant ses appétits dans un cagibi de bois où elle se mit à vendre, avec des airs de sorcière, les billets de la loterie.
Après l’arrestation de Bertrand, le grenier tomba dans un état d’abandon. La porte mi-close laissait entrevoir un cône d’ombre où le vent, se faufilant dans l’œil du tympan, faisait tourbillonner dans l’air les plumes irisées de Blue et de Gris. Une rafale soulevait les grains de mil répandus sur le sol qui s’introduisaient ensuite dans les cages.
Il s’agissait d’un véritable cimetière de cages de fer et de laiton superposées contre le mur dans un amas difforme, qui arrivaient jusqu’au plafond. Après avoir lorgné plusieurs fois à travers cette fente, Ghislain avait fait glisser les battants de la porte qui avait cédé sous la pression de ses petits doigts.
Il grimpa dans le labyrinthe parcouru d’inquiétants clignotements gris-or, qui prenaient, avec le changement des heures, les apparences d’un visage humain. Devant ce fétiche, Ghislain aimait passer du temps en se remémorant les contes de Bertrand et les baisers poisseux de Max. Tard le soir, la tante Germaine se montrait tout ébouriffée en lui criant :
— Sors de là, Ghislain, cela porte malheur.

C’était du moins ce que madame Slutter disait chaque jour à qui voulait l’entendre, inventant, sur ces trente mètres carrés, de lugubres légendes. La nuit elle croyait entendre les cris des pigeons ou les pas de Bertrand tandis que le millet résonnait dans sa tête — tin ! tin ! — en se confondant avec le tic-tac de l’horloge et les battements de ses paupières insomniaques.

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Pauvre madame Slutter ! Une bonne partie de son « charme » avait disparu avec sa masse. Son imposante stature s’était réduite de moitié lui permettant de stationner sans trop d’effort dans un habitacle annexe à son sous-sol. Le besoin d’argent l’avait contrainte à louer son appartement et elle s’était habituée à vivre la majeure partie de la journée dans ce cagibi de bois devenu une boutique de loterie.
Chaque fois qu’il rentrait, Ghislain trouvait le palier libre et, à la place de Max et de sa chaîne, il n’y avait que ce gobelet, qui ressemblait à une chaise à porteurs, où la femme mâchait du tabac et faisait des solitaires. Ce bric-à-brac était surmonté d’une inscription en flamand, couleur gris bleu : Jouez à la roue de la Fortune !
— Approchez, criait la femme, interrogez le sort sur les destinées de la guerre !

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Le lundi, les Anglais gagnaient parce qu’ils étaient lunatiques. Le mardi les Allemands parce que c’étaient des guerriers. Le mercredi revenait aux Belges pour leur opportunisme. Le jeudi aux Français pour leur orgueil. Seul le dimanche le pape dominait et la paix étendait son royaume.
Cet habit de bois grinçant permit à madame Slutter de s’engourdir et de grossir à son aise, ou de pleurer ses larmes et de boire son Porto sans trop importuner la vue du voisinage. Sur les murs de cette espèce d’isba, façon sanctuaire, étaient accrochées de nombreuses photographies de Bertrand et, surtout, de Max, souriante entre ses parents adoptifs. Quand il faisait beau, la femme sortait sur le trottoir de la rue du Remorqueur, provoquant pour le quartier un émoi et une consolation facile.


[1]    Un des 12 proverbes flamands (1559), tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, huile sur bois (Anvers, Musée Mayer Van der Bergh).

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Le singe Max.

Claudia Patuzzi

Rue de Remorqueur cap. XI/XI ( Zérus – le soupir emmuré n. 27 )

06 dimanche Oct 2013

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20 agosto 1914, Annibale Fata, bruxelles, invasion allemande, lettre du Niba, mariage, Saint Gudule, Zérus le soupir emmuré 27

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Annibale Fata

Rue de Remorqueur XI/XI, n. 27, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 114-117, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un dimanche matin, le 20 mai, une semaine après la mort de Max et le meurtre de la souris, on avait sonné à la porte.
— Va ouvrir, Paul, avait dit Gény, souriant de manière étrange. Ghislain avait immédiatement reconnu le monsieur du café-concert. Il tenait à la main une boîte de pastels colorés et arborait un irrésistible sourire.
— Je suis Annibale Fata…
Pendant quelques instants, au son de ce prénom, rien n’avait bougé. Même les mouches avaient cessé de marcher sur les vitres. Un souffle puissant envahissait l’entrée tandis qu’une main, tenaillant l’étui des couleurs, s’étendait vers lui. Finalement, une voix se répandit dans la maison : — C’est pour toi, Paul.
L’homme avait regardé autour de lui et, dans un français scolaire, il avait dit :
— Où est maman ?
Alors qu’il courait vers la cuisine, Ghislain avait senti une main sur son épaule :
— Appelle-moi simplement Niba, petit.
— Niba ?
— Oui, tout le monde m’appelle ainsi.
Ghislain l’avait observé pendant quelques secondes, puis l’Italien lui avait fait un clin d’œil en souriant :
— Annibale est un prénom un peu trop long, tu ne crois pas ?
Ce fut ainsi que Niba entra dans sa vie et dans celle de sa mère comme un ouragan qui balaie au loin déchets et sédiments. Une seule rafale avait soulevé le magma de lave où les faits et les pensées de leur vie s’étaient progressivement déposés sur de douloureuses scories de granit. Après son passage, tout était de nouveau propre et net. Un débris, une pierraille semblable à la steppe recouvraient, compacts, sous un ciel sans nuage, les sommets rugueux d’un temps révolu. Les Fata, quant à eux, ils l’avaient toujours su : c’est seulement après une grande destruction que l’on peut recommencer à vivre.
Annibale Fata et Eugénie Balthasar se marièrent trois mois plus tard, le 20 août 1914, quand l’invasion allemande de la Belgique datait d’une semaine. Geny était enceinte d’Henriette. Dans l’acte de mariage, Ghislain est reconnu par Niba comme son fils légitime. Le mariage ne fut pas une entreprise facile, comme le raconte Niba dans une lettre adressée à ses proches.
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Bruxelles, le 17 septembre 1914

Ma chère famille,
J’écris sans savoir si je peux vous envoyer cette lettre dans quelques jours ou dans quelques mois, de toute façon je raconterai comment se sont écoulées les heures ici et quels événements se sont produits depuis ma dernière missive. Avant tout, ce qui vous étonnera un peu sera d’apprendre que je me suis marié. Vous me demanderez pourquoi diable je ne vous ai pas prévenus. Voici la raison :
Le 18 août, je me rends au Consulat italien pour savoir si la réponse de la Mairie de Macerata est arrivée. Rien ! La chose commence vraiment à me rendre nerveux au-delà de toute limite. La guerre avec toutes ses terribles conséquences s’approche à grands pas… Ma fiancée et moi nous avons pris la décision… Nous devons absolument nous marier, avant que cela ne devienne impossible. Avec l’autorisation de la Mairie de Macerata, je cours chez un traducteur patenté pour la faire traduire en français, je retourne avec ce document à la Mairie de Bruxelles : c’est inutile, j’ai gaspillé mes pas et mon argent. Je rentre à la maison et porte la réponse à ma fiancée, vous pouvez imaginer sa peine. Nous nous mettons d’accord pour qu’elle aille le lendemain de nouveau à la Mairie.
Le 19 août, je me lève pour me rendre au travail comme d’habitude ; j’attends jusqu’à midi. Rien de nouveau ; on sait seulement qu’une grande bataille se déroule à quelque 30 kilomètres de Bruxelles. Le soir arrive, je vais chez ma fiancée, je la trouve souriante. Je lui demande, pourquoi es-tu si contente ? Quelle nouveauté ? Elle m’apprend alors qu’à la Mairie la première réponse a été négative, mais qu’en offrant cinq lires à un employé, tout s’est arrangé et que le lendemain à dix heures nous pouvons nous marier. Imaginez un peu notre trouble : nous envoyons un télégramme aux témoins en les suppliant de se trouver le lendemain sur la place de la Mairie. Vous serez un peu surpris par cette manière de faire, mais nous sommes en temps de guerre. Il semble que les Belges, trente mille environ, après deux jours de combats contre cent cinquante mille Allemands, aient dû se retirer au nord en laissant la capitale aux mains des vainqueurs. Défendre Bruxelles a été jugé impossible et, pour éviter les représailles, on dit que la ville sera livrée sous certaines conditions.

Le 20 août a été une journée mémorable. À dix heures précises, nous sommes sur la Grand’Place. Ma fiancée, son père, son frère et moi. Il manque un témoin qui ne peut pas venir à cause de la guerre. Nous essayons de le faire remplacer par le père de ma fiancée. Nous entrons dans la mairie : le Maire est absent. Nous demandons le Premier Adjoint ; il est absent, il a accompagné le maire parti à la rencontre des autorités allemandes. Cette nouvelle résonne comme un éclair dans un ciel serein. Que faire ? Nous attendons. Le père de ma fiancée ne peut être témoin, il faut en chercher un autre. Léopold, le frère d’Eugenia, se charge d’en trouver un, il sort et peu après il revient avec un domestique. L’attente nous rend nerveux, on ne dirait pas un mariage, chacun de nous est habillé comme tous les jours. Le Premier Adjoint arrive finalement. Les Allemands arriveront sous peu, il faut se dépêcher, se cloîtrer en tout hâte dans la salle des mariages. 10 minutes plus tard, la cérémonie s’achève en bonne et due forme, mais ce n’est pas encore fini, monsieur Cirillo, le père d’Eugenia, est un catholique enragé, il tient absolument à ce qu’on aille à l’église Santa-Gudula. On repart en direction de l’église. À 11 heures, tout est terminé et nous nous préparons à rentrer heureux et contents, mais, hélas ! dans les rues, un va-et-vient de gens pressés et quelques conversations saisies au vol nous font comprendre qu’une partie de la garde municipale a été désarmée et que les Allemands sont entrés dans Bruxelles: leurs pas métalliques et inhumains résonnent partout… Voici une journée mémorable qu’il sera impossible d’oublier et que l’histoire gardera pour toujours…

Votre très affectionné Niba

003_occupazione bruxelles740Les soldats allemandes occupent la Bélgique (août 1914)

Claudia Patuzzi

Rue du Remorqueur VIII-IX/XI (Zérus – le soupir emmuré n.26)

04 vendredi Oct 2013

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bruxelles, ciné-concert, cinema muet, frères Lumière, ghislain, pralines de Godiva, Regina Coen, zérus le soupir emmuré 26

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Les frères Lumière

Rue de Remorqueur VIII-IX/XI, n. 26, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 108-111, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 — Regarde Paul, le cinéma ! cria Gény.
Le petit écran commença à trembler entre des aplats, des taches et des éclairs. Le pianiste en smoking s’acharna sur les touches en produisant un air joyeux et nerveux, puis il s’arrêta sur un si. Tout le monde se tut, on entendait seulement le roulis du moteur du projecteur. Une femme éternua.
— Chut, silence ! cria une voix de l’autre côté. Ghislain ouvrit les yeux. Sur l’écran cahotait une image limpide : une petite fille sautillait sur le trottoir d’une gare, tenue par la main par sa mère et par sa nounou. L’image cahota de nouveau tandis que le pianiste accélérait le rythme en frappant les touches avec force dans un fracas caverneux, quand une locomotive gigantesque sortit de l’écran en le remplissant de toute sa masse.
— Ooooh ! crièrent les spectateurs en reculant leurs chaises. Ghislain se leva et se cacha derrière Gény :
— Maman, le train nous écrase !
— Il ne peut pas sortir de l’écran, petit imbécile. Ce n’est que du cinéma, regarde ! Et Gény lui montra une autre scène : un photographe faisait poser son client et quand il était prêt il l’aspergeait soudain d’un jet d’eau. Tout le monde riait aux éclats. Ghislain voulait toucher l’écran, mais sa mère ne lui prêtait aucune attention. Que regardait-elle ?
En cet instant, la scène changea et le petit air au piano devint frénétique. On n’entendait que des aigus. Sur l’écran apparut un étrange appareil en forme d’entonnoir. Deux bouchers enfilèrent un gros cochon à l’intérieur de la machine, tandis que de l’autre côté sortaient des dizaines et des dizaines de vaillantes saucissons [1].
Ghislain se tourna vers sa mère avec les larmes aux yeux, mais la chaise était vide. La tante Germaine regardait vers l’estrade des musiciens avec un petit sourire dirigé vers la contrebasse. Les couples se levèrent pour danser et, avant qu’il ne puisse l’arrêter, la tante voltigeait comme une libellule entre les bras de son admirateur. Ghislain chercha alors un secours dans la foule. « Où est allée ma mère ? »
Il finit par la remarquer par hasard. Gény parlait quelques mètres plus loin, dans une loge, avec une dame élégante. Durant un instant, les yeux noirs de cette inconnue rencontrèrent les siens. Ghislain en demeura troublé : cette femme se déplaçait avec assurance enveloppant tout, y compris le caquetage de la foule et ses yeux torves, dans un unique regard dominateur. Où qu’il puisse résonner, aigu ou grave, ce nom presque inaudible, voilé par les notes du piano et par le bourdonnement qui l’entourait, ce nom, « Regina Coen »,  à peine murmuré ou simplement pensé, avec le rythme ascendant de ses syllabes, avait toujours le pouvoir d’évoquer l’allure solennelle de la reine Ingrid.
La juive à l’accent italien sourit et sa mère lui fit signe d’approcher. Il trébucha entre les tables. Une peur inexplicable s’était emparée de ses jambes et l’empêchait de marcher. Il voulait s’excuser et leva de nouveau les yeux, en direction de sa mère et de la dame, et soudain il vit l’homme. Il embrassait la main de Gény qui l’observait en silence. « Il est aussi beau qu’un dieu grec ! » Sa mère continuait à regarder ce monsieur, sans parler. « Il ressemble à une statue… », pensa-t-il, tandis qu’un nom de comte — Fata — semblait danser sur un rythme forcené dans l’écran vide.

003_Annibale Fata copiarit-740_jpeg - Version 2

Annibale Fata

Quand ils revinrent de la Porte de Namur, Ghislain demanda : — Qui était cet homme, maman ?
— Un italien. Son prénom est Annibale, son nom de famille est Fata, comme fée…
— Il est de la famille des fées ?
— Paul cesse de faire l’idiot, il s’appelle Fata comme tu t’appelles…
— Il est prestidigitateur ?
— Mais non… il a une usine en Italie.
— Et pourquoi trembles-tu ?
— Paul, arrête de dire des bêtises.
— Je ne m’appelle pas Paul, hurla-t-il.
— Laisse-le dire, Gény, quoi qu’il en soit, c’est un très bel homme, lui coupa court Germaine.
C’était déjà le crépuscule. Bien que ce fût déjà le printemps, Ghislain remarqua qu’il faisait vraiment froid et que le couchant répandait sur les vitrines de l’avenue Louise une lumière jaunâtre. Le trio ne se laissa pas impressionner et commença à sautiller par-dessus chaque bouche d’égout, tandis que Ghislain, suspendu entre les deux femmes, s’amusait à les compter. À la troisième, la tante Germaine s’arrêta d’un coup en le faisant tomber à terre. Elle fixait les barres de fer d’une grille où un vieux papier tenait compagnie à une pièce d’argent de cinq francs belges.
— Mon Dieu, cinq francs ! murmurèrent toutes-les deux, pendant que Ghislain la frottait contre la grille avant de la brandir comme un trophée de chasse. Avec ces cinq francs, ils préparèrent un dîner aux chandelles : vin, pigeons farcis, huîtres de Zélande et pralines de Godiva. Les deux sœurs ne prêtèrent pas beaucoup d’attention à la soudaine mélancolie de Ghislain et à son maigre appétit.
— Qu’est-ce que tu as, Paul ? lui demanda Germaine, tandis que Gény apparaissait avec la nappe en lin et les chandelles.
Ghislain ne répondit pas. Il demeura en silence toute la soirée en pensant à Max qui glissait alors dans une mare de vin entre une odeur d’urine et des morceaux de verre brisés. Son poil était souillé de sang. Bertrand et Madame Slutter étaient sortis depuis la veille et l’animal, après avoir beaucoup crié, s’était échappé de la cave, emportant avec lui les restes d’une demi-bouteille de vin français.
— Maman, je peux porter les restes à Max ?
— Laisse tomber cette horreur… Gény se regardait dans le miroir en silence. Pendant ce temps, la guenon émettait de longs cris pareils aux hurlements d’un loup affamé, et ils ne cessèrent pas durant la nuit, quand le fantôme de son père vint comme toujours le trouver.

Claudia Patuzzi

003 scimmia012 - Version 2

Max hurlant dans le zoo…

[1]  C’était la Charcuterie mécanique des frères Lumière.

Claudia Patuzzi

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