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Archives de Tag: années 1916-1917

La chaussée d’Alsemberg V/V (Zérus – le soupir emmuré n. 42)

02 samedi Nov 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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La chaussée D’Alsemberg V/VI n.42, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 166-170, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

…Le Niba, au contraire, ne se laissait pas impressionner. On dirait plutôt que dans toute cette eau salée il s’aventurait presque heureux, avec ce sentiment d’enthousiasme prudent qui lui venait du succès de ses opérations militaires. Ghislain reçut deux photographies de Niba envoyées de Suisse. Sur la première, il était habillé en marin, comme Bras de fer, le visage plus beau, le béret plus blanc, l’uniforme repassé et propre, le visage encore jeune. Mais un regard d’ébène, tendu pour lever l’ancre du port de Venise, le trahissait déjà. Il avait seulement vingt-huit ans.

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Sur la seconde photographie, de la même année — 1916 —, il a fait carrière et il semble plus vieux : sous un béret décoré, la barbe a disparu, il reste les moustaches droites et soignées, le visage harmonieux à la mâchoire large. C’est un « ardito » [1], l’un des marins les plus audacieux. Au-dessous de la photo, on peut lire : « 2e chef R.T. » [2]. Et sur le côté, la devise « Memento Audere Semper ! » [3]
Niba se moquait bien qu’à cette époque les petits torpilleurs de trois-cents tonneaux soient une catégorie déjà dépassée par les contre-torpilleurs de mille trois cents. Sa base d’opérations était l’Adriatique, le seul lieu où les Italiens et les Autrichiens utilisèrent les vieux torpilleurs avec succès. Il pataugea dans cette mer fermée, entre l’Istrie et Venise, comme une anguille ou une torpille.

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L’écho de ses entreprises était arrivé jusqu’à Bruxelles, et Germaine, chaque fois qu’elle ouvrait les lettres de Gény frappées de timbres suisses, proférait deux ou trois exclamations pas vraiment orthodoxes.
— Eh bien, Niba est sur les Mas! [4] Il a attaqué la place forte de Pula avec le comte Ciano !
Quelques mois plus tard : — ils sont à Venise, dans le Dorsoduro, tu as un petit frère, Ghislain.
— Un petit frère ? demanda-t-il, ne comprenant plus rien à ces retournements si soudains qui le contraignaient à vivre la joie et la douleur depuis son grenier de la Chaussée d’Alsemberg.

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— Il s’appelle Nino, frémit tante Germaine, en lui serrant très fort une main. « Maman a suivi Niba à Venise… »
Ghislain essaya d’imaginer le visage de ce nouvel être qui était entré dans la famille à la dérobée. Il éprouva de la colère pour cette autre vie qui se développait à une vitesse vertigineuse, tandis que la sienne pourrissait lentement entre le pensionnat et la maison de l’oncle Léopold.
— Lis : Niba a été le camarade de Nazario Sauro [5].
Ghislain regarda la carte postale avec la photographie de Nazario Sauro et n’éprouva absolument rien. La nouvelle même de sa mort ne le troubla pas beaucoup. S’il avait été pendu par les Autrichiens à Pula, qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Ses pensées étaient bien différentes. Où était sa mère ? Pourquoi ne l’avait-elle pas emmené en Italie ? À ces questions-là, il ne trouvait pas de réponses.

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Bruxelles, le 16 mars 1988

Ma petite fée,

Aujourd’hui, c’est ton anniversaire : tous mes vœux ! Vive la bonne fée qui donna à un homme de plus de soixante-dix ans un retour de jeunesse ! En ce moment, sais-tu ce que je fais ? Je porte un verre de Cinzano en ton honneur, accompagné d’un cigare, seul dans ma chambre, tandis que j’écoute la symphonie pastorale de Beethoven. Qui sait si ce soir je ne me cuisinerai pas un plat de « tortiglioni »… [6] 
La maison de l’oncle Léopold était haute de quatre étages. Au rez-de-chaussée, deux chambres qui donnaient sur la rue : l’une était le bureau de mon oncle, l’autre faisait fonction de salle à manger, cuisine, lavoir, salle pour les jeux et les devoirs. Le premier étage était loué. Au second, il y avait deux greniers : un pour les cousines et un pour les oncles. Au troisième étage, le grenier où nous dormions : Catherine, la jeune femme de ménage, et moi. Les cabinets étaient à l’extérieur, dans la cour.

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Chère petite fée, dans la maison de chaussée d’Alsemberg, j’ai dû dormir sous les tuiles nues, avec les vieilles choses. L’hiver, nous n’avions pas de poêle, quand il faisait moins dix ou moins quinze, nous restions sans bougies, ni lampes d’aucune sorte. De combien d’engelures et de bronchites ai-je dû souffrir à cette époque et combien de cuillerées d’huile de foie de morue ai-je dû avaler.

La jeune femme de ménage dormait dans un coin du grenier. Nous étions séparés par un rideau de toile rapiécée, nous étions dans l’obscurité et elle se déshabillait à quelques mètres de moi en se glissant dans un matelas de crin : chacune de ses respirations résonnait, quand elle se retournait dans le lit le matelas grinçait. Je ne dormais pas seul, tu comprends ? Et j’avais douze ans ! Quelle curiosité masculine pour un enfant de cet âge ! Ne pourras-tu jamais me pardonner ? Je découpai ainsi la toile avec les ciseaux et je créai, sur un côté, une fente un peu plus grande que celle qui séparait une poutre de l’autre. Chaque nuit, je m’aplatissais avec le cœur qui battait la chamade en attendant que la jeune fille se dévêtît.
Un jour de pleine lune, les rayons illuminèrent le coin de Catherine en me dévoilant entièrement ses formes. Je vis, le cœur noué, que Dieu me pardonne, comment était faite cette jeune fille. Sans le vouloir, cette créature me montra toutes les parties de son corps, révélant, dans les mouvements de ses bras et de ses jambes, la zone la plus inaccessible au regard préservée par la nature par un duvet dense et luxuriant… Je sus donc, pour la première fois de ma vie, comment était faite une femme bien que je ne savais pas encore le nom exact de ce que j’avais vu. Avec l’aide et le pardon de Dieu, je devins homme cette nuit même, en éprouvant des sensations de plaisir que je n’avais jamais imaginées. Et combien différentes du dégoût que j’éprouvai sur le palier sous la jupe de madame Slutter ! Cette femme jeune et belle, la voir suffisait à attiser de nouveau mon plaisir…
Oh mon Dieu, si c’est du péché, alors je suis pécheur dix fois. Mais j’avais douze ans et j’étais entouré de femmes. Chaque samedi, j’étais enveloppé par des vapeurs d’eau qui jaillissaient au milieu de serviettes et de cousines nues se lavant dans la bassine. Christiane, après un baiser, s’échappait et je restais seul avec moi-même, sans personne qui puisse calmer mes sens ou me donner conseil. J’étais gêné devant ma tante Germaine…
Quand il fit mauvais temps, je ne vis plus jamais ces formes, alors que j’essayais de lorgner à travers la toile à en perdre le sommeil. Je ne vis plus de corps de femme, sinon une fois en Italie. … Le sirop de betterave, la mélasse, le saindoux et le miel de Dinant, que je dévorais en cachette dans le grenier, ne suffirent pas à me consoler. Comme je m’approchais de ce pot de terre cuite, je pensais aux formes de Catherine et en plongeant les mains dans le miel je pensais la caresser et ainsi je réussissais à me calmer un peu.
Voilà tout, ma chère petite fée. Pourtant, avant de m’endormir, je regardais toujours le ciel de ma petite fenêtre et je priais pour ma mère. Je cherchais les étoiles, en songeant qu’elles resteraient toujours les mêmes, à trois mille kilomètres de distance encore. Et qu’elle aussi, à Venise, en ouvrant ses volets, aurait pu les voir se refléter sur les canaux.

Un pauvre pécheur.

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[1] « Hardi », soldat des troupes de choc pendant la Ière Guerre Mondiale.

[2] Second Chef Radio-Télégraphiste en service auprès du Commandement militaire maritime autonome de la zone nord Adriatique de la Marine royale.

[3] « Rappelle-toi : il faut toujours oser ! »

[4] Vedettes lance-torpilles italiennes.

[5] Nazario Sauro (1880-1916), de nationnalité autrichienne, milita pour l’entrée en guerre du royaume d’Italie contre l’Autriche. Officier de la marine royale, il fut fait prisonnier par les Autrichiens en 1916, qui le condamnèrent à mort pour haute trahison.

[6] Pâte italienne à l’oeuf.

Claudia Patuzzi

La chaussée d’Alsemberg IV/V (Zérus – le soupir emmuré n. 41)

31 jeudi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Ghislain près d’un canon.

La chaussée D’Alsemberg V/VI n.41, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 164-166, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Mais les choses n’allèrent pas toujours ainsi entre Christiane et Ghislain, et pour tout dire cela ne dura pas très longtemps. Ce fut de la faute de la guerre, du froid et des bolchéviques. 1916 et 1917 furent pour Ghislain et pour l’Europe entière des années noires.
Tandis que le corps de Cyrille se trouvait à l’abri des gaz toxiques dans un égout à Ypres, le tsar de Russie avait déjà abdiqué, l’Ukraine signait une paix hâtive avec les Allemands en créant dans le monde un chaos que l’image bolchévique de Lénine — avec son chapska et sa barbe en pointe — ne parvenait pas du tout à dissiper. D’autre part, ni l’entrée des États-Unis dans la guerre, ni l’appel affligé du pontife ne réussirent à changer la situation. Entre « vive le Pape ! » et « vive Lénine ! » Caïn et Abel continuaient à se disputer ce vieux lambeau de terre pelé et les trois brebis habituelles, tandis qu’un troisième frère, le « requin » innommé de la Bible, volait tout le butin. L’infanterie hurlait : « — prends ton fusil et jette-le par terre ! » Les industriels allemands vendaient des munitions et des explosifs à l’Italie et à la France en sous-main, les industriels anglais approvisionnaient l’Allemagne en caoutchouc, carburant, ciment et métaux et les ouvriers commençaient partout de grandes grèves en criant : « — nous n’avons pas mangé, nous voulons du pain ! » Ou bien : « — on se fiche du pain, on veut la paix ! »

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Le requin blanc de la Bible ( Jona: 7-11)

Dans une pareille confusion, seuls l’orgueil et la foi du cœur humain avaient su résister à ce massacre inutile. Sous la poussée vigoureuse du primat de Belgique, Désiré Mercier, archevêque de Malines, la résistance à l’invasion ne connut pas d’arrêt.
Chaque être et chaque chose furent entraînés dans la lutte : des civils et des soldats ; des femmes au foyer et des commerçants ; des officiers et de pauvres fantassins ; athées et théologiens ; d’insignes professeurs et de savants prélats ; des étudiants et des paysans ; des femmes lascives comme madame Slutter et de jeunes anges blonds comme Prosper Balthasar ; même l’infatigable Émilie, réduite à une statue de farine parmi les flammes de la cave ; même l’aventureux Léopold, qui disparaissait chaque lundi et ressuscitait chaque vendredi parmi des dizaines d’horribles chaussures ; même la baguette magique de la belle Irma et les petits chapeaux, toujours plus de travers, de Germaine… Tout le monde partagea cette lutte sans nom et sans visage sinon celui invisible, parce que caché dans son propre cœur, avec crainte et dégoût, de la Grande Exterminatrice.

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Mais, à côté de cette crainte, il y a toujours une force que le cœur humain engendre en son sein, sous la pression d’une seule idée ou d’une seule foi. À cause de cette crainte et aussi de cette force, le décret allemand qui établissait la séparation administrative entre les Flandres et le Brabant échoua misérablement dans son but d’exploiter la rivalité désormais historique entre Flamands et Wallons : comme l’avait prophétisé Cyrille Balthasar, les nouveaux Teutons du nord, les Flamands de Bruxelles, Malines, Anvers, St-Nicolas, Lier, Gand, Ieper et beaucoup d’autres, combattirent jusqu’au dernier aux côtés des Wallons sans besoin de dictionnaire.
Dans une liste aussi vaste de protagonistes, on ne peut pas se passer de Cyrille Balthasar. Comme un cavalier de glace, il était parti vers le marécage des polders où la mort l’attendait derrière une dune prête à l’engloutir dans un nuage de gaz.
Cyrille fut happé dans un gouffre, mais continua à exsuder de la chaleur en planant sur les cimetières et les ruines disséminées sans pitié par la folie humaine. Dans la chambre numéro vingt-sept du béguinage de Courtrai tandis qu’il luttait avec l’angoisse du coma, les communistes rouges, à la manière de lutins perfides, prirent la place — désormais dépassée par la frénésie de l’Histoire — du fatidique POB. À la fin de la guerre, le Parti ouvrier belge obtint le référendum honni et Cyrille, ressuscité, tourna vers d’autres boucs émissaires sa furieuse désillusion.
Ghislain aussi le savait. L’oncle Léopold et tout l’Institut Saint-Pierre le savaient : 1916 et 1917 furent les années de l’offensive anglaise dans les Flandres et de la guerre sous-marine, les années des mers et des inondations, de l’intervention américaine et de la Révolution d’octobre, des désertions et de la faim, les années du char d’assaut et des grenades, de Caporetto et de la défaite italienne…

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Claudia Patuzzi

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