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décalages et metamorphoses

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Archives de Catégorie: histoires drôles

Dans cette catégorie sont publiées des histoires illustrées à caractère surréel, suspendues entre réalité et possibilité.

Les livres anciens au Grand Palais (histoires drôles n. 35)

28 mardi Avr 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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dessins, Giacometti, Grand Palais, Jacques Léchantres, Les ingenus, livres anciens, livres de A à Z, Paris, Simenon, Verlaine

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Il y a deux heures, j’ai eu la force d’abandonner le chaos de mon bureau, les blocs-notes, les stylos, les feutres, les attaches, la corbeille qui déborde, les romans « in fieri »… et, surtout, le regard inquisiteur et légèrement mélancolique de mon Giacometti… Il me suffit de lever pendant un instant les yeux au-dessus de l’ordinateur pour entendre distinctement sa pensée : « Qu’attends-tu ? Au Grand Palais, l’exposition des livres anciens est en cours… Dépêche-toi, avant que tout cela ne disparaisse ! »
Peu de temps depuis, me voilà, juste en face de l’entrée… Une amie libraire nous attend !

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Avant d’entrer, je lève la tête vers la grille en acier brodé, surmontée par des décors en pierre beige, souple comme la mie du pain… De ses petites mains rondes, un enfant grassouillet est en train de modeler un vase jusqu’à l’ébauche d’un visage qui pourtant n’affiche pas un air vraiment satisfait…

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Le regard du guichetier me gêne… ses yeux me fixent longuement d’un air méfiant, jusqu’à ce qu’il décide de ranger mon sac à dos en échange d’un billet… Et l’enfant grassouillet ? Aura-t-il fini de gâcher son vase ?

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Je viens juste d’entrer et voilà qu’un homme à la grande paille, arborant une physionomie orientale, époussète les baies vitrées et les affiches… Sa silhouette est dépourvue de poids et d’épaisseur : est-ce qu’il est le génie des lieux ?

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Un policier est là pour toute émergence, à disposition du public… Un autre « défenseur » à la présence discrète, prêt à glisser sur la pointe des pieds, devenant lui aussi presque invisible…

006_stand-180Stand librairie « de A à Z » (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Je marche en direction du petit stand de notre amie libraire, au bout du couloir de gauche, juste en deçà de l’espace recouvert de velours rouge qu’on a consacré aux conférences et aux exhibitions des joueurs de clarinette…

007_Beatrice_180( cliquer sur l’image pour l’agrandir )

« La voici, finalement ! Je te vois ! Tu vas bien ? »
« Je crois que oui, je suis encore sur la brèche ! Le livre papier, le livre physique de toujours, il doit résister, pour qu’on puisse le feuilleter avec délicatesse et passion à la fois… il doit serrer le passé par la queue pour ne pas se faire oublier ou absorber dans le confus univers numérique… »

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Stand  de livres ( cliquer pour agrandir )

Béatrice nous accueille dans un parallélépipède en bois blanc, rempli d’étagères comblées de livres anciens… je m’approche pour les effleurer, quelque chose pourtant repousse ma main… puis je m’aperçois que tous ces livres en relief n’existent pas. Ce n’est qu’une illusion, une fausse piste : un trompe-l’œil en bois peint… D’ailleurs, les livres ne sont-ils pas cela aussi ? N’ouvrent-ils pas des mondes possibles, des univers inconnus, des espoirs inattendus ? Ou alors des horreurs qui reflètent nos cauchemars ? La force de la « bonne » écriture transforme chaque détail en un micro-univers et chaque rien en un « tout ». La rêverie en est la levure.

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« Viens », dit Béatrice, « viens voir mon stand, mon Simenon et mon Verlaine… »

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Recuil : Fêtes galantes – Jadis et naguère, Paris, Éditions  de Cluny, 1939, ornés de 20 dessins originaux de Jacques Léchantres.  (cliquer pour agrandir l’image)

Voilà le septième poème de Paul Verlaine : « Les ingenus »…

Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent
Interceptés ! – et nous aimions ce jeu de dupes.

Parfois aussi le dard d’un insecte jaloux
Inquiétait le col des belles sous les branches,
Et c’était des éclairs soudains de nuques blanches,
Et ce régal comblait nos jeunes yeux de fous.

Le soir tombait, un soir équivoque d’automne :
Les belles, se Pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble et s’étonne.

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Capitaine sur un transat (cliquer pour agrandir l’image)

…et le petit livre de poèmes illustrés, où le marin, ou mieux le capitaine en personne, allongé sur un transat, est en train de lire, tout en fumant sa pipe… Je lis les quatre vers en gras dans la page à côté… et tout de suite je me sens renaître. Des vers anciens ? Pas du tout ! La vraie poésie ne connaît pas le temps qui passe… l’écriture non plus. Elles ignorent tout à fait la vieillesse. Ce quatrain est dense de vie et d’expérience, comme ce capitaine qui préfère savourer sans hâte sa pipe et voyager déjà, poursuivant la fantaisie d’une histoire, d’un récit, d’un sonnet parfumé d’oranges glacées, avant que son vaisseau lève l’ancre en direction de terres inconnues et dangereuses. Serait-ce quoi la vie, si l’on ne profite pas des petites choses avant que la tempête éclate ?

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Sous la voûte (cliquer pour agrandir l’image)

Claudia Patuzzi

« Ascension après l’enfer » ( histoires drôles n.34 )

19 dimanche Avr 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Enfer, Eurydice, histoires drôles, Les Métamorphoses, metro, Orphée, Ovidio, Paradis

001_metro-inferno180L’enfer (cliquer l’image pour l’agrandir)

Orphée : «  .. Ô divinités de ce monde souterrain où retombent toutes les créatures mortelles… si vous permettez que… je dise la vérité… je suis venu chercher ici mon épouse :… J’ai voulu pouvoir supporter mon malheur et je l’ai tenté, je ne le nierai pas ; l’Amour a triomphé. C’est un dieu bien connu dans les régions supérieures ; l’est-il de même ici ? Je ne sais… Par ces lieux plein d ‘épouvante, par cette immense Chaos, par ce vaste et silencieux royaume, je vous en conjure, défaites la trame du destin d’Eurydice… Je ne demande pas un don, mais un usufruit. »

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« Ils prennent, au milieu d’un profond silence, un sentier en pente, escarpé, obscur, enveloppé d’un épais bouillard… »

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« … ils n’étaient pas loin d’atteindre la surface de la terre, ils touchaient au bord . » (1)

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…mais Orphée reste silencieux, tout en évitant de regarder son épouse, jusqu’à l’instant où le Ciel, parsemé de jolis nuages, s’ouvre au-dessus d’eux comme un ange aux ailes dorées… (2)

Les Métamorphoses sont comme les fontaines de Rome, d’où l’eau ne cesse de jaillir…

Claudia Patuzzi

(1) Ovide, Les Métamorphoses, chapître X, Édition Jean-Pierre Néraudau, traduction de George Lafafaye, Éditions Gallimard 1992, folioclassique.

(2) Je viens d’ajouter ici une petite phrase à moi.

Toutes les photos sont agrandissables. 

« Tout quartier est un monde n. 2 : Afrique dans le Marais » ( histoires drôles n.34)

11 mercredi Mar 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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afrique, boutiques CSAO, léopold sédar senghor, Marais, Paris, restaurant petit Dackar, rue barbette, rue elzévir, sénégal

001_vecchia stradina Marais180(toutes les photos peuvent être agrandies en cliquant sur l’image)

Combien de kilomètres ai-je parcourus, tandis que je tournais dans le vide ? Aujourd’hui, le Marais semble un labyrinthe, ou alors la rosace d’une cathédrale… Est-ce que mes pensées déraillent, au-delà de la banalité quotidienne, dans le pays de rêves ? Il me suffit de m’installer dans les nuages, pour que je me retrouve tout de suite dans un endroit inconnu et sombre, voilé d’une lumière légère et mystérieuse… comme cette petite rue pavée…

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… D’un coup, je me trouve devant ce fourgon multicolore – orange, vert, jaune, marron – avec une femme noire au turban rouge. De l’autre côté, un homme serrant une espèce de maison dans ses mains… Je lis aussi une inscription de 4 lettres : « CSAO ». Je me regarde autour : sur le coin du mur, deux ruelles se rencontrent : rue Elzévir et rue Barbette… Charme, Sérénité, Amour, Oasis ?

003_Afrique_furgone180 laterale

Maintenant, je comprends ! J’assiste à un étrange spectacle, une espèce de tableau pacifique et coloré ayant pour sujet une forêt africaine multicolore avec des arbres, des palmes, une femme qui cuit quelques choses dans une casserole. Tout cela se déroule devant un mur orange avec des arches (sa maison ?). Plus loin, une île tropicale s’affiche, avec ses palmiers élancés, au bord de l’océan… tandis qu’un nuage (un typhon ?) répand des gouttes de pluie intermittente et que la barque d’un pêcheur essaie d’atteindre la rive. Mon Dieu ! me dis-je. Je suis plongée dans une bande dessinée !

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Je me regarde autour : dans la rue déserte règne un silence total. Je m’approche doucement de la vitrine, 9 rue Elzévir. Je comprends, finalement, le secret de cet endroit discret, de ce climat suspendu au dehors du temps et du chaos suffocant de Barbès. Je regarde encore la vitrine, cette symphonie de couleurs… Où suis-je ? Mais oui ! Je me suis faufilée dans un coin négligé par l’histoire, par l’éclat affreux de la guerre et de la violence… Mon dieu, je suis plongée, comme une feuille sèche, dans un petit pli caché que la tempête a épargné, lointain du chaos. Je suis dans l’enfance du monde !

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Je regarde cette symphonie de couleurs : de tasses simples, une théière griset-bleu foncé ou vert et rose, des égouttoirs azurs, lilas, fuchsia avec d’éclairs blancs, des seaux irisés de jaune-argent et de rouge-or ! Je vois un monde à part, où les couleurs règnent souverains grâce à l’imagination humaine et à la nature même… Dans ce calme, l’horreur qui nous entoure n’existe plus, glissant dans un entonnoir jusqu’au centre de la Terre, à l’enfer…

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Voilà ce petit fauteuil, parsemé de lions, de léopards et de tigres ! Si je m’y assieds, je deviens immédiatement la reine de la forêt ! Ici, dans le Marais, je n’avais vu que de petits chiens habillés en petits garçons, jamais des lions… Ces couleurs ont le même pouvoir vital et pacifique des mots qui survivent à l’extermination et à la violence… Les mots « justes et humains » sont comme l’art, la poésie ou le chant : des dons divins…À propos de mots, je me rappelle le poète Léopold Sédar Senghor, sa bataille pour la liberté du peuple du Sénégal, sa confiance dans la nature humaine et dans le dialogue…

007_Afrique-bambole180-NO Je sens ses mots … : « Fibres de mon cœur vert.
 Épaule contre épaule, mes plus que frères, 
O Sénégalais, debout !
 Unissons la mer et les sources, unissons la steppe et la forêt !
 Salut Afrique mère.
 » (hymne national, refrain).
Au retour je découvre, en face des boutiques CSAO  – Comptoir du Sénégal et de l’Afrique de l’Ouest –  un restaurant… et si j’entrais ?

Texte et photos de Claudia Patuzzi

« Chez le kiné » n. 2 (histoires drôles n. 33 )

05 jeudi Mar 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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aerosolthérapie, asthme, chanson volare, Domenico Modugno, kiné, librairie Nord-Est, marché Saint-Quentin, Marx

001_volare72DEFconcentrè- Version 5 - Version 2Il m’est arrivé un miracle : je suis en train de voler chez mon kiné, soutenue par mes infatigables exercices… Combien de poids ai-je soulevés ? Combien de nombres ai-je comptés tout en retenant le souffle ? Combien de cagibis ai-je habités ? Combien de flexions et de soupirs ai-je partagés ? Combien de petits tableaux aux couleurs foncées ai-je savourés ? Combien d’inhalations ? Mais, hélas, aujourd’hui c’est le dernier jour : le dixième.

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( cliquer pour agrandir l’image )

Dès que j’ai commencé à fréquenter cet endroit amène, je marche en courant, plus légère que l’air, comme si je volais dans le ciel… D’en haut, j’observe le boulevard filant droit comme une épée vers le nord, tandis que les vitres couleur d’ambre du marché Saint-Quentin projettent d’étranges éclairs enchevêtrés contre les platanes et les nuages.

Domenico Modugno : Volare

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La librairie Nord-Est (cliquer l’image pour l’agrandir )

Après avoir tourné à gauche, je jette un coup d’œil reconnaissant à la librairie « Nord-Est », où récemment j’ai acheté un bouquin avec une vingtaine de poèmes d’amour juvéniles que Karl Marx avait adressés à Jenny, sa fiancée adorée. Le père du philosophe, indigné par ces vers ardents et pervers, avait obligé le jeune Marx à tout brûler… « Mais, où est-il mon bouquin ? Malheureusement, ce petit joyau a disparu… qui sait où je l’ai mis ? »

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Enfin me voici, je suis arrivée ! L’escalier est très raide, pour ne pas tomber je dois m’accrocher fort aux mains-courants. Le kiné, faisant des bonds d’un cagibi à l’autre, prépare une bouteille pour l’aérosol tout en activant sur son iPhone le logiciel pour tenir sous contrôle la durée de l’exercice…

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Quand il dit  « Partez ! », je fais démarrer le chronomètre, soufflant de toutes mes forces, le plus longuement possible, dans le tuyau de gomme immergé dans l’eau, tandis que la toux d’une dame âgée retentit dans la pièce à côté…

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Claudia Patuzzi

Texte et photos de Claudia Patuzzi

« Chaque quartier est un monde -1» (histoires drôles n. 31)

22 dimanche Fév 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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cactus, chaque quartiers un monde, Eugenio Montale, histoires drôles n.31, italo calvino, jornal Libération, Marais, Pirandello, rue Béranger, statue de Turenne, Temple, Thimberland, Virginia Woolf

 

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(cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Tous les jeudis, je plonge dans le IIIe arrondissement comme Cendrillon dans le palais du roi.
Tous les jeudis, je traverse place de la République, le sac à dos chargé de trois ou quatre livres, pour me rendre dans le Marais, là où mon « cercle littéraire » se donne rendez-vous toutes les semaines. Il me suffit d’emprunter le trottoir de la rue Béranger, pour comprendre que chaque quartier est un monde, tout comme les jours, chacun différent des autres… Je crois encore, naïvement, à cette fameuse « x », la variable inconnue qui marque notre existence. La faute ou le mérite de cela résidant dans notre regard biais et tordu, où se refléter et se mêlent dans le même instant les sensations et les images, tandis que la pensée vibre dans l’écoute et que le corps marche, absorbé dans une espèce de veille. Quand certains lieux sont connus, des surprises inattendues y sont possibles ainsi que de changements primordiaux, même si minimaux : des lignes de fuite auxquelles on n’ aurait jamais songé. Depuis cela, la promenade devient une thérapie régénérante…

002_Turenne180-foto Giovanni MerloniStatue en bronze d’Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne (cliquer pour agrandir)

Tandis que je glisse comme une mouche oisive sur le trottoir, j’effleure l’iPhone sommeillant au fond de ma poche : un troisième œil prêt à bloquer et classer en même temps les objets de mon attention. Je ne peux pas le nier : d’un jeudi à l’autre, ce même parcours rajeunit de plus en plus ! Chaque fois que je traverse la rue Béranger pour atteindre le petit coin vert entourant la statue en bronze du vicomte de Turenne, j’allonge mon « double regard » sur les vitrines, en quête de quelque chose qui fasse exploser en moi un déclic…

003_sculture-manichini-180Photo avec des mannequins (cliquer pour agrandir)

…comme ces mannequins sans bras ni jambes, fort ressemblants aux statues grecques d’Apollon ou alors aux personnages « coupés en deux » de Luigi Pirandello et Italo Calvino… Mais, en fin de compte, ne sommes-nous pas, tous, un peu aliénés, inachevés, incomplets, éperdus entre « réel » et « irréel »… ?

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Vitrine de chaussures (cliquer pour agrandir)

… dans cette boutique de chaussures Thimberland, un aviateur très espiègle, doublé par deux « sosies », ne cesse de jouer de l’œil à mon intention en me susurrant : « Arrête ! Où t’en vas-tu toute seule ? Veux-tu faire un tour ? »
Sans le vouloir, j’observe mes gyms, sales et abîmées… « Je devrais en acheter de neuves ! » me disais-je en entrant dans le magasin…

005_chassures marais-180Chaussures pour homme en peau de léopard (cliquer pour agrandir)

Je regarde autour de moi, interloquée : « Mon Dieu, je suis vraiment paumée ! Je ne suis pas entrée dans le bon endroit… »
Le patron, très chic et gentil, me propose d’étranges chaussures en peau de léopard. Depuis ma bouche, j’entends sortir un tout faible souffle : « Non, merci, elles sont trop grandes pour moi, ce n’était pas cela que je cherchais, au juste ! »

006_Nogozio-place-cactus_180Vitrine (cliquer pour agrandir)

… en quête de réalité, je m’approche de la grande vitrine de cailloux et cactus, à côté de la banque. La simple élégance de la nature, la surface lisse de ces cailloux ronds et blancs, la chair épineuse et tenace des cactus, évoquant des têtes de vieillards sages et paternels, tout cela me détend… C’est comme si j’étais en Australie, cet endroit fabuleux qu’on appelle « Cactus country »…

Quand je sors du magasin, une petite plante grasse pique mes doigts comme le ferait un chaton et, tout d’un coup, je retrouve la confiance dans une vie normale, dans les petites choses de toujours… ces chaudes pantoufles qui nous aident à supporter le poids parfois insoutenable de ce qu’on appelle la « Réalité » : non seulement celle qu’on voit, mais surtout celle qui reste cachée, souterraine. Ce que Virginia Woolf appelle une « chaîne en acier en dessous de nous », contrastant avec la « grande cathédrale de l’enfance ». Le poète Eugenio Montale parle du « mal de vivre » auquel il oppose la force positive et mystérieuse de la mer et des os blancs et éblouissantes de la seiche…

Quant à moi, je me borne à revenir en arrière, sur la pointe des pieds, en direction de la place de la République, tout en réfléchissant : il est impossible de détourner le regard. On ne peut pas se dérober à ses propres responsabilités.

007_liberation180Vitrine du journal Libération (cliquer pour agrandir)

…D’un coup, je repense à cette vitrine au numéro 11 de la rue Bèranger. C’est le siège du journal « Libération ». Combien de fois me suis-je arrêtée à scruter la grande enseigne colorée de vert, tandis que mon ombre se reflétait sur la vitre ! Combien de pages inoubliables ou de photos originales j’ai gardées dans ma bibliothèque ! Maintenant, au lieu de l’inscription, il y a une espèce d’écran noir : un sombre et robuste rideau de fer, surveillé par trois soldats armés…
Le « double regard » a soudain disparu. Je me réveille. Je suis seule sur le trottoir, juste à la sortie d’un garage. Les militaires demeurent immobiles, toujours armés, les jambes solides collées au sol. Je me tourne calmement vers le Nord, le petit cactus dans mes mains comme un oiseau dans son nid.

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Plante grasse (cliquer pour agrandir)

Texte et photos de Claudia Patuzzi

 

 

« Voyage de noces » (histoires drôles n. 30)

10 mardi Fév 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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2045, Apocalypse, futur, Victor Hugo, voyage de noces

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Enfin, nous nous sommes mariés, en nous unissant pour toujours ! Aimez-vous mon habit ? En vérité, j’avais honte de l’endosser, moi aussi, soixante-huitarde invétérée…
Pendant combien de temps avons-nous rêvé de ce moment où l’on devient une seule chose… tout en discutant autour de notre futur pavillon de campagne en compagnie de voisins aimables et silencieux !
Que de fantaisies, que de projets et d’épargnes ont-ils nourri nos rêves ! Maintenant, nous voilà dans une agence super spécialisée en voyages de noces dans le futur, en quête de quelque chose de vraiment original à ne pas oublier. Une expérience unique ! Au bout d’autant de sacrifices, il faut avoir du courage, oser l’impossible, du moins une fois…
« J’ai trouvé ! » a susurré le patron, un type étrange à la queue de cheval, ressemblant à un corsaire…

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– J’ai juste ce qu’il faut pour des époux amoureux comme vous ! L’hôtel le plus original que vous n’ayez jamais vu ! Dommage qu’il est très cher ! Cela fait partie du programme « Lune de miel en 2045 » ! Un projet d’avant-garde, qu’on n’a jamais expérimenté qu’on n’a lancé qu’une fois dans les réseaux… Vous serez les premiers à l’inaugurer ! Une caméra télé filmera votre voyage… Alors, qu’en dites-vous ?
Nous demeurâmes tous des deux silencieux pendant quelques minutes, tandis que l’homme nous scrutait dans l’attente d’une réponse. J’étais en train de dire non, lorsque mon mari a hurlé : – mais oui, nous avons toujours rêvé du futur !
Pendant un instant un doute a effleuré mon esprit : « et si, au contraire… » Mon mari était déjà en train de verser, d’un sourire impassible, une somme exorbitante.
– Un voyage en 2045, t’en rends-tu compte, chérie ? Cela doit avoir été très difficile de l’organiser !
« Arrête ! Nous ne sommes pas pressés ! » ai-je murmuré. Mais j’avais les billets de l’avion déjà dans les mains, avec le nom redondant de notre futur nid d’amour : « APOCALYPSE HÔTEL » !
Mon mari ne cessait de s’écrier : « Ne te rends-tu pas compte ? On part vraiment en 2045 ! N’es-tu pas contente ? »
« Oui », j’ai sifflé… Et pourtant, à part ce nom un peu sombre, il y avait quelque chose dans le dépliant qui ne me persuadait pas… Quoi, au juste ? Je ne réussis plus à m’en souvenir… je sais seulement que nous finîmes pour signer le contrat.
« Hourra les époux ! » s’écria le petit homme en attrapant nos sous.
Un gros chien, une espèce de mâtin, aboya à mon intention.

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« Mon Dieu, il s’en prend avec nous ! » ai-je hurlé, effrayée, en m’adressant au patron.
« Tais-toi Bob ! Il est juste un peu jaloux de votre chance ; il doit rester toujours enfermé dans ces quatre murs, lié à une chaîne… les chiens sont obligés de rester dans le présent, tandis que nous, les êtres humains, nous pouvons expérimenter le frisson du futur… Voilà les billets et le dépliant avec les horaires et tout le reste ! Vous ne savez pas combien vous êtes chanceux… Bon voyage ! »

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Le jour après, quand nous arrivâmes à l’aéroport, l’avion était enveloppé dans un étrange brouillard, fort ressemblant à une barbe à papa. J’ai regardé autour de moi : toutes les places étaient vides, à l’exception des nôtres. Il n’y avait que l’hôtesse…
— Mais où est-il le pilote ? ai-je demandé, anxieuse.
L’hôtesse — évoquant une pub de la Durbans — m’a glissé dans l’oreille : « je suis désolée, madame ! Il n’y a que le pilote automatique » puis, par des gestes flûtés, elle a allumé la radio en nous offrant une glace en même temps… « Il vous faut encore un peu de temps… Vous devriez vous détendre, en essayant de dormir ! Depuis les hublots, on voit que des nuages… » dit-elle se déhanchant vers la cabine de commande.

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Quand nous sommes descendus à l’aéroport nous sommes demeurés immobiles quelques minutes dans un terrain vague au milieu de baraques en aluminium, jusqu’à ce qu’une énorme voiture américaine, garnie d’un crâne, n’eût pas arrêté près d’une allée de palmiers… Le chauffeur a enlevé les bras avant de s’écrier : « montez, s’il vous plait ! C’est l’Apocalypse Hôtel qui m’envoie ! » Instinctivement, j’ai fait une pirouette pour regarder tout autour de moi : dans ce lieu désert, nous étions les seules touristes…
Pendant le voyage, je n’ai vu que d’étranges palmiers aux feuilles tellement brillantes et propres qu’elles auraient pu être en plastique. L’asphalte de la route était ainsi lisse qu’il aurait pu être en gomme. Dans la voiture, la musique flottait à plein volume. Étions-nous dans un Playmobil ? Je renonçai aux questions et pris à trembler pour le froid.
« Qu’as-tu, ma chère ? »
« Rien. J’ai juste les nerfs à fleur de peau… »
« Détends-toi, ferme les yeux… »
Pendant tout le voyage, je n’ai fait que dormir enveloppée dans une obscurité même physique qui me rassurait. Une chansonnette hawaïenne frôlait à peine mes oreilles… D’un coup, une voix m’a hurlé : — réveille-toi ! On est arrivés !
L’Apocalypse Hôtel était devant nous !

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Photo « Le Monde Magazine » (cliquer pour agrandir l’image)

En face de nous, il n’y avait pas un hôtel, mais une espèce d’épave immense…Le chauffeur nous a lancé un sourire éclatant : « c’est une expérience unique ! Vivre dans un endroit ex-radioactif ce n’est pas peu ! Entendre l’apocalypse sur notre peau plutôt que dans des livres glaciaux de science-fiction… Ici, vous vivrez comme deux Robinson Crusoe du troisième millenium ! Vous êtes les uniques hôtes… Tout de suite après, il tourna le volant en direction de l’aéroport en disparaissant au milieu des palmiers.« Et maintenant ? » on s’est dit l’un l’autre. Nous regardions, tout égarés, cette bicoque : « il n’y a même pas un chien… »
Le hall était désert et en pièces, comme s’il y avait eu une explosion…

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Photo « Le Monde Magazine » (cliquer pour agrandir)

Les chambres ? Les lits ? Une ruine sans téléphones… L’Hôtel était vide. Pas un arbre. On n’entendait nulle part le chant d’un oiseau quelconque.

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Photo « Le Monde Magazine »( cliquer pour agrandir)

« Je dois faire pipi… Où sont-elles les toilettes ? » ai-je pensé… mais quand j’ai vu les w.c., j’aurais préféré mourir de soif plutôt qu’uriner là-dedans… Les cuvettes étaient sans eau et tout cassées. Comme si elles avaient été rasées au sol par une tornade, ou, pour mieux le dire, comme si une apocalypse avait détruit chaque objet, chaque paroi ainsi que toutes formes de vie… comme si nous étions dans un pays bombardé.
« Essayons quand même d’allumer la télé ! » a susurré mon mari.

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Photo « Le Monde Magazine » (cliquer pour agrandir)

Mais le truc était vieux et en panne…« Nous devons porter plainte, récupérer notre argent ! » ai-je hurlé, exaspérée. Puis, d’une main, j’ai effleuré mes cheveux : ils étaient raides et enchevêtrés comme des ronces ! Par un souffle imperceptible, j’ai demandé, désormais incrédule : «  Où est-il le coiffeur ? »

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Photo « Le Monde Magazine » (cliquer pour agrandir)

En voyant ce lieu défiguré, mes mots se noyèrent dans ma gorge, avant de sortir au milieu d’un gargouillement indéchiffrable : « On est arrivés… »
« Où… ? » a hurlé mon mari tout en s’essuyant le front.
« À Hiroscima… ! », j’ai susurré.
Une minute depuis, derrière les palmiers en gomme, un énorme champignon gris et blanc a explosé. Il ne faisait qu’un avec la musique puissante de Wagner, tandis que nos atomes fusionnaient finalement dans une étreinte silencieuse… nous étions dans un immense film de la Paramount, grand comme l’horizon… Un effet super spécial…

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(cliquer pour agrandir l’image)

Une fois rentrés en ville, nous éprouvons d’étranges sensations. La ville nous semble changée. Dans l’air on respire une atmosphère indifférente et égoïste. Le vieux boulanger ne m’a pas reconnue. Le chien de nos voisins non plus. Mon mari et moi demeurons étrangement silencieux. D’ailleurs, presque personne ne nous adresse la parole. Tout le monde est pressé. La tête baissée, ils marchent comme s’ils avaient un rendez-vous urgent ou, peut-être, ils ont peur. Après ce voyage, quelque chose a changé dans nous et en dehors de nous. Je ne sais pas pourquoi, mais nous avons l’impression d’être légers, fluides, libérés d’un poids énorme… désormais, nous ne prêtons plus aucune attention aux apparences…

0011_fantasma180 (cliquer l’image pour l’agrandir)

« L’avenir, fantôme aux mains vides, / Qui promet tout et qui n’a rien ! » ( Victor Hugo, Les voix intérieures, Sunt lacrymae rerum )

Claudia Patuzzi

« Chez le kiné » (histoires drôles n.30)

29 jeudi Jan 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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asthme, kiné, Paris

001_kiné180 - Version 2

Le cabinet (cliquer pour agrandir)

C’est la première fois que je fréquente, à Paris, le cabinet d’un kiné. On doit tout ça à l’asthme, c’est elle qui me l’a fait découvrir ! Qu’elle soit la bienvenue pour ça !
Peut-être vous ne comprenez pas mon enthousiasme. C’est vrai, l’image du kiné peut réveiller souvent de souvenirs douloureux, mais, dans mon cas, j’ai été tout de suite séduite par un portail vitré humble, presque invisible, ensuite par un escalier très RIPIDO et étroit jusqu’à une porte blanche qui donne sur une chambre gaie et colorée. Un espace très petit plein de dessins, de tableaux, de livres, photos où le kiné, un personnage très petit et vivant , comme un mouche frénétique, court de-ci de-là, d’un pièce à l’autre, d’un patient à l’autre. Son pas redoublé semble pilotée par un horloge accéléré. Je reste en ce petit Eden juste 25 minutes, en écoutant derrière les vitres de toux violentes. Quand j’abandonne le lieu, mon souffle est limpide et doux comme du miel…

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Claudia Patuzzi

Vie d’une fontaine 1-2 (histoires drôles n. 29 )

01 jeudi Jan 2015

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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après 7 et 9 janvier 2015, archanges urbains, Fountaine Boucherat, Je suis Charlie, Marais, quatrième métamorphose, rue Béranger, rue Charlot, rue de Turenne, Temple

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La fontaine entre rue Charlot et rue de Turenne (Temple)

Depuis deux ou trois ans, tous les jeudis je me rends dans un bistrot au cœur du IIIe arrondissement où se donnent rendez-vous les membres d’un cercle littéraire dont je fais partie. Chaque jeudi matin, qu’il y ait le soleil, la pluie ou la neige, je parcours — si la bronchite m’y autorise — la rue Béranger (1) jusqu’au croisement entre rue de Turenne et mon adorée rue Charlot. Chaque fois, je m’arrête à regarder une gracieuse fontaine à sec avec une inscription au-dessus, « fontaine Boucherat » ne faisant qu’un avec une affiche récemment ajoutée : les livres sous le bras, un garçon d’à peu près douze ans est en train de se rendre à l’école. Apparemment, on est à l’époque où l’on appelait Paris « ville lumière ». Avec le temps, je me suis attachée à cette image s’harmonisant si bien avec la vieille fontaine. Moi-même, à combien de jeunes connus dans mon lycée suis-je encore liée ! La mémoire à la force impétueuse d’une fontaine inépuisable…Chaque fois, au croisement, je cherchais le garçon aux bottes, son paletot plein de boutons, son béret et son cartable en bandoulière. Jusqu’au jour de 2013 où j’ai sursauté, interloquée.Du jour au lendemain, au petit étudiant zélé on avait enlevé la tête !

002_senza testa180- 2

Des inscriptions indéchiffrables de peinture blanche salissaient le paletot noir. La botte droite avait été arrachée avant d’être recouverte par une autre inscription. Quant à la tête, il ne restait que le menton…

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En 2014, l’état de l’affiche a progressivement empiré. Peu de temps après, tandis que les passants commençaient à s’inquiéter de sa survie, ce « tableau vivant » était visiblement à bout de souffle. Une main inconnue (la même qu’auparavant ?) avait déchiré la partie inférieure du paletot, tandis que d’autres minuscules affiches — un carré vert sur le cœur de l’enfant et un petit blason rouge à la place de sa tête — abîmaient la petite veste et la fontaine… Mais le vandale inconnu, encore insatisfait de son œuvre, avait ajouté, derrière le paletot de ce pauvre garçon, une fleur en forme de queue, à son tour détendue sur un visage féminin. Juste une ébauche à peine esquissée… Et je n’arrive pas encore à comprendre cette inscription… : « DISGRAOe » ?

004bis_part.senza testa180. - Version 2Voilà une vision rapprochée du troisième stade — assez proche à la mort humaine !

005_douple face vetro 180

Mais notre vie, avec le temps et les années — …2013, 2014, 2015… — ne subit-elle pas, elle aussi, jusque dans ses chairs les plus délicates et intimes, d’horribles blessures, d’obscures déceptions ? Lorsqu’il s’agit de découvertes que nous voudrions oublier, de mots que nous n’aurions pas voulu entendre, de corps que nous n’avons plus la force de regarder… ? Ne serai-je pas, moi aussi, une affiche défigurée par la violence de l’homme et du temps ? Non, je ne me laisserai pas réduire comme ce pauvre petit écolier, comme cette pauvre fontaine une fois si belle, maintenant défigurée et à sec ! J’observerai les autres vies au-delà de la vitre et je rêverai, comme cette enfant à la robe céleste… Je demeurerai en équilibre précaire sur un gouffre, protégée par des chaussures solides, comme cette jeune femme sans crainte. Enfin, je lèverai la tête et je hurlerai, je hurlerai, je hurlerai…

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(Les photos sont toutes agrandissables)

UN BON 2015 À TOUS !!!!!

Claudia Patuzzi

(1) La rue Béranger est une rue situé à l’extrémité nord du quartier du Marais, proche de la place de la République.

P.S. Après les tragiques évènements de 7 et 9 janvier 2015, la fontaine Boucherat  a subi un nouveau changement, témoigné par la photo suivante : 

fontaine180 avec Charlie 2

(cliquer pour agrandir la photo)

On assiste à une double métamorphose : à droite on voit l’inscription « archanges« , au centre un ange, et, à son coté le mot « URBAINS » (archanges Urbains ?); On y reconnaît aussi l’expression « Je suis Charlie » et, sur le fond bleu foncé, d’étranges objets volants… des bombes ? des missiles? des voyages imaginaires dans le futur ? Un cri de douleur? Une espérance ?

Même si l’histoire emmène des changements soudains, Paris continue à vivre « sa nuit » dans un mouvement incessant. Si on fait attention, on peut entendre partout – dans le métro, dans les rues, dans les jardins – le piétinement de pas invisibles, des mouvements feutrés et glissants, le froissement de pinceaux en train d’accrocher des affiches sur les murs déchirés, dénudés et, finalement, métamorphosés… La nuit est grande. La nuit est profonde. Étrangement longue pour ceux qui rêvent plongés dans leurs désirs ou qui n’arrivent jamais à dormir… Combien de pas se faufilent au-dessous des arches et de galeries, à côté des égouts ! Combien d’ombres, de douleurs et de songes se cachent derrière cette vie noire et inconnue !

Claudia Patuzzi (8 février 2015)

La corneille (Histoires drôles n. 28 )

28 dimanche Déc 2014

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Èloge des oiseaux, Éditions Allia, corneille, corneilles, Dinard, festival du film britannique, histoires drôles n 28, Hitchcock, Leopardi, Maupassant, Oiseaux, Petites Œuvres morales, Saint-Malo

001_Magenta notte 180

Quelque chose a changé. J’ai compris cela un jour d’août, quand je me suis accoudée sur le balcon tendu vers le boulevard. Un fleuve grouillant de vie, comme le dit Maupassant (1). De là-haut, je peux observer le fleuve vert des platanes centenaires qui s’effondre vers la Place de la République. En bas, sous le balcon, il y a le ruisseau gris et frénétique du trottoir où l’on s’achemine dans le bruissement des passants et des sonneries impérieuses des vélos sur les pistes cyclables. Au milieu, domine le fleuve multicolore des voitures coulantes d’un feu rouge à l’autre, inexorables. Elles sont parfois effleurées par de rares rayons de soleil, capables de dévoiler ce qui n’est pas visible… Y a-t-il des êtres vivants derrière ces feuilles et ces éclairs ? me dis-je, en scrutant ce manège incessant.

002_Magenta1 180

Eh bien, ce jour de août de 2014, un éclair a dévoilé… ce que je n’avais jamais vu auparavant. Quelque chose a attiré mon regard. Un je-ne-sais-quoi de noir ne faisant qu’un avec la vibration d’une branche du platane juste à côté de mon balcon. J’ai levé la tête vers le tronc submergé par le feuillage : au milieu des branches plus hautes, il y avait une masse obscure, assez grande, zébrée par les rayons du soleil. « Un oiseau ? Bien sûr, que non ! j’ai tranché, les hirondelles et les pigeons sont beaucoup plus petits, cette chose-là, au contraire, pouvait mesurer un demi-mètre presque… » J’étais en train de m’élancer encore plus vers l’arbre, quand un rayon de soleil a illuminé cette ombre sinistre… Quand je la vis, j’eus un tremblement : c’était une énorme corneille au grand bec pointu, noire comme du jais. Elle secouait ses ailes en les ébouriffant tout en tordant le cou d’une attitude agressive. La tête penchée vers le trottoir, ses yeux roulants cherchaient quelque chose… J’ai frissonné : derrière ces pupilles rondes et grises, je découvrais l’intelligence qui établit un véritable « plan » stratégique. Soudainement, comme s’il avait deviné ma pensée, l’oiseau hérissa ses plumes, tout en bougeant de façon imperceptible. Ensuite, il s’arrêta pour mieux me fixer, immobile…
En cet instant, j’ai perdu toutes mes certitudes. J’ai reculé brusquement du garde-corps et, sans m’en apercevoir, j’ai touché ma tête pour la protéger. Est-ce que cette bête-là voulait m’attaquer ? D’un bond, j’ai couru vers la porte-fenêtre avant de me barricader dans mon appartement.
Où est-il fini l’éloge joyeux des oiseaux de Leopardi ? (2) Le canari agile et pourtant fragile de ma jeunesse ? Peut-être Hitchkock avait-il raison…

003_Statua-180 Version 2

Alfred Hitchcock
Réalisateur anglais
(1899-1980)
Statue inaugurée le 8 octobre 2009
par Marius Mollet, maire
lors du XXème Festival du Film Britannique
de Dinard
Le Hitchcock d’or, trophée du Festival
« Œuvre du sculpteur Lionel Ducos »

L’été dernier, j’étais à Saint-Malo. Et je me suis rendue, naturellement, à Dinard, où le grand réalisateur anglais a tourné « Les oiseaux ». Cette statue est une époustouflante confirmation moins de sa célébrité que de sa prévoyance vis-à-vis du changement (unidirectionnel ?) de notre monde : humain, animal et végétal… peut-être, le monde en connait beaucoup plus que nous…
Dans un article de Jean-Michel Normand sur le Parisien, titré « Hitchcock passe-t-il l’été à Paris ? » (3) on lit :
« Après les rats des pelouses du Louvre, une autre espèce perturbe l’été des Parisiens : les corneilles. Plusieurs promeneurs ont été récemment victimes d’attaques en piqué, en particulier dans le parc de la Cité universitaire, et une quinquagénaire a dû être hospitalisée une journée… La ville de Paris prévoit des « effarouchements » et des destructions de nids en guise de représailles contre ces oiseaux qui devraient être classés prochainement  espèce nuisible ».

Claudia Patuzzi

(1) « Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d’or du soleil couchant . Tout le ciel était rouge, aveuglant ; et, derrière la Madeleine, une immense …»,  dans la nouvelle « Tombouctou ». 

(2) « Enfin, comme Anacréon, qui désirait se changer en miroir pour être sans cesse contemplé par celle qu’il aimait (…) de même, moi, je voudrais un moment me transformer en oiseau pour connaître le contentement et la joie qu’ils éprouvent à vivre. » Giacomo Leopardi, Èloge des oiseaux, dans Petites Œuvres morales (Milan,1827). Traduit de l’italien par Joël Gayraud et Eva Cantavenera, Èditions Allia, 2007.

(3) Article publié dans L’Obs le 14 août 2014 et cité dans « Le Magazine  du Monde.»

(toutes les photos sont agrandissables)

« L’étreinte » ( histoires drôles n.24 )

29 dimanche Juin 2014

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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boulevard Saint-Denis, histoires drôles n 24, L'entreinte, metamorphose, Ovidio, Paris, Rue Faubourg Saint-Martin

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Aujourd’hui, cela a été un jour qu’il faudrait écrire «albo lapillo», c’est-à-dire avec la craie… J’étais en train de sortir pour me rendre chez toi, quand j’ai trouvé une enveloppe au-dessus de la porte. Là-dedans, il y avait une vieille photographie de nous, qu’avait prise un monsieur complaisant. J’ai tout de suite reconnu ton profil, ton rire, ma fierté en t’étreignant contre moi. Mais dans l’enveloppe, il y avait une autre chose aussi : un feuillet envahi par une calligraphie enfantine. Au fur et à mesure que je lisais ces signes, un son grinçant, ressemblant à un verrou, déchirait mon cœur :
«J’ai décidé de te rendre notre vieille photo. Finalement, j’ai trouvé le courage de dire la vérité : j’en ai assez d’une union qui ne change jamais, d’un amour qui semble bloqué dans un miroir. Toujours unis, toujours ensemble, l’un la photocopie de l’autre. Toujours le même lieu, le même rendez-vous d’un an à l’autre, à la même heure… Jamais un changement au cours des saisons et des années ! Nous sommes toujours beaux et souriants, à l’unisson, comme deux jumeaux siamois ! Nous avons toujours la même mise, les mêmes couleurs, le noir et le marron, comme nos cheveux ! Nos corps sont devenus désormais une illusion, un mirage qu’on n’attrape jamais, juste un objet à regarder. Pardonne-moi, mais je dois absolument me détacher de toi…»

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Rue Faubourg Saint-Martin  (cliquer pour agrandir la photo)

Par ces mots, tu as annulé notre rendez-vous dans le lieu habituel. Notre « nid », caressé par les regards jaloux des passants. Mais, où seras-tu en ce moment ? Peut-être, il me reste encore quelques minutes, avant que tu puisses t’évanouir à jamais. Hier, je t’ai acheté un foulard bleu enveloppé dans un paquet et aujourd’hui je n’ai que cent-vingt secondes pour traverser la rue du faubourg Saint-Martin pour saisir ton image. Dans une grande ville comme celle-ci on ne peut pas vivre seuls : on risque de mourir de désespoir… « Je dois courir plus vite que possible si je veux avoir à nouveau mon amour unique ! »

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Le trottoir est un tapis roulant qui m’engloutit dans l’entonnoir de la rue. Mais il y a quelque chose d’étrange : la rue ce n’est plus la même ! Le visage d’elle se reflète en des fantômes tellement diaphanes qu’on a l’impression de les avoir juste rencontrés dans un rêve… Voilà une espèce de fée ainsi qu’un vieux barbu avec des vêtements hivernaux… mais je ne peux pas m’arrêter ! Je dois continuer à courir…

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Maintenant, son visage se détache nettement au milieu d’un « carnaval vénitien », un nævus espiègle collé sur la joue gauche : un masque en fuite ! «Faites attention à ne pas glisser !» me susurre-t-il en m’envoyant un bisou.

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Tandis que je cours, les passants me regardent avec soupçon, ils s’arrêtent renfrognés et, si je les bouscule, ils lèvent un bras. Ou alors ils s’écrient : « arrête, voyou ! » Peut-être, ils me considèrent comme un fou. Il y en avait un, en particulier… Un homme grand et gros, vêtu d’une chemise rouge et d’une veste verte, les yeux en forme de boule, essaie de m’arrêter, mais je réussis à glisser au-dessous de ses jambes.

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Maintenant, je m’aperçois qu’une alliance s’est établie entre les habitants de la rue : d’un coup ils me barrent le passage du trottoir, furieux comme une armée… le groupe d’une bande organisée !

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Un brave homme me sauve. Ses yeux brillent de sympathie, son sourire est blanc, adamantin. Au bout d’un instant, il me fixe dans les yeux et dit : « Bon courage ! Si la matière grise était rose, personne n’aurait plus d’idées noires ! » Ensuite, il me fait cadeau d’un dentifrice.
«Faites attention à ne pas glisser !» me dit-il en agitant la main.

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Un immeuble liberty pointe vers un ciel bleu inoxydable et, pendant un instant, un fil d’espérance caresse mon cœur.« Peut-être, je fais encore à temps. Peut-être, elle est encore là, dans le même lieu de toujours… » je fantasme intérieurement, tout en reprenant ma course. «Cours ! Cours ! » me dis-je, en faisant glisser mon corps au long de la légère descente… Une blonde aux mouvances de fée, vautrée dans des soies verdâtres, me susurre : «Ralentissez !»… Est-ce que je suis déjà en train de tromper mon unique amour avec une autre nymphe plus douce qu’elle ?

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Combien de visages a-t-elle, ma belle ? «Un, personne, cent mille » ! Ne le regarde pas ! Cours, cours !

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J’ai tourné le coin entre la Porte Saint-Denis et le boulevard, je suis presque arrivé ! Mais une vieille dame s’écrie : « He ! Garçon, fais attention, là où tu poses tes pieds ! »

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Finalement, je la vois ! Elle m’attend fidèle, elle me voit… Je cours, cours, je l’embrasse en la faisant virevolter dans l’air comme un oiseau… ça y est ! Maintenant, elle ne peut plus s’échapper. Je la tiens liée contre moi, stricte comme dans un étau…

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Mais quelque chose ne marche pas, mon front gèle, les bras de ma femme se clouent, rigides, sur les miens désormais raids et froids. Une torpeur pétrifie nos jambes, tandis que les membres supérieurs s’aplatissent sous le poids d’un gigantesque fer à repassage… jusqu’au moment où on nous arrête le cœur pour toujours !
Avec la complicité d’Ovide, nous sommes devenus le lieu de notre rendez-vous. Finalement, tout le monde peut se réjouir de notre étreinte éternelle !
—Tiens, regarde ces deux, dit un type de passage. On en invente des belles pour embellir un portail !

Claudia Patuzzi

P.-S. Un paquet gît sur le trottoir. Une femme âgée mal mise le ramasse et l’ouvre. Elle caresse la soie du foulard bleu. Tout autour d’elle, il n’y a personne, juste cette étrange porte peinte et cette peau de banane. Le foulard disparaît dans la bourse des courses. Le bruit d’une sirène retentit dans le boulevard Saint-Denis, bruyant comme d’habitude.

 

 

 

 

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