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décalages et metamorphoses

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Archives de Catégorie: dialogues imaginaires

M’inspirant aux « Operette morali » de Giacomo Leopardi, je propose ici de rencontres imaginaires et/ou impossibles.

Le placard d’Italo Calvino/Entracte – dialogues imaginaires n. 10bis)

27 dimanche Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Cosmicomics-Récits anciens et nouveaux 1984, Entracte, l'arioste, le placard de Calvino, Leopardi, Qwqf

001_Calvino180 Vers 2

Chers lecteurs,
Le onzième épisode du « Placard » sortira dimanche prochain, avant les vacances.
Voilà les dernières nouvelles : Leopardi est tombé dans la terrasse et maintenant arbore un genou bandé. L’Arioste transpire et souffle dans la chaise longue : est-il nostalgique de son labyrinthe ou de la belle Angelica ? Quant à Qwqf — ce personnage que j’imagine entouré à jamais par le temps qui s’écoule à l’infini —, il s’est cassé un ongle et ne cesse de gazouiller les mêmes mots à la fois cosmiques et comiques.
Je vous laisse, pour le moment, avec des mots prophétiques que Calvino même a écrits, à propos des Cosmicomics, un an avant de mourir : « Exploser ou imploser…, voilà ma question… le “big bang” dure encore… le grand Pan n’est pas mort… Je sais que je ne dois pas écouter les voix ni croire aux visions ou aux cauchemars. Je continue à creuser mon trou, dans mon terrier de taupe. » (1)

002_Calvino180-classici- Version 2

Claudia Patuzzi

(1) Cosmicomics, Récits anciens et nouveaux, Garzanti, 1984 ; Folio, 2013, Gallimard, traduction de l’italien par JeanThibaudeau et Jean Paul Manganaro, pp. 518-19 ; p. 523.

Le placard de Calvino/10 – dialogues imaginaires n.10

22 mardi Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Cosmicomics, juin 1985, l'arioste, le Berger errant de L'Asie, le placard de Calvino, Leopardi, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Qfq, Qfqfq, Rome

001_Calvinoseppia180jpg - copieItalo Calvino, particulier d’une photo avec la petite fille. 1966 (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Temps : juin 1985, en pleine nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet, il dort dans la terrasse), le Berger errant de l’Asie et une « petite ombre ».
Calvino pose des questions à la petite ombre mystérieuse.

Petite-ombre (s’adressant à Calvino) : — Papa, ne me reconnais-tu pas ?
Calvino : — honnêtement, non… pourquoi m’appelez-vous papa ? Je ne suis pas…
Petite-ombre : — ne me reconnaissez-vous pas ? Regardez-moi près de la lumière, en transparence !
Calvino , — je ne vois qu’une silhouette laiteuse, une physionomie blanchâtre, pleine de taches partout, je dirais débridée…
Petite-ombre : — bravo ! Bravo ! C’est moi !
Calvino , — moi… qui ?
Petite-ombre : — je suis l’ombre du vieux Qfwfq, le narrateur des « Cosmicomics » ! C’est vous qui m’avez engendrée ! Puis, devenant de plus en plus blanche, cette ombre décolorée essaie d’embrasser l’écrivain en hurlant : — tu es mon père !
Calvino : (se dégageant) : — moi, votre père ? Ah, oui ! Tu es Qfwfq ! Tout à fait… Mon Dieu, donnez-moi une chaise !
Leopardi : — vous voici le fauteuil !
Calvino s’assied, tout en essuyant son front avec un mouchoir : — je suis en train de m’évanouir, presque… (En s’adressant à lui-même) : s’il avait été quelqu’un qui a réellement existé, comme l’Arioste ou Leopardi, je l’accepterais. Mais, un « personnage » tout à fait inventé de mon esprit, non ! Cela est complètement impossible.
Leopardi : — que devrais-je dire alors moi, au sujet de mon Berger errant de l’Asie ? N’est-il pas venu lui aussi nous dire bonjour ? On ne peut rien imposer à l’Art !
Qwqfq (en sautant sur les genoux de Calvino) : – n’es-tu pas heureux de me revoir, papa ?
Calvino, essayant de l’écarter, transperce de ses mains ce corps transparent…
Leopardi  (en souriant) : — « Qui a dit trois fois… »
Calvino : Comte Leopardi, ne faites pas d’humour !
Ariosto (passant à Calvino un verre d’eau) : — buvez-en une gorgée !
Calvino : — Merci, monsieur Ludovico ! Puis il fixe l’étrange personnage devant lui avant de susurrer : — que me voulez-vous ?

002_Cosmicomicheultime72jpg - copie

cliquer sur l’image pour l’agrandir.

Qwqfq : — je vous ai déjà dit, cela ! Je suis le personnage principal de Cosmicomics… Vous en souvenez-vous ? C’est un titre plein de mystères, avec ces deux adjectifs cosmique et comique se combinant en un seul mot ! (1) Oui, je vois bien que la mémoire vous revient… Il y a un temps incommensurable… la lune était presque attachée à la terre, « il suffisait d’y aller, en barque, jusque dessous, d’y appuyer une échelle et d’y monter, au large des Écueils de Zinc… nous apportions sur les barques une échelle… » (2)
Calvino : — je le sais, c’est moi qui ai écrit cela…
Qwqfq  (en parlant par rafales) : — je vous raconte : « … nous allions ramasser le lait, avec une grande cuiller et un baquet, le lait lunaire était très épais, comme une espèce de fromage blanc… après avoir recueilli cette purée, il fallait bien l’écrémer, en la faisant passer par une passoire… Oui, la Lune avait une force qui vous enlevait… il fallait faire très vite, en une espèce de cabriole… Vu de la Terre, tu avais l’air pendu, la tête en bas, mais en fait tu te retrouvais dans ta position habituelle, et la seule chose bizarre, c’était que, en levant les yeux, tu voyais au-dessus de toi la chape étincelante de la mer, avec la barque et les camarades, eux-mêmes la tête en bas, qui se balançaient comme une grappe de raisin dans une vigne… » (3)
Calvino : — et alors ? Je ne comprends pas.
Qwqfq : — alors, papa, n’es-tu pas heureux de me revoir ?
Par un geste brusque, Calvino essaie à nouveau d’éloigner l’ombre. Celle-ci, tout en trébuchant dans le vide, pousse un faible cri inhumain, avant de s’enfuir, courant, vers la terrasse, où elle se sauve derrière un grand vase d’oléandre.
L’Arioste : — où s’est-il caché, Quwe… quoi ?
Leopardi : — rassurez-vous, Qwiqfq n’est pas loin. Il est dans la terrasse, je vois très bien sa silhouette claire se détacher nettement de l’ombre sombre de cette plante diabolique !

Entre-temps, une petite voix aiguë déchire le silence de la pleine lune dans cette nuit romaine :
« Sur la lune, j’aurais dû être heureux ; comme dans mes rêves, j’étais seul avec elle ; l’intimité avec la lune, tant de fois enviée à mon cousin… étaient à présent mon exclusif apanage, un mois ininterrompu de jours et de nuits lunaires s’étendait devant nous, la croûte du satellite nous nourrissait avec son lait à la saveur acide et familière ; notre regard s’élevait là-haut, vers le monde où nous étions nés, enfin vu dans toute son étendue multiforme, exploré dans ses paysages jamais vus par aucun terrier… et pourtant, pourtant, et pourtant oui, c’était l’exil. Je ne pensais qu’à la Terre. C’était la Terre qui faisait que chacun était quelqu’un, et non les autres… Privé du sol terrestre, mon sentiment amoureux ne connaissait plus que la nostalgie déchirante pour ce qui me manquait : où, autour, avant, après. » (4)
Calvino, enfin ému par ces mots étranges et doux, sort dans la terrasse, suivi par l’Arioste et Leopardi.
Pandolfi demeure immobile sur une chaise longue. Quant à lui, le Berger errant de l’Asie est en train de ronfler sur un fauteuil. Au rythme bruyant, mais solennel aussi, du berger dormant, la pleine lune ne cesse de veiller sur la grande ville silencieuse. Une ville toujours prête à se bouffer des rêves ainsi que des cauchemars des êtres humains…

Claudia Patuzzi

(1) Note de l’auteur, Cosmicomics, Récits anciens et nouveaux, collection folio, Gallimard, 2013, pp. 7-9 (texte écrit à la main de Italo Calvino à la troisième personne, traduit par Jean-Paul Manganaro, 1975) :
« Ce sont des récits nés de l’imagination libre d’un écrivain d’aujourd’hui, stimulée par des lectures scientifiques, surtout d’astronomie. Nous ne savons pas si Italo Calvino a regardé dans un télescope pour observer étoiles et planètes : ce qui le passionne, ce sont surtout les hypothèses théoriques… mais ce que notre écrivain capte est en général   une idée suggestive, une image synthétique ; et c’est sur cela qu’il construit un récit. … Chez l’homme primitif et chez les classiques, le sens cosmique était l’attitude la plus naturelle ; nous, au contraire, pour affronter les choses trop grandes et sublimes nous avons besoin d’un écran , d’un filtre, et c’est là la fonction du comique. »
(2) Cosmicomics, La distance de la Lune, folio, Gallimard, 2013, pp. 16-17
(3) Ibidem, pp.18-20
(4) Ibidem, pp. 33

Le placard de Calvino/9 – dialogues imaginaires n.9

13 dimanche Juil 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Berger errant de l'Asie, Giacomo Leopardi, juin 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Les Les conférences américaines, Lezioni americane, lune, Michel Orcel, Pandolfi, Piazza Campo Marzio, Rome, Virginia Woolf

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 Caricature de Italo Calvino

Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine encore la nuit étoilée.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), le Berger errant de l’Asie.
Scène : Des bruits inquiétants proviennent du placard. Les quatre quittent la terrasse…

Monsieur Pandolfi : Le placard est touché par un tremblement de terre !
Leopardi : S’il vous plaît, monsieur Zucchet, allez voir vous même !
Pandolfi : Je vous en prie ! Venez-vous aussi, avec moi ! N’ayez pas peur ! Le placard ne vomira pas de monstres !
Leopardi (perplexe) : pourquoi pas ? Désormais, tout est possible !
L’Arioste (se dirigeant vers le placard) : messieurs, arrêtez de discuter ! Cela prend du temps ! Venez vous aussi, monsieur Calvino, l’union fait la force !
Mais Calvino ne lui répond pas. Il est debout sur le seuil de la porte-fenêtre, un vague sourire sur les lèvres. Puis il chuchote : — je ne bougerai pas d’ici !
Les trois le regardent bouche bée.
Leopardi : Mais… que dites-vous ?
Calvino : Il n’y a pas de « mais » à avancer. Je reste ici. Si vous en avez envie, allez-y, vous trois ! En fin de compte, c’est à vous la responsabilité de cette absurdité… Je n’ai pas écrit une seule ligne depuis une semaine, savez-vous ? À ce rythme, je ne mènerai jamais à terme ces maudites conférences américaines… Si je ne me dépêche pas, je me retrouverai au bout de l’Enfer !
Pandolfi : il a raison ! Renonçons ! Appliquons-nous des bouchons aux oreilles et allons dormir ! Je propose de laisser les classiques là-bas… Qu’ils pourrissent ou qu’ils s’entretuent… ça m’est égal… C’est trop tard, désormais…
L’Arioste : Et alors pour quelle raison restez-vous encore ici ? Monsieur Calvino n’a plus aucune obligation envers vous…
Pandolfi (embarrassé) : oui…Le payement…je n’avais pas pensé à cela…mais… que disais-je ? Ah, oui, il faut les débusquer ces délinquants, arracher les portes de leurs gonds…
Calvino (le gelant d’un seul regard) : en tout cas, je ne vous donnerai jamais de l’argent en avance ! C’est hors de question !
« SILENCE ! » tonne la voix de l’Arioste.
D’un coup, le père de Roland et Angelica se dirige vers le placard. Puis il se tourne avec une grande dignité vers les trois et par une voix de stentor il dit : — le moment est venu pour en finir avec tout cela. Lâches Classiques ! Faites attention ! Je vais ouvrir le placard tout de suite !
Leopardi : attendez un instant, monsieur Ludovico ! Je veux contrôler une chose… Par des pas courts et rapides, le poète des Marches se dirige vers la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, puis, comme s’il parlait à soi même, il susurre : « heureusement, la lune pleine est encore là ! »
L’Arioste (en hurlant) : dites ce que vous voulez à propos de la lune… Je défonce le placard !
Pandolfi (se levant) : bravo ! Et je vous donne un coup de main !
En ce moment-là, le placard subit une forte secousse venant de l’intérieur, suivie par un grand vacarme de bruits sourds, de hurlements, de râles, de murmures… jusqu’au moment où les deux portes s’ouvrent grand : une impressionnante masse obscure se détache contre l’embrasure du placard tandis qu’un poing gigantesque frappe Pandolfi sur la tempe. L’homme s’écroule à terre, tandis qu’une voix de baryton aux nuances exotiques retentit dans le studio : « Y a-t-il quelqu’un qui a appelé ? »
Calvino se sauve derrière un fauteuil, tandis qu’une autre ombre, beaucoup plus petite, fait trébucher l’Arioste ; Leopardi demeure au-dessous de la table avec Pandolfi…
D’étranges voix remplissent la chambre.

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Le placard de Virginia Woolf

Quinze minutes depuis, les quatre — Italo Calvino, l’Arioste, Leopardi et Pandolfi — sont assis sur quatre chaises en enfilade, tout comme des écoliers en attente d’une punition, les yeux fixés sur deux silhouettes devant eux, ressemblantes des ombres.
L’Arioste (tout en affichant un œil noir, il lève la main) : puis-je parler, maintenant ?
Grande-ombre (qu’on voit de dos) : puisque vous vous êtes calmé, vous pouvez parler, maintenant !
L’Arioste : qui es-tu ? Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous venus ici ?
Grande-ombre : nous sommes ici pour deux raisons. D’abord, la lune pleine. Ensuite, cette « légèreté » dont parle monsieur Calvino en notre honneur. Et, si je ne me trompe pas, vous aussi, comme nous, vous êtes un « Classique », un créateur de rêves et d’ombres, d’illusions, d’histoires et de fables comme monsieur Calvino… Maintenant, vous verrez qu’il n’y a pas que les Classiques dans le placard ! Il y a aussi les Personnages créés par l’imagination : la vôtre et la leur !
Calvino regarde un instant vers la terrasse, puis il s’adresse de nouveau à l’ombre inconnue : qui êtes-vous, donc ?
L’immense-ombre enlève son manteau en laine le recouvrant jusqu’aux pieds, il pose son bâton noueux et d’une voix profonde, il dit : « Je suis le Berger errant de l’Asie ! »
Leopardi (d’un air sceptique) se montre derrière les épaules de l’Arioste et susurre : « Vous ? »
Grande-Ombre : — Oui, c’est moi ! répond la voix de stentor du colosse tout en déclamant :

« Dis-moi, Lune, à quoi sert
Au berger sa propre vie ?
Et votre vie à vous ? Dis-moi : où tendent
Mon errance éphémère,
Ton parcours immortel ? » (1)

— Comme vous voyez, je ne suis pas aussi ignorant que l’on pense… !
L’Arioste : — qui est-elle, cette autre ombre assez petite ? C’est elle qui m’a fait trébucher ! Et maintenant, elle bondit partout !
La petite ombre ondoie comme si elle était en train de rire, puis elle éclate : — devinez-vous, alors ?

Claudia Patuzzi

(1) Leopardi, Chants, Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, traduction de Michel Orcel, Édition bilingue Flammarion, 2005, vv.16-20.

(continue)

Le placard de Calvino/8 : La lune – dialogues imaginaires n.8

22 dimanche Juin 2014

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été 1985, dialogues imaginaires n.8, Giacomo Leopardi, l'arioste, la lune, le placard de Calvino, Pandolfi, Place Campo Marzio, Rome

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Temps : juin 1985, tard dans la nuit.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique. La pleine lune illumine la nuit.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet).
Les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table pour une partie de cartes. L’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier. Au centre de la table, il y a une boîte de chocolats.

L’Arioste : — regardez cette Lune magnifique ! Quelle merveille de ciel avec toutes ces coupoles ! Les collines se détachent noires contre le fond étoilé…
Monsieur Pandolfi (en avalant trois chocolats en une seule fois) : faisons vite, je ne tiens plus debout et je n’ai même pas un sou non plus !
Calvino : Un peu de manières, monsieur Zucchet ! Si vous êtes fatigué, vous pouvez bien dormir dans mon studio…
Monsieur Pandolfi : — comment vous le dirai-je ? Je m’appelle P-a-n-d-o-l-f-i ?
Calvino : D’accord, j’ai compris… maintenant, essayez de vous reposer ! Demain, ce sera une journée lourde, pour vous.
(L’homme rentre dans le studio)

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Anselm Feuerbach, Portrait d’un poète, l’Arioste, 1850, Backnang, Allemagne.

L’Arioste : (en dégageant un souffle profond, tout en comptant l’argent gagnéaux cartes) : — pauvre garçon, il a tout perdu ! (Ensuite, ne cessant de regarder la Lune) : — c’est vraiment un spectacle merveilleux ! Dans le placard la Lune est invisible. Tout y est plongé dans une espèce de brume épaisse. Tout est submergé par le retentissement de nos lamentations. Les classiques peuvent regarder et entendre juste ce qui arrive sur la surface de la Terre, mais sans pouvoir agir. Il nous faudrait une grande œuvre qui nous nomme tout en défendant nos écrits. Cela pourrait nous donner la force de remonter au sommet de ce puits profond comme un gouffre… Au nom de tous les classiques, je vous suis énormément reconnaissant, monsieur Calvino, pour ce que vous avez écrit, mais aussi pour être venu nous libérer ! Depuis trop de temps, nous ressentions le besoin de prévenir ces hommes irréfléchis du XXIe siècle vis-à-vis du danger imminent ! »
Calvino : — je vous remercie, Monsieur l’Arioste ! Mais le mérite est à Leopardi : c’est lui qui est sorti le premier du placard !
Leopardi : merci, monsieur Calvino, mais finissons-en avec tous ces remerciements ! Consacrons-nous à la contemplation de la Lune… de façon que je puisse m’en réjouir comme il m’arrivait pendant ma jeunesse, depuis ma fenêtre de Recanati ou quand j’étais « vieux », depuis la fenêtre de la Villa des genêts près de Naples. J’étais juste au-dessus de la lave pétrifiée du Vésuve : la lune était ronde et blanche comme le visage d’une femme… À présent, cette nuit-ci me rappelle ce silence infini là… (Et, regardant la Lune, il susurre) :

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« Ô favorable lune, je me rappelle,/ sur ce col même –voilà, l’année revient -, / Je venais te mirer plein d’angoisse ;/ Et tu pendais alors sur cette sylve, L’éclairant toute, comme aujourd’hui…/ » (vv.1-5, À la lune, Chants, Anthologie bilingue de la poésie italienne, Bibliothèque de la Pléiade p.1019).
Puis, il ajoute : « Que fais-tu, Lune, au ciel ? dis-le-moi, que fais-tu, /Lune emplie de Silence ? »(Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie, vv.1-2)
L’Arioste (il s’essuie une larme, s’adressant à Calvino) : est-ce que vous avez un mouchoir ?
Calvino (fouillant dans sa poche) : Oui, bien sûr…
L’Arioste (en se mouchant bruyamment) : — je suis ému ! Cela m’a fait souvenir de mon Astolphe sur la Lune en quête de l’esprit de Roland…
Calvino : Vous avez été courageux, monsieur Ludovico, en vous aventurant dans cette description de la Lune ! Vous l’avez rendue VISIBLE par des mots poétiques et fantastiques… Vous avez le pouvoir de mettre à feu des visions que vous avez eu les yeux fermés, vous pensez par images… Vous êtes un pédagogue de l’imagination ! Grâce à vous, la Lune est devenue un repaire « des ruines de cités, des restes de châteaux mêlés avec de grands trésors » (octave 79, vv.57-58), « des serpents au visage de fille :…l’oeuvre des larrons et des faux-monnayeurs » (v.61), « des flacons cassées de diverses espèces… »(v.63) En somme, dans vos vers la Lune devient petit à petit un doublon de la terre et de ses vices ainsi que du pouvoir injuste et violent des princes ! (Leçons américaines, « Visibilité»,1988, pp.91-93)
L’Arioste (se levant): –  « La folie seulement n’y est ni peu ni prou:/ Elle reste ici-bas et ne s’en va jamais… »(Roland Furieux, octave 81, vv. 79-80) « C’est comme une fluide et subtile liqueur,/ Qui s’exhale aisément d’un flacon mal fermé ; Elle était conservée dans diverses ampoules…/Mais la plus grosse était…le bon sens de Roland… » (Idem, octave 83, vers 89-96, chant XXIV)
Calvino (se levant lui aussi) : —malheureusement, la folie humaine a énormément augmenté ! Aujourd’hui, on est bombardés par une quantité d’images…la mémoire est recouverte de strates d’images pulvérisées comme dans un dépôt d’ordures… (Leçons américaines,1988, pp.91-92) Y aura-t-il un futur pour l’imagination individuelle à l’intérieur de ce qu’on appelle d’habitude la civilisation de l’image ? Je me demande cela chaque jour. Cela dépend, peut-être, du fait que j’étais justement enfant de la civilisation des images. On était d’ailleurs encore loin de l’inflation de l’image qu’on subit aujourd’hui : je lisais le  « Corriere dei piccoli » avec cet extraordinaire personnage du chat Felix. Et je me nourrissais d’une culture surtout étrangère, anglophone. Je lisais Kipling, Dickens, Poe, Stevenson, James… dans ces livres le fantastique jaillissait directement du quotidien… » (Leçons américaines, Visibilité, 1988, pp.92-94)

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Pandolfi (faisant irruption dans la terrasse agitée) : Venez, courez dedans, vite ! Deux forcenés sont en train d’essayer… de défoncer le placard !
Leopardi : — Voilà, l’idylle de la Lune est terminée !

Claudia Patuzzi

 

Le placard de Calvino/7 : la liste et la visite – dialogues imaginaires n.7

15 dimanche Juin 2014

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été 1985, Bartleby, Giacomo Leopardi, jiun 1985, l'arioste, le placard de Calvino, Melville, monsieur Pandolfi, Paralipomeni, Pietro Citati, Place Campo Marzio, Rome

 

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Italo Calvino dans son studio (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Temps : fin juin 1985, après-midi
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; grand studio d’Italo Calvino avec bibliothèque et terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet), Pietro Citati.
Calvino, Leopardi e Ariosto discutent bruyamment autour d’une table.

Leopardi : (hurlant) Je l’ai dit et je le répète une seule fois : une liste des Classiques ne suffit pas !
Ariosto : Pourquoi pas ? Il faut être synthétiques, sinon on nous envahit…
Calvino : Excuse-moi, monsieur Arioste… Laissons le comte parler… donc, que disiez-vous ?…
Leopardi : Je me referais en particulier aux « leçons » ou pour mieux dire aux « conférences » américaines… et j’ai pensé qu’il nous faut six listes !
Calvino : six listes ?
Ariosto : êtes-vous devenu fou, comte, nous ne finirons jamais de les écrire…
Leopardi sourit. Un frémissement, le même du souris Rubatocchi des Paralipomeni (1), lui dilate les narines, puis, d’une voix imperceptible, il susurre : « nous devons faire six listes parce que les voix des Leçons américaines sont justement six !
L’Arioste (la main levée comme à l’école) : J’ai compris ! Une liste au nom de la légèreté, une autre pour la vitesse, une autre encore pour l’exactitude, et une autre aussi pour la per la visibilité et la multiplicité… mais on est à cinq !
Le poète de Ferrare regarde Calvino d’un air perplexe…
Calvino : Qu’avez-vous à me regarder, Ludovico ? C’est vrai j’en ai écrites juste cinq tandis que le temps s’amoindrit de plus en plus ! Je suis en retard avec la sixième conférence, celle qui doit se baser sur la consistance, ou, pour tout dire, je ne l’ai pas encore écrite…
Leopardi : l’été est beau mais assez bref, comme la vie…
Calvino : (essoufflé) ces leçons américaines sont devenues une espèce de fièvre, une obsession qui m’use… « la sixième leçon » bourdonne comme une abeille dans ma tête, heureusement j’ai encore un peu de temps… même si chaque heure gaspillée c’est un cauchemar !
L’Arioste : quand j’écrivais mon Furieux j’étais heureux, je vivais dans les mots les plus fantastiques, dans un monde-ailleurs, tandis que la réalité était toujours plus violente et impitoyable… quelle divergence !
Calvino : à côté du pessimisme de l’intelligence je devrais exercer l’optimisme de la volonté, comme le disait Gramsci, mais mon perfectionnisme m’enchaîne…
Leopardi : Gramsci ?… un homme petit et courageux, qui me ressemble beaucoup !
Calvino : (en s’adressant à lui-même ) Ah, si je pouvais parler avec Melville en personne ainsi qu’avec son Bartleby, tout serait plus simple… !

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Herman Melville, 1885, New York, Granger Collection

L’Arioste : Qui est-il ce Bartleby ? Ne serait-ce pas mieux le capitaine Achab ?
Leopardi : (écartant l’Arioste par un brusque coup de coude) Il ne manque que la baleine blanche et l’on ferme tout !
Calvino : Bartleby est un simple employé, un copiste consciencieux, une scribe, le protagoniste d’un conte de Melville.
Leopardi : Alors, si je comprends bien, nous devons inclure Melville et le protagoniste de son conte, eux aussi, dans la liste des classiques !
Pensif, l’Arioste les regarde tout en caressant sa barbe.
Calvino : Que pensez-vous, à présent, Monsieur Ludovico ?
Ariosto : Je suis en train de penser à cet étrange Bartleby… qu’est-ce qu’il a fait spécial ?
Calvino : Il a osé répondre de cette façon à l’ordre de son donneur d’emploi : « I would prefer not to… »  c’est-à-dire « je ne préférerais pas (le faire)… » ou « j’aimerais mieux pas ».
Leopardi : Il n’a dit que cela ?
Calvino : Oui, juste cela… jusqu’à se réduire au minimum… Peu à peu, il cesse complètement de travailler… et refuse même son renvoi par son employeur.
L’Arioste : Nous devons descendre dans le placard et chercher cet étrange personnage !
Leopardi (tout en ricanant à l’adresse de Calvino) : et bien d’autres…
Calvino : Un peu de contenance, comte, ce n’est pas un jeu pour moi d’écrire pour ces conférences !
Leopardi : Je le sais, cher Calvino, mais il ne faut pas faire les choses trop sérieusement, au risque de s’étrangler quelque fois ! N’est-ce pas, monsieur Zucchet ?
Pandolfi, assis depuis longtemps sur le seuil de la terrasse, se réveille : — Combien de fois dois-je vous dire cela ? Je m’appelle Pandolfi, « la flèche de la Zucchet » ! Quant au prix, si les listes augmentent et qu’elles deviennent 5 ou 6, je voudrais ajourner ma rémunération : on s’accorde pour 300.000 lires et l’on n’en parle plus.
Calvino : Non, non ! C’est hors de question !…
On frappe à la porte.
— Qui va là ? s’écrie Calvino.
Silence.
Obéissant au geste de Calvino, Leopardi, l’Arioste et Pandolfi se sauvent à la hâte dans la terrasse. Calvino va ouvrir la porte.
Une voix gaie résonne dans l’escalier.
« Comment vas-tu avec les Leçons américaines ? Tu me sembles assez fatigué. Pourquoi ne sortons-nous pas pour une petite promenade jusqu’à Giolitti ? (2) Il te faut absolument une coupe à la crème et au chocolat… » hurle Pietro Citati en traînant l’écrivain avec lui…
Quelques minutes après le claquement de la porte les quatre sont confortablement installés dans la terrasse, réunis près d’une table entourée par de vases comblés de fleurs ainsi que par l’immensité du ciel bleu.
Après avoir enfourché une paire de lunettes de soleil, l’Arioste mélange le cartes, avant de prendre la parole en premier.
L’Arioste : « À qui est le tour de lancer le jeu ? »
Leopardi (d’un air malicieux) : « je préférerais ne pas… »
L’Arioste (en clignant de l’œil) : « Comme vous voulez, monsieur Bartleby ! »

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Claudia Patuzzi

(1) Dans le poème satyrique Paralipomènes de la Batrachomyomachia  (1831-37) Leopardi décrit de façon sarcastique sa propre descente aux enfers. Rubatocchi c’est le héros du poème, chef de l’armée libérale, qui combat les Autrichiens et les soldats du Pape.

(2) Fameux glacier et cafétéria de Rome, situé dans une rue près du Panthéon.

Le placard de Calvino/6 : les Classiques – dialogues imaginaires n.6

25 dimanche Mai 2014

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dialogues imaginaires n.6, l'arioste, le placard de Calvino, Leopardi, Les classique, liste des classiques, monsieur Pandolfi, Palma il Vecchio, Piazza Campo Marzio, Rome juin 1985

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Temps : juin 1985.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi (chargé de la désinsectisation de la Zucchet).

– È permesso ? Je peux entrer ?
Calvino, l’Arioste et Leopardi se tournent vers la porte-fenêtre donnant sur la terrasse. Monsieur Pandolfi, universellement connu comme « la flèche de la Zucchet », les observe en bâillant.
Pandolfi :- È permesso ? Je peux ? répète-t-il une deuxième fois en s’étirant dans un craquement d’os; puis, n’ayant reçu de réponse, entre dans la pièce. « Je me suis endormi comme un caillou, mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai les os tous cassés … (en se dirigeant vers la porte) En tout cas, je vous dis au revoir et merci…
L’Arioste : – Où allez-vous ?
Pandolfi: – J’ai pas mal de désinsectisations à faire… Voyons : au Panthéon il y a de milliers de souris, au Vittoriano, place Venezia trois faucons, au Ghetto on a affaire à une invasion de puces, à Campo de’ Fiori un va-et-vient de cafards, sur le Gianicolo les nids des aigles… à Tor Pignattara et au Tufello les rats, au Vatican des millions de poux, à Montecitorio la rescousse des blattes, qu’on appelle ainsi « sangsues »… Et la nuit les chauve-souris ! Je ne réussis pas à en tenir le compte ! souffle, tout en chargeant la bouteille du gaz sur ses épaules.

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Palma il Vecchio, Portrait de l’Arioste, 1525, Londre, National Gallery.

L’Arioste ( En se levant brusquement de son fauteuil de toute sa masse et en clignant de l’œil en direction de Calvino et Leopardi ) : Monsieur Pandolfi, vous ne pouvez pas vous en aller comme ça !
Pandolfi : – Pourquoi… ?
Calvino : – Vous devez nous aider à accomplir la désinsectisation du placard !
Pandolfi :-  J’y ai presque laissé la peau, c’est hors question !
L’Arioste : – On vous payera bien !
Pandolfi (après une pause de silence) : – Mm….combien ?
Calvino : – Cela dépend de votre travail…
Pandolfi : – Quel genre de travail ?
Leopardi : – Vous devez bloquer dans le placard tous les Classiques, exception faite pour ceux qui seront écrits dans notre liste !
Calvino : – De quelle liste parlez-vous, comte ?
Leopardi : – On va la styler ensemble d’ici peu. La liste des «élus » !
L’Arioste : – Des «élus » ?
Calvino : – Cela donne l’idée d’une purge nazie ou fasciste… Je n’aime pas ça !
Leopardi : ( d’un air paternel) – Monsieur Calvino, vous ne pouvez pas parler avec tous les Classiques ! Ils sont des centaines de milliers ! Ce serait le chaos ! Il faut faire une sélection ! Par contre vous pouvez parler avec ceux qui ont eu avec vous un dialogue plus serré, vos préférés ! Comme l’Arioste et moi, par exemple. Vous devez nous dire qui sont-ils…
Pandolfi : Et moi, que dois-je faire ?
L’Arioste : Nous allons préparer la liste que nous confierons ensuite au comte Giacomo Leopardi ; quant à vous… vous irez dans le placard avec le comte qui fera l’appel des noms choisis : ces derniers le suivront, un à un ou deux par deux (et quelques fois un trio) ayant la permission de rencontrer personnellement l’écrivain Italo Calvino, tandis que tous les autres serons invités, sous votre surveillance, à rebrousser chemin, jusqu’au fond du placard ou, si vous volez, jusqu’aux Limbes ou aux Enfers… Il nous faut de la discipline ! Et cela a l’air d’une véritable invasion !
Leopardi : Moi, je n’y vais pas tout seul, là-dessous, me faire rogner par les souris !
Ariosto : Je vous accompagnerai moi même, monsieur le comte ! J’adore les aventures…
Pandolfi : Il me faut 200.000 lires en avance !
Les trois se dévisagent interloqués. Puis Calvino prend la parole et siffle d’une voix altérée : – 100.000 lires avant et le reste quand vous aurez fini !
Pandolfi : Sauf complications, bien entendu…

Claudia Patuzzi

Le placard de Calvino/5 : sur la terrasse – dialogues imaginaires n.5

18 dimanche Mai 2014

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Giacomo Leopardi, l'arioste, Lavinia Colmo, le placard de Calvino, leçons américaines, monsieur Pandolfi, Pietro Citati, Roma juin 1985, six conférences, Zucchet

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Italo Calvino, photo de Pepe Fernandez, Paris 1981 (1)

Temps : juin 1985.
Lieu : Centre de Rome, Place du Campo Marzio, à côté du Panthéon ; studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages  : Italo Calvino, l’Arioste, Giacomo Leopardi, monsieur Pandolfi, chargé de la désinsectisation de la Zucchet, et Lavinia Colmo, femme de ménage.
Scène : matin tôt. Sur la terrasse, sur une chaise longue, monsieur Pandolfi de la Zucchet essaie de retrouver les forces perdues. Dans le studio, le poète Leopardi dort ratatiné sur deux chaises. L’Arioste se repose dans un fauteuil assez confortable, tandis qu’Italo Calvino, assis à son bureau, dort lui aussi, la tête appuyée sur les bras.

Soudainement, des clochettes résonnent. La porte s’ouvre d’un coup : c’est Lavinia Colmo, la femme de ménage. Lorsqu’elle voit les deux étrangers, elle lance un cri perçant et prolongé. Calvino se réveille.
Calvino : Lavinia, que faites-vous ?
Lavinia (tout en indiquant Leopardi et l’Arioste endormis) : En voyant ces types étranges… j’ai eu peur !
Calvino : Rassurez-vous ! Ce sont des personnes importantes, qui ont dû faire un long voyage juste pour me voir…
Lavinia (en fixant Leopardi d’un air perplexe avant d’exploser) : Celui-ci sent mauvais ! En plus, il est recouvert de haillons ! Puis elle se dirige vers l’Arioste murmurant: apparemment, celui-ci est juste sorti d’un réveillon de carnaval ou alors d’un musée… Et, dites-moi, cet énergumène ressemblant à un cafard, en train de dormir sur la chaise longue, qu’est-ce qu’il fait dans la terrasse ? Ici on fait des festins !
Calvino : Taisez-vous, s’il vous plaît ! Ils sont tous mes admirateurs… Ne deviez-vous pas vous occuper du petit-déjeuner et du nettoyage ? Ne voyez-vous pas que je gaspille avec vous du temps précieux ?
Lavinia : Je suis entrée juste pour prendre le linge sale dans le placard…
Calvino (en poussant Lavinia vers la porte) : Non, pour l’amour de Dieu ! Aujourd’hui, je dois travailler sans être dérangé, compris ? (en secouant les deux endormis) : Comte Leopardi, monsieur Ludovico, réveillez-vous !
Leopardi (en sursautant) : Qui parle ? Où suis-je ? Où est-il mon ami Ranieri ? Et ma soeur Paolina ? Où est-ce le petit-déjeuner avec les beignets ? Et le vase avec les genêts ?
L’Arioste (chuchotant dans le sommeil, assis sur le fauteuil) : Angelica…ne me quitte pas… Viens ici ! Où vas-tu ? Puis il se réveille d’un coup, en disant : C’est pire que le Palais d’Atlas, un va-et-vient continu… la vie est un labyrinthe… Par un soupir il s’adresse à Calvino : Mais, où suis-je ?
Calvino : Ne vous souvenez-vous pas ? Vous venez de sortir du placard ! Vous êtes à Rome, dans le XXe siècle ! Chut ! J’entends un bruit…, et par une impulsion soudaine, il court ouvrir le placard. Les autres deux l’observent.
Leopardi (se levant de la chaise) : Que voyez-vous ?
Calvino (faufilant la tête derrière une porte) : Je ne vois ni n’entends rien, il est tout sombre ici… peut-être, ils dorment encore.
Leopardi : Mais les Classiques ne peuvent pas dormir ! Ils doivent absolument veiller sur la Postérité, pour qu’ils ne fassent pas des bêtises ! Nous devons nous dépêcher, ce silence-ci m’inquiète…
L’Arioste : Moi, grâce au brigandage de la Garfagnana, j’ai acquis une certaine expérience dans les missions militaires et stratégiques. Si vous voulez, je peux vous donner un coup de main…
Calvino : D’accord, dites-moi…
Leopardi (se mêlant) : Voulez-vous savoir ce que j’en pense ?
Calvino : Mais, en vérité…
Leopardi (s’adressant à Calvino) : Je pense que si nous sommes ici ce n’est pas notre faute ! C’est vous qui nous avez appelés !
Calvino : Moi ?
Leopardi : Oui, vous-même, avec vos livres ! Par exemple avec le « commentaire du Roland furieux » de monsieur Ludovico ! Ou avec ces belles phrases autour de moi, comme l’ oxymoron « hédoniste malheureux »(2), selon lequel je serais une contradiction vivante !
L’Arioste : …et avec votre essai titré « Pourquoi lire les Classiques » (3) !
Leopardi : Et maintenant, avec ces « Conférences » ou comment sont-elles nommées…

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Voici la note d’Italo Calvino avec le six titres des conférences qu’il aurait dû lire chez l’Université de Harvard, Massachusetts (1985-1986).

L’Arioste : « Leçons américaines », comme le dit votre ami Pietro… (4)
Calvino : Calmez-vous messieurs, je dois encore finir de les écrire, il me reste à faire la sixième leçon, ayant pour objet la « consistance »… (5)
Leopardi : Je m’en réjouis ! En ce monde on bavarde trop et l’on se bouffe d’images, tandis qu’on parle très peu de la « consistance »… Mais j’aurais une question directe à vous poser, monsieur Calvino.
Calvino : Allez-y !
Leopardi : Pour quelle raison les Classiques vous ont-ils choisi, vous et votre placard, pour manifester leur malaise ?
Calvino : En vérité, je ne sais pas…
Leopardi : La réponse est évidente. Les Classiques vous aiment, ils sont vos fans ! Avec tout ce que vous avez écrit sur eux, vous êtes devenu leur idole, leur Sauveur ! Leur défenseur !
En ce moment-là, on entend un craquement d’os dans la terrasse…

Claudia Patuzzi

NOTES :
(1) Image imprimée sur la couverture de «Lezioni americane» (Leçons américaines), Garzanti Éditore (première édition italienne juin 1988, quinzième édition juillet 1988), titre  choisi par sa femme Esther Calvino. Le titre que Italo Calvino aurait voulu adopter c’était par contre Six memos for the next millennium. Le livre est apparu dans la collection Du monde entier, Gallimard, le 03-11-1989, traduction de l’italien par Yves Hersant.

(2) Italo Calvino, Lezioni americane, dans la section intitulée « Esattezza » (« Précision »), p. 62.

(3) Italo Calvino, Perché leggere i classici (« Pourquoi lire les classiques »), imprimé par Palomar S.r.l. et Arnoldo Mondadori Editeur S.p.A., Milan,1995; 1° édition « Oscar Opere » de Italo Calvino, septembre 1995, Italie.

(4) Pietro Citati, écrivain-essayste italien, ami de Italo Calvino.

(5) Italo Calvino est mort le 19 septembre 1985 à Siena, avant d’écrire cette sixième conférence pour l’Université Harvard («Norton Lectures »). En dehors des Lezioni americane sortent posthumes les oeuvres  Sotto il sole giaguaro, La strada di San Giovanni, Prima che tu dica pronto, par le soin de la veuve et de collaborateurs.

 

Le placard de Calvino/4 : les mots invisibles – dialogues imaginaires n.4

04 dimanche Mai 2014

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été 1985, digital, Giacomo Leopardi, Gutenberg, la fin de Classiques, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Pantheon, Pietro Citati, Rome

 

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Ludovico Ariosto (l’Arioste) dessin de Amadori, 1974 (cliquer pour agrandir)

Début d’été 1985: studio d’Italo Calvino, centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon.
Personnages : Italo Calvino, Giacomo Leopardi, l’Arioste. Pandolfi, l’agent de désinsectisation de la Zucchet, dort dans la terrasse sur une chaise longue. L’Arioste  fait allusion à des étranges voix qui courent au fond du placard…

— Si vous voulez que je vous explique, monsieur Calvino… il y a des rumeurs ! répète l’Arioste tout en haussant la voix.
— Des rumeurs ? » susurre Calvino, abasourdi, avant de se taire à l’instant.
Quant à Leopardi, il se redresse sur sa chaise, hurlant : — je n’y dure pas là dessous, l’air est irrespirable, ils deviennent de plus en plus nombreux et bruyants !
Calvino regarde les deux maîtres sans comprendre : — de quoi causez-vous ?
— Nous parlions de nous.
— Nous ?
— Nous, les Classiques ! hurle Leopardi.
— Leurs voix sont de plus en plus angoissées et inquiètes… ajoute l’Arioste.
— Si vous êtes  les Classiques, comment est-il possible que vous soyez ici, dans mon studio ? Vous devriez être morts et ensevelis ! Mais peut-être, je suis en train de rêver… continue l’écrivain sans cesser de tourner à vide dans la chambre.
— Si cela peut vous soulager, ajoute monsieur l’Arioste, nous pouvons bien vous enlever l’encombre de notre présence… pourtant, sans notre soutien, la situation pourrait dégénérer : car en fait, mon cher ami, nous pouvons juste les empêcher de sortir… car ils arrivent continûment ! Le placard est comblé, désormais…

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Calvino parle sans qu’il y ait personne à l’écouter tandis qu’il essaie de téléphoner à quelqu’un… mais la ligne est toujours occupée.
– Lavinia ! Lavinia ! hurle-t-il. Personne ne lui répond. Mais, où est-elle partie ? Si quand même mon ami Pietro Citati venait me chercher… Il se dirige par de grands pas vers la porte : – zut, elle est fermée à clé ! proteste-t-il, interloqué. Puis il se retourne vers les deux poètes à l’attitude désolée (mêlée à d’évidents sourires de commisération) : — en somme, dites-moi ce qu’il arrive ! La fin du monde ? Encore une désinsectisation ? La troisième guerre mondiale ?
— C’est pire ! ricane Leopardi.
Quant à l’Arioste, il regarde de biais le poète de Recanati : — allons, un peu de tenue, monsieur le comte ! Il n’y a pas de quoi rire ! Puis, il s’adresse gentiment à Calvino : – je vous en prie, calmez-vous ! Buvez un verre d’eau fraîche !
L’écrivain avale deux gorgées à la hâte, avant de s’exclamer : — je suis prêt, parlez !
— Ce n’est pas fin du monde, ce n’est que la disparition des Classiques ! affirment à l’unisson, de façon solennelle, les deux immortels.
— La fin des Classiques ? Mais c’est impossible ! J’avais écrit…
— Nous apprécions énormément ce que vous avez écrit autour de nous… mais cette situation ne dépend ni de vous ni de nous.
— Incroyable… à qui est la faute, alors ?
— À la concurrence !
— Je demeure dans l’incompréhension…
L’Arioste s’approche de la fenêtre. D’un ton résigné, il indique le ciel : — que voyez-vous là dehors ?
— Le ciel bleu, les nuages, les toits rouges des maisons, les fenêtres, les balcons, les oiseaux… Un clocher… La coupole du Panthéon…

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— Rien que cela ?
Calvino entrouvre les jeux, puis décroche. En réalité, en ce période, il ne voit que San Remo, la ville de son adolescence,  le cinéma retentissant de voix, la végétation luxuriante du jardin de fées de son enfance, où voltige encore Côme, le baron perché. Et, au bout de sa rêverie, sa mère en train de lire dans son studio…
— Donc vous ne la voyez pas ?
— Quoi ? sursaute Calvino.
— La concurrence ! s’écrie l’Arioste en s’accompagnant par un grand geste adressé à la fenêtre.
— De quelle concurrence me parlez-vous ? répète l’écrivain encore pris par l’air austère de sa mère…

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Italo Calvino et sa mère Eva Mameli.

— Celle que font les mots invisibles ! Ils volent dans l’air plus vite que les aigles, brillent avant de disparaître, poursuivis par d’autres infinis mots qui s’épanouissent pendant un seul instant, pour disparaître à nouveau. Une poursuite continue d’une myriade de mots par de longs essaims luisants et invisibles. Un flux silencieux et sans fin…
Leopardi : — tout comme la rime « cœur-douleur », n’est-ce pas ?
Et l’Arioste : — je veux juste dire que ces mots ne sont pas écrits sur des parchemins ou du papier. D’ailleurs, ils ne sont pas imprimés selon le système de Gutenberg, ni accompagnés non plus par des dessins détaillés, gravés par exemple par un génie comme Dürer, avec son art raffiné et précis… ces mots hyper rapides et sans voix on ne peut pas les toucher, ni marquer avec le crayon ou effacer, ou mettre en pièces… On peut juste les lire sur d’étranges planches lumineuses…
— Comment les appelle-t-on, ceux de la concurrence ? intervient Leopardi.

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Giacomo Leopardi

— Ils ont beaucoup de noms différents… Le seul qui me vienne à l’esprit c’est un mot venant du latin « digitus », doigt, « dictare », dicter… »
— Vous êtes en train de parler de l’ordinateur ! réagit promptement Calvino, c’est-à-dire de l’impression digitale !
Leopardi et l’Arioste le scrutent sans rien comprendre. Inspiré par une réflexion soudaine, le comte s’éloigne de sa chaise tout en disant : « Sachez, monsieur Calvino… Sachez que nous avons peur qu’on nous dépasse, qu’on ignore nos créatures ! Pour tout dire, nous craignons l’extinction et l’oubli éternel ! »
Calvino les fixe ébahi : – qu’on vous dépasse ?
L’Arioste tire un soupir profond : — d’ici peu, personne ne pourra plus savourer le plaisir physique de la lecture ! Le goût des dédicaces, des notes, des fleurs desséchées faufilées dans les pages, des commentaires écrits en ex-ergo lors d’un instant d’identification ou d’enthousiasme, les feuilles chiffonnées ! Platon, Sofocle, Ovide, Lucrèce, Horace, Dante, Cavalcanti, Galileo, Cervantes, Shakespeare ainsi qu’une multitude d’autres sont très inquiets… Tous les Panthéons du monde sont en fibrillation, envahis par les voix égarées des Classiques… Vous-même… vous avez dit que dans ma strophe, dans mon « octave », demeure quelque chose de semblable à ce vol frétillant… comment s’appelle-t-il ? D- I- G -I –T -A L ? Encore un mot ayant affaire avec ce « digitus, ce doigt ! Un truc qu’on utilise pour énumérer… »
Juste à ce passage critique, Leopardi se met à hurler : — « digitus » ou pas… il faut savoir que des ombres ont envahi le Parthénon se mêlant aux immondices qu’on avait éparpillées partout !
— Je comprends… mais que me voulez-vous ? Que pensez-vous que je puisse faire, moi ? murmure Calvino, le regard perdu au-delà de la fenêtre, vers le Panthéon de Rome, situé tout près, rien qu’à quelques mètres de distance…

Claudia Patuzzi

 

Le placard de Calvino/3 – dialogues imaginaires n.3

06 dimanche Avr 2014

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Giacomo Leopardi, Lavinia Tolco, le placard de Calvino, Ludovico Ariosto, Orlando Furioso, Orvieto, Pandolfi, Pietro Citati, Puits de Saint Patrice, Rome 1985, Zucchet

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Italo Calvino et le jeu des tarots

Lieu : été 1985. Centre de Rome, Piazza Campo Marzio, près du Panthéon. Studio d’Italo Calvino avec terrasse panoramique.
Personnages : Italo Calvino, la femme de menage Lavinia Tolco, Giacomo Leopardi, l’Arioste, Pandolfi, agent de désinsectisation de la Zucchet.
L’écrivain est assis à son bureau, penché sur la machine à écrire au milieu d’une pile de tapuscrits et de livres.

La femme de ménage frappe à la porte : « Le café, monsieur Calvino ! »
— Entrez, Lavinia, posez-le sur la table s’il vous plaît …
— Monsieur Pietro Citati est en bas. Il vous attend pour partir en promenade. Il m’a dit, en passant : « comment se porte-t-il avec les leçons américaines ? » Figurez-vous ! Il le demande à moi !
— Toujours cette ritournelle : « leçons » ! Il s’agit de six conférences sur un thème libre que je dois tenir à l’université de Harvard, dans les États-Unis ! E celui-ci insiste avec ce mot « leçons » ! Dites-lui de retourner dans l’après-midi…
Juste au moment où Lavinia Tolco referme la porte, Calvino susurre à part soi : – pourtant, leçons américaines ce ne serait pas mal comme titre… Mais, qui parle ?

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L’écrivain Pietro Citati, ami de Calvino.

Sans se passer d’un profond soupir il se lève, va vers le placard dont entrouvre une porte : « qui sait où s’est-il cachée la flèche de la Zucchet ? Ce placard c’est pire que le Puits de Saint-Patrice ! Je dois faire attention à ne pas tomber moi-même là-bas… Mais j’entends des voix ! D’où viennent-elles ? Qui parle ? Peut-être, suis-je en train de devenir fou ? »
— Y a-t-il quelqu’un, là ? On arrive !
— Qui êtes-vous ?
— On arrive, je vous dis ! Ce n’est pas facile ! Avec ces parasites et cafards, on a à faire avec la poussière, les épluchures, les débris, les paroles vides et les métaphores arrivées à échéance, utopies et rêves impossibles, ainsi que des villes invisibles, des châteaux croisés, des don Quichotte improvisés, des chevaliers errants au chômage ou pourfendus, sans négliger bien sûr les folies, les dictatures ridicules ou gravement redoutables…  » déclame une voix de stentor. Et finalement, un homme grand et gros sort du placard. Il est enveloppé jusqu’aux pieds dans un épais manteau de fourrure.
— Ferrare est une ville humide où il pleut beaucoup ! dit-il en souriant.
Calvino, la bouche ouverte, le regarde pétrifié. Monsieur Pandolfi, tel une serviette sale, pend des bras de cet homme imposant, tandis que Leopardi, avançant péniblement dans le cône d’ombre, lui soulève gauchement les pieds.

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Le poète Giacomo Leopardi (cliquer sur l’image pour l’agrandir)

Au lieu de s’occuper de Pandolfi, Calvino s’inquiète pour le poète de Recanati. Il va prendre une chaise et un verre d’eau. Leopardi boit avidement, reprenant ses forces : — ne vous inquiétez pas, monsieur Calvino, c’est l’asthme. La faute est à l’au-delà : ce n’est qu’une illusion. On reste exactement comme on a toujours été. Aucun espoir de guérison. Aucun sanatorium. La punition ? On reste toujours à la même case, soit de départ soit d’arrivée. Il n’arrive jamais rien…
— N’exagérons pas, ricane l’homme à la fourrure tout en indiquant l’homme de la Zucchet, « nous avons eu l’occasion de recevoir ce cafard hors taille. Il s’est faufilé là où il n’était pas autorisé, en m’obligeant à monter à la surface depuis des siècles de silence… »
— Ce serait mieux de le cacher, s’exclame Calvino… Il risque d’apprendre trop de choses… Mettons-le sur le transatlantique dans la terrasse. Là, personne ne le verra, qu’en pensez-vous ?

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Portrait de Arioste de Titien (cliquer pour agrandir l’image)

Quelques minutes depuis, Calvino examine scrupuleusement cette figure majestueuse: — mais… vous êtes… vous ressemblez… à l’homme du célèbre portrait… de Titien ! Vous êtes l’Arioste, l’auteur du Roland Furieux ! En disant cela, il se jette à ses pieds.
— Je vous remercie, monsieur Calvino, mais levez-vous, je vous en prie !
— Monsieur Arioste, pourquoi êtes-vous venu ici ?
— Pour donner un coup de main au comte Giacomo ainsi que pour vous remercier pour tout ce que vous avez écrit à propos de moi… « Un explorateur lunaire qui ne s’étonne de rien ! » (1) Encore plus, j’ai été très réconforté, là-bas, en entendant l’écho de vos mots sur mon Roland Furieux : – « Le poème du mouvement selon des lignes coupées, à zigzag, tracées par les chevaux au galop ainsi que par les intermittences du cœur humain » (2),  « l’élan et l’aise dans la narration, c’est à dire le mouvement errant de la poésie ! » (3). Vos livres sont en train de redonner l’espoir à nous tous !
— Nous ?
— Oui, nous, les Classiques de tous les temps ! Du Panthéon de Rome jusqu’à celui de Paris ; du mausolée de Sainte-Croix à Florence aux grandes cathédrales. Partout où reposent des écrivains, des artistes, des philosophes. En somme, tous les classiques sont en effervescence…
— Quoi ?
— Ils sont très inquiets, d’étranges rumeurs courent…

SI POZZO

Puits de Saint Patrice (Orvieto-Umbrie)

nota 1 : Roland furieux, préface, p.XIX
nota 2 : Pourquoi lire les classiques, p.71; Roland Furieux, ibidem, p.XXIV
nota 3 : Roland Furieux, préface, p.XXV

Claudia Patuzzi

Le placard de Calvino/2 – dialogues imaginaires n. 2

30 dimanche Mar 2014

Posted by claudiapatuzzi in dialogues imaginaires

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Cafards, Christopher Walken, femme de chambre, Giacomo Leopardi, La fourmi argentine, Lavinia Tolco, le nuage de smog, le placard de Calvino, Zucchet

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juin 1985. Décor : un appartement au dernier étage avec terrasse, dans le centre de Rome, place du Campo Marzio, près du Panthéon.
 Une grande chambre avec deux fenêtres sur rue ; une bibliothèque tout au long des parois ; trois tables surchargées de livres, ainsi que de journaux, de feuilles pour écrire, une machine à écrire, une bouteille d’eau, un verre ; deux chaises ; un fauteuil avec un plaid écossais ; un placard avec deux portes.
Personnages : Italo Calvino, la femme de chambre madame Lavinia Tolco et Monsieur Pandolfi, agent de désinsectisation de la Société Zucchet.

00 h 11
Avec un aspirateur à la main, une femme en tablier est en train de faire le ménage, lorsqu’Italo Calvino entre.
— Bonjour, Madame Lavinia, avez-vous nettoyé le placard ?
— Oui, Monsieur Calvino.
— En avez-vous trouvé ?
La femme enlève sa pelle en plastique : — j’en ai trouvé quatre, ils sont vraiment costauds !
Calvino s’approche d’elle : — rien que quatre ? Moi, j’en ai vu six ! Êtes-vous sûre que vous avez bien regardé ?
— J’ai fait tout ce que vous m’avez dit ! Maintenant, le placard est complètement vide, lavé et désinfecté de fond en comble.
Le front soucieux, Calvino susurre : — et le sac du linge sale, où est-il ?
— Il est là tout prêt auprès de la porte. Puis-je m’en aller, maintenant ?
— Apportez-le tout de suite à la laverie automatique, s’il vous plaît…
Quand la porte se referme, Calvino se dirige vers le placard. Il appuie son oreille contre une des deux portes. On n’entendait aucun bruit, heureusement. Pendant un instant, il demeure silencieux, puis, avec circonspection, il ouvre les deux portes en faufilant la tête à l’intérieur.
— Voilà, les cafards ont disparu, et Giacomo Leopardi a disparu aussi ! Si je pense qu’il voulait emmener l’Arioste et le berger errant de l’Asie ! il s’exclame, soulagé. Puis, comme foudroyé, il s’arrête au milieu de la chambre : — mon dieu, peut-être je vais devenir fou… c’est la faute de ces bénites Leçons américaines…

14 h 30 : début d’après-midi
Quelqu’un frappe à la porte : — qui est-il ?
Madame Lavinia entre dans la chambre avec une tasse de café, qu’elle la pose sur la table. Ensuite, elle sort.
Calvino saisit nonchalamment la tasse avant de s’accouder à sa fenêtre. La chaleur de la boisson le calme, tandis que la rue c’est une alternance de sourds bruissements, d’appels, de rires explosifs, ne faisant qu’un avec le son des cloches, des klaxons ainsi que le vrombissement sauvage des scooters et des motos. Le ciel bleu c’est une volière.
« Toujours le même chaos romain… » Les yeux sur la montre, il s’assoit à son bureau. « Mon Dieu, il est déjà tard, je dois m’occuper des conférences américaines… » pense-t-il, tout en empoignant un volume relié. Juste à ce moment-là, un gros cafard sort du sucrier, se faufile au-dessous de la serviette en papier, glisse sur la table, frôle la bibliothèque à grande vitesse avant de se couler sous le placard. Entre-temps, un deuxième cafard, encore plus gros, court furtivement sur la chaise tout en frôlant un doigt de l’écrivain, avant de descendre à terre à la vitesse du son et se diriger lui aussi vers le placard…
— Lavinia ! hurle Calvino.
— Oui, qu’y a-t-il ? dit la femme ouvrant grand la porte.
— Téléphonez tout de suite à la Zucchet, il est urgent !
— Sont-ils retournés, donc ?
— Oui, j’en ai trouvé deux autres, mais ils se sont sauvés…
« C’est pire que dans l’Enfer de Leopardi, dominé par les rats, les écrevisses et les grenouilles… ou, pour mieux dire, c’est comme son beau jardin souffrant ! Ou alors comme l’invasion de ma fourmi argentine… Ce sont les spéculations immobilières… c’est le nuage pollué… les réacteurs nucléaires… Le monde est en train de se déformer ! » NOTE 1
— LAVINIAAA !
— Qu’y a-t-il ?
— Avez-vous téléphoné à la Zucchet ?
— Oui, il vient d’arriver !
— Qui ?
— Le mec de la Zucchet, il est déjà là !
005_LA-SOURIS-MOUSE-HUNT-1998_portrait_w858

La porte s’ouvre soudainement. Une petite voix de stentor s’impose :
— Bonjour monsieur Calvino, je suis un agent de la Zucchet ! Je m’appelle Pandolfi, mieux connu comme la « flèche », ricane le petit homme aux narines palpitantes.
— Ravi de vous connaître, murmure Calvino, tout en demeurant interloqué vis-à-vis de cette « chose » évoquant un insecte semi-humain et semi-mécanique : une hybridation entre une sauterelle et un explorateur sous-marin, ou plutôt entre un câble électrique et une blatte géante…
« Voilà, j’ai trouvé ! se réjouit-il. Il ressemble comme une goutte d’eau à l’acteur Christopher Walken dans le film « La Souris » ou « Ne réveillez pas une souris qui dort » (1997) NOTE 2.
Après une rapide étreinte de la main, l’homme endosse une espèce de masque et, muni d’un extincteur, se glisse silencieusement dans le placard tout en refermant les deux portes. Peu de temps après, la chambre est transpercée par un long sifflement, évoquant une fuite de gaz. Il se suit une séquelle de bruits secs et déterminés, telles des gifles rebondissant contre les murs.
— Ça va ? Vous allez bien ? demande Calvino, inquiet. Mais, où s’est-elle cachée, Lavinia ?
Quinze minutes après, le placard est étrangement immobile. Dans la chambre, le silence est absolu, même glaçant. De Monsieur Pandolfi, agent flèche de la Zucchet, on n’entend aucun signe de vie.
« Mais pourquoi je suis seul toutes les fois que j’ai besoin d’aide ? » pense Calvino, en s’approchant prudemment au placard… Il s’arme de courage et entrebâille une porte, juste une fissure, pour jeter un œil à l’intérieur… Tout d’un coup, au milieu d’un bruit de pas accélérés on entend une respiration haletante et finalement une voix familière, s’écriant : — y a-t-il quelqu’un, là ? On arrive !

Claudia Patuzzi

NOTE 1 : Voir « La fourmi argentine » et « La nuage de smog », deux contes-morales, où le « mal de vivre » vient de la nature, publiés ensemble chez  les éditions Einaudi, dans la collection « Coralli », n. 221, 1965.

NOTE 2 : Pardonnez-moi cette « licence poétique » : Calvino n’a pas pu voir ce film (1997), car il est mort bien avant. Je me suis autorisée à le citer en l’honneur de l’Arioste, un des poètes préférés de Calvino, qui dans son incontournable Roland furieux avait allègrement introduit un « archibugio » bien avant son invention (quitte à se corriger en le jetant à la mer).

 

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