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décalages et metamorphoses

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Archives Mensuelles: décembre 2013

La lettre (Zérus – le soupir emmuré n. 72)

05 jeudi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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004_letteracadutaIcaro 480pix-jpeg.

La lettre  n. 72, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 277-279, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Macerata, le 24 mars 1919

Cher Ghislain,

Pardonne à ta maman. Qui sait combien tu souffres tout seul là-bas ? Je t’écris avant de venir te chercher à Bruxelles. J’attends un autre petit frère, sais-tu ? Je suis émue, mais j’ai d’étranges pressentiments… Cette nuit, j’ai fait un mauvais rêve : un navire coulait et je tombais à la mer…
Je laisse la lettre ici, dans cet endroit secret et sûr, que j’indiquerai dans un billet que je confierai à Regina Coen. Si je meurs, elle te le consignera…
J’ai toujours pensé que tôt ou tard je devrais payer l’intensité avec laquelle j’ai vécu ma vie. Quand j’ai vu Niba, un miracle s’est produit. Je suis tombée amoureuse de lui en perdant presque la raison. Je l’ai suivi partout en craignant toujours qu’il ne meure. À la fin de la guerre, j’ai cru avoir gagné : la Mort s’en était allée au fond de la mer, avec les sous-marins et les grenades. Mais il ne faut pas en être aussi sûr : elle est peut-être ici, près de moi, cachée dans mon sang, prête à sortir de sa caverne…
En décembre, nous nous sommes trouvés ensemble, pour le réveillon de la Saint-Nicolas, tu te souviens ? Et il me semble qu’un siècle s’est déjà écoulé. Ta maman, comme toujours, a dû s’enfuir au loin. Qui sait quand tu pourras lire cette lettre ? Comment seras-tu plus tard ? Quelle taille feras-tu ? Seras-tu plus beau et plus doux qu’avant ? Mais à ce moment-là, tu ne seras plus un enfant, bien sûr. Et tu devras savoir…
Je t’écris de la chambre de Garibaldi : elle me rappelle la nôtre, rue du Remorqueur. C’est le seul endroit de la maison des Fata où n’arrive pas le bruit de la glace. C’est ici que Niba et moi nous avons passé nos nuits d’amour. Quelques minutes avant l’aube, nous montions sur le belvédère… Là, je me brossais les cheveux en attendant le lever du soleil. Voilà pourquoi je m’enfuis toujours là-haut. C’est le seul endroit où je peux penser à toi et quand j’y monte il me vient toujours l’envie de pleurer. Qu’est-ce que je fais ici, loin de mon fils ? Que fait Ghislain en ce moment ? Et moi, où suis-je, dans quel pays ? Mais si je regarde le ciel, je me souviens de mon bonheur et je me console.

Ici, tous les hommes adultes n’ont pas encore été renvoyés chez eux. Niba est à Venise pour la démobilisation. Henriette, le petit Nino et moi nous avons ici grand-mère Teresa, Céleste, Perla et Mipento. Mais, je ne comprends presque rien à ce qu’ils disent, ils parlent trop vite et les usages sont très différents. Perla est de plus en plus nerveuse et Mipento erre dans la maison comme un fantôme.

Maintenant, tu dois tout savoir, le moment est venu. Écoute. Quand ton père Paul est mort, j’ai été la première à m’en rendre compte. Mais il était trop tard. Les convulsions avaient cessé et il ne respirait plus. Pourtant, il m’a semblé qu’il cherchait à dire quelque chose. Sa conscience et ses sens paraissaient encore intacts. Dans l’air, il y avait une étrange odeur, aigre et dégueulasse… Oh, Ghislain ! Où trouverai-je le courage de poursuivre ?

Quand j’ai vu que le dernier soubresaut avait eu raison de lui, j’ai baissé les yeux vers le sol près du fauteuil et j’ai remarqué une petite tasse de café complètement intacte. Je l’ai ramassée et, instinctivement, je l’ai mise dans ma poche. La soucoupe était brisée en trois morceaux, cachés par le rabat en velours. Je ne les ai pas ramassés. Je regardai partout, en dessous et autour du fauteuil, à la recherche d’autres fragments, mais je n’ai rien trouvé. Quand j’ai entendu un bruit de pas, j’ai eu la force de crier, mais mes nerfs, tendus à en mourir, n’ont pas résisté. Je crois m’être évanouie. Je me souviens seulement que tante Agathe est entrée dans la chambre.
Quand j’ai retrouvé mes esprits, toi aussi tu étais là. Tu fixais ton père terrorisé. Dès que j’ai pu, j’ai couru vers toi et je t’ai emmené hors de cet endroit. J’avais oublié les objets que j’avais cachés dans ma jupe. J’ai appris seulement le lendemain qu’on avait trouvé sous le fauteuil, intactes, une petite tasse à café avec une soucoupe et qu’on les avait examinées pour y rechercher d’éventuelles traces de poison. Le médecin a dit que la mort était due à un collapsus cardiaque et que l’autopsie n’était pas nécessaire, car au fond de la tasse, on n’avait trouvé aucune trace de poison… ni de sucre. Même si, tu te rappelles, Paul prenait le café très sucré et… tout d’abord, je n’ai pas voulu y prêter attention. Mais j’y ai réfléchi par la suite : ce n’était pas possible, c’était moi qui avais la tasse, et j’avais bien vu que la soucoupe était tombée par terre en se brisant en trois morceaux. Il y avait seulement une tasse sous le fauteuil, avec une seule soucoupe cassée. Quelque chose n’allait pas… Quelqu’un avait remplacé la tasse avec une autre identique, avec le même emblème de la tour Eiffel ! J’étais trop bouleversée pour vouloir comprendre et surtout je n’avais pas la force de commencer une enquête…
Tu sais, Ghislain, ton père voulait légaliser notre union, modifier son testament et il est mort. Tout de suite après, les Mancini nous ont chassés. L’oncle Laurent a été le seul à s’opposer. Maintenant, je te confie cette petite tasse. Prends-en soin : c’est un objet précieux. Fais-en bon usage…
Le tableau d’Icare ? Tes questions m’ont fait peur. Je suis tombée moi aussi dans le « piège » de Brueghel. Chaque nuit, avant de m’endormir, mille doutes me tourmentaient. Le vieillard tué sous le buisson ne ressemble-t-il pas à Paul ? Et qui sont les trois indifférents ? Et qui est Icare ? C’est toi ?

Maman

Ghislain interrompit sa lecture. C’était lui qui avait ramassé les trois tessons de la soucoupe sans que personne s’en aperçoive. Et l’oncle Laurent était l’homme rencontré dans le train. Il savait tout. Et Regina Coen, elle aussi savait tout… Il s’arrêta immobile, en fixant les trois objets bien alignés sur la couverture rouge. Il tendit une main, prit la tasse et la renifla… Une pensée lui traversa l’esprit tandis qu’il se traînait vers le centre du lit, la petite tasse à caffé à la main, les jambes transpercées de clous et les bras grands ouverts comme s’il était en croix. Il leva le menton vers le mur où le Héros des Deux Mondes l’observait sous une auréole postiche. Il était trois heures du matin.
— Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? hurla-t-il.
À ce même instant, en bas de chez lui ,Orso filait sur la promenade des Mura da sole à quatre-vingts à l’heure.
Ghislain tomba dans un lourd sommeil. Il n’y eut aucun centurion pour commenter l’événement. Seule la chemise rouge de l’homme de bois eut un frémissement et voltigea dans l’air. Enfin, elle se calma.

Claudia Patuzzi

Le hurlement (Zérus – le soupir emmuré n. 71)

04 mercredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Albanie, chambre de garibaldi, Fascistes, ghislain, italie, Macerata, Marche, moto Guzzi, Orso Fata, Zérus 71, Zérus le soupir emmuré 71

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Moto Guzzi, 1928. (cliquer pour agrandir)

Le hurlement  n. 71, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 274-277, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

« Ève putain ! De quoi a-t-il dit Niba ? Maman l’a approuvé de la tête ! Et après ? Maudit soit le matin ! Il a des couilles, Mussolini ! Il a pris l’Albanie, n’est-ce pas ? Nous les Italiens, nous les fascistes, nous avons eu le protectorat… Nous commandons le roi Zogu, qu’est-ce qu’ils croient ? Staline aussi construit des gratte-ciels ! »
La moto avait pris vitesse. Elle atteignait maintenant les quatre-vingts kilomètres-heure et fracassait les tympans. Une voiture apparut à l’improviste en sens contraire. « Qu’une cataracte te tombe sur les phares ! Putain de merde ! »
Après un gémissement déchirant explosa dans l’air: — L’été n’en finit pas, cette année… Et non ! Quand c’est trop, c’est trop ! Maudit soit le matin, je veux une femme !
Orso chevauchait un aigle aux ailes déployées. La moto Guzzi traversait l’air en ébouriffant les feuilles des tilleuls près des Mura da Bora. En quelques secondes, il frôla le potager de l’archiprêtre et la tour avec sa petite terrasse. Il faisait corps avec la nuit en ignorant l’arc de la Voie lactée, la splendeur de Sirius et de toute autre étoile mineure. Seule la flèche aveuglante du phare coupait en deux l’obscurité de la route. À ce moment là il était un démon des fièvres, ou peut-être un Dieu à la peau d’albâtre qui roulait dans une traînée de lumière incandescente. Il portait la chemise noire, des bottes et un gourdin en aluminium à la ceinture. Tout en riant sans une vraie raison, dans un tourbillon de poussière, il filait en mission spéciale vers la nuit du Sabbat…
Il s’arrêta un instant, tourna son visage ivre vers la chambre de Garibaldi et s’écria : «  Giuseppe, ma mère ne m’aime plus ! »  En disant cela, il mâchait l’air frais entre ses dents. Tandis que ce prêtre venu de l’étranger dormait, là-haut, il allait donner une « leçon » aux antifascistes. Enveloppé de métal comme un serpent, le ventre en feu et le membre dur, il allait glisser sur la route comme un adolescent excité.
Avant de plonger dans un sommeil noir comme du jais, Ghislain avait ouvert l’enveloppe. Dans la maison de Fata, tout le monde fut réveillé par un cri si aigu qu’on pouvait l’entendre jusqu’à la rue. Mais Orso ne pouvait pas le percevoir : à ce moment là il roulait déjà sur ses roues de caoutchouc en savourant le paradis…

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Orso Fata est le deuxième à partir du côté droite (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Mais, avant ce hurlement, que s’était-il passé à l’intérieur du Palais des Fata ? Tandis que Céleste nettoyait sa soutane et brossait son chapeau, Ghislain s’était réfugié dans la chambre de Garibaldi, avait fermé la porte à clé et s’était dirigé vers le grand lit à la couverture rouge. Il serrait le paquet de sa mère contre sa poitrine, sous la robe de chambre à ramages de Niba. Il portait les pantoufles de toile de la communauté, mais il n’avait pas fait d’examen de conscience. Il n’en avait pas le temps.
D’abord il posa sur le lit les objets emballés dans le paquet et les disposa méticuleusement par ordre de grandeur. Même s’il avait peur, voulait que ce moment dure une éternité. Rien ne serait peut-être plus comme avant.
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? » De nouveau, ces pas derrière la porte.
« Était-ce elle ? »
Il regarda le portrait de Garibaldi. Giuseppe lui sourit : « Moi aussi j’ai été trompé… »
Sur le lit il y avait maintenant trois objets. Le plus grand, qu’il avait deviné au toucher, dans la maison de Regina Coen, c’était le petit tableau d’Icare.
« Voilà où l’avait mis sa mère. Pourquoi ? Ne voulait-elle pas qu’il se pose trop de questions ? »
Le deuxième objet, le plus mystérieux, formait dans le paquet une étrange protubérance. C’était une petite tasse à café blanche, parfaitement conservée. Ghislain se souvint des fragments de porcelaine qu’il avait ramassés, alors enfant, sous le fauteuil de son père. Cette petite tasse avait-elle un lien avec cette mort ?
Le troisième objet, pour ainsi dire, était une enveloppe sur laquelle se détachait l’écriture nette de sa mère. À l’intérieur, un billet : « Regarde derrière l’image de Garibaldi. »
Ghislain resta songeur pendant quelques instants : « Maman !», murmura-t-il. , Puis il monta sur le lit et fit glisser deux doigts derrière le petit cadre accroché au mur. Ses genoux tremblaient. Il sentit un clou, puis un autre, jusqu’au moment où il effleura quelque chose qui ressemblait à du papier… Il tira. C’était une lettre qui lui était adressée…

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Claudia Patuzzi

Regina Coen (Zérus – le soupir emmuré n. 70 )

03 mardi Déc 2013

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« Le féminin éternel« , Roma, 1906, illustration de Aleardo Terzi.

Regina Coen n. 70, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 266-274, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Après une entrée entourée de glaces et les vingt marches de l’escalier en colimaçon, Ghislain fut introduit dans un salon parsemé de livres, qui semblait occuper à lui seul tout le premier étage. À travers les trois portes-fenêtres grandes ouvertes, le vent soufflait sur les rideaux de mousseline couleur lilas.
En descendant l’escalier de pierre, on tombait sur une petite étendue de graviers, où trônait un figuier. « C’est un immense jardin suspendu, une île au milieu du ciel ! » pensa-t-il, égaré, tandis qu’Henriette et ses amies, désinvoltes, disparaissaient parmi les plantes et les sentiers…

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Henriette dans le jardin de Regina Coen.(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Entre-temps, Madame errait au loin, habillée de blanc, avec un panier à la main, le buste droit serré par une centaine de petits boutons. Elle cueillait les fruits un à un, tandis que le soleil éclairait sa mèche gris-bleu… « C’est bien lui… », sursauta-t-elle en se dirigeant vers le salon où l’on avait introduit Ghislain. « Mon Dieu, dans quel état il est ! Où est-il le petit garçon tendre que j’avais connu au café chantant ? Qu’est-ce qu’on lui a fait ? » Comme si c’était hier, elle se rappela ce petit être en proie à la panique, qui s’était finalement calmé en entendant la voix de sa mère. Elle perçut de nouveau son soupir de soulagement : « J’ai retrouvé maman… ! »

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Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir )

Ils se rencontrèrent dans le salon. Ghislain entendit son souffle anxieux.
— Mets-toi à l’aise, Ghislain, bredouilla-t-elle en français.
Il leva brutalement la tête tout en ôtant son chapeau. « Qui est cette femme qui m’appelle par mon prénom ? »
Il y eut d’abord un moment d’embarras. « Noir et blanc, quelle horreur ! » ne cessait-elle de penser tout en observant cette soutane de prêtre se détachant brusquement du fond de mousseline. Ensuite, elle s’arma du courage d’accueillir ce malchanceux par l’indulgence d’une princesse distraite. Pourtant cette attitude bienveillante cachait une pensée en cage… Dans un élan, elle saisit sa main et dit : — j’ai connu ta mère à Bruxelles ! Nous étions jeunes alors… lui murmura-t-elle avec l’indulgence d’une princesse distraite, tu me reconnais ?
Ghislain sourit faiblement. Il s’était parfaitement souvenu de la scène du café-concert : sa mère et cette dame toujours élégante étaient dans une loge. Elles parlaient sans relâche… il n’arrivait pas à se frayer un chemin entre les chaises tandis que Germaine, sa tante, dansait sur l’estrade. Puis le son revint aussi, d’abord léger et peu à peu plus scandé, du nom de la dame inconnue : « Regina Coen.»
— Tu me reconnais ?
— Oui.
— Tu te souviens ?
— Oui…
Les mots sortirent sans effort. Ils parlaient français. La peur disparaissait peu à peu avec le salon et le jardin. C’était comme si sa mère était là avec eux et qu’elle n’était pas morte. Ghislain remercia Dieu, Saint-Nicolas et Sainte-Gudule. Cette dame avait connu sa mère, elle était en train de lui parler d’elle…
Regina le conduisit vers un secrétaire où des photos s’étalaient.
— Tu sais Ghislain, avant le début de la guerre, à Bruxelles, je voyais Genny et Niba tous les jours. Puis j’ai dû partir. Tu vois cette photo ? C’est nous — Eugénie, Germaine et moi — au café-concert. Ta mère a ouvert son ombrelle… Après, je l’ai revue ici, en Italie, en octobre 1915. Et plus tard aussi, en 1919. Elle regarda dehors, à travers la porte vitrée. Personne ne pouvait les entendre. Cependant, elle parlait avec effort : — j’ai rencontré Geny dans la maison des Fata, avant son départ pour Bruxelles. Elle se faisait beaucoup de soucis pour toi… Tu m’écoutes ?
Ghislain ne pouvait pas parler. Un nœud lui serrait la gorge.
— Ta mère avait peur de mourir… continua la femme, avec un effort visible.
— Mais….
— Écoute !
Maintenant, la dame faisait les cent pas dans le salon, en frottant les mains sur sa robe comme si elles étaient trempées.
Ghislain était debout au-dessous du lustre vénitien. Les courants d’air faisaient tinter les pendants de verre sur un fond irréel. La lumière du soleil et l’ombre du jardin projetaient d’étranges formes dans le salon. Tout y bougeait et en même temps tout y demeurait immobile, depuis des siècles peut-être.

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Geny Balthasar.(cliquer sur la photo pour agrandir)

Regina Coen ne dit rien. Elle revint d’un pas décidé vers le secrétaire. Elle ouvrit le tiroir de gauche avant d’en sortir un petit paquet :
— Elle m’avait dit de te donner ceci si jamais il lui arrivait quelque chose, proféra-t-elle en hâte. Je ne savais pas comment faire pour me mettre en contact avec toi. Je pensais que tu viendrais vivre en Italie…
— Mais mon grand-père…
— Tiens.
Le paquet était lourd, pourtant vaguement familier dans la forme. Étaient-ce des lettres ? Mais c’était trop dur, il y avait quelque chose qui pointait au milieu.
— Ta mère ne m’a rien dit sur son contenu… elle chuchota, comme pour s’excuser. « Mais, qu’est-ce qu’il fait ce garçon ? m’entend-il ? Il fait trop chaud, aurais-je dû peut-être aérer le salon… »
Ghislain vacilla et saisit le bras de la dame : — ma mère…, il murmura, en étouffant ses sanglots sur sa poitrine.
Après une seconde, Regina se raidit. Maintenant, elle voulait s’écarter : — excuse-moi ! J’ai peut-être trop parlé… Où est ta sœur ?
À ce dernier mot — ta « sœur » —, elle rougit visiblement. Ses lèvres restèrent suspendues sur un son qui ne voulait pas sortir et ses paupières cachèrent son regard, devenu tout à coup fuyant.
Ghislain frissonna. Une distance infranchissable le séparait pour toujours de cette femme. « Elle sait très bien ce que ce paquet contient » !
— Va jouer, va chercher Henriette…
« Elle ne veut pas que je sache… quoi ? » pensa-t-il avec horreur.
— Qu’attends-tu ? Dépêche-toi… s’écria Regina, le poussant vers la porte vitrée donnant sur le jardin. Ghislain leva la tête pour répondre, pour lui demander… mais déjà elle lui tournait les épaules, en train de monter à la hâte à l’étage supérieur. Il se retrouva tout seul en face du jardin inconnu. Ce brusque refus l’empêchait de se déplacer et de sortir… « Que s’était-il passé ? Où dois-je aller ? Pourquoi cette femme s’est-elle comportée de cette manière ? »
D’un coup, l’image souriante de sa mère s’interposa. Il se tourna et revint en arrière, jusqu’à l’étagère en acajou. Une bouffée de chaleur lui rougit les joues alors qu’il voulut observer, seul, l’image d’Eugénie qui brandissait son ombrelle avec nonchalance. « Où est-elle cette image ? Oui, je m’en souviens maintenant, au bout du secrétaire, sur la droite. » Sa main tâtonna dans le vide : la photo qu’il avait vue juste avant, alignée avec les autres, la photo de Gény que Regina avait apportée de la Belgique avait disparu ! À sa place, il y avait une tache sombre, à peine effleurée par un voile de poussière.

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Henriette,avec le chapeau blanc, en présence de ses amies. (cliquer pour agrandir)

Ghislain était planté sous le figuier, quand Henriette se dessina en contrejour et lui cria :
— Qu’est-ce que tu fais cafard ? Viens jouer avec nous !
Il était si drôle dans sa soutane noire, et encore plus étrange avec ce lourd chapeau parmi le jaune tapageur des frésias et les grappes rouges des groseilliers. On l’entraîna dans la serre, on l’obligea à grimper sur le figuier, on lui fit manger du muscat, on l’aspergea de véritable eau de source et, sans aucune honte, on salit son chapeau. Quand ils arrivèrent aux Remparts, Ghislain essaya de se pencher au-delà de la mince barrière de fer, mais il fut près de s’évanouir. Croyant que c’était une blague, les enfants le recouvrirent de fleurs de câprier, en chantant : « Le cafard est mort ! Vive le cafard ! »
Avant que les fourmis et les insectes ne le dévorent, tandis que le soleil frappait sur son front et que les monts Sibyllins s’évaporaient, Madame daigna le secourir, en l’emmenant à l’intérieur, où elle le fit asseoir sur un coussin.
À compter de ce jour-là, ils ne revinrent plus dans le jardin, et la dame ne les invita plus à prendre le thé avec les petits fours. S’ils la croisaient dans la rue, elle se montrait toujours très pressée. Mais elle évitait surtout de regarder Ghislain dans les yeux.
À chaque rencontre, un malaise général s’emparait de lui. Il avait ouvert le paquet, désormais. Lui aussi savait. Mais pourquoi s’était-elle comportée ainsi ? Pourquoi avait-elle enlevé la photo de sa mère du secrétaire ? Pourquoi ?

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Claudia Patuzzi

Le Mura da Sole (Zérus – le soupir emmuré n. 69)

01 dimanche Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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ghislain, giardino, henriette, luglio 1928, Macerata, Marche, Mura da Sole, Nino, Orso, Regina Cohen, Zérus 69, Zérus le soupir emmuré 69

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(cliquer sur la photo pour agrandir)

Le Mura da Sole n. 69, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 264-266, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cet après-midi-là, Henriette prit la main de Ghislain en lui murmurant à l’oreille :
— Nous allons manger des figues dans un jardin.
— Je ne sais pas ce que c’est.
— Quoi, les figues ? lui murmura-t-elle à l’oreille. En voyant son air désolé, elle ajouta :— Une dame veut faire ta connaissance.
— Quelle dame ?
— Une vraie dame ! Il y a aussi des bicyclettes.
— Je ne sais pas y aller.
Sa sœur lui rit au visage. Puis elle s’engouffra dans l’escalier en bois.
— Fais attention à ne pas te prendre les pieds dans la soutane ! s’écria-t-elle avant de disparaître à l’étage en dessous.
Elle était maintenant au cœur de l’usine de bière.
— Arrête-toi, Henriette ! Ne cours pas si vite ! haletait-il. Le vrombissement des moteurs recouvrait sa voix.
Ghislain n’aimait pas les escaliers et les galeries souterraines de l’usine, les soupentes de bois avec les poutres disjointes, le fracas des embouteilleuses, l’odeur de fermentation de la bière avec ses exhalaisons sucrées d’alcool et d’anhydride carbonique, le sol glissant et toujours trempé par les éclaboussures. Seule la balance en fer l’enchantait, pareille à une vieille guillotine, où se pesaient tour à tour Henriette et Nino.
Sa petite sœur, au contraire, voletait entre les gouttes des chaudières, frôlant les cuves de fermentation et les coins rouillés imprégnés de tétanos de l’embouteilleuse sans se tacher ou se blesser de manière grave. C’était une mangouste à la chasse aux rats et aux serpents, à la recherche d’anfractuosités et de tanièqres secrètes. Elle s’arrêta à mi-parcours : — Cours Ghillino, l’oncle Orso nous attend avec le camion !
« Jésus, où est-elle passée ? Je ne la retrouve plus… »
Un instant plus tard, un casque noir pointa depuis la fenêtre du camion :— Cours ! Monte ! Ghislain eut juste le temps de saisir d’abord la petite main tendue vers lui et puis la large patte d’Orso… le camion le traînait déjà en dehors de la cour.

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Le Mura da Sole: les ramparts sud de Macerata.(cliquer pour agrandir)

Orso portait les lunettes de soleil. Ses cheveux resplendissaient contre la tôle du camion comme du cuir vernissé. Il souriait sans raison. Henriette et Ghislain se retrouvèrent comprimés dans la cabine avec la sensation de piloter un avion. Dans le fracas tourbillonnant des roues, l’Institut et ses souvenirs furent déchirés par le vent, pour s’évanouir dans les fumées du tuyau d’échappement. Arrivé sur une place, le camion frôla le monument de bronze de Garibaldi.
— Celui-ci est le fils d’un démon et d’une sainte, s’écria Orso, avant d’appuyer avec plus de force sur l’accélérateur.
Le camion s’arrêta devant les Mura da Sole :
— Nous voici au bout ! hurla Orso en les jetant brusquement par terre.
— Allons dans le jardin ! s’écria Henriette.

003_giardino Coen 180Henriette dans le jardin de Regina Cohen.(cliquer pour agrandir)

Ghislain resta seul. Le camion était déjà parti et le silence s’étendait sur la route comme un calque. Il sentit la densité étouffante de l’air et un bruit de tambour, un grondement sourd qui martelait en lui. C’était son cœur. Avec un effort surhumain, il atteignit le portail mi-clos. Son ombre le recouvrit entièrement. Avec sa soutane et son chapeau, personne n’aurait pu le distinguer. Pendant plusieurs minutes, il resta immobile sous l’arche, dans la fraîcheur humide de la pierre. Que devait-il faire ? Où était ce jardin ?

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Henriette avec une amie à la campagne.

Claudia Patuzzi

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