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décalages et metamorphoses

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Archives Mensuelles: décembre 2013

Cadeau de Noël (Histoires drôles n.19)

24 mardi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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Cadeau de Nöel n.18, chants de carnaval, e-books, e-lecture, histoires dröles n.18, laurent le magnifique, livre numérique, livre-papier, média, numérique, tablettes, télévision

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dessin de Claudia Patuzzi (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Lequel sera le préféré parmi les cadeaux de Noël 2013 ?
Même si le monde est en train de changer à toute vitesse,  il y aura toujours un sapin de Noël ou une crèche ; pour le dîner, un poulet ou une dinde avec des pommes de terre et, bien sûr, les omniprésents spaghettis ; comme dessert un « panettone », des tourons, des chocolats avec l’immortelle « galette des Rois »… Mais qu’est-ce que nous allons découvrir au-dessous de l’arbre ? Surtout des tablettes numériques, de e.books ou alors un monstre bifront ? « Un drôle de smartphone censé renvoyer l’iPhone au rayon des antiquités numériques ? » C’est la dernière nouveauté dans le domaine numérique, le Yotaphone, un smartphone à deux écrans, recto et verso, assemblé en Chine et commercialisé en Russie. ( Libération, lundi 9 décembre 2013, « Yotaphone, appareil double face »)
Je pense avec nostalgie aux Noëls de mon enfance, aux interminables nuits insomniaques, les yeux écarquillés dans l’obscurité, le souffle étranglé par l’attente… Au contraire, le jeune garçon du dessin semble  désorienté jusqu’à l’accablement, presque écrasé…  Est-ce que la Noël sera de plus en plus subjuguée par le nouveau marché « virtuel-numérique » ?

Dans un article du Le Figaro le 30 août 2013, intitulé « Le livre numerique fait sa rentrée », nous lisons : « jamais rentrée littéraire n’aura été si numérique. Cet automne, la quasi-totalité des 555 œuvres lancées en librairie devrait aussi sortir en version e-book. En 2011, seuls 40 % des publications étaient concernées. «La numérisation des nouveautés est désormais pratiquement systématique», se félicite Marie-Pierre Sangouard, directrice des contenus Kindle chez Amazon. Est-ce l’avènement tant annoncé du livre numérique? «Il faut distinguer usages et marché. Côté usages, la bascule s’est effectivement produite», estime pour sa part Hadrien Gardeur, fondateur de la librairie en ligne Feedbooks, citant à l’appui des succès du domaine public comme Les Fleurs du Mal (850.000 téléchargements). Mais si l’«e-lecture» passe de plus en plus dans les mœurs des Français (15 % ont essayé, contre 5 % il y a un an), l’achat d’e-books ­reste, lui, marginal. Le numérique ne représente encore que 3 % du chiffre d’affaires du livre en France, contre 12 % au Royaume-Uni et 22 % aux États-Unis. Outre le temps d’adaptation, plusieurs facteurs expliquent la faiblesse du marché… »

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Une typique famille italienne regarde la télévision dans les années cinquante. Une grosse radio trône au-dessous de la TV. Les deux médias coexistaient encore, comme aujourd’hui le livre papier et l’e-book.
Le chat noir, aveuglé par le flash, fixe le photographe de ses yeux fluorescents. Les félins, même s’ils sont curieux, ne se laissent pas séduire par les médias. Ils préfèrent faire leur petit sommeil sur un vieux fauteuil…

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La Noël s’approche, mais dans l’atmosphère on entend des échos inquiétants. Un chant profond et triste retentit dans l’air, en recouvrant la rue d’un tapis coloré.  Une grande manifestation se déroule lentement, avec des banderoles et des drapeaux… Pour ces gens égarés et en détresse, la Noël est chargée de douleurs et de difficultés…
D’un coup, je découvre une espèce d’ombre, entourée par un halo lumineux, qui se profile sur le mur d’un immeuble : ce n’est pas la silhouette d’un fantôme, mais celle d’un homme avec un chapeau. Il semble lire… mais quoi ? Un livre ou une tablette ? Ou alors est-il en train de taper sur son portable ?  Qu’importe ? Quoi qu’il en soit, il reste complètement immobile, indifférent aux chants, aux hurlements, à tout. Telle est la force d’internet, de la lecture et de l’écriture ! Trois domaines qui se confrontent de façon invisible, aujourd’hui, l’un avec l’autre…

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Pour  fêter la Noël 2013, mes chers amis, je vous offre ce vase avec des pignes que j’avais ramassées par terre, un jour, au-dessous des pins de mon Lycée, où j’enseignais la littérature italienne et latine. Il trône sur une nappe de tournesols et d’olives savoureuses de Provence. Le pouvoir des cinq sens ne meurt jamais !
Ce que disait le grand Laurent le Magnifique :

Combien belle est la jeunesse :
Elle ne cesse de fuir.
Qu’à son gré chacun soit en liesse,
Rien n’est moins sûr que demain.
C’est Bacchus et Ariane,
Beaux et brûlants l’un pour l’autre…

(« Chi vuol esser lieto, lieto sia,
Di doman non c’è certezza ! »
)

(Laurent le Magnifique, Chants de carnaval, chanson de « Bacco et Arianna »)

Je vous souhaite un joyeux Noël !

Claudia Patuzzi

Pourquoi pas? (histoires drôles n.18)

19 jeudi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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A la lune idylle, bouquiniste, Europe, FIAT 500, Ford Ka, Giacomo Leopardi, histoires dröles n.18, idilli, Jaguar, joaillerie Bulgari, Pourquoi pas? n 17, rue des Vinaigriers, X Arrondissement

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« O douce lune, je me rappelle,/ sur ce col même – voilà, l’année revient – / je venais te mirer plein d’angoisse;(…) Et cependant me plaît/ la souvenance, et de compter les âges / de ma douleur… », dit Giacomo Leopardi, se souvenant de ses chagrins. Et continue : « O comme est chère, dans le temps juvénile … la souvenance de choses disparues, encore que tristes et que le tourment dure … ». (« A la lune« , composée probablement en 1819- Piccoli idilli, XIV, 1927)

Je suis d’accord avec Leopardi. Mais, quelle valeur a-t-elle la « souvenance » quand on vit en  décalage, dans un autre pays, dans une autre ville ? Dès que j’habite Paris, le présent et le futur se sont frayé sournoisement un chemin dans certains souvenirs, laissant flotter le filet, en tissant de nouveaux entrelacements tout en creusant des trous imperceptibles dans cet ancien et somptueux tissu.  À pleins poumons, la ville nouvelle crie son nom et sa volonté, se faufile dans la serrure de la porte, frappe séduisante contre les vitres, tremblote menaçante dans la cheminée et, ne faisant qu’un avec une rafale, elle m’ébouriffe les idées et les cheveux dans un corps-à-corps quotidien. Depuis ses vertes collines, Rome nous regarde avec l’indifférence  d’une dame grosse et orgueilleuse. « Faites ce que vous voulez ! Je demeure toujours la même… », pense-t-elle, allongée en face du couchant rouge de sang comme une immense femme en marbre, satisfaite et immuable…
Mais aujourd’hui, un souvenir s’est dérobé au siège parisien.  J’errais nonchalamment dans le X Arrondissement quand j’ai vu la vitrine d’une agence de voyages : un gigantesque puzzle de l’Europe…

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« Depuis combien de temps ne pars-je pas en voyage ? », me suis-je demandé. « Certes, Paris ce n’est pas qu’une seule ville, elle est formée par l’ensemble de ses villages-quartiers divers, dont chacun s’exprime selon sa propre personnalité, son architecture, ses habitants, sa position… même l’air, le soleil et le ciel changent d’un quarter à l’autre… c’est une capitale faite d’une myriade de pays différents : un puzzle. À quoi bon de voyager, me dis-je donc, tandis qu’une autre voix ne cesse de susurrer : Et si, au contraire, je sortais de Paris ? »
Ouf ! Je décide de ne pas y penser et j’avance sur le même trottoir. Juste après je côtoie un énorme magasin de voitures ou trône, prisonnière de son immobilité, une automobile. Je l’observe abasourdie : cette voiture, luisante comme un miroir, affiche la même inaccessibilité que le gros diamant de la joaillerie Bulgari à Rome, avec son baldaquin en soie rouge. Je m’approche avec circonspection. C’est une splendide Jaguar couleur du plomb !

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J’ai honte de mon enthousiasme de consommatrice. Depuis mon installation à Paris j’ai arrêté de conduire, enchantée par le métro et le confort des grands trottoirs parisiens, sans compter les bus toujours comblés de vieilles dames. Avant de partir, j’avais vendu ma dernière voiture, une  « Ford-Ka » noire plus rapide qu’un pur-sang… À l’improviste, je me souviens de mon ancienne FIAT 500, fidèle jusqu’à l’immortalité, que j’eus comme prix de fin d’études à mes dix-huit ans…

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Rome, défilé de 500-Fiat (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Combien de randonnées ai-je faites avec mon chien Grog, en haut et en bas de la route « Panoramique » de Mont-Marius ! Combien d’incidents nocturnes pointillés  des rages de mes parents ! En regardant la Jaguar  je me vois comme je suis maintenant : réduite à la condition piétonne, chaussures sans talons, lunettes de soleil antireflet, sac à dos d’une grande capacité, un mini-parapluie, les tickets du métro dans la poche… La nostalgie de ces quatre roues d’antan me serre le cœur. Et si j’achetais une voiture ? Impossible ! Non, bien sûr qu’elle ne serait pas une Jaguar, mais une voiture économique, d’occasion, ou même un fourgon déguisé en caravane, peint comme un Peau-Rouge… »
Pendant un instant, je me vois en Bretagne, à Saint-Malo ou à l’ile de Ré, ou alors en Laponie, à Berlin, dans l’archipel frison de Sylt, en Danemark, à Gand ou en Écosse… Mais l’enchantement ne dure qu’un instant. Un drôle de petit homme (peut-être ma conscience) me scrute d’un air sévère, avant de me hurler : « Arrête ! N’as-tu pas honte ? »

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Sur la voie du retour, je m’aperçois que le Paradis n’est pas si loin que cela. Il est bien à la portée de mes mains. Pourquoi dépenser autant d’argent ? Est-il vraiment nécessaire pour ébaucher des rêves grandioses ? Au contraire, il suffit de tellement peu pour y accéder ! Ouvrir une porte, entrer chez Maurice, dans sa cuisine !

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… ou chez le bouquiniste de la rue des Vinaigriers : se perdre en ces vieilles pages imprimées, ainsi fascinantes, dans ces livres retentissants de vives empreintes humaines, dans les images ou les dessins, dans les bandes dessinées…  incunables d’autant de petites lunes de Leopardi, à chaque fois différentes et séduisantes, récurrentes et antiques…

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« Pour voyager, ce n’est pas la peine de laisser Paris », je pense, tout en grimpant l’ancien escalier en bois, avant d’ouvrir ma porte. Mais une voix minuscule ne cesse de me taquiner : « peut-être un autre jour, pourquoi pas ? «
« Pourquoi pas ? » je répète à moi même, en refermant la porte.

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Claudia Patuzzi

21.12.2013. Aujourd’hui, sur L’épervier incassable, le blog de Serge Bonnery (@sergebonnery), vous trouverez l’article « Dissémination : raconter une histoire avec Claudia Patuzzi », concernant mon roman « Zérus, le soupir emmuré ».

Après Zérus… (Zérus – le soupir emmuré n. 79)

16 lundi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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fin du roman Zérus, ghislain, le soupir emmuré 79, lunes jumelles, merci aux lecteurs, Zérus

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La nuit est tombée. Le roman de Ghislain est terminé et je me retrouve de but en blanc seule, encore suspendue entre mes racines et…  De l’autre côté de la rue une petite lune floue pointe au milieu des arbres :  « Courage ! » semble-t-il qu’elle me dise. « En fin de compte, tout s’est bien passé… »

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(Cliquez sur l’image pour l’agrandir)

Le chaos règne dans mon bureau  : un enchevêtrement de photos, papiers, feuilles, notes… C’est le monde de l’après création, qui reste suspendu dans l’imaginaire  comme dans un nuage. Le visage triste et souriant de Ghislain bourdonne encore dans  mon cœur comme un insecte amadoué, sur le point de s’envoler..
Deux lunes jumelles me fixent : les deux côtés de la vie ? Le passé et le présent ? Et pourquoi pas le futur ?

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Un illusion, peut-être…

Claudia Patuzzi

P. –S. Un grand merci à ceux qui ont partagé cette expérience !

Le chêne mutilé (Zérus – le soupir emmuré n. 78)

15 dimanche Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Corinne Tibet, fin, Ghisalin, henriette, la petite fée, Latium, Lavinio, le jardin, Lido de lys, Rolando, Zérus 78, Zérus le soupir emmuré

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Henriette et Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Le chêne mutilé  n. 78, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 306-308, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Nous sommes en juillet, trois mois sont passés depuis la mort de mon oncle Ghislain et moi, comme toujours, je me promène à l’ouest du jardin. Le grand chêne a été émondé. Deux troncs sanglants, privés de force, se lancent vers le vide. Les plus fortes branches, qui s’entrelaçaient au-dessus du toit, ont été coupées.
— Le chêne était mangé par les vers ! explique Rolando, le grenier est plein de souris… il y a une charogne dans le grand pré…
Le matin, les rayons de soleil dessinent un rectangle de lumière qui divise en deux le côté ouest, comme des ciseaux. Je regarde le chêne désolé. Il n’a plus la forme d’un parapluie, il rassemble à un Mohican ou à un punk.
Je gifle l’air avec violence. Des centaines de moustiques tournent autour de moi, ballottés par le mistral.
— Ce sont des bestioles noires avec de petites pattes, un peu comme celles des puces… grommèle Henriette.
— Aïe !
— Gros porcs puants et casse-pieds ! proteste Henriette, en se réfugiant dans la maison.
— Quoi d’autre ? Lui demandé-je, amusée.
— Je ne peux pas utiliser trop d’adjectifs sinon ils deviennent prétentieux !

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Une question me tourmente encore. Quelle est la vraie raison qui m’a poussée, sinon obligée, à écrire l’histoire douloureuse de mon oncle ? Je ne crois pas que ce soit le mystérieux paquet, les trois tessons, la petite tasse avec la tour Eiffel, la photo de Ghislain que Santina fit à la veille de son départ… D’ailleurs, au commencement, je n’aimais pas trop le ton un peu plaintif de ses lettres, cet esprit replié sur soi et même satisfait de cette « détresse affective ».
Un jour, j’ai commencé. J’étais convaincue d’être entraînée surtout par le dédain et le désir de justice. En réalité, quelque chose de plus profond agissait en moi. Un de ses mots. Un mot où se condensait, à mon sentiment, sa voix, son âme secrète. En quelle occasion me l’avait-il dit ?
Hier, par hasard, j’ai trouvé, parmi de vieilles coupures de journal, une note que j’avais écrite pour répondre à une de ses lettres. Quelle lettre ? Je ne la trouvais pas. Quel chaos ! Pendant la nuit dernière, j’ai rêvé tout le temps de la chercher dans les lieux et les circonstances les plus incroyables. Rien, pas de traces de cette lettre unique. Ce matin, en me réveillant, j’avais tout oublié.
Puis, en m’accoudant à la fenêtre sur le « jardin interdit », les mots de mon oncle ont jailli de mes propres lèvres : « la vie est à moi, ma petite fée. Je le comprends maintenant, et peut-être est-il trop tard. » C’était la première fois qu’il me parlait de son deuxième amour, un autre amour après celui qui le liait à grand-mère Gény. Je me suis mise à regarder la vache qui frottait son museau contre la haie de pittosporum. Ce museau qui demandait de la tendresse au lieu du manger a activé mes souvenirs : « je t’ai ouvert mon cœur », me disait mon oncle, « parce que tu m’as ouvert le tien. Ou, du moins, tu m’as fait deviner qu’il y a une chose qui te fait souffrir, un obstacle difficile à franchir. Peut-être, tu as déjà sauté le pas qui te séparait du bonheur. Le bonheur va plus vite que la poste, parfois. Mais si tu ne l’as pas encore sauté, fais-le, vis ta vie, sans entendre ni freins ni conseils. Je suis sûr… »
Je ne réussis pas à me souvenir de quoi mon oncle Ghislain était sûr… Cette lettre, la seule lettre dans laquelle il s’est occupé de mes vicissitudes personnelles, je l’ai perdue.

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Au début de l’après-midi, le chêne mutilé dégage encore une ombre fraîche qui effleure la haie du grand pré. Les moustiques ont disparu et sur le côté ouest règne la tranquillité. Henriette dort, tandis que Rolando, assis dans la véranda, est concentré sur ses mots croisés. C’est l’heure universelle de la digestion, partagée par toute l’espèce humaine. Durant cet intermède pacifique, je reste assise à une petite table à l’ombre du chêne. Entre mes mains, l’album photo de mon oncle. Je le caresse avec dévotion. C’est un vestige précieux. C’est le journal de sa nouvelle jeunesse, de son amour romantique et sénile. Qui a dit que les vieux ne peuvent pas aimer ? Sûrement quelques êtres frigides à la faible imagination. Maintenant, je suis satisfaite : Ghislain a connu, même tardivement, une réparation. Mais il suffit que j’ouvre l’album de nouveau et voilà que le souffle me manque : chaque page présente des espaces blancs, des œillets vides. J’observe cette ruine qui se répète à intervalles réguliers — une ou deux photos qui manquent — avec un rythme aussi logique qu’implacable : quelqu’un a enlevé toutes les photographies où mon oncle apparaissait souriant et heureux avec Corinne Tibet ! Elle y figure parfois, mais elle est toujours seule, tellement petite et lointaine qu’on peut la confondre avec le paysage et les reflets aveuglants des marées…

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FIN

Claudia Patuzzi

La revanche ( Zérus – le soupir emmuré n. 77 )

14 samedi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Bartolomeo fata, bruxelles, Corinne Tibet, garibaldi, ghislain, La revanche après 1985, Lido de lys, Lido dei Gigli, Pape Jean, Zérus 77, Zérus le soupir emmuré 77

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« Il faut se méfier du bonheur: elle rend les hommes aveugles. »

La revanche  n. 77, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 302-305, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un jour, l’Institut était en ébullition. Le frère directeur hurlait et Corinne Tibet, la secrétaire, pleurait à gros sanglots en se mouchant toutes les deux minutes.
— C’est un scandale !
— Que s’est-il passé ? demanda aimablement le professeur Ghislain.
— Elle veut les arriérés de trente années de travail. Elle n’y a pas droit.
— Trente ans ! s’exclama Ghislain, incrédule. Il regarda cette petite dame grassouillette pour la première fois de sa vie. Jusqu’à cet instant, il l’avait confondue avec ses élèves, leurs sœurs et cousines qu’il rencontrait aux fêtes de fin d’année. Ou peut-être l’avait-il recensée parmi les remplaçantes de passage : un manteau avec le col en fourrure, un capuchon sur la tête, un foulard.
— Nous l’avons gardée avec nous comme si c’était notre fille. Et maintenant, elle se retourne contre nous. C’est un scandal !  continua le Directeur. Ghislain se taisait. Il observait perplexe tous ces chiffres que peut-être quelqu’un d’autre avait préparés pour elle.Corinne Tibet, pâle comme une morte, ne parvenait même pas à parler.
Ghislain commença à réfléchir. Il pensa au silence d’Overijshe et à tous les « silences » qui avaient marqué sa vie à feu et à sang. Il pensa à l’Accusation et à l’Avertissement. Il revit Niba qui parlait de la Démobilisation s’enfuiant dans la cage d’escalier de la rue du Remorqueur. Il relit mentalement toutes les lettres qu’il avait écrites, que quelqu’un avait cachées ou déchirées. Il écouta de nouveau, comme si c’était hier, les pleurs de son père Paul et la voix embarrassée d’Henriette dans le cimetière, qui lui disait : « Quelle sœur ? » Enfin il se souvint des yeux d’ardoise de son grand-père, des trois fragments ramassés à la mort de son père et de la lettre de sa mère qu’il avait découverte à Macerata.
Ghislain se sentit étouffer sous ce poids. Il leva la tête vers la fenêtre et regarda le ciel que les nuages traversaient, libres et flottants. Où avait-il déjà vu cette image ? Voilà, à présent il se souvenait : c’était Bartolomeo Fata qui lui avait montré le bout de ciel bleuté que la cour de l’usine enserrait. Que lui avait-il dit ? De but en blanc Ghislain  entendit de nouveau sa propre voix résonner comme un écho : « Le ciel change toujours, comme la vie… »

002_Torre180Macerata, la tour « Montana »- Mura da Bora.(cliquer pour agrandir la photo)

— Elle veut les arriérés ! hurla le directeur pour la seconde fois. Mais Ghislain ne l’écoutait plus. Au-delà de ces tristes murs, suspendue dans le vent sur la terrasse, la chambre de Garibaldi lui était apparue plus rouge que jamais. Là-dedans, la voix du Héros, confondue avec le rythme accéléré de son cœur, lui murmurait : « Qu’attends-tu ? Courage! »
Quand il détacha le regard de la fenêtre, Corinne Tibet avait cessé de pleurer et le fixait en silence. Le directeur aussi, stupéfait, retenait son souffle. Que lui arrivait-il ? Finalement, il tapa du poing sur la table et affirma d’une voix claire : — Corinne Tibet a raison !
Ce fut un mois intense et explosif. Le bon et pieux Ghislain s’attira les critiques des Frères chrétiens, mais Corinne Tibet eut ses arriérés. À compter de ce jour, il commença à vivre avec la fougue d’un adolescent. Il passait des après-midi entiers à raconter à Corinne la maison en blocs de tuf sur la Méditerranée, sa petite fée Morgane, la découverte de la mer du Zwin, la blessure secrète qui le faisait souffrir, jusqu’à la chambre de Garibaldi et le bain dans l’orangeade. Quel âge avait-il ? Quatre-vingts ou dix-sept ? Ghislain savait seulement qu’il avait envie de courir et que maintenant il savait où aller.

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Ghislain et Corinne Tibet (cliquer pour agrandir la photo)

Corinne Tibet était une femme du nord classique. La peau et les yeux étaient clairs, comme sa bouche large et rieuse. Elle aimait le bleu foncé et le bleu clair, préférant de loin la soie au coton. Parmi ses volants, elle dévoilait la poitrine abondante des blondes. Cela n’était pas grave si elle avait quelques mèches blanches et des rides. On ne remarquait rien quand elle souriait.
Pour la première fois, Ghislain vivait en fonction d’une moitié « spéciale ». Il avait de véritables rendez-vous, qui n’étaient pas pour voir un parent ou d’autres frères chrétiens. Chaque après-midi, à quatre heures précises, il franchissait la grille de l’Institut. Elle l’attendait quelque part et pendant à peu près une heure ils pouvaient parler à l’abri des regards malveillants, affranchis du souvenir de l’Accusation et de l’Avertissement. Une tasse de chocolat, une promenade sous les galeries Saint-Hubert, une pause à la librairie suffisaient à leur bonheur. Il parvint ensuite à organiser des excursions avec elle au château de Jehay, aux environs de Liège ou de Bouillon, dans l’âpre paysage du Luxembourg belge ou dans les Ardennes ou le Limbourg. En ces brèves parenthèses, ils déjeunaient dans un joli restaurant avec jardin, où ils pouvaient goûter l’ombre des arbres et les tartes aux fraises et à la crème.
Ghislain avait appris à s’habiller. L’été, il mettait des lunettes de soleil et un chapeau de paille, l’hiver il portait un paletot bleu, une épingle à cravate en or et un très beau parapluie. Avec elle, il avait même réussi à plonger son gros orteil laiteux dans les eaux de la Mer du Nord mêlées aux bleus des sempervivums.Le silence immobile et forcé d’Overijshe avait fini à jamais !
— Je remercie le Pape Jean et Garibaldi !

Après sa rencontre avec Corinne, je l’ai revu chaque été à la mer, dans la petite maison en blocs de tuf. Il courait plus qu’il ne marchait. Ce n’était pas la tenue africaine qui frappait mon imagination ou le panama bordé d’un ruban noir, mais son regard spécial.
— Viens, petite fée, je dois te dire une chose, disait-il, mais le temps manquait toujours. Moi aussi, emportée par mes pensées, je disparaissais soudain, comme sa mère.
Un été, je l’ai trouvé seul sous le Grand Chêne.
— Nous y voici, enfin je peux te raconter… mais l’anxiété l’empêchait de parler.
Soucieux, il regardait le grand pré. Une pâleur insolite recouvrait son visage : — Je suis seulement un peu fatigué. Puis il répétait la même phrase : il faut se méfier du bonheur, il rend les hommes aveugles.
De quel bonheur parlait-il ? Était-il amoureux ?

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Ghislain, Ardennes, Noël 1986 (cliquer pour agrandir la photo)

Claudia Patuzzi

Corinne Tibet ( Zérus – le soupir emmuré n. 76 )

13 vendredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Bruxelles 1985, Côte du Latium, Corinne Tibet, ghislain, jardin, Lido dei Gigli, Zérus 76, Zérus le soupir emmuré 76

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Corinne Tibet 76, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 299-302, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Une année s’est écoulée. Je suis de nouveau dans la maison au bord de la mer. J’ai dépassé la grille verte et je parcours l’enclos à l’ombre des feuillages. Je suis de nouveau prisonnière dans le présent éternel des chênes séculaires. C’est de nouveau l’été et c’est le seul jardin où il fait frais en plein juillet à six heures de l’après-midi. Cette fois aussi le temps se répète inépuisablement. Et pourtant, quelque chose a changé. Mon oncle n’est plus. Je ne recevrai plus ses lettres. Je ne serai plus « la petite fée » à qui confier son mystère et dévoiler, avec pudeur, son âme. Depuis que le « fait de Ghislain » s’est éclairci, je sens une brise nouvelle dans l’air, j’entrevois des pas invisibles qui coupent comme des ciseaux le grillage sur le grand pré. Partout — derrière les pittosporums, à côté des chênes —, il y a des passages et des chemins secrets. Partout, il y a l’activité intense de taupes et de lapins, et le frôlement des serpents parmi les fissures et les crevasses. Le jardin va se détruire. Du grand pré sortent des effluves mystérieux. Maintenant, je peux m’enfuir d’ici…
Un son de cloche déchire l’air calme du début de l’après-midi. Un Somalien veut vendre quelque chose.
— Va-t’en, s’écrie Rolando, défendant son enceinte comme un chien de garde. Le Somalien est sur le point de s’en aller, mais une lueur dans le regard l’arrête.
« Orr ! Orr ! » C’est un cri de guerre. Le cri sans espoir d’un autre intrus. Un invisible.
En un instant, le temps s’est arrêté. Je me dirige comme un automate vers le jardin à l’anglaise et longe le parterre de violettes. L’air est devenu gris, le ciel crasseux. Je pense à la vipère transpercée, à l’odeur asphyxiante des gaz d’Ypres et du DDT, à la grille toujours fermée, à l’oubli et à l’injustice qui effacent des vies sans pitié. Je tends une main, puis l’autre, vers ces fleurs fragiles, contre ce petit éden édulcoré… Un sourire, le même que celui de ma grand-mère Eugénie Balthasar, m’effleure les lèvres…

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À quatre-vingt-treize ans, Ghislain est mort assisté jusqu’à la fin par Corinne Tibet (1). Déjà à la retraite, quand il l’a connue, il était considéré comme le meilleur des confrères de l’Institut. Ils n’étaient plus très nombreux : les vocations se faisaient toujours plus rares, mais la Mort, elle, n’avait pas changé. Combien de confrères-professeurs étaient morts ? Un très grand nombre. Combien en étaient-ils restés ? Moins d’une quinzaine. Une des premières lettres de mon oncle reflète ce climat de désolation. 

Bruxelles, le 3 juin 1976

Que te dirais-je, ma petite fée ? Que je suis fatigué, paresseux, hanté par le sentiment d’être ridicule ? Je ne sais pas. Cela fait deux semaines désormais que je ne t’écris plus. À l’école, la vie est devenue toujours plus difficile. Nous sommes peu nombreux désormais pour contenir la course effrénée de la société, et les collègues en qui j’avais confiance sont morts. Tous. Quelquefois, au milieu des élèves, je perds mon calme. Je me mets en colère surtout à cause du peu de soin que certains professeurs apportent à la ponctualité, à la discipline, à l’ordre, à la propreté de l’école. Une négligence qui mûrit au détriment des études et de l’éducation des jeunes. Mon école ne ressemble plus à ce qu’elle était avant. Quelle différence ! L’ordre contribuait au succès des élèves. Maintenant vogue la galère, advienne que pourra. Pauvre navire, où va-t-il échouer ?

Un professeur déçu

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Ghislain dans son « appartement ».

À partir de 1985, l’Institut fut verni de blanc et restructuré. L’aile la plus ancienne fut reconstruite avec des pièces vastes et lumineuses destinées aux Frères les plus vieux. À la fin des travaux, Ghislain quitta sa chambrette et déménagea dans son nouvel «appartement ».
Dans cette nouvelle coquille, il apprit peu à peu l’art de profiter du jour présent. Carpe diem ! Maintenant qu’il était à la retraite, il voyait l’Institut avec les problèmes de la modernisation. Il avait Beethoven, Berlioz, Debussy, Mendelssohn, Stravinsky, son fauteuil, la radio, la télévision, les dictionnaires, les mots croisés et ses rêves. Était-il silencieux ? N’était-ce pas beaucoup mieux ainsi ? Il aimait s’habiller de bleu. La chemise blanche. La cravate assortie. Le visage rougeaud et sans rides. Les cheveux blancs et brillants. Il traversait un long couloir, entrait dans l’ascenseur et passait dans l’entrée protégée par de grandes baies vitrées. Il souriait aimablement. Un déjeuner rapide au réfectoire, puis un petit café en vitesse dans un bar. De temps en temps un anniversaire, un enterrement, un voyage à l’étranger. Un coup d’œil furtif en direction de la secrétaire au moment du salaire.
La secrétaire de l’Institut s’appelait Corinne Tibet, elle avait soixante ans ou peut-être plus, elle était très jolie, mais il n’avait jamais daigné la regarder. Le timide frère Iréné se contentait d’un bonjour, d’un bonsoir ou d’un merci beaucoup. Après il retournait dans son appartement, parmi ses euphories musicales et ses souvenirs. Qu’est-ce que la vie pouvait lui offrir encore ? Il avait quatre-vingts ans et en paraissait quinze de moins… mais c’était tard, un peu trop tard pour cultiver un désir impossible…

 Bruxelles, le 16 mai 1985

Et si moi je devais rencontrer « quelqu’un » qui partage mon état d’âme, mes rêves, ma joie céleste de la musique, alors oui, bien sûr, ce serait encore plus agréable. Suis-je étrange ? Un peu idiot ? N’y aura-t-il jamais « quelqu’un » d’assez spécial pour comprendre un vieux fou comme moi ? Et pourquoi se laisser toujours opprimer par les nécessités matérielles, les pensées douloureuses et le souci du lendemain ? Nous devons parfois nous mettre à l’abri des autres et de nous-mêmes, autrement nous serons dévorés. Dommage que je n’ai pas toujours fait ainsi ! Maintenant, je vois clair enfin : il n’est jamais trop tard pour bien faire…

Un épicurien

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Cliquer sur les dernières trois photos pour les agrandir.

Claudia Patuzzi

(1) Très récemment, quelques temps après cette publication, j’ai reçu une lettre d’une cousine de mon oncle, Bernadette, que vous pouvez lire ci-dessous, dans laquelle j’ai appris une nouvelle version du déroulement des derniers jours de Ghislain.

14 novembre 2014 16,34

Ma chère Claudia
Édouard vient de m’envoyer ton livre en français. Je l’ai lu en une journée, tant il était passionnant. Pauvre frère Marcel que de souffrance  et pourtant, quand il venait chez nous, il était toujours souriant, et jamais une plainte sur son sort.
Comment des adultes du même sang peuvent-ils être aussi cruels ? J’ai honte pour eux. La misère peut être très grande ! mais il doit toujours y avoir une place pour l’orphelin.
Ce qui est drôle, c’est qu’aujourd’hui, la famille est une vraie mosaïque de couleurs : J. est quarteron ; C. à 2 enfants sans père (non reconnus par leur père) et la dernière est colombienne  !!! D. a 2 enfants eurasiens, dont le grand-père est luxembourgeois et la grand-mère hongroise. Mes tristes aïeux doivent se retourner comme des crêpes dans leur tombe ! ! !
Nous, les enfants, nous savions que frère Marcel gardait un secret (honteux) pour la famille, mais nous étions trop jeunes pour comprendre. (On ne connaissait même pas le terme « bâtard » !)
Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que c’est l’hôpital Saint-Jean de Bruxelles qui nous a téléphoné pour nous avertir que frère Marcel était en clinique. Arrivés, André et moi, à Saint-Jean, on entendait, dans l’indifférence générale du personnel, frère Marcel crier de douleur. André a directement cherché une infirmière qui lui a dit qu’elle avait reçu l’autorisation de commencer les soins palliatifs, mais que le médecin avait oublié de signer cette autorisation ! ! ! C’est l’infirmière en chef qui a autorisé la première piqure de morphine. Après plus d’une heure de discussion, André a téléphoné au couvent pour qu’un frère vienne passer la nuit près de lui. Il lui fut répondu que frère Marcel était un « douillet »
C’est donc moi qui suis restée et André est parti à Waterloo pour s’occuper des 4 enfants. Une très gentille dame (2) a téléphoné 2 fois, mais frère Marcel était déjà dans le coma. À 2 h du matin je me suis réveillée en sursaut. J’ai senti un « changement » que je ne peux expliquer…
J’ai cherché l’infirmière. Inconscient, frère Marcel est mort à ce moment-là me tenant la main.
Ces souvenirs me sont revenus quand j’ai appris, par ton livre, l’amour d’enfant qu’il portait à maman. Il est mort tenant la main de sa fille. Encore merci pour ce beau cadeau. J’espère vous voir bientôt. Je vous embrasse tous.

Bernadette

(2) Probablement Corinne Tibet.

Au cimetière (Zérus – le soupir emmuré n. 75)

11 mercredi Déc 2013

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir )

Au cimetière  n. 75, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 292-298, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dès qu’il eut franchi l’entrée du cimetière, une émotion profonde s’empara de Ghislain. Ce n’était pas la mort, mais la vie. Un cloître entouré d’arcades et de colonnades délimitait un petit paradis terrestre. « Voici un au-delà à taille humaine ! Il n’est ni trop grand ni trop petit… »
Ils étaient sous les arcades. Ghislain remarqua la couleur rouge brique des murs et des colonnes jaspées par le blanc des pierres et par l’ivoire des chapiteaux. Les visages de porcelaine se succédaient comme les personnages d’un roman. On voyait d’abord des nouveaux nés joufflus et bons vivants qui riaient ; puis des adolescentes dans la fleur de l’âge, de jeunes filles provocantes, des vieillards moustachus à demi ivres, des bourgeois aux vestons croisés et des dames grasses et satisfaites ; on voyait en fin de timides forts myopes et indécis, des sœurs obèses et heureuses, de sinistres individus en uniforme, des barbouilleurs et des professeurs retraités. Tous chantaient un hosanna à la bonne santé en oubliant la mort. Tous, sans exception, semblaient les rescapés de copieux banquets. Ils s’arrêtèrent pour lire une inscription :

Pense que l’autre monde ne sera pas
comme ce triste monde !
Il ne sera pas comme ce triste
et sale monde-ci.
Ici, on subit le mal
pour faire du bien !
Seul à recevoir du bien
est celui qui a fait le plus de mal !

Ghislain ne comprenait pas, alors Céleste lança un regard panoramique sur le cimetière et dit :— Cela veut dire qu’au moins dans l’au-delà il y aura de la justice.
Au milieu du cloître apparaissaient les tombes des plus nobles et des plus riches, de petits temples néoclassiques, des cubes fascistes, des victoires ailées, des étreintes voluptueuses, des anges et des calvaires, de rares squelettes… Pas un seul petit diable. « Il y a même une pyramide et un vélodrome…» pensa stupéfait Ghislain.

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(cliquer sur la photo pour agrandir)

Partout, ce n’était qu’abondance de fleurs et gazouillis d’oiseaux ; que de rumeur de fontaines et courses d’enfants et de petites vieilles à la recherche d’eau. Mais quand ils arrivèrent près de la chapelle des Fata — une maisonnette avec un toit de briques —, Ghislain sentit qu’il lui manquait le souffle…
— Voilà, nous sommes arrivés ! dit Céleste.
Le ciel était devenu noir, les oiseaux ne chantaient plus. Les fleurs avaient cessé d’émettre leurs parfums et les couleurs s’étaient diluées dans une mer de larmes. Ghislain la vit immédiatement : derrière la petite colonne de gauche, avec les cheveux rassemblés sur les côtés et son profil incontournable, il y avait sa mère, Eugénie Balthasar ! Sur la pierre, enfermé dans un cadre ovale, son visage, tourné de trois quarts, lui souriait comme si la vie était encore une surprise. Sa grâce désinvolte et la naïveté de sa nuque le firent vaciller.

006_GenyCim-180( cliquer sur la photo pour agrandir )

— C’est toi, maman ! murmura-t-il en français.
— Ghillino, qu’as-tu ? Henriette s’était approchée de lui avec des chrysanthèmes dans une main et un arrosoir dans l’autre.
Ghislain dégagea son regard de l’image de sa mère et, finalement, il murmura, toujours en français :
— Ce n’est rien…
— Tatie, Ghillino se sent mal… cria Henriette.
Ghislain était assis sur les marches entre deux colonnes. Des moucherons rouges, petits comme des têtes d’épingle, tournaient autour de ses pieds. Il les écrasa du doigt, un par un, en laissant sur la pierre de minuscules taches de sang.
« Ici même, les anges sont des fantoches…Il n’y a que maman… Elle est un vrai ange ! » D’un coup, il vit Céleste, droite comme une statue.
— Que se passe-t-il, Ghislain, tu te sens mal ?
Il ne répondit pas.
— Henriette, Nino, il faut un mouchoir mouillé !
Les deux petits se bousculèrent un peu en trébuchant, puis ils disparurent derrière une Victoire ailée.
— Qu’est-ce que tu as ? Qu’as-tu vu ?
— Elle…
— Elle… ? Céleste lui enleva le chapeau. Qui est-ce que tu as vu, enfin ?
— Ma mère !
— Quelle mère ? Où ?
Ghislain tendit l’index vers cette image couleur sépia.
Céleste demeura immobile, en essayant de cacher sa fébrilité. D’un coup, elle décida de parler : — Eugénie Balthasar était ta mère ?
— Oui… balbutia Ghislain.
— Et alors, bon Dieu, Henriette et Nino sont ta sœur et ton frère ?
— Oui…
— Mais qui est ton père ?
— Il est mort. Il s’appelait Paul Mancini. Un Corse.
— Un Corse ? Et qu’est-ce qu’a dit Niba ? Qu’a-t-il fait ?
— Il m’a reconnu comme son fils…
— Mais Eugénie ne nous a jamais rien dit. Niba, non plus. Toi, on savait juste que tu étais un orphelin, un neveu d’Eugénie, un de ses parents nombreux… Céleste se tut. Elle avait peut-être proféré un sacrilège.
Ghislain émit un sanglot convulsif et martela de toutes ses forces les colonnes de la chapelle :
— Alors, personne ne le savait… Niba ne vous l’a jamais dit ! Ma mère non plus n’en a pas eu le courage ! Deux menteurs… Je suis le fils aîné d’Eugénie, je suis le grand frère d’Henriette et de Nino, je m’appelle Fata comme eux… Henriette ne peut se souvenir de rien. Elle était trop petite alors. Nino ne l’a jamais su… On m’a effacé… et les autres ? Ils m’ont oublié, comme si je n’existais pas…

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En ce moment-là il comprenait tout : les mots allusifs, les regards embarrassés, les longs silences…
« Voilà pourquoi Regina Coen s’était tue après avoir appelé Henriette ma « sœur »… Personne ne devait le savoir ! Voilà pourquoi ils ne m’ont jamais appelé frère… mais seulement Ghillino ! Voilà pourquoi Niba disait, “c’est mon neveu, un parent de Bruxelles”, quand il me présentait à quelqu’un dans la rue. Trompé par les nuances de la conversation italienne, je n’avais même pas eu le courage de demander… Et toutes les lettres que j’ai écrites à Nino et Henriette ? Quelqu’un les a cachées ou détruites… »
— Ghillino…
Il se tourna d’un coup, tandis qu’Henriette lui tendait un mouchoir imbibé d’eau.
— Merci, petite sœur… murmura-t-il.
— Sœur ? Elle le regarda, surprise.
Quand ils se dirigèrent vers la sortie, rien ne semblait avoir changé. Cependant, Henriette et Nino ne voulurent plus jouer à cache-cache. Comme les animaux avant l’arrivée d’une tempête, ils se tenaient à distance, le devançant pour rapporter les arrosoirs. Céleste fermait la marche en comptant sur ses doigts quelques nombres comme si elle priait. Ou peut-être essayait-elle de se souvenir. Au milieu du groupe, perdu parmi les cyprès et les pierres roses, Ghislain avançait dans son habit noir comme un oiseau perdu. Son regard était hanté par un drame surhumain. Glissant entre les visages inconnus, vivants autrefois et morts désormais, il se sentait trahi et désespéré.
« Pourquoi m’as-tu fait ça ? Pourquoi ne leur as-tu rien dit ? »

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Henriette

Claudia Patuzzi

Voyage en « Enfer » (histoires drôles n. 17)

10 mardi Déc 2013

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“O frères…Considérez votre semence : vous ne fûtes pas faits pour vivre comme des bêtes, mais pour suivre vertu et connaissance”
(Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, chant XXVI, vv. 118-120)

Depuis combien de temps sommes-nous en train de descendre l’escalier ? Peut-être une heure ou même plus… Mon occasionnel compagnon de voyage et moi, nous sommes deux corps poussés vers le bas par une inéluctable force de gravité ;  deux buratins contraints à descendre l’un à côté de l’autre en direction d’un parking qui n’arrive jamais, dans un escalier qui ne finit pas non plus… Nous descendons en silence, les bras au long des flancs, sans courir. Comme si c’était une promenade. Comme si le parking ne fût pas loin, juste derrière le coin. J’inspire l’air : il est sec et sans poussière. La lumière du néon fait rebondir les couleurs : apparemment la main courante peinte en rouge et le linoléum orange sont tout à fait neufs…
« Cet escalier est une malédiction… », bredouille mon compagnon. Puis, il ajoute : « ce serait mieux qu’on fasse demi-tour ! »
« Tu es fou, tu sais bien qu’on ne peut pas ! »
J’ai oublié de vous donner un renseignement très important : il n’y a pas d’escalier derrière nous ! Au fur et à mesure que nous descendons, les marches supérieures pâlissent de plus en plus. À leur place une traîne gris foncée s’installe, une espèce d’entonnoir vide, ressemblant à un gouffre. Voilà la raison nous empêchant de remonter en haut. Donc, pour ne pas devenir fous, nous ne nous retournons plus en arrière ! Il n’y a qu’à descendre… En fin de compte, la vie, n’a-t-elle pas, elle-même, une seule direction et une fin « unique » ?

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« Vous qui entrez laissez toute espérance! » Dante Alighieri: La Divine Comédie, L’ Enfer, chant III, v.9.

Maintenant, l’escalier a changé de couleur : de l’orange on est passé au rouge, la main courante est marron. À quoi bon toutes ces couleurs ? Allègent-elles la claustrophobie ? Ont-elles l’attitude et le but de nous faire oublier l’absence de fenêtres et de portes ? Sommes-nous prisonniers dans un bunker ? Le silence est invisible, mais lourd… Voilà le but de ces couleurs brillantes ! Elles nous distraient de ce silence irréel, nous rassurant vis-à-vis de l’anonymat « inhumain » de cet énorme parking souterrain, pas loin de la Gare de Lyon. Celui-ci n’est pas un lieu et rentre dans la série de nombreux endroits, sombres et vides, formant dans notre planète ce qu’on appelle « l’anthropologie du quotidien » (les gares, les aéroports, les voitures, les trains, les avions, les supermarchés, les parkings, les autoroutes, ainsi que les grandes chaînes hôtelières, les camps volants pour les réfugiés de la planète, et cetera) fouillée par Marc Augé, dans son fameux livre titré « non-lieux » (Seuil, 1992), un néologisme que l’auteur même a introduit.

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”…entrant toujours plus loin dans cette triste pente”, Dante Alighieri, La Divine Comédie, L’Enfer, chant VII, v. 17. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

L’escalier qui vient est encore métallique, mais peint en bleu foncé. Par contre, les murs ont été peints d’un jaune pâle. D’ailleurs, une étrange grille en fer s’affiche, qui nous rend optimistes : nous sommes en train peut-être d’atteindre le parking… L’escalier successif est recouvert par un linoléum jaune clair… « Il n’y a pas d’issues, la descente continue ! »
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“Pour moi on va dans la cité dolente” (La Divine  Comédie, l’Enfer, chant III, v.1)

Enfin une porte ! C’est une porte peinte en vert, avec un hublot au centre. La paroi est jaune tandis que le linoléum est bleu. J’essaie de lorgner au-delà du hublot. Je réussis à entrevoir un espace très exigu et, du côté opposé, une autre porte, à l’identique de celle-ci. Un monde parallèle ? Un château d’Atlas ? La énième illusion ? Un miroir ?
Désormais, je suis convaincu qu’au fur et à mesure que je descends les couleurs deviennent de plus en plus bizarres. Emporté par la rage, je me lance contre la porte avec toute la force dont je suis capable, mais, au final, je suis obligé de lâcher : le poignet est bloqué et la porte est en fer. Mon compagnon vient à mon secours : « Je te montre ce que je suis capable de faire ! », dit-il, avant de se jeter contre la porte avec tout son poids. Rien à faire. La porte est fermée. Nous nous dévisageons tous les deux sans espoir.

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Désormais déprimés, nous nous dirigeons lentement vers un couloir, sur notre droite, lorsqu’une petite porte métallique nous paraît complètement ouverte. Par-delà la porte, encore plus resplendissante que l’étoile de Jacob ou de David, l’inscription « SORTIE » en lettres cubitales, rayonnante comme une comète dans un ciel estival au mois d’août… Le reste est facile à imaginer. L’histoire, je l’avoue, semble glisser dorénavant en pente, vers une « happy end » made in USA à la saveur de sirop, c’est-à-dire vers la « fin heureuse ».
006_freccia180Mais qui refuserait à soi même une fin joyeuse ? Une vie discrète et comblée ? Une « belle » mort ? Quant à moi j’ai eu ma flèche dorée qui m’a emmené directement chez moi… Une étoile comète !
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Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Quand je rouvre les yeux, une lumière éblouissante m’aveugle. Je réussis juste à entrevoir quelque chose de noir, des haillons, peut-être des sacs, deux taches claires comme des doigts, deux genoux ratatinés… Un être humain ? Un clochard ?
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Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Maintenant, je peux voir le Lion solennel qui veille puissant sur la tête de cette pauvre « bête » humaine, dégradée et désespérée, sans abri… Il cache sa tête entre les bras, pour la protéger de quelque chose. Comment ai-je pu m’en oublier ? Comment ai-je su ignorer sa solitude ? Peut-être, la course dans l’escalier n’était qu’un escamotage, un moyen pour ne pas voir la réalité… une fuite. Peut-être ce que je vois, même si terrible, ce n’est pas vraiment l’enfer. Cette solitude, cette déchéance et résistance fait partie de ma vie ; ou, pour mieux dire, « c’est » la vie.
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Photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour l’agrandir)

Maintenant, ma vision devient de plus en plus claire. Je distingue nettement la lueur de la pluie sur le trottoir et la rue sur la droite : elle est la rue des Vinaigriers, juste à deux pas de l’association des Garibaldiens et de ces quatre ou cinq marches qui montent au canal Saint-Martin. J’ai l’impression d’entendre la musique de l’eau… Quand j’ai vu ce « lieu-lieu » pour la première fois, il y a plusieurs années, j’en fus foudroyé. Celui-ci était déjà « le » lieu où j’aurais voulu vivre pendant le reste de ma vie… Mon vœu fut exaucé.

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« Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles », L’Enfer, chant XXXIV v.139. (photo de Claudia Patuzzi, cliquer pour l’agrandir)

Quand j’arrive, la maison me paraît différente. Elle n’a plus les lustres en cristal ni l’air hautain et pompeux des vieux immeubles haussmanniens. Maintenant y règne la grisaille paresseuse d’une tanière où se promènent de temps en temps — en haut en en bas dans les murs ou parmi les colonnes des livres — des lézards taquins ou alors une banale tache de graisse. Une maison tanière, en somme ! Ni trop, ni trop peu. Ni non-lieux, ni superlieux.  Ni Enfer, ni Paradis, mais une vie dans la moitié : un Purgatoire tellement humain qu’il pourrait sembler même beau.
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Claudia Patuzzi

Dans la salle à manger (Zérus – le soupir emmuré n.74 )

09 lundi Déc 2013

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Dans la salle à manger  n. 74, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 286-291, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Dans la salle à manger, il y avait une longue table rectangulaire. Deux fenêtres donnaient sur la cour. C’était là que les chiens pouvaient se reposer après la chasse avant d’être envoyés en bas. Il y avait aussi une grosse pendule d’acajou, plus grande que la porte d’accès au petit salon chinois.
Ce jour là, vers midi, une intense odeur de bouillon se répandit sur le plafond voûté, s’attarda sur le lampadaire, puis plana comme un faucon sur la pendule en la faisant sonner douze fois.
Assise sur un fauteuil, grand-mère Teresa attendait Ghislain.
— Donne-moi un petit verre d’anisette, dit-elle à Santina, en s’essuyant le nez avec un mouchoir de batiste. As-tu porté le café au Belge ?
La jeune fille fit signe que oui et s’enfuit en cuisine.
« C’est une poulette… », pensa Teresa. « Mon Dieu, comment s’appelait-il ce garçon ? Gustave, Ghillino ? Guillaume ? Ghislain ? Oui, oui, Ghislain. Quel drôle de prénom ! Le pauvre petit ! » Niba ne s’en était pas du tout occupé… il s’était borné à deux présentations et voilà ! Et ce pauvre petit restait toujours seul là-haut, dans cette chambre avec Bartolomeo toujours intoxiqué parmi les cyanures. Sacredieu, que se passait-il là-haut dans la chambre de Garibaldi ? Santina en descendait toujours avec un visage de possédée. Elle la ferait fermer, cette chambre, elle n’en pouvait plus. Où avait-elle mis la clé ? Elle la tenait dans cette boîte en laiton, puis elle disparaissait, réapparaissait, disparaissait de nouveau. Tout le monde allait là-haut et s’enfermait à l’intérieur. Mais qu’avait-il ce Garibaldi ? Un poncho blanc ? Un chapeau avec une plume d’autruche ? Une barbe blonde qui volait au vent ? Des couilles comme ça ? Quarante-cinq au lieu de deux ? Où était-ce la chemise rouge du grand-père Fata ? Paix à son âme… Où était-ce cet immense étendard ?

Vive l’Italie et Giuseppe Garibaldi !

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Henriette et Ghislain à Rome, en face du monument à Garibaldi au sommet du Gianicolo (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

…Elle aimait sa patrie, elle ne pouvait pas rester indifférente vis-à-vis de ce héros malheureux. Mais les enfants passaient plus de temps en haut qu’en bas, ils jouaient avec l’homme de bois, ils se maquillaient de rouge, ils se déguisaient, ils s’échappaient sur le belvédère… Après ils dévalaient les escaliers, ils regrimpaient, ils s’écorchaient les genoux, attirés par cette chambre ensorcelée… où l’on entendait des voix ! Orso y allait en cachette, s’y promenait avec une chandelle comme un embusqué… il avait peur de Mussolini… Lui même l’avait avoué : il allait dans la mansarde à se damner, ce fils endiablé… Et Sebastiano, son préféré ? Il protestait toujours que c’était son tour. « Oui, oui, mon chou, vas-y », lui disait-elle. À Pâques, à Noël, au jour de l’an et à la fête de Saint-Julien Sirio y allait comme à la messe. Clic. Il tournait la clé dans la serrure. Quelqu’un l’avait entendu pleurer jusqu’à vingt-quatre heures d’affilée. « Giuseppe ! » criait-il, « Giuseppe ! ». Qui sait ? Était-il tombé à nouveau amoureux ? Seul Niba était immunisé contre ce fifre enchanté qu’on y jouait. Pendant trois jours et trois nuits, il était resté dans cette chambre-là sans sortir, pour faire l’amour. « Je l’avais dit quand il est né, celui-là c’est un vrai révolutionnaire, il a des yeux tout noirs comme la nuit et vifs comme le jour… Garibaldi, il l’a dans le sang, et à la place du sang il a toute la Méditerranée, une mer d’eau et de sel, et de poissons par milliards ! »
Teresa sentit ses os trembler. Chaque cartilage produisait le son d’une harpe. Et ses petits pieds de verre, fermés dans ses chaussures rigides, étaient sur le point de se briser. Quelle douleur ! Étaient-ce donc là, les trois C de vieux… Chute, Catarrhe et Chiasse ? Non, c’était l’Arthrite! Les rhumatismes et d’autres petites souffrances lui tiraillaient les os et lui déchiraient le cœur. C’était de la faute de la glace. Cela ne s’arrêtait jamais. Jour et nuit, nuit et jour, même le dimanche. D’ailleurs, c’est elle qui l’avait voulu ainsi. On a l’air d’une famille malheureuse qui se plaint tout le temps. « Nous, les Fata, nous sommes foutus ! » À la Pieve il n’y avait pas la glace, il n’y avait pas le fracas des ouvriers et de l’embouteilleuse, le vrombissement du camion et de la moto Guzzi, il n’y avait pas non plus les éclats de rire déments d’Orso. « Pourquoi rit-il toujours, celui-là ? Qu’est-ce qu’il a donc ? » Bien sûr, ce n’étaient pas les fascistes, mais plutôt Mameli, la reine Margherita et le Pape qu’elle portait dans son cœur… Tandis qu’elle savourait son petit verre d’anisette, elle songeait à ce Ghislain qui la rendait un peu nerveuse, elle ne savait pas pourquoi. Qui était-il ? D’où venait-il ? Elle ne l’avait pas encore bien compris…

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Jour de fête à la Pieve (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Teresa n’avait pas encore savouré la dernière goutte d’anisette qu’elle commençait déjà à s’énerver. Elle regarda la pendule à sa droite : midi passé de quelques minutes. Elle repensait à ce prêtre étranger… Que faisait donc ce parent mal élevé ? Pourquoi ne descendait-il pas ?
— Santina, que fait-il, Ghislain ?
— Je ne sais pas, madame. La jeune fille était sur la défensive. Elle rougissait, qui sait pourquoi.
« Bien, c’est une maison de fous. Heureusement que j’ai mes rêves. Aucun de mes enfants ne peut me les voler. »
— Le voici, madame.
À cet instant, Ghislain venait de descendre l’escalier et de passer devant les repasseuses et dans le bureau. Il avait descendu trois marches et maintenant il était là, près de la porte, effrayé comme une andouille, avec sa longue soutane noire. Il ressentait encore des secousses partout dans son corps. Il ne parvenait pas à garder ses mains immobiles. « C’est cela le corps ? Un maudit désobéissant que je n’ai pas su contrôler. Il s’est mu tout seul. Quelle honte ! Et le Supérieur ? Devrais-je confesser cela au Frère directeur ? Jamais. Je n’en parlerai pas… du reste à l’Institut je ne parle jamais ».
— Grand-mère, balbutia-t-il en voyant la gracieuse vieille assise sur le fauteuil avec les pieds en l’air.
— C’est à cette heure-là que tu descends ? lui demanda Teresa en déposant un baiser sur sa tête blonde. Où as-tu mis le chapeau ?
— Je l’ai laissé en haut, murmura Ghislain, les yeux pleins de larmes.
— Pourquoi pleures-tu ?
Stupéfaite, Teresa regardait cette tête d’homme qui pleurnichait dans ses jambes comme un petit enfant de quatre ans.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt-trois… parvint-il à dire parmi ses sanglots.
— Voici Tincuta ! dit la petite vieille.
Tincuta bondit sur les jambes de Ghislain et lui lécha le cou.
— Tu vois, mon grand ? Même la chienne t’aime bien.
La grande mère fredonnait avec douceur, jusqu’au moment où la vague de douleur abandonna le cœur du jeune homme, le vidant de toute émotion.
Quand la pendule retentit de nouveau, Teresa se redressa dans une pose matriarcale et s’exclama:
— Aujourd’hui, tu dois aller au cimetière.
— Au cimetière ?
— Les fleurs vont faner. Il fait trop chaud. Elles ont besoin d’eau.
— À quelle heure, grand-mère ?
— Cet après-midi. Tu iras avec Céleste et les enfants.
— De qui est-ce la tombe, grand-mère ?
Teresa ouvrit ses yeux couleur d’herbe et dit mystérieusement : Il y a la mère ! Elle demande de l’eau pour ses fleurs !

giornaleGiardinetto a Macerata - copie

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Claudia Patuzzi

La petite tasse (Zérus – le soupir emmuré n. 73)

06 vendredi Déc 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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001_Museo_Garibaldino_di_Caprera_2Sardaigne, île de Caprera: la maison-musée de Giuseppe Garibaldi
(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

La petite tasse  n. 73, deuxième partie, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 280-283, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ghislain rêva d’un rocher solitaire, un avant-poste frappé par la force de la Méditerranée, allant à la dérive comme un radeau parmi les courants. C’était l’île de Caprera. Il se trouvait dans le village peint en blanc de Garibaldi, entre la commode, les tasses de porcelaine, un voilier en bouteille et son dernier fauteuil. Il sortit dans l’air battu de violentes rafales et vit un moulin, un four et le pin ondoyant par le vent ; puis la charrue, l’établi du menuisier et la barque et, sous les pins sauvages et les palmiers nains, un monument tapageur : une triste tombe de granit où une étoile était gravée. « Pourquoi ne m’a-t-on pas brûlé sur un bûcher d’aloès et de myrte ? » protestait la voix de Garibaldi du fond de la pierre. Ghislain prit entre ses mains un tas de terre friable, moelleuse et blanche. Il resta un instant à écouter si par hasard une plainte ne jaillissait pas de cette terre, puis la jeta en l’éparpillant.
Le lendemain, quand il se réveilla, il était tard et il avait froid. Il serrait encore la petite  tasse.
— Je te remercie mon Dieu, elle est intacte, murmura-t-il.
Près de lui, il y avait le tableau d’Icare et la lettre froissée de sa mère. « J’emmènerai à Bruxelles tout ça ».
Il s’arrêta haletant au milieu de la chambre. « Caprera ? C’était l’île où Garibaldi était allé pour y vivre et y mourir… Niba m’avait dit… »
« Qui est-ce ? Qui était-ce ? » Le même craquement de bois, le même pas léger.
Il ouvrit la porte. Personne. Rien qu’une jupe soulevée par le vent.
« Peut-être… »
— Maman, maman ! s’écria-t-il.
Trois fois, il essaya de l’embrasser, trois fois elle fuit cette étreinte.
— Où es-tu ? murmura-t-il. Le couloir était vide. Le soleil entrait violemment en créant de fausses portes de lumière vers l’Au-delà.
— Ghillino ?
« Qui m’appelle ? »
Il vit une chose accroupie sur le côté droit, près de l’embrasure de la porte. Derrière un tissu noir, il y avait Nino, les yeux pleins de larmes.
— C’est toi, Nino… pourquoi pleures-tu ?
— Parce que tu hurlais « maman ».
Ghislain ne parvint pas à répondre. « Ai-je vraiment vu ma mère ? »
— Moi aussi j’ai perdu ma mère, sanglotait Nino s’essuyant le nez avec le bras.
Ghislain resta pétrifié. « Leur mère… »
Nino changea d’expression. Ses yeux brillaient à nouveau.
— Tiens, Céleste t’envoie la soutane et le chapeau. Maintenant, ils sont propres.
Ghislain prit cette robe pliée avec soin, ce chapeau luisant comme un rapace endormi…
« La Règle, j’ai oublié la Règle ! »
— Voilà tes chaussures bien nettoyées ! Nino lui montrait des brodequins de cuir plus brillants que ses cheveux. Les chaussures du grand-père Cyrille. Ghislain les regarda avec haine.
— Viens, entre…
— Henriette est dehors avec ses amies.
— Et toi ?
— Je ne sais pas quoi faire. Après avoir flâné autour de l’homme de bois, Nino se hissa sur la pointe des pieds et posa le tricorne sur sa tête.  Il lui manque une plume, dit-il, en le remettant à sa place. Ah, j’oubliais, tu dois me donner la robe de chambre de papa, sinon il va se mettre en colère !
Ghislain enleva la robe de chambre et resta en maillot de corps et caleçons.
— Comme tu es drôle !
Ghislain aurait voulu chasser ce petit frère infernal. Cependant…
— Ne t’en va pas, lui dit-il, j’ai une petite faveur à te demander. Tu ferais cela pour moi ?
— De quoi s’agit-il ?
— De l’oncle Bartolomeo. Tu sais qu’il reste toujours à travailler, dans sa chambre là-haut ?
— Grand-mère ne veut pas. Parfois, il y dort jusqu’à l’aube en faisant brûler des essences qui puent.
— Tu peux lui amener cette petite tasse ?
— À quoi ça sert une tasse vide ?
— Amène-lui ça, je t’en prie.
— Que dois-je dire à Bartolomeo ?
— Donne-lui la tasse, dis-lui que c’est moi qui l’envoie et qu’il me fasse savoir. Rappelle-lui que je dois partir bientôt.
— J’y vais.
— Tu me le promets ?
— Je te le promets, Cellino.
— Prends aussi cette robe de chambre !
En un éclair, Nino avait disparu dans le couloir.

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Ghislain (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ghislain se retrouva seul. Il leva le bras et laissa glisser la soutane sur son visage. Il sentit l’étoffe effleurer ses paupières et tomber sur son corps comme un suaire. Il prit les deux rabats qui restaient sur la commode et les boutonna sur son col, puis il prit le tricorne sur le mannequin de l’homme mort et le posa sur sa tête. « Mon Dieu, il m’étouffe ! Ai-je déjà perdu l’habitude ? » Il agita ses jambes nues dans la soutane. L’air lui caressait les fesses et les cuisses. Seuls ses pieds sortaient de ce cilice mortel. « Demain, je dois partir, je dois rentrer à l’Institut… »
— Tu veux du café ?
Santina était sur le pas de la porte. Elle portait un tablier à manches courtes et sa poitrine, couverte de taches de rousseur, débordait copieusement de son soutien-gorge.
Ghislain sursauta de peur, puis chuchota : — Oui, merci… en essayant de se couvrir les pieds sous le bord de la couverture rouge.
— Pourquoi as-tu honte, petit curé ? dit-elle en riant. Elle avait posé la tasse sur la commode.
« Qu’est-ce qu’elle veut ? Quel âge a-t-elle ? Vingt ans peut-être… »
— Je te fais une photo ! Santina prit une boîte noire et lui fit un clin d’œil. C’était l’appareil photo d’Ettore.
Ghislain la fixait interdit.
— Va sur le lit, près de Garibaldi, ricana la jeune fille, en le poussant sur le catafalque rouge. Monte !
Ghislain se retrouva à genoux devant l’image en papier de Garibaldi, qui semblait approuver d’une grimace cette mise en scène.
Clic ! — Et voilà !
Maintenant, Santina était devant lui, les mains sur les hanches. Elle continuait à rire et à parler : Bois le café, mon curé, cela te fera du bien. Tu es tout fripé. Elle caressa avec le pouce, de haut en bas, la naissance des seins. Elle fit un pas et murmura : Tu n’es pas comme cet effronté d’Ettore.
Ghislain recula vers la tête du lit. Son corps basculait en arrière. Il posa les coudes sur la couverture rouge :  — Arrêtez-vous, je vous en prie… Le souffle qui sortit de ses lèvres était à peine audible. Il regarda le buste de Garibaldi. On entendit le héros donnant les ordres pour ce énième combat : «  Bon courage ! »
Santina avança à nouveau et lui sourit : C’est un vrai asile de fous, ici, mais l’amour ne finit jamais !
Elle était désormais sur lui. Après avoir relevé sa robe sur ses cuisses, sa main petite et calleuse se glissa furtivement sous la soutane de laine brute.
— Tiens-toi tranquille, curé… Santina est avec toi. Elle te veut du bien. Ainsi va la vie ! Tous les chagrins sont finis…
Ghislain sentit une forte odeur d’eau de Javel et vit la main de la jeune fille saisir l’organe innommable et onduler sur lui comme si elle dansait. Il sentit son sang bouillonner et s’engorger de manière incontrôlable dans les recoins secrets et interdits de son ventre, tandis que l’objet suprême du péché durcissait comme un bâton de chêne, avant d’exploser.
— Pauvre garçon, qu’est-ce que tu fais ? On dirait un chat en chaleur !
Il retomba à la renverse sur le lit, serrant avec les mains le pan de sa soutane. D’un coup, Santina se détacha de lui en s’essuyant les mains sur le tablier. Elle baissa sa jupe, ferma un bouton en disant :
On a fini curé. Et elle s’en alla tranquille vers la porte. Puis elle se retourna rayonnante : N’es-tu pas content ?

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