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décalages et metamorphoses

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Archives Mensuelles: octobre 2013

Annibale Fata – V/VI (Zérus – le soupir emmuré n.31)

15 mardi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Annibale Fata, Anvers, Delft, ghislain, invasions des Allemands, la grande guerre, Liège, Namur, Zérus 31, Zérus le soupir emmuré

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Incertitude, place de Delft 2013, photo de Claudia Patuzzi

Annibale Fata V/VI, n.31, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 131-135, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

L’anniversaire de Ghislain tomba dans une journée pluvieuse que l’invasion des Allemands, en action désormais depuis plus de deux mois, rendait encore plus sombre. Ghislain était fatigué par les marches forcées qui le contraignaient à des allers-retours de l’école sous le vent et la pluie. La tante Germaine n’avait pas encore trouvé de fiancé et semblait amaigrie. Eugénie aussi, souffrant d’un gros rhume, semblait plus nerveuse que d’habitude. Son frère préféré, Prosper, était parti au front. Léopold était resté à Bruxelles pour vendre des chaussures fabriquées pour les Allemands, Irma s’était mariée à Dinant, maintenant elle était enceinte. Et, pour finir, la résistance organisée par le roi Albert à Liège et à Namur avait été un échec.

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Inévitablement, une crise économique avait vu le jour. Niba avait perdu son travail et l’argent envoyé d’Italie était bloqué au-delà des Alpes. Les profits du magasin de mode s’étaient effondrés, car les riches bourgeoises préféraient faire la queue chez l’épicier ou chez le boucher, ce qui réduisait douloureusement le personnel. En ce moment, les troupes allemandes du général Von Kluck assiégeaient Anvers et la capitale était assombrie par l’apparition de centaines d’automobiles remplies d’uniformes militaires. Dans les magasins, le lard, les oeufs, le pain, le sucre, le sel commençaient à disparaître progressivement, mais les gens feignaient de faire des diètes « salutaires » et « passagères ». On parlait de « guerre éclair » et chaque citoyen respectable préférait ignorer les conséquences de ce contexte en se repliant dans une coquille protectrice. Les habitations ressemblaient à des bunkers où les portes fermées et les rideaux tirés marquaient d’infranchissables frontières.
Même la rue du Remorqueur subissait ce climat général, devenant de plus en plus déserte et dépouillée. Les feuillages du parc Léopold s’étaient teints de la poussière grise de la guerre et quelques corbeaux avaient fait leurs nids au sommet des arbres.
Avec cette vague sombre disparut aussi le gobelet de vendeuse de la loterie de madame Slutter. Dans la fureur et la hâte, l’immense femme avait fait ses valises pour aller défendre « sa » ville, Anvers, contre le feu des Teutons. Jacassant en flamand quelques mots décousus — « Tharnasch maeckt my een stovten haen, ick hanghe de kat de belle aen ! ». Ces mots voulaient dire « l’armure fait de moi un guerrier hardi et accroche une clochette au chat » —, elle avait enfilé un lourd pardessus et, d’un pas militaire, s’était dirigée vers la rue Belliard.
Avant d’être engloutie par la guerre et de se noyer dans l’inondation des Flandres, Madame Slutter, arrivée au coin de la rue, s’était tournée un instant.
— Mon pauvre petit amour ! avait-elle dit, en se mouchant. Puis elle avait repris courage et rougissant comme une écolière avait envoyé à Ghislain un baiser plein de nostalgie.
Ce jour-là, Niba arriva à la maison avec son cadeau : deux paquets recouverts de papier journal. Il resta un instant silencieux puis il ouvrit le plus gros des paquets.
— Qu’est-ce que c’est, papa ? demanda Ghislain.
— C’est un genre de radio… Je l’ai faite de mes mains. Il faut la syntoniser…
Tout le monde retenait sa respiration en attendant d’intercepter de cet amas de fils parlant des messages sur la guerre qui arrivaient de France, de Hollande ou d’Angleterre. Quelquefois fusait une phrase en anglais interrompue par des sifflements très aigus.
— Et l’autre paquet ? demanda alors Ghislain.
— Celui-là nous l’ouvrirons après… sourit Niba.
En résumé, Annibale Fata était un radiotélégraphiste, expert en électricité. Quelques-uns disent qu’il a participé à des émissions expérimentales de concerts depuis le château royal de Laeken. Parmi ses autres activités, il y avait aussi le commerce de fusils de chasse et d’explosifs et, surtout, la fabrication de la bière.
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Enscher – L’oeil,  La Haye

Bruxelles, le 30 septembre 1987

Chère petite fée, l’emménagement rue du Remorqueur fut un événement parmi tant d’autres et pourtant l’un des plus beaux et des plus importants de ma vie. Depuis que le petit tableau d’Icare a disparu, je me souviens d’un étrange objet en fer que Niba avait fabriqué pour moi. C’était mon cadeau d’anniversaire. Un genre de télégraphe-jouet muni d’un électroaimant et un crayon qui recevait sur une bande roulante de papier d’étranges S.O.S.
Avec ce « télégraphe », Niba et moi nous faisions semblant de communiquer avec la France et l’Angleterre, déchiffrant des messages compliqués de notre invention. Ce fut grâce à ce « jeu » que j’ai pu vivre le début de la guerre sans drames et presque avec joie.
Mais j’étais curieux d’autre chose. Après avoir tracé quelques petits points et deux petites lignes pâlies, je rampais sur le matelas et levais la tête vers le mur des aconits bleus : là justement où Niba avait accroché trois photographies. Je les regardais pendant des heures sans jamais me fatiguer…

Un S.O.S.

Claudia Patuzzi

Interface (histoires drôles n.15 )

13 dimanche Oct 2013

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Bernard Poulet, bibliothèque, Borges, calligraphie, disparition de l’écriture, iBook, interface, Libération, Lorraine Millot, orthographe, tablette, web

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Dessin de Claudia Patuzzi, septembre 2013 – cliquez pour l’agrandir.

Le mystère des livres continuera à nous séduire. Il suffit d’un exemple : la bibliothèque, aussi imaginaire que réelle, de Jorge Louis Borges. Si les questions sur le relativisme de la lecture mettent en évidence son caractère subjectif et réconfortant, le papier nous fascine surtout pour le plaisir du contact, pour ce bruissement de la page qui effleure notre peau, pour la pression du lapis qui souligne un mot, une note ou un petit « x » pour ne pas oublier une remarque ou un point de vue intéressant… On est fascinés aussi par l’image captivante de la couverture, avec son aspect brillant ou mat, tandis que le volume ne cesse de nous étonner pour la capacité qui lui est propre de glisser de but en blanc dans un sac à main lors d’un voyage, tout comme un enfant qui s’endort au milieu d’infinis adjectifs, négations, points de suspension et interrogations. Sans oublier, enfin, le charme particulier généré par une ancienne bibliothèque, avec son silence feutré, la couleur chaude du bois, l’odeur poussiéreuse des étagères comblées de papier. Un labyrinthe vivant que nous pouvons parcourir librement…
Non, on ne peut pas tout déléguer au pouvoir de l’image et des yeux. Les mots imprimés sur le papier sont plus patients. Ils nous attendent sans hâte, nous le savons. Dans le cas des tablettes, de l’iPhone et de l’iBook, c’est surtout l’œil qui en est capturé, alors que la vitesse de la lecture augmente. Certes, les phrases glissent plus facilement ; on dirait même qu’elles s’envolent dans une mer houleuse où les messages du web chantent leurs appels de sirènes. Sur les tablettes, vous pouvez garder et copier sans effort des musiques, des films, des photos. Une avalanche de clics qui vont à la chasse d’images, de citations, de blagues. Cependant, la lecture silencieuse d’un livre est nourrie de mémoire et, justement en raison de la lenteur, elle profite d’un système d’habitudes physiques personnelles, faisant indissolublement partie de nous-mêmes, qui ajoute toujours les indispensables apports dont le livre a besoin pour devenir nôtre.
Eh bien ! Voilà que nous sommes arrivés au choix désormais inévitable : presse écrite ou univers virtuel numérique ? Durée éternelle du papier ou accélération ininterrompue de masses verbales sur le web ?
Qui va gagner la bataille ? Personne. Les deux adversaires sont pris dans le même piège tandis que l’un regarde l’autre dans le même miroir. Ce miroir c’est nous, les humains, destinés, déjà biologiquement, à une vie limitée, tandis que les livres imprimés résisteront après nous, au contraire, tout comme les éditions numériques et les réseaux virtuels. Comment pouvons-nous nous insérer activement dans cet univers en plein changement ? En exploitant de plus en plus notre attitude de lecteurs passionnés et critiques, tout en suivant librement notre instinct quotidien avec la petite contrainte de la cohérence avec nous-mêmes, avec la vie que nous-mêmes avons fabriquée : la seule chose que nous possédons.

Et l’orthographe ? Les enfants continueront-ils à écrire manuellement, ou devront-ils oublier la magie individuelle des lettres ?

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Bernard Poulet, Le Monde, 17 septembre 2013 – cliquez pour agrandir l’image.

P.S.
Dans un article intitulé « États-Unis, l’écriture sur la touche » ( Libération, 12 septembre 2013) nous lisons : « Les belles lettres rondes et attachées qu’on enseigne en France dès la maternelle sont en voie de disparition aux États-Unis, et avec elles, peut-être, toutes formes d’écriture manuscrite… Les nouveaux « programmes communs » adoptés par 45 des 50 États américains ne prévoient plus l’enseignement de l’écriture cursive, mais plutôt la maîtrise du clavier d’ordinateur… » On assistera, donc, à la mort de l’écrit, de textes argumentés, de la calligraphie ?
Un professeur universitaire de l’Arizone, cité dans le même article, ajoute : « On se préoccupe beaucoup de la queue du chien, mais il serait bon de veiller aussi à ce que l’animal lui-même soit en bonne santé. »

Claudia Patuzzi

Texte en ITALIEN

Annibale Fata IV/VI ( Zérus – le soupir emmuré n.30 )

12 samedi Oct 2013

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23 août 1914, Annibale Fata, bruxelles, ghislain, Rue de Remorqueur, zérus 30, Zérus le soupir emmuré

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Madame Slutter, Annibale Fata, Eugenie, Germaine et Ghislain vont vider le grenier. (Dessin de Claudia Patuzzi – cliquer pour agrandir la photo)

Annibale Fata IV/VI, n.30, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 129-131, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un dimanche matin, le 23 août 1914, trois jours après le mariage d’Eugénie avec Annibale Fata, madame Slutter se leva péniblement de sa chaise. Dans un craquement d’os considérable, elle regagna instantanément les dix centimètres qu’une seule journée avait réussi à lui faire perdre ; elle piqua avec une épingle sa chevelure biblique et gravit les escaliers du quatrième étage, boitant et branlant comme un boudin de gélatine vers la volière-cimetière.
Derrière elle, Ghislain vit Niba, sa mère et Germaine formant une espèce de procession rabbinique. Ils entrèrent chacun leur tour dans le grenier et firent sortir, comme d’une bouche cariée, le monstrueux enchevêtrement des cages. Pendant un après-midi entier, ce grenier vomit toute sorte de produits métalliques, de semences, des cuvettes moisies et des journaux jaunis, et finalement tout — y compris le guano — disparut dans le néant.
Tard le soir, Ghislain vit son nouveau père, debout au centre du grenier, effleurant de la tête les poutres de la soupente.
— Nous vivrons tous les trois ici, Ghislain. Avec les Allemands en ville c’est plus sûr, dit Niba, mais d’abord nous repeindrons la pièce et collerons aux murs un nouveau papier.
Ghislain poussa un soupir de soulagement : ce bien-être qui après les années parisiennes avait disparu de sa vie semblait réapparaître sous les traits rassurants de Niba. En un éclair, étagères, lits, fauteuils, tables de nuit, armoires, jouets, crayons de couleur trouvèrent leur place dans cette nouvelle demeure. Ghislain ne perdit pas de temps à se demander où son nouveau père trouvait tout cet argent, il se laissa aller à un frisson de bonheur… À la fin de cette fantaisie, après avoir lancé à Niba un regard reconnaissant, il avança en rampant jusqu’au tympan qui s’ouvrait sur la rue comme l’oeil de Dieu sur le monde. De là, il put embrasser dans un cercle parfait un coin de vert feuillage du parc Léopold plongé dans l’ombre.

Ils vécurent dans cette soupente pendant un an. La chambre à coucher du vieil appartement était maintenant occupée par la tante Germaine, tandis que la cuisine faisait fonction de salle commune. Durant les premiers mois du mariage, cette modeste petite famille fit tout pour ramener la guerre au rang de tragédie passagère.
Le soir surtout, quand Eugénie rentrait du magasin de mode et que Germaine, les bras chargés de petits chapeaux, revenait elle aussi du travail, on improvisait autour de la table de miraculeux dîners que la touche de Niba rendait encore plus appétissants. En ces occasions, Ghislain découvrit l’arôme intense du romarin et celui encore plus spécial du basilic. Quelques convives de passage, soupirants de la tante Germaine, jouissaient de ces gloutonneries arrosées de bouteilles de Chianti.
Grâce à Niba, leur table attirait toutes sortes d’invités : vendeurs d’étranges machineries, électrotechniciens, industriels, acheteurs de fusils de chasse, escrimeurs, alpinistes avertis, gros brasseurs et jeunes prétendants de Germaine impliqués dans d’obscures firmes commerciales. Quand ils repartaient, la ceinture allongée d’un ou deux centimètres, Geny et Niba interrogeaient du regard Germaine qui secouait la tête, inconsolée : non, ce n’était pas le bon.
Le nouveau papier peint de la soupente était d’une couleur blanc acide où surnageaient, dans diverses formes liberty, les grappes bleues d’aconit vénéneux. Ghislain chercha en vain parmi ces fleurs le petit tableau d’Icare. Où sa mère l’avait-elle mis ? Il avait fouillé dans l’armoire, dans les valises et dans les sacs et n’avait rien trouvé. S’il faisait allusion à cette « chute », Eugènie faisait mine de n’avoir rien entendu, puis elle éclatait :
— Je l’ai perdu, je ne l’ai plus, Ghislain ! Elle mettait ainsi un terme définitif à cette conversation.Un paravent à trois panneaux séparait le lit de Ghislain de celui de ses parents. Cette fois, au-delà de cette cloison, il n’y avait pas de baldaquin d’or pour troubler ses rêves, mais l’habituel grand lit aux barreaux de fer recouvert d’une courtepointe de chintz. Quand la nuit tombait, les silhouettes d’ Eugènie et d’Annibale Fata dessinaient de subtiles ombres chinoises derrière les panneaux, projetant de longs profils sur les feuilles de palme de l’aconit. Ghislain suivait en silence la douce fusion qui se divisait et s’unissait s’abandonnant peu à peu à la tiédeur d’un sommeil profond comme jamais, si profond que durant toutes les nuits de cette année-là, le fantôme de son père n’osa plus le déranger.

Claudia Patuzzi

Annibale Fata II-III/VI (Zérus – le soupir emmuré n.29)

10 jeudi Oct 2013

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Annibale Fata, bruxelles, ghislain, Madame Slutter, rue de Remorquer, Zérus le soupir emmuré 29

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Madame Slutter (dessin de Claudia Patuzzi)

Annibale Fata II-III/VI, n. 29, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 126-129, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Niba avait apporté une véritable révolution dans la vie d’Eugénie et de son fils.
Depuis le jour où Max était morte et Bertrand avait été arrêté, une étrange mélancolie s’était emparée de Ghislain. Sans ses amis, il n’avait pas envie de monter dans le grenier. Pourtant il n’était pas le seul à souffrir de nostalgie. Chaque nuit, Madame Slutter recomptait les coups de fouet qu’elle avait infligés au dos de Max. Pour se calmer, elle avait pris l’habitude d’engloutir d’abondantes gorgées de bière. À compter de ce moment-là, il ne fut pas difficile de la surprendre en train de répéter, entre deux cuites, d’anciens proverbes flamands.
Un jour, en plein hiver, en rentrant de l’école avec les chaussures trempées, Ghislain la trouva assise sur le palier du premier étage en train de marmonner un enchevêtrement de consonnes incompréhensibles :«Wat baet het sienen derelyck loncken ! Ick stop den put als tcalf is verdroncken ? »
Ghislain trébucha contre la femme qui avait le bras sur la rambarde, lui barrant toute issue.
— Qu’est-ce que cela veut dire, Madame Slutter ?
— « Le veau me regarde d’un oeil égaré, pontifia la femme avec la langue pâteuse d’alcool, alors, ça sert à quoi que je ferme le puits puisqu’il s’est désormais noyé ? »
— Excusez-moi, qu’est-ce que cela veut dire ?
— Le remords tardif ne sert vraiment à rien, répondit-elle, en s’enfonçant dans sa chaise.
Voyant que la femme ne lui faisait pas signe d’avancer Ghislain se donna du courage :
— Je peux passer, madame Slutter ?
La femme le fixait comme si elle ne le voyait pas, dans cette obscurité. Puis, avec une surprenante agilité, elle traîna sa chaise, contraignant Ghislain à se mettre à genoux, tandis que ses mains énormes lui poussaient la tête sous la couverture moite de sueur de sa robe de chambre, toujours plus en bas, dans une crevasse sombre et profonde où il ne parvenait pas à respirer…
Quand finalement madame Slutter lâcha prise avec un long gémissement, pareil à celui de Max à l’heure de mourir, Ghislain put se glisser comme un nouveau-né hors de cet antre violet et maternel. Il avait le visage bouleversé, les cheveux poisseux sur le front, les veines battantes sur ses tempes. Son cœur opprimé semblait être sur le point d’éclater. Il regarda madame Slutter qui gisait désormais la tête renversée sur le dossier de la chaise. Ses yeux étaient mi-clos, ses jambes abandonnées montraient une caverne obscure, mouvante comme une méduse. L’énorme femme ne se couvrit pas. Comme si de rien n’était, elle continua à se donner en spectacle à Ghislain. Pendant plus d’une minute, elle continua à savourer les progrès de l’orgasme avec une lenteur exaspérante en soulevant sa poitrine comme un volcan après l’éruption. Ghislain ressentit une contraction violente à l’estomac : un monstre lui souriait. En proie à la panique, il émit un cri étranglé, réussit à saisir son sac à dos et monta en courant au troisième étage.
— Quelque chose ne va pas ? lui demanda Eugénie émerveillée.
— Je dois me laver les mains…

Pendant trois jours, il refusa de quitter l’appartement et d’aller à l’école. En cette étrange vacance, au lieu de descendre dans la vulve de cette femme insatiable, Ghislain eut le courage de monter au quatrième étage, dans le grenier de Bertrand. À la fin du troisième jour, quand sa mère et Germaine avaient désormais décidé d’appeler un docteur, le destin le sauva des griffes de madame Slutter, ou plutôt ce fut madame Slutter en personne qui lui donna un coup de main, scellant ses appétits dans un cagibi de bois où elle se mit à vendre, avec des airs de sorcière, les billets de la loterie.
Après l’arrestation de Bertrand, le grenier tomba dans un état d’abandon. La porte mi-close laissait entrevoir un cône d’ombre où le vent, se faufilant dans l’œil du tympan, faisait tourbillonner dans l’air les plumes irisées de Blue et de Gris. Une rafale soulevait les grains de mil répandus sur le sol qui s’introduisaient ensuite dans les cages.
Il s’agissait d’un véritable cimetière de cages de fer et de laiton superposées contre le mur dans un amas difforme, qui arrivaient jusqu’au plafond. Après avoir lorgné plusieurs fois à travers cette fente, Ghislain avait fait glisser les battants de la porte qui avait cédé sous la pression de ses petits doigts.
Il grimpa dans le labyrinthe parcouru d’inquiétants clignotements gris-or, qui prenaient, avec le changement des heures, les apparences d’un visage humain. Devant ce fétiche, Ghislain aimait passer du temps en se remémorant les contes de Bertrand et les baisers poisseux de Max. Tard le soir, la tante Germaine se montrait tout ébouriffée en lui criant :
— Sors de là, Ghislain, cela porte malheur.

C’était du moins ce que madame Slutter disait chaque jour à qui voulait l’entendre, inventant, sur ces trente mètres carrés, de lugubres légendes. La nuit elle croyait entendre les cris des pigeons ou les pas de Bertrand tandis que le millet résonnait dans sa tête — tin ! tin ! — en se confondant avec le tic-tac de l’horloge et les battements de ses paupières insomniaques.

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Pauvre madame Slutter ! Une bonne partie de son « charme » avait disparu avec sa masse. Son imposante stature s’était réduite de moitié lui permettant de stationner sans trop d’effort dans un habitacle annexe à son sous-sol. Le besoin d’argent l’avait contrainte à louer son appartement et elle s’était habituée à vivre la majeure partie de la journée dans ce cagibi de bois devenu une boutique de loterie.
Chaque fois qu’il rentrait, Ghislain trouvait le palier libre et, à la place de Max et de sa chaîne, il n’y avait que ce gobelet, qui ressemblait à une chaise à porteurs, où la femme mâchait du tabac et faisait des solitaires. Ce bric-à-brac était surmonté d’une inscription en flamand, couleur gris bleu : Jouez à la roue de la Fortune !
— Approchez, criait la femme, interrogez le sort sur les destinées de la guerre !

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Le lundi, les Anglais gagnaient parce qu’ils étaient lunatiques. Le mardi les Allemands parce que c’étaient des guerriers. Le mercredi revenait aux Belges pour leur opportunisme. Le jeudi aux Français pour leur orgueil. Seul le dimanche le pape dominait et la paix étendait son royaume.
Cet habit de bois grinçant permit à madame Slutter de s’engourdir et de grossir à son aise, ou de pleurer ses larmes et de boire son Porto sans trop importuner la vue du voisinage. Sur les murs de cette espèce d’isba, façon sanctuaire, étaient accrochées de nombreuses photographies de Bertrand et, surtout, de Max, souriante entre ses parents adoptifs. Quand il faisait beau, la femme sortait sur le trottoir de la rue du Remorqueur, provoquant pour le quartier un émoi et une consolation facile.


[1]    Un des 12 proverbes flamands (1559), tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, huile sur bois (Anvers, Musée Mayer Van der Bergh).

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Le singe Max.

Claudia Patuzzi

Annibale Fata – I/VI (Zérus – le soupir emmuré n.28)

08 mardi Oct 2013

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8 septembre 1943, Afrique de l'est, Annibale Fata, comète Hale Boop, Dodecanneso 23 septembre 1943, naufrage bateau Donizetti, Rodi, Somalie, Zérus le soupir emmuré 27

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Annibale Fata I/VI, n. 28, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 119-125, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.pp. 119-125.

J’ai entre les mains des jumelles recouvertes de cuir, du genre de celles qu’on utilisait un jour dans la marine. Elles appartenaient à mon grand-père, le père d’Henriette. Avec ces jumelles j’ai appris à compter les étoiles et j’ai trouvé une voie d’accès pour le ciel. Depuis mon enfance, je courais dans la petite tour de pierre, j’élevais les jumelles et je fixais les yeux sur la bouche de la lune. Elle avait un visage. J’épiais son baiser et ses cheveux : l’arc ardent de la Voie lactée suspendue au milieu d’allées obscures. J’avais six ans et j’étais analphabète. Mais à quoi cela sert-il de lire si on regarde le ciel ?
Puis je compris que les étoiles, d’abord farouches et fuyantes, s’offraient à moi avec un voluptueux mystère. Elles commençaient à m’aimer comme je les aimais. En effet, je ne les comptais pas, mais je les suivais du regard. C’est seulement ainsi que je pouvais en embrasser des millions. Il me suffisait de les contempler et elles se laissaient regarder jusqu’à l’aube. Tout en demeurant immobiles, elles voyageaient lentement sur l’horizon, semblables à des lucioles ivres. Si je les cherchais, je ne les retrouvais plus là où elles étaient avant. Les étoiles marchaient avec moi.
Avec les jumelles de Niba, j’ai appris à entendre aussi le bruit de l’univers. Je sais qu’il s’élargit et qu’il s’étend, je sais qu’il respire et qu’il meurt parmi des amas de galaxies qui s’éloignent les unes des autres comme des ondes dans un lac heurté par une pierre. Je vois d’immenses galaxies déchiquetées par d’énormes explosions entraîner de nouveau l’univers dans des tourbillons de déchets à la terrible gravité desquels rien ne peut échapper, pas même la lumière. La petite tour de pierre sera aussi engloutie avec toute la terre. Et pourtant, le ciel semble toujours tellement immobile.
Avec les jumelles de Niba, je vois Cirrus, l’étoile Polaire, les deux Ours, les Pléiades, le W de Cassiopée, et une infinité d’autres étoiles aux noms antiques et suggestifs, comme le « Scutum Sobiesii », un nuage stellaire de la Voie lactée composée de neuf cent mille étoiles. C’est ici que la comète Hale Boop est passée : apparemment indifférente et silencieuse, en réalité en proie à de terribles explosions. Même Ghislain l’a vue par une nuit d’avril de la colline de Trauvenberg, à Bruxelles.
Quand sa mémoire était encore vigoureuse, Henriette m’a dit que Niba gardait toujours ses jumelles sur lui, accrochées à son cou, même pendant le sommeil.
— C’était une façon de contrôler le monde, disait-elle.

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Je sus, quelques années après, qu’en Afrique de l’Est, en Somalie, pendant la guerre coloniale, il vit des tueries tellement effrayantes, qu’il n’eût plus le courage d’orienter ses jumelles vers les tragédies de la vie. Dès lors, mon grand-père ne voulut plus se consoler. Il retourna ses jumelles et commença à rapetisser les choses. Puis il les dirigea vers le ciel, parmi les petits points des étoiles. Enfin, fatigué de leur froideur, il regarda vers la mer.
Je me souviens aujourd’hui du récit d’Henriette, d’une précision insolite, des aventures de la guerre dans la mer. Niba n’était pas comme moi. La mer était « sa » manière d’accéder au ciel. Une manière indirecte. Peut-être parce que c’était un chasseur et que les étoiles ne se laissent pas prendre au lasso. Il était trop aventureux pour les étoiles, trop impatient pour « les regarder ». Un beau jour, il en eut marre de regarder le ciel et il changea de direction. Plutôt que de chercher la mort dans le ciel, il la chercha dans un lieu encore plus bleu et plus noir : la mer. Henriette autrefois me parla de lui comme du plus grand chasseur de la mort.

En 1943, après le 8 septembre, quand le maréchal Badoglio annonça l’armistice, Niba commanda un vaisseau près de Rhodes. En quelques jours, tout avait changé. Les serments étaient désormais papier de rebut.  Le noir était devenu blanc. Le haut et le bas n’existaient plus. La honte et le chaos régnaient. À qui devait-on obéir ? Aux Allemands ou aux Anglo-Américains ? Comme tout le monde, Niba se sentait perdu. Mais il n’avait pas de doute : c’était une volteface.
Dans le navire, il y avait mille huit cents Italiens, dont des blessés graves. Le commandant allemand était agité. Il l’appela sur le pont : — Herr Niba, mein Gott, Kommen Sie hier !
Niba le regarda. Son uniforme était sale, son visage n’était pas rasé depuis la veille au soir, ses yeux cernés. Il s’appelait Gustav Blume — « fleur » en allemand — et il allait sur les cinquante ans.
L’Allemand le fixa et dit : — Herr Offizier… mais il s’interrompit une seconde pour respirer, car ils avaient l’habitude de se tutoyer. Puis il reprit son souffle, décroisa les jambes et demanda : — Herr Offizier Niba, qu’avez-vous décidé ? Si vous dites non, vous savez ce qui va arriver, n’est-ce pas ? On voyait que Gustav Blume ne voulait pas le lui dire, mais Niba comprit très bien : il les fusillerait tous. « Herr Offizier… »
Niba ne répondit pas tout de suite. L’Allemand et lui avaient joué au bridge. Ils plaisantaient quelques fois sur la cuisine italienne.
— Niba, parle-moi des « vincigrassi .»
— Un plat de ma région, commandant.
— Tu peux me traduire ce mot ?
— Oui, en italien c’est : « vinci e ingrassi », cela signifie en français « tu vaincs et grossis ». Résultat : de la bonne cuisine pour les vainqueurs. Les vainqueurs sont toujours gros.
— Et les battus, les maigres, devraient forcément manger…
— Les « perdimagri », mon commandant, « perdi e dimagri » ; en français « tu perds et maigris ». Cela se termine toujours en faveur des gros.
Niba frissonna. Il leva les yeux vers l’île. Il regarda les murs fortifiés, désormais vieux et inutiles ; il entendit les tirs lointains sur les montagnes, le grincement des panzers et la honte se poser comme un nuage de gaz sur les couleurs avec l’arôme du tabac et l’odeur aigre-douce des orangeraies : tout pourrait disparaître en un instant. Il fixa l’Allemand dans les yeux et il sentit qu’en ce moment ils étaient tous les deux seuls dans une impasse. Il n’avait qu’un instant pour répondre.
« Je ne peux pas faire mourir mille huit cents personnes ! » pensa-t-il.
L’Allemand attendait.
« Peut-être que nous pourrons atteindre la Grèce et nous enfuir après en Italie… »
— Herr Offizier ? s’échauffait l’Allemand.
« À quelle distance était la terre ferme grecque ? Trois-cents lieues ? »
— Mein Gott, qu’avez-vous décidé ?
Niba se réveilla. Il regarda dans les yeux Gustav Blume qui pendant tout ce temps n’avait pas détaché son regard de lui et il vit un tremblement silencieux au bord de ses lèvres : «Achtung ! Ne vous faites pas tuer… »
Niba respira avec force et dit : — S’il doit en être ainsi…

Le 23 septembre, deux corvettes allemandes se joignirent au navire marchand pour l’escorter jusqu’à la terre ferme. Mais où ? La mer était calme comme un lac.
— Es lächelt der See ! Le lac sourit, soupira Gustav Blume en observant, assombri, cette étendue d’eau depuis le pont.
— C’est cela… répondit Niba.
— Et si les Anglais nous voient ? demanda un des civils.
Niba trembla, ferma les yeux et dit doucement, pour ne pas se faire entendre : — Espérons que non…

Donizzetti-180

Le bateau « Donizetti », avec 1825 prisonniers italiens, qui fut torpillé pour erreur, par une contre-torpilleur britannique: le Niba coula dans la mer égéen avec tous les autres.

Les corvettes avançaient de conserve. Le navire, suivi par quelques mouettes, vrombissait dans l’écume et s’enfonçait dans l’eau sous son poids. Certains parlaient, mais la plupart demeuraient silencieux, les blessés ressemblant à des sacs, qu’on eût dit déjà morts. Un calme plat couvrait l’Égée d’ambroisie. Ils avaient parcouru presque deux-cents lieues. Niba inspira l’air et en huma l’odeur : une saveur saumâtre et parfumée. N’y avait-il pas une terre, là-bas, à l’horizon ?
Sans préavis, les corvettes allemandes dévièrent la route de cent quatre-vingts degrés et revinrent en arrière. En moins d’une minute, le navire marchand se retrouva seul au milieu d’une mer ondoyant comme une coquille de noix. Aussitôt, un bourdonnement lointain surgit derrière lui. Niba se retourna avec la rapidité de l’éclair, mais dans sa hâte il commit une erreur fatale : il n’eut pas le temps de régler ses jumelles. Tout demeura horrible comme cela l’était réellement : en grandeur naturelle.
Les jumelles lui glissèrent des mains. La nausée l’emporta. Le ciel tomba sur lui avec des milliers d’épines. Ce n’étaient pas des étoiles filantes, mais des projectiles en feu. Dix d’entre eux lui transpercèrent la poitrine, le cœur et le front. C’étaient des avions de reconnaissance anglais. De trois contre-torpilleurs fantômes sortit le sifflement des torpilles. En quelques instants, les autres étaient devenus comme des milliers de feuilles sur la surface de l’eau.
Pendant une seconde, Niba regarda la mer lisse comme l’huile. L’eau était luisante et propre comme du verre. Puis il se laissa bercer dans son sang et laver par les vagues. Il se retrouva sous deux cent mille mètres cubes d’eau. Les Néréides le saisirent par les pieds, les dauphins l’emportèrent dans une grotte où des millions de minuscules poulpes s’accrochèrent à sa peau. Les petites bulles d’air disparurent et il toucha le calme des abysses. Il se retrouva la bouche et les poumons pleins d’eau chaude. Était-il rentré à la maison ? Était-il en train de renaître ?
On ne retrouva pas son corps.
De lui, il ne resta que ses jumelles.

Claudia Patuzzi

[1]Variété de lasagnes cuisinées dans les Marches.

Rue de Remorqueur cap. XI/XI ( Zérus – le soupir emmuré n. 27 )

06 dimanche Oct 2013

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20 agosto 1914, Annibale Fata, bruxelles, invasion allemande, lettre du Niba, mariage, Saint Gudule, Zérus le soupir emmuré 27

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Annibale Fata

Rue de Remorqueur XI/XI, n. 27, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 114-117, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Un dimanche matin, le 20 mai, une semaine après la mort de Max et le meurtre de la souris, on avait sonné à la porte.
— Va ouvrir, Paul, avait dit Gény, souriant de manière étrange. Ghislain avait immédiatement reconnu le monsieur du café-concert. Il tenait à la main une boîte de pastels colorés et arborait un irrésistible sourire.
— Je suis Annibale Fata…
Pendant quelques instants, au son de ce prénom, rien n’avait bougé. Même les mouches avaient cessé de marcher sur les vitres. Un souffle puissant envahissait l’entrée tandis qu’une main, tenaillant l’étui des couleurs, s’étendait vers lui. Finalement, une voix se répandit dans la maison : — C’est pour toi, Paul.
L’homme avait regardé autour de lui et, dans un français scolaire, il avait dit :
— Où est maman ?
Alors qu’il courait vers la cuisine, Ghislain avait senti une main sur son épaule :
— Appelle-moi simplement Niba, petit.
— Niba ?
— Oui, tout le monde m’appelle ainsi.
Ghislain l’avait observé pendant quelques secondes, puis l’Italien lui avait fait un clin d’œil en souriant :
— Annibale est un prénom un peu trop long, tu ne crois pas ?
Ce fut ainsi que Niba entra dans sa vie et dans celle de sa mère comme un ouragan qui balaie au loin déchets et sédiments. Une seule rafale avait soulevé le magma de lave où les faits et les pensées de leur vie s’étaient progressivement déposés sur de douloureuses scories de granit. Après son passage, tout était de nouveau propre et net. Un débris, une pierraille semblable à la steppe recouvraient, compacts, sous un ciel sans nuage, les sommets rugueux d’un temps révolu. Les Fata, quant à eux, ils l’avaient toujours su : c’est seulement après une grande destruction que l’on peut recommencer à vivre.
Annibale Fata et Eugénie Balthasar se marièrent trois mois plus tard, le 20 août 1914, quand l’invasion allemande de la Belgique datait d’une semaine. Geny était enceinte d’Henriette. Dans l’acte de mariage, Ghislain est reconnu par Niba comme son fils légitime. Le mariage ne fut pas une entreprise facile, comme le raconte Niba dans une lettre adressée à ses proches.
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Bruxelles, le 17 septembre 1914

Ma chère famille,
J’écris sans savoir si je peux vous envoyer cette lettre dans quelques jours ou dans quelques mois, de toute façon je raconterai comment se sont écoulées les heures ici et quels événements se sont produits depuis ma dernière missive. Avant tout, ce qui vous étonnera un peu sera d’apprendre que je me suis marié. Vous me demanderez pourquoi diable je ne vous ai pas prévenus. Voici la raison :
Le 18 août, je me rends au Consulat italien pour savoir si la réponse de la Mairie de Macerata est arrivée. Rien ! La chose commence vraiment à me rendre nerveux au-delà de toute limite. La guerre avec toutes ses terribles conséquences s’approche à grands pas… Ma fiancée et moi nous avons pris la décision… Nous devons absolument nous marier, avant que cela ne devienne impossible. Avec l’autorisation de la Mairie de Macerata, je cours chez un traducteur patenté pour la faire traduire en français, je retourne avec ce document à la Mairie de Bruxelles : c’est inutile, j’ai gaspillé mes pas et mon argent. Je rentre à la maison et porte la réponse à ma fiancée, vous pouvez imaginer sa peine. Nous nous mettons d’accord pour qu’elle aille le lendemain de nouveau à la Mairie.
Le 19 août, je me lève pour me rendre au travail comme d’habitude ; j’attends jusqu’à midi. Rien de nouveau ; on sait seulement qu’une grande bataille se déroule à quelque 30 kilomètres de Bruxelles. Le soir arrive, je vais chez ma fiancée, je la trouve souriante. Je lui demande, pourquoi es-tu si contente ? Quelle nouveauté ? Elle m’apprend alors qu’à la Mairie la première réponse a été négative, mais qu’en offrant cinq lires à un employé, tout s’est arrangé et que le lendemain à dix heures nous pouvons nous marier. Imaginez un peu notre trouble : nous envoyons un télégramme aux témoins en les suppliant de se trouver le lendemain sur la place de la Mairie. Vous serez un peu surpris par cette manière de faire, mais nous sommes en temps de guerre. Il semble que les Belges, trente mille environ, après deux jours de combats contre cent cinquante mille Allemands, aient dû se retirer au nord en laissant la capitale aux mains des vainqueurs. Défendre Bruxelles a été jugé impossible et, pour éviter les représailles, on dit que la ville sera livrée sous certaines conditions.

Le 20 août a été une journée mémorable. À dix heures précises, nous sommes sur la Grand’Place. Ma fiancée, son père, son frère et moi. Il manque un témoin qui ne peut pas venir à cause de la guerre. Nous essayons de le faire remplacer par le père de ma fiancée. Nous entrons dans la mairie : le Maire est absent. Nous demandons le Premier Adjoint ; il est absent, il a accompagné le maire parti à la rencontre des autorités allemandes. Cette nouvelle résonne comme un éclair dans un ciel serein. Que faire ? Nous attendons. Le père de ma fiancée ne peut être témoin, il faut en chercher un autre. Léopold, le frère d’Eugenia, se charge d’en trouver un, il sort et peu après il revient avec un domestique. L’attente nous rend nerveux, on ne dirait pas un mariage, chacun de nous est habillé comme tous les jours. Le Premier Adjoint arrive finalement. Les Allemands arriveront sous peu, il faut se dépêcher, se cloîtrer en tout hâte dans la salle des mariages. 10 minutes plus tard, la cérémonie s’achève en bonne et due forme, mais ce n’est pas encore fini, monsieur Cirillo, le père d’Eugenia, est un catholique enragé, il tient absolument à ce qu’on aille à l’église Santa-Gudula. On repart en direction de l’église. À 11 heures, tout est terminé et nous nous préparons à rentrer heureux et contents, mais, hélas ! dans les rues, un va-et-vient de gens pressés et quelques conversations saisies au vol nous font comprendre qu’une partie de la garde municipale a été désarmée et que les Allemands sont entrés dans Bruxelles: leurs pas métalliques et inhumains résonnent partout… Voici une journée mémorable qu’il sera impossible d’oublier et que l’histoire gardera pour toujours…

Votre très affectionné Niba

003_occupazione bruxelles740Les soldats allemandes occupent la Bélgique (août 1914)

Claudia Patuzzi

Rue du Remorqueur VIII-IX/XI (Zérus – le soupir emmuré n.26)

04 vendredi Oct 2013

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bruxelles, ciné-concert, cinema muet, frères Lumière, ghislain, pralines de Godiva, Regina Coen, zérus le soupir emmuré 26

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Les frères Lumière

Rue de Remorqueur VIII-IX/XI, n. 26, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 108-111, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 — Regarde Paul, le cinéma ! cria Gény.
Le petit écran commença à trembler entre des aplats, des taches et des éclairs. Le pianiste en smoking s’acharna sur les touches en produisant un air joyeux et nerveux, puis il s’arrêta sur un si. Tout le monde se tut, on entendait seulement le roulis du moteur du projecteur. Une femme éternua.
— Chut, silence ! cria une voix de l’autre côté. Ghislain ouvrit les yeux. Sur l’écran cahotait une image limpide : une petite fille sautillait sur le trottoir d’une gare, tenue par la main par sa mère et par sa nounou. L’image cahota de nouveau tandis que le pianiste accélérait le rythme en frappant les touches avec force dans un fracas caverneux, quand une locomotive gigantesque sortit de l’écran en le remplissant de toute sa masse.
— Ooooh ! crièrent les spectateurs en reculant leurs chaises. Ghislain se leva et se cacha derrière Gény :
— Maman, le train nous écrase !
— Il ne peut pas sortir de l’écran, petit imbécile. Ce n’est que du cinéma, regarde ! Et Gény lui montra une autre scène : un photographe faisait poser son client et quand il était prêt il l’aspergeait soudain d’un jet d’eau. Tout le monde riait aux éclats. Ghislain voulait toucher l’écran, mais sa mère ne lui prêtait aucune attention. Que regardait-elle ?
En cet instant, la scène changea et le petit air au piano devint frénétique. On n’entendait que des aigus. Sur l’écran apparut un étrange appareil en forme d’entonnoir. Deux bouchers enfilèrent un gros cochon à l’intérieur de la machine, tandis que de l’autre côté sortaient des dizaines et des dizaines de vaillantes saucissons [1].
Ghislain se tourna vers sa mère avec les larmes aux yeux, mais la chaise était vide. La tante Germaine regardait vers l’estrade des musiciens avec un petit sourire dirigé vers la contrebasse. Les couples se levèrent pour danser et, avant qu’il ne puisse l’arrêter, la tante voltigeait comme une libellule entre les bras de son admirateur. Ghislain chercha alors un secours dans la foule. « Où est allée ma mère ? »
Il finit par la remarquer par hasard. Gény parlait quelques mètres plus loin, dans une loge, avec une dame élégante. Durant un instant, les yeux noirs de cette inconnue rencontrèrent les siens. Ghislain en demeura troublé : cette femme se déplaçait avec assurance enveloppant tout, y compris le caquetage de la foule et ses yeux torves, dans un unique regard dominateur. Où qu’il puisse résonner, aigu ou grave, ce nom presque inaudible, voilé par les notes du piano et par le bourdonnement qui l’entourait, ce nom, « Regina Coen »,  à peine murmuré ou simplement pensé, avec le rythme ascendant de ses syllabes, avait toujours le pouvoir d’évoquer l’allure solennelle de la reine Ingrid.
La juive à l’accent italien sourit et sa mère lui fit signe d’approcher. Il trébucha entre les tables. Une peur inexplicable s’était emparée de ses jambes et l’empêchait de marcher. Il voulait s’excuser et leva de nouveau les yeux, en direction de sa mère et de la dame, et soudain il vit l’homme. Il embrassait la main de Gény qui l’observait en silence. « Il est aussi beau qu’un dieu grec ! » Sa mère continuait à regarder ce monsieur, sans parler. « Il ressemble à une statue… », pensa-t-il, tandis qu’un nom de comte — Fata — semblait danser sur un rythme forcené dans l’écran vide.

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Annibale Fata

Quand ils revinrent de la Porte de Namur, Ghislain demanda : — Qui était cet homme, maman ?
— Un italien. Son prénom est Annibale, son nom de famille est Fata, comme fée…
— Il est de la famille des fées ?
— Paul cesse de faire l’idiot, il s’appelle Fata comme tu t’appelles…
— Il est prestidigitateur ?
— Mais non… il a une usine en Italie.
— Et pourquoi trembles-tu ?
— Paul, arrête de dire des bêtises.
— Je ne m’appelle pas Paul, hurla-t-il.
— Laisse-le dire, Gény, quoi qu’il en soit, c’est un très bel homme, lui coupa court Germaine.
C’était déjà le crépuscule. Bien que ce fût déjà le printemps, Ghislain remarqua qu’il faisait vraiment froid et que le couchant répandait sur les vitrines de l’avenue Louise une lumière jaunâtre. Le trio ne se laissa pas impressionner et commença à sautiller par-dessus chaque bouche d’égout, tandis que Ghislain, suspendu entre les deux femmes, s’amusait à les compter. À la troisième, la tante Germaine s’arrêta d’un coup en le faisant tomber à terre. Elle fixait les barres de fer d’une grille où un vieux papier tenait compagnie à une pièce d’argent de cinq francs belges.
— Mon Dieu, cinq francs ! murmurèrent toutes-les deux, pendant que Ghislain la frottait contre la grille avant de la brandir comme un trophée de chasse. Avec ces cinq francs, ils préparèrent un dîner aux chandelles : vin, pigeons farcis, huîtres de Zélande et pralines de Godiva. Les deux sœurs ne prêtèrent pas beaucoup d’attention à la soudaine mélancolie de Ghislain et à son maigre appétit.
— Qu’est-ce que tu as, Paul ? lui demanda Germaine, tandis que Gény apparaissait avec la nappe en lin et les chandelles.
Ghislain ne répondit pas. Il demeura en silence toute la soirée en pensant à Max qui glissait alors dans une mare de vin entre une odeur d’urine et des morceaux de verre brisés. Son poil était souillé de sang. Bertrand et Madame Slutter étaient sortis depuis la veille et l’animal, après avoir beaucoup crié, s’était échappé de la cave, emportant avec lui les restes d’une demi-bouteille de vin français.
— Maman, je peux porter les restes à Max ?
— Laisse tomber cette horreur… Gény se regardait dans le miroir en silence. Pendant ce temps, la guenon émettait de longs cris pareils aux hurlements d’un loup affamé, et ils ne cessèrent pas durant la nuit, quand le fantôme de son père vint comme toujours le trouver.

Claudia Patuzzi

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Max hurlant dans le zoo…

[1]  C’était la Charcuterie mécanique des frères Lumière.

Claudia Patuzzi

Rue du Remorqueur VI-VII/XI ( Zérus – le soupir emmuré n.25 )

02 mercredi Oct 2013

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bruxelles, eugénie, Manneken-Pis, Port de Namur, rue de l'étuve, rue du chêne, Zérus le soupir emmuré 25

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Rue de Remorqueur VI-VII/XI, n. 25, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 103-107, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Durant ces trois années rue du Remorqueur, de 1912 à 1915, en plus de Max et des pigeons, Ghislain vit pour la première fois le Manneken-Pis. Ce fut sa jeune tante qui permit cette rencontre. Germaine, par nature asymétrique — plus longue que large avec son nez proéminent et son petit menton rond —, ne manquait certainement pas de charme. Avec sa démarche particulière, le bassin tendu vers l’avant, le torse renversé en arrière, le visage affichant une grimace de dégoût, elle pouvait même être un cygne fendant la surface d’un lac. Malheureusement, cette image pouvait se changer en celle d’un échassier maigre et disgracieux, capable de se dissoudre dans une mer d’incertitudes.
Germaine était malheureuse. Parmi ses soupirants, il n’y en avait pas un pour lui plaire. Bien que fougueuse, du moins en apparence, elle ne trouvait pas qui pourrait satisfaire ses attentes. Souvent, Ghislain la trouvait en larmes, le regard perdu de petite chienne abandonnée : – Je mourrai vieille fille, disait-elle, en le prenant dans ses bras.
Un dimanche matin, habillée de pied en cap, elle apparut devant Ghislain : — Lève-toi, gros fainéant !
De son long pas, elle le traîna dans le cœur de la ville, au coin de la rue de l’Étuve et de la rue du Chêne. Ghislain demeura bouche bée : un petit garçon noir et nu pissait devant la foule.
— C’est une petite statue de bronze, Paul.
— Et il fait vraiment pipi, tatie ?
— Non, petit imbécile, tu ne vois pas que c’est un jet d’eau ?
— Et pourquoi la foule prie-t-elle ?
— Elle ne prie pas, elle exprime un vœu. Le Manneken-Pis fait en sorte qu’il se réalise ! On dit que si une jeune femme célibataire boit son pipi, elle trouve un mari.
— Mais tu m’as déjà, tatie.
— Tu es trop jeune. Quand tu auras vingt ans, j’en aurai trente-deux. Puis Germaine ôta son petit chapeau en fausse zibeline et approcha les lèvres du jet généreux. Ghislain en fut troublé. Aurait-il dû boire lui aussi ? Quel vœu devait-il faire au Manneken-Pis ? Quand les lèvres de Germaine se détachèrent du petit zizi, Ghislain approcha prudemment les siennes en soupirant :
— Je t’en prie, donne un mari à ma mère !

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Eugénie

C’était la première semaine de mai 1914 et le printemps belge, aussi paresseux que son peuple, inspirait à Eugénie une incompréhensible anxiété. Une heureuse convergence astrale du Bélier avec le Taureau avait déjà marqué l’arrivée de l’équinoxe tandis que la brume habituelle continuait à salir les vitres de gris.
Où en étaient les couleurs ? Gény les cherchait sur les visages de la foule, sur les plantes encore dépouillées, sur les reflets des fruits, mais le ciel gris l’obligeait à fermer la fenêtre avec un mouvement de colère. Elle écrasait entre ses doigts les gouttes de vapeur éparses sur une vitre ou sur une feuille et s’humidifiait les lèvres.
Son cœur, contre tout bon sens et sous n’importe quel climat, même le plus sombre, n’avait jamais cessé d’aimer. Il lui manquait la chaleur rassurante de Paul, mais encore plus l’allégresse de ses yeux. Sept ans s’étaient écoulés depuis sa mort, presque trois depuis celle de sa mère Amélie. Gény ne parvenait pas à oublier. Le travail au magasin de mode l’absorbait suffisamment pour l’aider à ne pas trop penser, les difficultés économiques et les tâches domestiques ne parvenaient pas en revanche à détourner son esprit d’un sentiment de vide et d’abandon qui l’empêchait de sourire même s’il y avait du soleil.
À chaque nouvelle rencontre, elle se montrait pressée et fuyante. Elle s’échappait après deux ou trois boutades, toujours insignifiantes. Rien ne devait toucher à son cœur meurtri. Et pourtant, au moment même où la guerre s’approchait, elle ne pouvait s’empêcher de balayer la foule du regard comme si elle attendait quelqu’un. Son corps sentait le printemps avant qu’il ne s’épanouissait, comme un chien languissant sent à des kilomètres de distance l’arrivée d’un séisme.
Elle tourna la tête vers la foule qui envahissait son rayon dans le magasin Ferrari, pour cacher ses larmes. Ses doigts se déplaçaient rapidement sur la caisse dorée, les visages se succédaient opaques, sans yeux ni lèvres, les mots étaient toujours les mêmes. Pour la plupart des voix de femmes, jeunes ou entre deux âges, presque toutes riches ou de la haute société, à la recherche de layettes ou de lingerie intime, de cravates ou de chemises, habits pour la maison, pour le soir, pour la ville. Elle tendit la note, puis elle ajusta ses cheveux rassemblés dans les doux bandeaux de Paris et elle serra sur sa poitrine la veste rayée bleu Nattier. Soudain, un frisson s’insinua dans le creux de sa nuque en la faisant éternuer… Une minute plus tard, elle sentit la courbure de son cou passer du gel à la chaleur, tandis que ses oreilles devenaient rouges. Que lui arrivait-il ? Elle se retourna brusquement et vit l’homme. Il lui suffit de le regarder pour comprendre qu’il était venu exprès pour elle, qu’il reviendrait le lendemain et le jour suivant. Depuis combien de temps, Annibale Fata l’attendait-il, après l’avoir suivie dans toute l’Europe, jusqu’à Bruxelles, dans le cœur secret de la ville ? Gény le regarda un seul instant. Il ne détourna pas les yeux jusqu’à ce qu’elle baissât les paupières. Puis elle revit la scène : elle l’avait rencontré sept jours plus tôt, le 6 mai, un dimanche, au café-concert…

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Eugénie, Irma e Germaine au Café Concert de la Port de Namur.

Tous les dimanches elle allait avec Germaine et Ghislain au café-concert de la Porte de Namur. Là, au son de l’orchestre, on pouvait assister à de petites scènes de cinéma muet.
— Germaine ?
— Qu’y a-t-il, Gény ?
— Le musicien ! Regarde le musicien !
— Lequel, dis-tu ?
— Tu es aveugle ? Celui de droite. Le contrebassiste. Il ne détache pas ses yeux de toi.
— Gény, c’est une horreur.
— Il n’est pas mal du tout ! Il a de belles moustaches et un air distingué.
— Il est vieux.
— Tu vois ? Il te fait des révérences.
— Merci, c’est trop aimable, dit Germaine pour se protéger. Gény rit.
« Elle ne pense plus à Paul ? » considéra Ghislain, en observant son air insouciant. « Le Manneken-Pis m’a écouté… maintenant, un nouveau mari va apparaître… »

Claudia Patuzzi

Rue du Remorqueur V-VII/XI (Zérus – le soupir emmuré n. 24)

01 mardi Oct 2013

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bruxelles, ghislain, la stanza di garibaldi, Rue de Remorqueur, Ursula Slutter, Zérus le soupir emmuré

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Rue de Remorqueur V-VII/XI, n. 23, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 101-103, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Par chance, Ghislain trouva qui pouvait le consoler et lui faire oublier les heures passées entre les murs de Saint-Georges. Ce fut une guenon à poil vert dénommée Max qui égaya son enfance de réfugié. Le nom — MAX — avait été donné par quelques esprits inexpérimentés, jusqu’au jour où, en soulevant la queue, ils virent qu’il s’agissait d’une femelle. La maîtresse de la guenon et de l’appartement était une Flamande opulente qui s’appelait Orsola Slutter. Elle vivait dans une espèce de cave au-dessous de l’escalier d’entrée. Une petite fenêtre semblable à un évent, munie de barreaux, donnait sur le trottoir permettant aux passants de lorgner la pauvre bête liée par une petite chaîne à une ceinture en cuir. Souvent, Max s’accrochait jusqu’à cette meurtrière dans une mauvaise odeur de brocolis et elle serrait les pattes autour des barreaux. D’autres fois, elle restait attachée devant un porche à côté des escaliers.Ghislain était heureux quand madame Slutter n’était pas là. Il descendait sous un prétexte quelconque dans la soupente. Après un instant d’hésitation, la guenon montait sur ses épaules, et jouait avec ses cheveux. Puis elle sautait de l’autre côté. Si Ghislain du haut du deuxième étage criait : — Max ! elle se mettait à glapir comme un chien en empoignant la rambarde de fer. Au fil du temps, cette guenon bizarre devint un compagnon de jeu en hérissant la queue sur la droite pour dire oui ou à gauche pour dire non.
À part l’amitié avec Ghislain, Max ne s’entendait avec personne et soufflait comme un chat devant chaque étranger qui s’introduisait dans la maison. Sa maîtresse s’emportait en disant : — Maintenant, tu vas avoir affaire à moi ! Et elle l’emmenait dans la cave. Après quelques minutes de silence, la cravache sifflait dans l’air, tandis que les hurlements de Max déchiraient la tranquillité de la vieille maison. Ces cris rappelaient à Ghislain le hurlement muet, mais tout aussi ardent, sur les lèvres de son père. Il se bouchait les oreilles, mais en vain : l’odeur de la mort revenait à son esprit perdu entre mille pourquoi. Alors pour ne pas l’entendre il s’échappait en courant dans le grenier parmi les volières des pigeons.

Les hivers rue du Remorqueur se partagèrent entre sous-sol et grenier. Dans ce lieu, à peine éclairé par l’œil du tympan, Ghislain avait appris à parler avec les pigeons. Il restait là à regarder les reflets de leurs plumes, tantôt irisés et tantôt métalliques, ou bien il se laissait bercer par le frémissement de leurs ailes en observant la couvaison de leurs œufs.
Bertrand, le mari de madame Slutter, s’occupait de l’élevage des pigeons. Dans cet espace étroit, il avait rangé quatre volières. La plus petite, en pur laiton, contenait quelques rares pigeons de luxe : les cravatés, les pigeons trembleurs et les frisés ; dans une quatrième volière, décorée de feuilles et de vrilles en fer, il y avait une dizaine de pigeons voyageurs.
— Celui-ci, gris clair avec des tiquetures noires sur les ailes, est un pigeon très rapide. Il vole à soixante kilomètres à l’heure et s’appelle Blue. Cet autre, couleur de cendre et de plomb avec quelques nuances de violet, est le meilleur de tous les pigeons de fond. Il vole à cent kilomètres à l’heure et s’appelle Gris…
— Ils savent porter les messages ?
— Bien sûr ! et Bertrand montrait à Ghislain des étuis grands comme des jouets.
— Et ils reviennent toujours ici ?
— Bien sûr, ce sont des pigeons belges, les meilleurs du monde.
— Mais ils ne font pas de concours ?
— C’est un élevage secret. Mes pigeons ne sont pas marqués.
— Et alors, ils ne peuvent pas voler ?
— Seulement si c’est moi qui les fais voler. Parfois, je les prête, si j’en ai envie.
— Et l’on te paie ?
— Bien sûr qu’on me paie, sifflait Bertrand à travers son dentier, pour se pencher ensuite sur Ghislain et murmurer :— Ne le dis à personne ou Bertrand te punira.
— Je le jure.
— Jure-le sur ta mère.
— Non, je le jure sur ma grand-mère.
Quand Max hurlait, Ghislain s’enfuyait chez Bertrand, se blottissant entre les cages pleines de guano et les cuvettes aux eaux troubles. Bertrand commençait à lui raconter des histoires de pigeons croisés arrivés agonisants à Saint-Jean d’Acre. Puis il mimait d’émouvantes histoires d’amour entre un pigeon de fond belge et une pigeonne biset italienne. Pour finir, il décrivait avec de grands gestes les vicissitudes de pigeonniers militaires où quelques pigeons allemands s’étaient mutinés à cause des mauvais traitements et de la nourriture insuffisante. Entre temps, madame Slutter cuisinait de gros pigeons savoureux et Gény criait en bas dans les escaliers :
« — Dépêche-toi, Paul, dépêche-toi, le dîner est prêt. »

Claudia Patuzzi

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