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décalages et metamorphoses

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Archives Mensuelles: octobre 2013

La chaussée d’Alsemberg IV/V (Zérus – le soupir emmuré n. 41)

31 jeudi Oct 2013

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Ghislain près d’un canon.

La chaussée D’Alsemberg V/VI n.41, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 164-166, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Mais les choses n’allèrent pas toujours ainsi entre Christiane et Ghislain, et pour tout dire cela ne dura pas très longtemps. Ce fut de la faute de la guerre, du froid et des bolchéviques. 1916 et 1917 furent pour Ghislain et pour l’Europe entière des années noires.
Tandis que le corps de Cyrille se trouvait à l’abri des gaz toxiques dans un égout à Ypres, le tsar de Russie avait déjà abdiqué, l’Ukraine signait une paix hâtive avec les Allemands en créant dans le monde un chaos que l’image bolchévique de Lénine — avec son chapska et sa barbe en pointe — ne parvenait pas du tout à dissiper. D’autre part, ni l’entrée des États-Unis dans la guerre, ni l’appel affligé du pontife ne réussirent à changer la situation. Entre « vive le Pape ! » et « vive Lénine ! » Caïn et Abel continuaient à se disputer ce vieux lambeau de terre pelé et les trois brebis habituelles, tandis qu’un troisième frère, le « requin » innommé de la Bible, volait tout le butin. L’infanterie hurlait : « — prends ton fusil et jette-le par terre ! » Les industriels allemands vendaient des munitions et des explosifs à l’Italie et à la France en sous-main, les industriels anglais approvisionnaient l’Allemagne en caoutchouc, carburant, ciment et métaux et les ouvriers commençaient partout de grandes grèves en criant : « — nous n’avons pas mangé, nous voulons du pain ! » Ou bien : « — on se fiche du pain, on veut la paix ! »

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Le requin blanc de la Bible ( Jona: 7-11)

Dans une pareille confusion, seuls l’orgueil et la foi du cœur humain avaient su résister à ce massacre inutile. Sous la poussée vigoureuse du primat de Belgique, Désiré Mercier, archevêque de Malines, la résistance à l’invasion ne connut pas d’arrêt.
Chaque être et chaque chose furent entraînés dans la lutte : des civils et des soldats ; des femmes au foyer et des commerçants ; des officiers et de pauvres fantassins ; athées et théologiens ; d’insignes professeurs et de savants prélats ; des étudiants et des paysans ; des femmes lascives comme madame Slutter et de jeunes anges blonds comme Prosper Balthasar ; même l’infatigable Émilie, réduite à une statue de farine parmi les flammes de la cave ; même l’aventureux Léopold, qui disparaissait chaque lundi et ressuscitait chaque vendredi parmi des dizaines d’horribles chaussures ; même la baguette magique de la belle Irma et les petits chapeaux, toujours plus de travers, de Germaine… Tout le monde partagea cette lutte sans nom et sans visage sinon celui invisible, parce que caché dans son propre cœur, avec crainte et dégoût, de la Grande Exterminatrice.

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Mais, à côté de cette crainte, il y a toujours une force que le cœur humain engendre en son sein, sous la pression d’une seule idée ou d’une seule foi. À cause de cette crainte et aussi de cette force, le décret allemand qui établissait la séparation administrative entre les Flandres et le Brabant échoua misérablement dans son but d’exploiter la rivalité désormais historique entre Flamands et Wallons : comme l’avait prophétisé Cyrille Balthasar, les nouveaux Teutons du nord, les Flamands de Bruxelles, Malines, Anvers, St-Nicolas, Lier, Gand, Ieper et beaucoup d’autres, combattirent jusqu’au dernier aux côtés des Wallons sans besoin de dictionnaire.
Dans une liste aussi vaste de protagonistes, on ne peut pas se passer de Cyrille Balthasar. Comme un cavalier de glace, il était parti vers le marécage des polders où la mort l’attendait derrière une dune prête à l’engloutir dans un nuage de gaz.
Cyrille fut happé dans un gouffre, mais continua à exsuder de la chaleur en planant sur les cimetières et les ruines disséminées sans pitié par la folie humaine. Dans la chambre numéro vingt-sept du béguinage de Courtrai tandis qu’il luttait avec l’angoisse du coma, les communistes rouges, à la manière de lutins perfides, prirent la place — désormais dépassée par la frénésie de l’Histoire — du fatidique POB. À la fin de la guerre, le Parti ouvrier belge obtint le référendum honni et Cyrille, ressuscité, tourna vers d’autres boucs émissaires sa furieuse désillusion.
Ghislain aussi le savait. L’oncle Léopold et tout l’Institut Saint-Pierre le savaient : 1916 et 1917 furent les années de l’offensive anglaise dans les Flandres et de la guerre sous-marine, les années des mers et des inondations, de l’intervention américaine et de la Révolution d’octobre, des désertions et de la faim, les années du char d’assaut et des grenades, de Caporetto et de la défaite italienne…

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Claudia Patuzzi

La Chaussée d’Alsemberg III/V (Zérus – le soupir emmuré n. 40)

30 mercredi Oct 2013

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19 octobre 1915, anniversaire Ghislain, bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Christiane, comic alphabet, George Cruikshank, Zérus 40, zérus le soupir emmuré 40

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Anniversaire de Ghislain (cliquer pour agrandir). 

La chaussée D’Alsemberg IV/VI n.40, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 160-164, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Le jour de son dixième anniversaire, le 19 octobre 1915, Ghislain se trouvait dans la maison de la chaussée d’Alsemberg. Mais ce jour festif ne correspondait pas à son état d’âme. Tandis qu’il s’efforçait de manger la tarte de la tante Émilie, une tour de Babel commença à s’élever sur cette pâte feuilletée si douce et parfumée…
Ghislain réfléchit sur les couches de confiture qui s’effritaient irrésistiblement sous ses dents : combien de maisons avait-il eues ? Combien de maisons avait-il dû abandonner ? Dans sa vie, il y avait eu la même fatalité que dans une migration planétaire, comme celle des Indo-européens, Ariens, Hittites, Achéens, et encore des barbares Visigoths, Huns, Souabes, Burgondes, Vandales, Angles, mauvaises copies d’Attila et autres fléaux de Dieu.
Fasciné par cette vision, il essaya de compter les maisons de sa vie. Sur la base de la tarte, entre vapeurs et brouillards, il y avait la naissance illégitime à l’ouest du Pentagone, rue Saint Éloy. Au premier étage, il y avait la grande maison de Paris, près du bois de Boulogne, avec les noix vénéneuses, le petit tableau d’Icare, la soucoupe brisée et le cri muet de Paul. Au deuxième étage, à deux pas du sommet du Pentagone, il y avait l’appartement de rue de Plaisance où il avait goûté la douceur des bonbons Milk et celle de la grand-mère Amélie en même temps que la froideur des yeux de son grand-père Cyrille. Enfin, au troisième étage, il y avait le petit appartement de la rue du Remorqueur où il avait connu les baisers de Max, les pigeons de Bertrand, et l’obscurité poilue de madame Slutter. Maintenant — comme il terminait sa tarte —, son dernier refuge s’affichait : au quatrième étage de cette tour biblique, sur le bord d’une rue immense qui s’enlisait dans la campagne au sortir de Bruxelles pour revenir en arrière, mue par d’invisibles courants, vers la porte de Hal. Dans cette artère à demi déserte surgissait la maison de Léopold Balthasar, si petite qu’elle ressemblait à une tranche de pain, si fragile qu’elle semblait sur le point de se briser en deux.
Après avoir presque fini la dernière tranche de tarte, Ghislain émit un soupir : son destin avait toujours été celui de changer de maison. Il y était habitué, mais maintenant que sa mère, sa sœur et Niba avaient disparu il ne voulait plus en entendre parler. Sans se faire remarquer par sa tante il cracha par terre un morceau de gâteau : « Non, cette maison ne sera jamais la mienne ».
À partir de ce jour-là, il commença à cultiver des secrets.
En ces trois années de guerre, de 1916 à 1918, il eut trois secrets. Le premier, peut-être le plus précieux, fut son amour pour sa cousine Christiane plus jeune que lui de trois ans. Le deuxième consista en des moments furtifs d’espionnage à travers un trou qu’il avait fait dans un rideau de toile. Le troisième — qui demeura pendant toute sa vie unique et irremplaçable — fut la découverte de la mer.

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Chaque samedi soir, dans la maison de chaussée d’Alsemberg, il y avait le rituel du bain. À la fin de la semaine, tous les cinq, ils étaient sales de sueur, de poussière et de graisse. La tante Émilie les mettait en rang en ordre décroissant, commençant toujours par la plus grande. Au centre de la cuisine — qui était aussi la salle à manger —, une grande bassine en zinc était entourée de brocs d’eau chaude. Les enfants étaient lavés l’un après l’autre. Ghislain restait dehors, en attendant que ses cousines soient prêtes à aller au lit : il était toujours le dernier à être lavé, car il ne voulait pas que quatre filles le voient nu.
— Rosette, c’est ton tour.
— Oui, maman.
— Enlève tout…
Dix minutes après, la cousine la plus grande — la pâlotte, comme il l’appelait —, glissait talquée comme une nonnette, ses cheveux blonds remontés sur la tête. Elle ricanait en l’effleurant, derrière le montant de la porte. Quand c’était le tour de Christiane, sa seconde cousine, il se mettait à trembler.
— Christiane, c’est à toi…
C’était le tour de la plus douce et de la plus charnue. Ghislain ne pouvait pas la regarder… Les sœurs faisaient semblant de monter la garde, tandis qu’il tendait ses sens vers ce sauna brumeux, les rares lueurs de chair blanche et luisante qu’il parvenait péniblement à entrevoir par la fissure du montant… Cette chose ronde, c’était peut-être ses deux fesses et pendant ce temps, il sentait en bas, entre les jambes, son corps se déplacer tout seul, en frétillements qui devenaient de plus en plus forts. Il avait douze ans, Christiane en avait neuf. Que dirait-il à sa tante ? Puis il tendait l’oreille en quête de sa voix : il ne l’entendait pas parler, seulement se déplacer entre le bruissement des vêtements et le clapotement de l’eau.
— C’est bien. Tu peux y aller maintenant. Suzanne !
Christiane était enroulée dans la serviette quand elle passait devant lui, mais, contrairement à Rosette, elle ne courait pas, ne ricanait pas. Elle était très sérieuse, ses pas glissaient plus lents qu’un escargot tandis qu’elle le regardait longuement. Elle s’arrêtait derrière le montant de la porte. Pendant une demi-minute, peut-être plus, ils se regardaient en silence, dans l’odeur de savon et le bruit de la bassine, puis elle tendait la main et le touchait sur la joue ou sur le bras. Ghislain n’avait pas le temps de se reprendre qu’elle avait déjà filé en murmurant tardivement :
—   Bonne nuit, petit cousin…

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La cage des oiseaux. (cliquer pour agrandir)

Quand Christiane et lui étaient dans la cour, près de la cage des oiseaux, ils jouaient aux pensées et aux couleurs. Ils s’amusaient à lancer des pierres dans la citerne d’eau de pluie qui s’ouvrait avec un grand couvercle sur le terrain.
— Si tes pensées étaient des plantes, quelle plante serais-tu ? lui demandait Christiane.
— Ortie, répondait-il, et les tiennes ?
— Lierre, disait-elle en lançant un petit caillou dans la citerne.
— Si elles étaient des fruits ?
— Ce seraient des cerises.
— Si elles étaient des animaux ?
—… Des animaux ? Et ici, Christiane prenait son temps.
— Ce seraient des pigeons blancs et ils voleraient ! soufflait Ghislain.
— Et à qui les enverrais-je ? répétait-elle en lançant un autre caillou.
— À moi ! disait-il, tandis que son visage devenait rouge pastèque.
Elle le regardait durant cette demi-minute avec l’air lent de minuit.
— Tu le dis pour de vrai ? Viens… et elle l’emmenait derrière la cage aux oiseaux. Comme mes pensées sont des pigeons, restons ici, où les Allemands ne peuvent pas nous voir. Puis elle lui prenait la main et la mettait sur son cœur. Tu l’entends ?
— Oui, je l’entends…
— De quelle couleur sont tes pensées maintenant ?
— Rouges… comme ma mère ! Ghislain avait enlevé la main de sa poitrine et il sentait son cœur qui battait fortement. La jupe de Christiane frôlait ses genoux gelés.
— Tu te sens mal ? chuchotait-elle. Puis, comme personne ne les voyait, elle ouvrait les jambes, elle serrait ses cuisses autour de son cou et dans un grand éclat de rire, elle disait : — On joue. Je monte sur tes épaules !
Ghislain se soulevait avec effort sentant sa chair le brûler jusqu’à cent degrés, tandis qu’il voyait sa mère à des milliers et des milliers de kilomètres qui riait et pleurait et Henriette marcher dans des pièces inconnues sans qu’il puisse l’aider. Alors, il serrait rageusement les chevilles de Christiane en courant autour de la cage aux oiseaux toujours plus rapidement.
— Arrête-toi ! Tu me fais mal… Ça me fait tourner la tête ! protestait-elle. Mais il ne s’arrêtait pas, il continuait à tourner autour de cette cage comme si elle ne finissait jamais. C’est seulement après, quand ils tombaient par terre, que Christiane posait ses lèvres sur les siennes.

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Claudia Patuzzi

La Chaussée d’Alsemberg II/V (Zérus – le soupir emmuré n. 39)

29 mardi Oct 2013

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août 1915, Chaussée d'Alsemberg 490, Christiane, oncle Léopold, Rosette, Stephane, Suzanne, tante Émilie, Uccle-Bruxelles, Zérus 39, Zérus le soupir emmuré

 

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Ghislain orphelin.

La chaussée D’Alsemberg III/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 159-160, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Bruxelles, le 29 janvier 1988

Chère petite fée,
Comme il est dur pour moi de t’écrire en italien sans aucun écho, comme le coureur cycliste qui file en échappée, ou l’acteur qui attend fébrilement la réplique d’un autre comédien… Quel embarras ! Je suis seul avec les photos muettes : dans quel cercle du purgatoire me mets-tu ?
Mon histoire maintenant : août 1915. Départ de papa, maman et Henriette pour l’Italie : je reste orphelin à dix ans. La tante Germaine était seule désormais rue du Remorqueur et comme elle devait travailler toute la journée comme modiste elle ne pouvait s’occuper de moi. Ainsi, en septembre, j’ai été envoyé chez mon oncle Léopold et ma tante Émilie qui avaient déjà quatre enfants. Rosette, Christiane, Suzanne et Stéphanie, respectivement âgées de neuf ans, sept ans et demi, quatre, deux ans et demi.
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Rosette à 8 ans, Christiane à 6 ans et demi, Suzanne à 5 ans, Stephan à 4 ans. (cliquer pour agrandir l’image)

C’était l’époque de la guerre, peu de nourriture, les gaz toxiques et le travail forcé, un froid terrible, les Flandres martyrisées, pourtant je n’ai manqué de rien : mon oncle et ma tante étaient très courageux.
Ma tante Émilie était une battante : chaque semaine, elle mettait un ample manteau de laine et elle allait à la campagne en quête de pommes de terre et de farine. Au retour, on la voyait avancer avec peine sur le trottoir la tête couverte de neige fondue et de la farine cachée dans la doublure du manteau. Les pommes de terre, elle les mettait dans de grosses poches cousues sous sa jupe qui la faisaient paraître trois fois plus grosse.— Elle est arrivée ! criait-on abasourdis. Je pensais : « Mais regarde, elle est encore vivante ! » Ma tante n’écoutait personne. En nous esquivant, elle entrait avec une furieuse précipitation dans la cave : là, il y avait le four et deux fois par semaine nous assistions, le souffle suspendu, à la naissance du pain. Dans cet air lourd d’humidité vaporeuse, la tante Émilie ressemblait à une sorcière et nous tous à des répliques affamées de Hansel et Gretel.
Mon oncle en revanche était représentant en chaussures et il partait parfois en province. Il s’enroulait dans de grandes écharpes où il cachait les chaussures les plus précieuses qu’il gardait pendues autour du cou ou attachées autour de la taille avec de très longues ficelles, les plus modestes étant enfermées dans deux gros sacs. Ce n’était pas une entreprise facile, les trains et les gares étaient aux mains des Allemands qui faisaient la guerre même au marché noir des chaussures. Quand on le voyait s’éloigner dans la neige le manteau rempli de chaussures comme un sandwich américain, nous avions les larmes aux yeux.
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Déssin de Claudia Patuzzi

— Fais attention, Léopold ! lui criait tante Émilie depuis la porte d’entrée, ses cinq enfants agrippés à sa taille. En réalité, nous étions quatre filles et un garçon. Le garçon, plus grand et plus vieux que tous les autres, c’était moi. Quand mon oncle partait, je me retrouvais seul avec cinq femmes et une femme de ménage de dix-sept ans…

Un exilé non coupable [1]  


[1] De “exul inmeritus” : signature que Dante Alighieri avait adoptée pendant son exile.

La Chaussée d’Alsemberg I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 38)

27 dimanche Oct 2013

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bruxelles, Chaussée d'Alsemberg, Francesco Petrarca, henriette, oncle Léopold, Rolando, Rue de Remorqueur, tante Germaine, Zérus le soupir emmuré 38

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La Chaussée d’Alsemberg I/VI n.38, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 155-158, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Rolando est allé à la source prendre de l’eau. Après son départ, tous les bruits ont cessé et l’après-midi s’écoule lentement.
J’ai les jumelles de Niba dans les mains. D’ici peu, Sirius surgira de la mer, on verra la Grande Ourse et l’étoile Polaire. La paix du crépuscule tombera sur le grand pré dans une lumière lactée et incandescente. Puis le moment viendra de compter les étoiles, le moment de la contemplation patiente et amoureuse. De l’autre côté de la petite tour, je me délecte d’une lune turque qui se couche rosée sur la mer quand il y a encore de la lumière… mais c’est un paysage qui a quelque chose de faux qui m’aveugle. Je pose les jumelles et je détourne les yeux. Cette paix ne correspond pas à mon esprit. Je suis arrivé aux chapitres centraux, ceux de la Grande Guerre. Il n’y a pas eu de Pétrarque pour dire « Voyez, seigneur courtois, de quelles insignifiantes raisons une guerre cruelle peut naître? »[1]  Le temps de la courtoisie est fini pour toujours et la guerre en soi est horrible. Peut-être devrais-je faire comme Niba, tourner les jumelles de l’autre côté, rapetisser les choses pour ne pas avoir honte et ne pas sentir l’odeur poisseuse du sang. Alors que j’écris sur la guerre, j’assiste, impuissante, aux événements qui se précipitent. L’Histoire avance au hasard comme le bouchon d’une bouteille sur le point d’exploser : tu ne sais jamais où il va tomber. Il a dû se produire la même chose pour mon oncle Ghislain. La guerre le jeta comme un projectile de la rue du Remorqueur dans une rue lointaine et inconnue…

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On frappe à la porte. C’est Henriette. Elle a un bâton dans la main droite dont le manche porte un filigrane d’or. C’est le bâton de promenade de son père, Niba. Un substitut moderne du fusil et du fleuret que mon grand-père faisait pirouetter avec l’adresse d’un jongleur. Ce n’était pas lui qui avait besoin d’un soutien, c’est le bâton qui jouissait de ses promenades. C’était un bâton fidèle. Il l’attendait chaque matin dans l’entrée comme un chien qui attend pour sortir.
Ce bâton est finalement revenu d’une longue léthargie. Après quarante années de sommeil, il s’est soumis au contact tremblant d’Henriette, la soutenant comme un treuil dans ses trajets confus. Mais Henriette n’empoigne pas seulement le bâton. De la main gauche, elle soulève une boîte à chaussures.
— Regarde ce qu’a fait le coucou ! chuchote-t-elle terrifiée.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il est méchant, il l’a fait tomber du nid.
Je regarde dans la boîte. Dans un coin, un petit oiseau à peine né. Les murs de carton sont recouverts d’ouate. Un petit verre de liqueur contient une goutte d’eau trouble. Une aile est pliée en deux comme une oreille de papier.
— Le coucou s’est amusé à le jeter en bas, mais il ne l’a pas tué…
L’oisillon, la tête sous l’aile, est blotti dans une pose inhabituelle. L’œil fermé et dépourvu de cils est le même que celui de ma grand-mère Eugénie quand elle mourra, le tremblement et l’aspect ressemblent en revanche à ceux d’un pauvre orphelin abandonné, à mon oncle Ghislain…

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La Chaussée d’Alsemberg

Fin août 1915, Ghislain se trouvait à Uccle, à la pointe sud du Pentagone, à une bonne demi-heure de marche du cœur de Saint-Gilles, perdu à la périphérie de la très longue chaussée d’Alsemberg, dans la maison de son oncle Léopold.
Le vieil appartement de la rue du Remorqueur était resté à la tante Germaine qui, comme une vestale armée, veillait à la défense du grenier et du grand lit de fer. Pendant trois longues années, Ghislain perçut ce lieu comme son seul refuge au milieu d’incessants changements. Maintenant qu’il avait perdu sa mère et sa sœur Henriette, Germaine ne représentait pas seulement ce qu’il lui restait de son passé, elle lui apportait aussi apaisement et réconfort. Chaque dimanche, essoufflé, il parcourait les deux kilomètres de la chaussée d’Alsemberg. Arrivé place Albert, il humait l’air ancien du quartier et déviait à l’est vers la place Paul Janson, pour s’aventurer, le cœur serré, dans les ruelles tortueuses du quartier populaire situé entre la chaussée d’Ixelles et le parc Léopold.
La tante l’attendait à la fenêtre du troisième étage. « Cours, Ghislain, cours ! » hurlait-elle en le voyant apparaître à l’angle de la brasserie. Il inspirait l’air une dernière fois, puis dans un effort de volonté il s’aventurait dans l’escalier jusqu’à plonger son visage dans les formes maigres et osseuses de Germaine. « Alors ? » demandait-elle. Ghislain lui tendait une photographie d’Eugénie avec une inscription au crayon dessous : « Aime bien ta maman et tu seras heureux ! » Elle était datée du 3 octobre 1915. « Heureux ! Comment pouvait-il être heureux ? Il ne faisait rien d’autre qu’attendre des lettres avec l’angoisse d’un condamné ignorant sa sentence… »
Germaine jetait un œil sur l’enveloppe marquée d’un timbre suisse, puis lui donnait la clé du grenier et un plumeau pour la poussière.
— Pendant que je prépare le repas, tu peux monter, murmurait-elle.
Ghislain faisait tourner les clés dans la serrure et tout de suite après devant ses yeux apparaissaient les fleurs bleues de l’aconit, le paravent bleu et les trois « photographies » de Niba. Le télégraphe-jouet était toujours prêt du lit, sans un grain de poussière.
C’était lui qui chaque dimanche dépoussiérait tous les objets et comme s’il dansait, il s’arrêtait un instant sur le chintz, sur le berceau d’Henriette, sur le dossier en fer. Quand le plus petit grain de poussière avait disparu, il enlevait ses chaussures, son pull-over en laine et son pantalon et il se mettait sous la courtepointe. Tandis que le vent sifflait derrière la vitre du tympan, il fermait les yeux et se plongeait dans le bleu du ciel de la chambre, dans un monde de caoutchouc et d’eau tiède. Quand le bien-être l’envahissait, il se donnait de longs baisers au creux de l’avant-bras, ou bien sur la partie intérieure du poignet, là où les veines vibraient avec toute la force du désespoir. Ce n’était pas lui, mais les lèvres de sa mère qui effleuraient sa peau sèche comme un désert. Dans ce lit, dans cette couverture soyeuse, Ghislain retrouvait la tiédeur perdue de son corps ou imaginait le pathos qu’auraient créé en elle ses funérailles : sa mère, bouleversée par les larmes et par la douleur, embrassait son visage rendu froid par le « rigor mortis » le recouvrant de baisers voluptueux… Depuis ce grenier, à des milliers de kilomètres de distance, il ressentait avec une jouissance à la fois sadique et innocente ses hurlements agonisants alors qu’elle était sur le point de s’évanouir — ses longs cheveux défaits sur lui —, qu’elle criait son prénom…
Dans cette béatitude, il s’assoupissait durant quelques minutes.

Claudia Patuzzi


[1] “Vedi, signor cortese, di che lievi cagion che crudel guerra ?” Francesco Petrarca, Canzoniere, CXXVIII, vv. 10-11.

La guerre IV/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 37)

26 samedi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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1914, 22 avril 2016, Anvers, cyrille, Furnes, grande guerre, Silvius Brabo, Ypres, Zérus le soupir emmuré

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Fontaine avec la statue du géant Silvius Brabo dans la Grand Place d’Anvers.

La guerre IV/IV n.37, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 151-153, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

C’était le premier septembre 1914.

Le lendemain Cyrille, cet inlassable vieux, avait déjà disparu. Avec la complicité d’un ami, il avait réussi à s’enrôler dans une des six légions d’infanteries commandées à Anvers où s’étaient repliées les forces franco-belges conduites par le général Foch.

On dit que Cyrille, n’ayant ni cheval ni manteau blanc avec la croix noire, s’était contenté d’un vieil uniforme militaire. On dit aussi qu’il s’était posté, armé jusqu’aux dents, les poches bourrées d’ail cru, sur les dunes qui longent l’estuaire de l’Escaut avec la même immobile fixité que la statue de Silvius Brabo, récitant en flamand « Dieu le veut ! ».

La seule photo que je possède de cet épisode est tellement délavée qu’elle ne nous laisse rien voir ou presque, à l’exception d’une signature flottante au recto, ne m’indiquant que le prénom de son objet — « ton Cyrille ». Le visage est une tache presque noire, mais le corps se tient, les jambes écartées, sur une dune. Ayant empoigné son fusil avec la dignité d’un Maasaï tenant sa lance, Cyrille s’apprête à chevaucher cette vague de sable comme un surfeur américain pour s’abattre ensuite sur la clairière environnante.

Je ne vois pas ses yeux, mais je comprends que ce n’est pas nécessaire. Bien qu’il ait déjà soixante-deux ans, il a la fougue d’un jeune d’une vingtaine d’années à sa première bataille. La Sorcière-Mort se garde bien d’effleurer ses épaules. Autour de lui, il ne reste que le jaune citron des sables, le jaune usé des brumes, la fumée imprégnée de soufre de l’artillerie et des canons avec le jaune bleu, atrocement blême et souillé de sang, des survivants du Zwin. En bas, je parviens à lire avec peine le lieu et la date du 1er octobre 1914.

Certains disent l’avoir aperçu sur l’Yser, au nord-est, combattant l’épouvantable « course à la mer » des troupes allemandes ; d’autres le dépeignent à moitié gelé et presque sans connaissance à l’hôpital de campagne de Furnes ; des témoins plus soignés en signalent la présence à Ypres, le 22 avril 1916, désormais suspendu dans l’existence larvaire du coma, mais ayant miraculeusement survécu aux gaz toxiques allemands ; il y a aussi quelqu’un qui jure avoir vu Cyrille, sain et sauf, le 26 septembre 1918, dans le petit béguinage de Courtrai, dans la petite maison numéro vingt-sept, appartenant à la Supérieure. Ce fut dans cette île pacifique que son corps, balloté par les événements de la guerre, reprit contact avec les méandres imprévisibles de l’Histoire.

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Claudia Patuzzi

La guerre II-III/IV (Zérus – le soupir emmuré n.36)

25 vendredi Oct 2013

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1916, Alexandre Nevski, cyrille, flamands, Fritz Haber, gas toxique Ypres, La guerre, la guerre 36, Libre Belgique, pob, Sergeï Eisenstein, Yser, Zérus le soupir emmuré n 36

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La guerre III/IV n.36, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 146-148, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Depuis une semaine, je suis enfermée dans la petite tour de tuf. Je vois Rolando et Henriette seulement à l’heure des repas. Puis je cours jusqu’à l’étage supérieur au milieu des grincements des cigales et d’encombrantes rames de papier. Là-haut, j’oublie le temps jusqu’au crépuscule. Quand les changements de couleur sur les rideaux et sur les murs réveillent mon attention, je vais voir le grand pré par la fenêtre et je respire. J’attends l’arrivée des chevaux et des vaches. C’est l’heure où le jardin semble avoir un corps. Chaque arbuste, chaque feuille, chaque petit caillou ont une étrange épaisseur. Ce sont les dernières affres de l’existence avant de tomber dans la nuit. La fine lumière souligne chaque forme de ses rayons et la fait fondre dans la matière. Avec le crépuscule, tout deviendra bleu clair et puis gris, avant de devenir noir. Non pas ce noir effrayant de la vie dénudée par la lumière, mais le bleu noir des nuits d’été de la Méditerranée qui ressemble au velours. Rolando n’aime pas les lumières. Il laisse la maison en blocs de tuf s’enfoncer dans l’obscurité jusqu’à ce qu’elle se confonde avec le ciel. C’est seulement dans les nuits de pleine lune qu’on entrevoit sa silhouette phosphorescente sous le ciel étoilé…
La porte s’ouvre tout grand.
— Excuse-moi.
C’est Rolando avec une bombe de DDT dans la main. Derrière lui arrive Henriette.
— Il y a des moustiques partout… dit-elle.
Rolando entre. Il empoigne la bombe « super » de DDT comme une massue préhistorique.
— Fais attention, le salon en est plein. J’ai déjà mis du DDT dans le couloir et dans notre chambre à coucher.
— Je ne veux pas de DDT, je le déteste ! Je n’ai jamais cru dans les poisons chimiques et dans les fumigènes contre les moustiques. D’ailleurs, l’Autan aussi m’empêche de dormir. J’accepte seulement la prise à ultrasons.
— Il n’y en a pas. Et alors, comment fais-tu ? Rolando me regarde comme s’il n’y avait pas d’autre issue, puis il ajoute :
— J’asperge juste un instant, ensuite tu ouvres la fenêtre, tu éteins la lumière et tu sors.
— Mais tu ne vois pas que je travaille ?
— Juste deux minutes…
— On va manger… Henriette crie dans le couloir, puis elle ajoute : fais attention aux coussins !
Il me semble vivre un cauchemar.
— N’asperge pas les feuilles !
— Cela ne fait rien aux feuilles. Roland appuie le pouce sur le bouton pressoir de la bombe.

SSSSSSSSSSSSSSSSSTTTTTTTTT ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !

Je sens ma gorge brûler. Je ne parviens pas à respirer. Je m’enfuis de la pièce pendant que Rolando s’enferme dans la petite tour avec ses gaz toxiques.
— Tu verras, ils vont tous mourir, sourit Henriette dans l’embrasure de la porte.
Je réponds, résignée : — Mais il n’y en avait pas! Puis je pense à Cyrille Balthasar et au bombardement de gaz toxiques, œuvre des Allemands dans les environs d’Ypres en 1916, durant la Première Guerre mondiale. L’inventeur de cette asphyxie était un chimiste allemand, un certain Fritz Haber. Il parvint le premier à réaliser la synthèse industrielle de l’ammoniaque, dirigea le service chimique de l’armée et contribua à organiser l’emploi des gaz. Un individu un peu gros, chauve, avec un pince-nez. Il n’a pas eu le prix Nobel ?

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Portrait di Fritz Haber, 1911 ( déssin de W. Luntz )

— Ce gâteau est mauvais !
Mélanie Dubois ne savait plus quoi dire.
— Ce n’est pas vrai du tout, Cyrille.
— Les traditions doivent être respectées, Mélanie, surtout en cuisine, rugit Cyrille en dilatant les pupilles vers l’odieux cramique.
— Calme-toi, je te dis que tout va bien… lui répondit-elle en en ramassant un morceau par terre.
— Avant la guerre aussi, tout le monde disait : tout va bien, tout va bien, et tout va mal, au contraire.
— Mal ?
— Oui, mal. Depuis qu’il y a le POB ! Et puis l’attentat de Sarajevo… Toute cette guerre est mauvaise. Maintenant que les socialistes et les libéraux ont volé le pouvoir aux catholiques, Dieu a décidé de punir la nation par la guerre !
Occupée à émietter un pain brioche aux fruits, Mélanie l’écoutait, imperturbable, tandis que Cyrille continuait à pontifier: — Ils se sont massés comme des termites dans la vallée de la Meuse et maintenant ils remplissent tous les faubourgs ! Ils sont là, à Anderlecht, près de nous, Mélanie.
— Près de nous? Où ? Où ? cria-t-elle, abasourdie, en balayant la chambre d’un regard éperdu. Comme aucun ouvrier du POB n’était sous le canapé, elle continua à ruminer, impassible, une tranche de strudel. En même temps, elle manipulait un cure-dent avec une surprenante habilité.
Cyrille était comme toujours assis sur son vieux fauteuil qui l’avait fidèlement suivi dans ses nombreux déménagements. Il avait maintenant l’air résolu d’un cavalier teuton. Au lieu d’un manteau, un plaid écossais décoloré lui enveloppait les épaules, avec le même effet suggestif. Enflammé par cette investiture en demi-teinte, il empoigna la Libre Belgique [1] et, avec la même force missionnaire qu’un croisé, se mit debout sur son fauteuil pour mettre en déroute les pirates de la Baltique et les socialistes du POB, tandis que sa femme, indifférente à cette métamorphose, continuait de mâcher du raisin sec.
À cet instant, les yeux de Cyrille, traversés par un éclair prophétique, se teintèrent d’un incroyable mauve, tandis que son corps prenait une posture identique à celle du cavalier teuton Hermann de Salza, prince de l’Empire, devant le prince Nevskij sur le lac gelé de Pskov.

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Photo du film « Aleksandre Nevski » de Sergeï Eisenstein, 1938. (cliquer sur le lien pour voir le film)

Mélanie cessa de mâcher tandis q’un silence de pierre enveloppa la chambre d’une petite brume fatale.
Conscient de l’atmosphère autour de lui, Cyrille redressa ses épaules. Un flot de paroles sortit de ses lèvres : — Mon Dieu, les Flamands ! Il ne nous reste que les Flamands ! Ce sont les agriculteurs flamands qui nous donneront leur vote ! Pour sauver le pays…
— Mon Dieu, Cyrille, qu’est-ce qui t’arrive ? dit Mélanie Dubois.
Cyrille ne la voyait pas. Sa pensée, avec l’inéluctabilité d’une perspective, s’agrippait avec une espérance fanatique à son foyer fixe : les Flamands du Nord, les gardiens des polders et de l’Yser, les nouveaux Teutons, extermineraient bientôt les termites du POB, en soumettant les traîtres et — peut-être, pourquoi pas ? — défendant au prix de sa propre vie la nation abominablement assiégée par l’armée allemande.
— Où vas-tu ?
— Je pars Mélanie. Je vais au Nord, dans les Flandres, combattre pour la Nation.
— Et moi ?
— Toi ?
— Oui, oui, qu’est-ce que je vais faire ?
— Tu resteras ici, Mélanie, pour surveiller la maison. Et sur ces mots, destinés davantage à un chien qu’à un être humain, Cyrille se dirigea à grands pas vers l’étage supérieur. Il ne resta plus à la pâle Mélanie Dubois qu’à finir son cramique, seule, et à supporter le départ de Cyrille pour le nord.

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La ville de Ypres après le bombardement par les Allemands

[1]  Quotidien conservateur du parti catholique.

Claudia Patuzzi

La guerre I/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 35)

21 lundi Oct 2013

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La guerre I-II/IV, n.35, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 141-146, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Quand Henriette naquit, la soupente changea de couleur. Le bleu de l’aconit se mêla au rose du berceau et des couvertures, créant des nuances pastel que la lumière du tympan, au crépuscule, rendait violettes.
Ghislain regarda sa sœur. Elle avait la peau et le nez d’Eugénie. La couleur de ses yeux était celle de son père et ses paupières dépourvues de cils rappelaient le regard fuyant de sa mère. À cette époque, Ghislain ne posait pas des questions sur Garibaldi et commençait à écouter les notions d’histoire et d’arithmétique avec une expression ébahie et distraite.
Que s’est-il passé durant la révolution de 1830 ?
— Poids brut, poids net, tare… ?
—  Si l’on change 5287 pesetas en francs belges, nous aurons…
—  Pourquoi n’écoutes-tu pas, Ghislain ?
À toutes ces questions, Ghislain répondait avec un calme absolu :
 — Je ne sais pas.
Un jour, son maître lui demanda :
— À qui penses-tu ?
—  À ma sœur.
C’était vrai. Ghislain pensait toujours à sa sœur. Il était heureux et non jaloux. Il se sentait grand et surtout moins seul. Après l’école, quand il faisait déjà sombre, il courait le plus vite possible pour arriver à la maison à temps et trouver Henriette encore réveillée pour lui souhaiter bonne nuit en l’embrassant.
Non, il n’était pas jaloux.

Bruxelles, le 18 octobre 1987

Chère petite fée,

Début 1915 fut la période la plus heureuse de ma vie. En février est née Henriette. En mars, la tante Germaine rencontra son futur mari, l’oncle André : elle s’apaisa et embellit. Nous étions cinq à table. Malgré la guerre, je me sentais heureux. Les soldats allemands avaient été moins méchants que prévu : ils n’avaient pas coupé les mains aux enfants belges avec la pointe de leur casque comme m’avait raconté madame Slutter ou du moins j’avais encore les miennes, et je les utilisais pour embrasser Henriette, l’emmener en landau ou lui donner le bain dans le baquet en zinc. Si nous croisions une patrouille allemande, nous regardions de l’autre côté en feignant de ne pas la voir ou de ne pas entendre le bruit de fer funèbre des convois sur le pavé devant les magasins Printemps.

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—  Maman, ce sont eux les Allemands ?
—  Tais-toi et marche.
— Pourquoi sont-ils aussi gris ?
—  Tais-toi, Ghislain, ne les regarde pas.
—  Pourquoi ?
—  Parce qu’ils sont morts, voilà pourquoi.
Ce fut la seule fois où je ne compris pas ce que voulait dire maman et je ne posai plus de questions. Il suffisait de fermer les vitres du grenier pour ne plus entendre ces hurlements affreux. Heureusement, le tympan donnait sur le parc, loin du bourdonnement et de la peur de la ville. Nous voulions vivre sous une cloche de verre : j’avais ma mère et ma sœur, tante Germaine était amoureuse et plus rêveuse que jamais, Niba remplissait notre appartement d’eau salée en permettant à Garibaldi de naviguer dans le grenier avec la même audace que le Baron rouge (11)
— Garibaldi bat le Baron rouge trois à un ! criais-je. Que l’un alla sur les mers et l’autre dans les airs n’avait aucune importance. Nous étions inconscients ? Je ne crois pas. Nous connaissions très bien les faits : Namur avait été incendiée, Anvers assiégée, Louvain mise à sac, les Flandres inondées, des centaines d’otages fusillés, mais nous vivions un rêve éveillé et personne d’entre nous ne voulait y renoncer. Qu’était-ce au fond qu’une guerre ? Avant on disait qu’elle finirait pour Noël, puis pour Pâques. Nous pensions à une guerre locale, à une guerre brève. Comment auraient fait les Allemands pour résister sur deux fronts avec la Russie au milieu ? Lénine était en exil et la révolution de Saint-Pétersbourg était encore loin, les Russes étaient des soldats courageux. Et puis maman et moi nous étions devenus italiens et l’Italie était neutre. Qu’est-ce qui pouvait nous arriver ?

Un rêveur

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Mais Ghislain se faisait des illusions : c’était le bonheur des aveugles. Les dirigeables Zeppelin et les avions de chasse allemands commencèrent à bombarder les villes ennemies, dont Londres. Ypres fut submergée sous les gaz asphyxiants. En mai, le transatlantique anglais Lusitania fut torpillé. 1200 passagers moururent, dont 128 étaient Américains. L’Amérique trembla d’indignation et Woodrow Wilson se prépara à entrer en guerre. Au bout de tant d’atrocités, avec la déclaration de guerre à l’Autriche-Hongrie, le conflit arriva aussi en Italie. C’était le 24 mai 1915.
Quand l’Italie entra en guerre contre l’Autriche, les Allemands donnèrent aux Italiens résidents en Belgique la possibilité de rentrer chez eux en passant par l’Allemagne en train. À cette occasion, la cuisine de la rue du Remorqueur devint le centre d’une discussion acharnée entre Geny et Niba, tandis que Ghislain — lupus in fabula — était encore à l’école.
Geny était hors d’elle. À cause de la guerre, elle allait être abandonnée une seconde fois :
— Et si nous restions, au contraire ?
Niba ne se laissait pas charmer :
— Je dois partir, j’en suis bien obligé. Ils m’ont appelé pour combattre et ils ne m’ont pas trouvé. Je serais un traître si je ne le faisais pas.
— Mais tu as ta résidence ici. Cela ne les intéresse pas, si…
— Si je suis un lâche ? Un Italien qui n’existe pas… ?
— Ta famille est ici, supplia Gény.
— Tout à fait. Et tu ne peux pas rester en Belgique seule avec une fille aussi petite, c’est trop dangereux.
— Tu veux partir, alors ?
— Je veux que nous partions.
Niba scandait ses syllabes comme si la pression de l’action le poussait à calculer le temps, les heures, les minutes.
— Alors, nous irons ensemble, nous prendrons le train pour l’Italie… ajouta Gény, en trahissant son espoir.
— Tu n’as pas compris. Mon pays est en guerre avec l’Autriche. Je n’ai pas confiance dans les Allemands, ce sont les alliés des Autrichiens, s’ils me trouvent en Allemagne ils pourront me faire des surprises, m’arrêter ou me retenir sous un prétexte quelconque. Le train est trop risqué pour moi…
— Alors ?
— Tu iras avec Henriette, à travers l’Allemagne. Moi je ferai un tour plus long, la frontière avec la France est entièrement bloquée, pour ne pas parler de la côte… Je passerai à travers la Hollande, puis par l’Angleterre et la France. Si Dieu veut, j’arriverai en Italie.
— Tu es fou, Annibale !
— Non, Gény, je ne suis pas fou. Je viens d’ouvrir une assurance vie en ta faveur dans le cas où je devrais mourir… sourit Niba.
— Mais j’ai peur de partir seule, avec une enfant, parmi des peuples ennemis…
Cette fois, l’expression de Niba n’admettait pas de répliques :
— Je veux que tu ailles dans ma famille, je leur ai écrit, ils t’accueilleront comme si tu étais leur fille, toi et Henriette.
— Et Ghislain ? Il avait oublié Ghislain…
— Ghislain ?
— Je ne peux pas le laisser ici !
— Ma famille ne sait encore rien de lui… soupira Niba.
— On ne peut pas l’abandonner…
— Il vaut mieux d’abord informer ma famille et attendre que la guerre soit finie…
— Et comment vivra-t-il ? Nous avons si peu d’argent…
Ghislain est déjà grand et très responsable. C’est moi qui paierai les frais de pension. Nous garderons la maison…, dit Niba en regardant la rue.
— Et avec qui vivra-t-il si je ne suis pas là ?
— Nous trouverons bien une solution ! Germaine ne pourrait pas… ? Il la regardait à présent dans les yeux.
— Germaine ne peut pas, elle doit travailler toute la journée… Ghislain pourrait rester avec Léopold et ses cousines, elles ont plus ou moins son âge… balbutia Genny, épuisée. Puis elle murmura :
— Je n’aurai jamais le courage de le lui dire.
— Il n’y a rien d’autre à faire…
— Je dois aller le dire à Germaine…
— Non, arrête.
Niba s’approcha en silence. Gény sentit la caresse de son regard. Une langueur soudaine affaiblit ses forces, l’empêchant de marcher. Elle s’abandonna dans ses bras, plongeant dans une étrange ivresse :
— Ne me quitte pas !
La tête lui tournait tandis qu’il la portait sur le grand lit de fer, dans le grenier.

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Bruxelles, le 5 novembre 1987

Chère petite fée,
Nous voici arrivés au second fait : l’abandon. Maman a pris le train en compagnie d’Henriette au milieu de l’Allemagne ennemie. Grâce au ciel, elle est arrivée en Italie, dans la maison des Fata, saine et sauve, avant papa. Elle n’avait que peu d’argent avec elle, elle ne parlait pas l’italien, ne connaissait pas cette grande famille étrangère.
C’était la fin août 1915 et moi j’étais toujours « orphelin ». « — Ne t’inquiète pas, Ghislain, la guerre durera trois ou six mois encore, après je viendrai te chercher… » Voilà ce qu’elle m’avait dit avant de partir, mais il n’en fut pas ainsi : je suis resté seul à Bruxelles, trois ans entiers, jusqu’à la fin de la guerre…

Un orphelin

Claudia Patuzzi

(11) Surnom donné à Manfred Von Richthofen (1892-1918) qui, avec quatre-vingts victoires, fut considéré comme le pilote de chasse le plus redoutable de toute la Première Guerre mondiale.

Annibale Fata VI-b/VI (Zérus – le soupir émmuré n 34)

20 dimanche Oct 2013

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Annibale Fata, bière, ghislain, Macerata, torpilleur 1906, usine dei Fata, Zérus le soupir emmuré

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Palais de Fata à Macerata, siège de l’usine pour la fabrication de la bière (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Annibale Fata VI-b/VI, n.34, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 137-141, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

— Tu veux que je t’explique cette photographie ?
— Oui, Niba, je t’en prie.
— Tu ne vois pas ? C’est l’usine des Fata.
Ghislain vit la grande porte ouverte d’un palais distingué. En haut il y avait une enseigne : « Primée Usine à Vapeur — Eaux de Seltz — Gazeuse – Fata ».
Il vit près de la porte une dizaine d’ouvriers en tablier et, juste devant eux, en bras de chemise, Ghislain reconnut Niba, encore plus jeune. Il avait la veste sur le bras et une bouteille d’eau de Seltz à la main. Sur la terrasse, à l’étage des maîtres, se tenaient trois jeunes filles. La plus grande avait un air doux et triste. La plus petite était magnifique. Celle au centre était laide et inexpressive. Niba devina les pensées de Ghislain.
— Ce sont mes sœurs : Céleste, Mipento et Perla.
Ghislain observa ces trois visages si différents les uns des autres et sentit une présence. Était-ce la respiration des Fata ?
— Pourquoi es-tu venu ici ?
— Je suis venu chercher les machines pour fabriquer la bière. Quand tu viendras en Italie, tu verras l’usine des Fata et tu comprendras.
Il fit un grand geste avec le bras pour impressionner Ghislain.

002_fabbricadef180.ipegInterieur de l’usine de la bière (cliquer sur la photo pour l’agrandir).

— Elle est très grande. Il y a aussi le glacier.
Ghislain frissonna : la chambre était pleine de rennes, de Lapons et d’énormes banquises.
— Et toi tu y travailles ?
— Tous les Fata travaillent, là-dedans. Comme dans une fourmilière, chacun de nous a sa tâche.
Ghislain sentit des milliers de fourmis marcher sur son épine dorsale et, instinctivement, il se gratta l’épaule. À la fin, il réussit à répondre :
— Toi aussi, papa ?
— Moi, j’ai des idées. C’est pourquoi je suis parti et je suis arrivé ici, après avoir vu les usines allemandes.
— Alors, c’est grâce à la bière que tu as rencontré maman.
— Oui, Ghislain. J’ai goûté tous les genres de lambics, de gueuzes et de faros, et quand je me suis retrouvé ivre j’ai rencontré Eugénie. Maintenant, la bière, je l’ai dans le sang comme la mer.
— Et tu as trouvé la bière ?
— J’ai trouvé les machines pour la faire et quand la guerre finira je les enverrai en Italie.
— Et ce bateau ?

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(cliquer sur la photo pour l’agrandir)

— C’est le torpilleur Vésuve, ancré au port de Venise le 6 septembre 1906. Depuis mon enfance, je ne tenais jamais en place, je grimpais sur les arbres, je regardais toujours les étoiles, jusqu’à ce que la passion de la mer me saisisse et que je m’enrôle dans la marine.
Niba maintenant était à la proue de ces trois-cents tonneaux en effleurant avec la légèreté d’une cigarette le tube lance-torpilles.
— J’ai endossé l’uniforme seulement parce que c’était un uniforme de marin. Tu comprends, Ghislain, la mer m’a permis de me trouver…
— La mer ?
— Tu ne la connais pas ?
— Je ne l’ai jamais vue…, se justifia Ghislain, en se souvenant des gravures de son manuel scolaire, où la mer figurait comme une bande éclairée de rayons d’encre de Chine, sillonnée de pâles voiles avec, sur le rivage, un château de sable. Il revit cette désolation insipide. Où étaient passées les couleurs ? Et les enfants ? Il n’y avait pas d’enfants, seulement une mer de fer où le dessin se déplaçait entre les lignes de l’encre avec de légères écumes, ici et là, immobiles comme des pierres.
— À part le ciel, rien ne peut ressembler à la mer.
Ghislain eut un sursaut de révolte.
— Mais, tu as dit que tu ne sais pas nager !
— Bien sûr que non, mais dans ma ville, je sentais que j’étouffais, je sentais que dehors il y avait le monde et que la mer tournait autour en entrant de tout côté. La mer est généreuse. Elle m’offrait le monde entier. Tu comprends ?
En regardant les yeux de Niba, aussi noirs que les abîmes marins, Ghislain eut peur. Il comprit que son papa était à des milliers de kilomètres de lui et que personne, pas même sa mère, ne pouvait se mesurer à son caractère rebelle. Elle aussi deviendrait une sirène errante et sans paix.

Claudia Patuzzi

014_Le rideau du ciel (histoire drôles n. 16)

19 samedi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

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boulevard Saint Martin, graffiti, intervalles 3, Jane Eyre, la rideau du ciel, Paris, Virginia Woolf

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Un graffiti (Bruxelles, dans un petit restaurant du quartier de Marolles)

Les enfants n’oublient pas. (1) Qui a dit cela ? Ce n’est pas important.  Ce qui compte, c’est la « chose » ou l’image qu’ils n’ont jamais effacée : l’instant fossilisé dans leurs cœurs telle une pierre qui ne cesse de dégager de la chaleur  pendant toute leur vie.
Je n’ai jamais oublié la « chaleur » de la fenêtre et des rideaux. La fenêtre a toujours été pour moi un étrange miroir ; un tableau peuplé de gnomes. Mon grand œil les observait d’en haut par un regard timide, de biais. J’étais un Dieu invisible.
Et les rideaux ? Ma fenêtre possédait  de longs rideaux blancs effleurant le sol d’un souffle léger. Souvent, je me vautrais dans leur blancheur comme un ver à soie. J’étais une momie ou peut-être une nymphe.  Quand grand-mère me raconta l’histoire de « Jane Eyre »,  un rideau de velours rouge avec une main méchante nourrit mes cauchemars par une régularité intermittente : les fables sont vraies. Elles respirent. Elles bougent.

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Boulevard Saint Martin (photo de Claudia Patuzzi, cliquer pour l’agrandir)

Maintenant, coincée dans ma cuisine, je me laisse intriguer par le souvenir d’une promenade interrompue… C’est au-dessous des ombres du boulevard Saint-Martin, j’observe les choses et les gens de près… Mais voilà, une image m’emprisonne dans sa chaleur brûlante… Derrière un enchevêtrement d’arbres sombres, j’entrevois une maison, enveloppée par des bouquets de nuages et aussi par un je-ne-sais-quoi de rouge et céleste qui contraste vivement avec la couleur pervenche du ciel… Intriguée, j’accélère le pas…

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Le graffiti de la petite place. (photo de Claudia Patuzzi- clique pour l’agrandir)

Au fur et à mesure que je m’approche, le soupir me manque. Devant moi, il y a une petite place que je n’avais pas prévue, tout à fait ressemblante à un « théâtre » : une toile de fond peinte par un artiste inconnu, embellie sur la gauche par la présence gentille d’un arbre minuscule. Au-dessut d’une baie vitrée, juste au coin, quelqu’un a ajouté un graffiti avec une déclaration désolée :  I JUST HAD SEXE, «Je n’ai eu que le sexe ». Sur la gouche, un vélo. Deux personnes chuchotent à voix basse.

« Mesdames et Messieurs, le spectacle commence ! »

Je m’assieds par terre et j’attends…
Je lève la tête vers ce monde céleste inattendu. Des formes cubistes aux couleurs tenues, entre le bleu et l’orange, rappellent un cirque. En haut, au sommet du mur peint, je découvre un tuyau vert et jaune autour duquel se visse mollement un rideau rouge… Même autour de l’inscription équivoque je vois flotter une aura angélique.
Tout d’un coup, une fumée jaune se lève juste au coin. Tandis que je l’observe, elle devient de plus en plus épaisse et noire. Les yeux en larmes, à bout de souffle, je me lève.
« Le poulet est perdu, complètement carbonisé ! »

Claudia Patuzzi

(1) Virginia Woolf, « La promenade au phare« .

Annibale Fata VI-a/VI (Zérus – le soupir emmuré n. 32)

16 mercredi Oct 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Amerique latine, Annibale Fata, Brésil, Giambattista Cuneo, Giuseppe Garibaldi, Giuseppe Mazzini, hymne national italien, La jeune Italie, Mar d'Azov, Pulcinella, Taganrog, Uruguay, Zérus le soupir emmuré 32

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Annibale Fata VI-a/VI, n.31, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp 134-137, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Perplexe, Ghislain était en train d’observer les trois « photographies » quand il sentit une main lui toucher l’épaule :
— Elles te plaisent ? dit le Niba tout en poussant l’un de ses grands soupirs, avant de lui montrer une carte postale et de prendre le rôle du narrateur.
— Donc, Ghislain, cet homme à cheval avec les cheveux longs et le poncho sud-américain, c’est Giuseppe Garibaldi.
— C’est ton grand-père ?
— Mon grand-père a été « garibaldien », un soldat qui a combattu à côté de Garibaldi.
— Mais qui est-ce Garibaldi, alors ?
—   Un héros. Un libérateur. C’est grâce à lui que l’Italie est une seule nation, maintenant. Il se déplaçait infatigablement partout dans l’Italie divisée en morceaux.

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Carte postal anglaise.

— Et… ne dormait-il jamais ?
— Tous les gens, à son passage, l’hébergeaient avec enthousiasme. Ainsi, chaque village d’Italie a une stèle précisant qu’il a dormi en telle ou telle maison. D’ailleurs, il n’y a pas de place ou de rue qui ne porte pas son nom.
Niba se tut pendant quelques secondes, puis il ajouta :
— Il a dormi dans bien des chambres, mais il n’a rêvé que dans une seule.
— Toi aussi tu y as dormi ?
— Oui, plusieurs fois, tout seul…
Niba demeura pensif. Il regarda Ghislain d’un air distrait, en fixant ses pupilles sur un lieu lointain.
— Y a-t-il des fantômes dans cette chambre ?
Niba pâlit et dit : — C’est la Patronne qui a la clef ! puis il fixa longuement Ghislain et fredonna :

Va fuori d’Italia, va fuori ch’è l’ora
Va fuori d’Italia, va fuori o stranier ! 1

Dégage de l’Italie, dégage c’est l’heure
Dégage de l’Italie, va-t-en étranger!

— Garibaldi était aussi un chanteur ? demanda Ghislain.
Niba avait repris des couleurs :
— Mais de quel chanteur me parles-tu ? C’est un hymne en son honneur ! Garibaldi a été un héros, il a porté ses idées sur la mer, voyageant de l’Atlantique à la Méditerranée…
— Quelles idées ?
Niba s’assit sur le lit, résigné : — D’abord, il était marin, c’était un corsaire.
En entendant le mot « corsaire », Ghislain fut traversé d’un frisson.
Niba s’était levé, désormais. Il regardait le sol du grenier comme s’il était rempli de l’eau salée de la Méditerranée. Puis, satisfait de cette vision qui dilatait démesurément les contours étroits de cette pauvre pièce, il reprit son récit :
— Garibaldi était à Taganrog sur la Mer d’Azov quand il fut foudroyé par les mots sur la liberté.
« Taganrog ? Foudroyé ? Liberté ? » Ghislain ne comprenait pas.

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Garibaldi (1807-1882), à l’âge de vingt-sept ans, arrive avec le navire « Clorinda » à Taganrog, dans la mer Noir, où il rencontre, dans une auberge, le jeune patriote piémontais Giambattista Cuneo appartenant à « La jeune Italie » (association révolutionnaire fondée par Giuseppe Mazzini) qui l’exhorte à se battre pour l’unité de l’Italie. Un rencontre foudroyant qui marquera sa vie pour toujours. (Tableau de Italo Nunes Vais, dans Montanelli-Nozza, « Garibaldi », Rizzoli-BUR, 1982,2002, p.35)

— Pourquoi les mots foudroient-ils ?
— Plus que les fusils ! Niba sourit d’un air satisfait, avant de préparer le coup final.
— Écoute Ghislain, les mots sur la liberté te frappent quand tu es déjà malade.
« Garibaldi était-il malade ? » Ghislain fronça les sourcils, préoccupé.
— Le pauvre…, s’écria-t-il.
— Pour des gens comme Garibaldi, la liberté est comme une fièvre. On l’a dans le sang dès la naissance et on ne peut pas rester tranquille. Alors, on cherche l’espace le plus grand qui soit.
— Lequel ? lui demanda Ghislain.
— La Mer ! La méditerranée, bordée de villes, ensevelies et puis ressuscitées, une mer déjà morte et toujours renaissante.
— Et Garibaldi est parti en mer ?
— Il a libéré les peuples opprimés de l’Amérique latine. Au Brésil. En Uruguay. Puis il est parti avec un brigantin pour l’Italie. La mer, lui a appris la force de la liberté. Si tu ne l’as pas en toi, tu ne peux pas la chercher.
Niba s’arrêta soudain, sa voix s’assombrit tandis qu’il recommençait à parler :
— Nous, les Italiens, nous avons eu un père, mais il était trop pour nous…
— Qu’est-ce qu’ils ont fait à Garibaldi ? Ils l’ont tué ? Ghislain avait les larmes aux yeux.
Niba prit son visage dans ses mains : — Pire : ils l’ont arrêté, ils l’ont exilé sur une île. Mais tu pleures ! Embarrassé devant le spectacle des larmes, il n’attendait que le moment de s’enfuir.
— Tu seras comme Garibaldi, n’est-ce pas ?
— Oui… mais j’ai peur que dans la chambre des rêves de Garibaldi il y ait… des fantômes!
— Bien sûr, il y en a, mais on peut aussi y rattraper la vérité ! Sans vérité on ne peut pas s’affranchir de l’injustice…
— Où est-elle, alors ?
— Tu le découvriras tout seul.
— Mais tu m’y emmèneras ?
— Oui, tu viendras un jour en Italie.
Tous les deux éclatèrent de rire. Puis Ghislain s’apaisa, assis sur le grand lit, comme s’il attendait la suite de l’histoire…

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Le roi de Naples, déguisé en Pulcinella, est obsédé par la renommée internationale de Garibaldi. (Dessin apparu dans un journal satirique  de Rome en mai 1949)

Claudia Patuzzi


[1]  Hymne à Garibaldi, composé en 1858 par Luigi Mercantini, poète et patriote du Risorgimento.

Claudia Patuzzi

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