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Paul III/V (Zérus – le soupir emmuré n. 14)

07 samedi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Beethoven, Dvorak, Pincio, Pinocchio, Rerum Novarum, Roma, Zérus le soupir emmuré

01_Pincio740_jpeg.

Belvedère du Pincio, Rome.

Paul III/V, traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 66-68, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 Bruxelles, le 26 septembre 1985

… la tante Agathe… ce fut entièrement sa faute. Tu ne sais pas combien de fois j’ai feuilleté ce vieil album, m’arrêtant des heures sur les photos de Mancini. Et elle est toujours là. Glaciale. Méchante. Mais est-ce utile de revenir sur une image encore si douloureuse ?
Petite fée, aide-moi aujourd’hui à ne pas trop penser. J’ai quatre-vingts ans. Je suis à la retraite. Je possède pour la première fois un « appartement » avec deux grandes fenêtres qui donnent sur le jardin et sur une rangée de maisons. Quand les rayons de soleil délayent la couleur du ciel, j’imagine que je me penche au-dessus de la rampe du Pincio, à Rome ; il pleut, il me suffit d’ouvrir les rideaux, de fermer les yeux et d’écouter la musique de Dvorak ou de Beethoven. Si le soleil se reflète sur les carreaux, je m’amuse à peindre des aquarelles ou bien, si le temps est nuageux, je caresse les souvenirs de mes nombreux voyages. Je vois un sombrero mexicain, des calebasses, six éléphants en ivoire, une gondole de bronze et, parmi d’autres objets tristes, un petit Pinocchio en caoutchouc — cadeau d’un confrère.

Un Pinocchio

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Foto di Claudia Patuzzi

Ghislain est-il Pinocchio ? Peut-être que oui, il habite dans le ventre d’une baleine depuis soixante-dix longues années. Cette baleine a pris des apparences étranges, au gré de la réforme de l’Église catholique : une cellule dépouillée semblable à un bunker, un dortoir plein de gens, une chambre sordide à six lits, de type carcéral, une chambrette sans fenêtre tapissée de fleurs et, pour finir, avec l’avènement de l’Encyclique Rerum Novarum, son « appartement ». En réalité, il habite une grande chambre carrée avec toilettes adjacentes. Je ne l’ai vue qu’une seule fois, mais j’ai l’impression d’y avoir vécu moi aussi une vie entière. Dans cet espace, il a placé sur les murs, comme une petite fille gâtée qui veut remplir à tout prix une maison miniature, toutes sortes de meubles et d’objets, créant un fouillis éclectique.

Comme la planète-terre dans le système de Ptolémée, un bureau, une chaise et un fauteuil occupent ce nombril du monde. Le fauteuil bordé de longues franges, en velours, couleur lie-de-vin, ressemble à un repose-pieds. C’est le fauteuil de son grand-père, Cyrille Balthasar. Le vieil homme, détrôné par la mort à quatre-vingt-dix ans, lui a laissé ce trône en héritage. Assis sur ce fauteuil, Ghislain est une nouvelle Pythie possédée par la puissance de ses dieux. Il lui suffit de s’y asseoir pour que tout le système planétaire de ses fétiches commence à tourner autour de lui dans une orbite infinie. Ce fauteuil, aussi solennel que la Grotte sacrée du paléolithique, est parsemé de l’ocre rouge de ses morts et du parfum intense des vivants, auxquels il continue de parler en écrivant.
Et le lit ? Où a-t-il mis le lit ?
Ce qu’il appelle sa « chambre à coucher » est en réalité un catafalque encastré dans un angle de la pièce. Ghislain a caché le lit derrière une espèce de rideau opaque. Le rideau, presque toujours fermé, crée un mystère. C’est le fond de l’abîme, habité d’une obscure figure spectrale. C’est le monde des filles mères perdues et aimées pour toujours, le monde des mères, cousines et nièces rêvées, elles aussi perdues. Après le repas ou tard le soir, quand personne ne le voit, il y entre, pour s’étendre sur le dos dans un sommeil de mort. Je ne m’étonne pas qu’il l’ait appelé le lit de ses cauchemars.

Bruxelles, le 6 octobre 1985

Hélas ! Depuis plus de soixante-dix ans, je ne fais que cauchemars et rêves désagréables. J’ai déjà assisté à mes obsèques, à la fin du monde et à de terribles phénomènes célestes… Souvent, je me retrouve complètement nu à l’école. J’essaie de me réfugier dans la salle de bain : elle est dans un état épouvantable. Je m’approche de la baignoire et je découvre ma mère, les cheveux pendant de chaque côté des bords émaillés ; elle est recouverte d’algues et se dissout comme une poupée de savon… J’essaie de ne pas la perdre, mais elle continue de fondre dans un tourbillon d’eau.
Quand je vivais avec ma mère et ma tante Germaine, je rêvais presque toutes les nuits de mon père Paul. Il remuait les lèvres pour me dire quelque chose, sans jamais y parvenir. Puis, il s’éloignait.
J’aurais voulu courir derrière lui, mais j’étais comme pétrifié.
Enfant, je voulais devenir un héros… Maintenant aussi je rêve en dormant, en mangeant et en errant des heures entières
, aveuglé par la ville, imaginant les choses que j’aurais voulu faire. Je me vois chanteur, musicien, peintre, interprète de langues étrangères, explorateur de civilisations ensevelies ou même philosophe. Dans la réalité, dépourvu de vraies connaissances, sans études universitaires, je suis enfermé dans cet Institut, qui est pour moi le seul abri possible.  

Un rêveur

Claudia Patuzzi

Paul II/V (Zérus – le soupir emmuré n. 13)

04 mercredi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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bruxelles, Corse, ghislain, Mancini, Paris, Zérus le soupir emmuré

001 les mancini, 740-jpeg.copiePaul II/V, traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 64-65, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 Bruxelles, le 9 juin 1979

Chère petite fée,
Tu as reçu la photographie de la famille Mancini ? Regarde ces visages avec beaucoup d’attention. Que vois-tu ? Dis-le-moi au plus tôt parce que j’ai besoin d’être rassuré. Je n’y vois rien de bon, sauf la douceur de ma mère et de Paul. Et pourtant, cette étrange famille française a toléré de vivre avec mon père, ma mère et moi à Paris, jusqu’à sa mort soudaine. Je n’étais alors qu’un nouveau-né et maintenant tout m’apparaît confusément. De mes premières quatre années,
dans cette grande maison, le seul témoignage que je possède est cette vieille photographie de dix-sept personnes…

Un intrus

Sur la photo, les Mancini posent en groupe dans le jardin, devant un mur blanc revêtu d’une épaisse végétation. Paul est debout à l’extrémité du groupe. Il semble avoir grossi, les yeux creusés et les moustaches retroussés. (Dans une autre photo il porte un grand chapeau rappelant les pampas argentines). La main droite est cachée sous sa veste : soit son cœur lui fait mal, soit il veut se donner des airs de Napoléon.
Gény se tient assise à côté de lui sur un siège en osier. Elle n’a que vingt-et-un ans. Son buste est tendu vers l’avant, ses jambes croisées sont cachées sous une robe sombre avec une cape de satin ou de velours. Ses cheveux tombent sur ses joues en deux bandes bouclées. Un haut chignon lui découvre le front entouré d’un invisible duvet doré. Ses yeux confiants regardent sans soucis apparents au-delà de la suite punctiforme du temps.
Tous les autres sont debout, à l’exception d’un chien noir et du groupe des petits, dont Ghislain occupe la première place sur la droite. Mais quelque chose d’étrange défigure ces visages. Un frémissement qui n’est pas celui de la jeunesse… C’est l’avidité, un mastic puissant qui recouvre chaque fente, chaque relief du visage. Il n’y a plus rien de vivant dans ces bouches tendues. Paul est le seul qui conserve quelque chose de révolutionnaire dans la pose et dans l’habillement. Mon oncle a raison d’avoir peur. Sur les fronts des Mancini, le vent de la Corse est devenu un tourbillon avide de bien-être, un cloaque de déchets urbains. Pourtant, un jeune homme se souvient des rêves de Siscu. Il est le seul qui soit favorable au mariage de Paul. Entièrement absorbé par le cigare qu’il allume, il ne regarde pas l’objectif. Il a la petite cravate de travers, les cheveux décoiffés, les moustaches retroussées. Il est Laurent, un aimable blagueur, selon mon oncle Ghislain.
Sur la photographie, le groupe est disposé en cœur. En haut, au centre de la courbe, là où les amants dessinent les flèches, il y a une femme maigre et osseuse. C’est la sœur la plus âgée : la Douairière. Son prénom, Agathe, est craint et honoré par tous les membres de la famille. Mon oncle l’appelait « la tigresse »…

Claudia Patuzzi

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