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décalages et metamorphoses

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Archives Mensuelles: septembre 2013

Rue du Remorqueur III-IV/XI ( Zérus – le soupir emmuré n. 23 )

29 dimanche Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Avenue Louise, électricité Auer, Brueghel, bruxelles, caduta di icaro, gare Léopold, Palais Royal, parc Royal, rue Belliard, rue blanche, Zérus le soupir emmuré

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Rue de Remorqueur III-IV/IX, n. 23, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 96-100, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Pour ce bref voyage dans la ville, Ghislain apporta seulement quelques objets : les trois tessons ramassés aux pieds de son père, le sabot rouge de chocolats et ses petits soldats de plomb. Il avait pris un sac avec deux grosses chaussures de cuir noir.
Gény et tante Germaine déambulaient chargées de paquets et de valises. Le vent s’engouffrait sous les jupes, emportait les chapeaux. Ghislain et sa mère marchaient côte à côte, tandis que Germaine les devançait en courant. Agacée par leur lenteur, elle s’asseyait sur un banc, ou au bord du trottoir. Arrivée rue Blanche, elle cria : — Paresseux ! Dépêchez-vous ! Puis, elle se dirigea au pas de l’oie vers l’avenue Louise.
Ghislain observa sa mère. Elle portait deux sacs à main en bandoulière ; au creux de son coude pendaient quatre ombrelles. Elle avait enfilé deux vestes, l’une sur l’autre. D’une main elle empoignait la valise, de l’autre elle serrait un cadre. Il le reconnut aussitôt : c’était le petit tableau de Paris ! Gény remarqua son trouble. Elle souleva ses fardeaux avec élan et, sans détacher les yeux de son chemin, lui demanda :
— Qu’est-ce que tu as, Paul ?
— Je regarde ce tableau, maman.
— La gravure de Brueghel ? Elle plaisait aussi à ton père.
— C’est Brueghel, celui qui meurt dans le tableau ?
— C’est Icare, le fils de Dédale.
— Et pourquoi est-il mort ?
— Il s’enfuyait d’un labyrinthe avec des ailes de cire, mais le soleil fit fondre ses ailes et il tomba dans la mer…
— Et pourquoi ces trois hommes ne l’ont-ils pas sauvé ?
— Ces trois, quoi ?
— Le paysan, le berger et le pécheur.
Gény éclata de rire :
— C’est seulement un tableau. Elle posa sa valise à terre. Ils s’assirent sur un banc près de la rue Blanche. Ghislain demeura quelque temps silencieux, puis il s’exclama :
— Ils sont méchants, maman !
Gény le regarda surprise :
— Tu as raison, ils sont vraiment méchants… Elle avait le regard fixé vers le bâtiment d’en face comme s’il n’existait pas du tout. Ghislain poussa un profond soupir et posa la question qui le tourmentait depuis quelques minutes :
— Et le mort caché parmi les buissons, dans le petit bois ?
— Quel mort ?
— Celui-ci, à gauche, au-dessus du bœuf, à côté de l’arbre… il y a une tache blanche, la tête chauve d’un homme…
— Mon Dieu, c’est un mort ! Gény avait le souffle haletant. Elle ôta son petit chapeau. Arrête, Ghislain, dit-elle, prononçant par erreur son véritable prénom.
— Regarde bien entre les plantes, à gauche, insistait-il.
Gény se couvrit la bouche avec les mains :
— Il a été tué comme ton…
Une voix aigüe les interrompit. Germaine gesticulait devant eux :
— Dépêchez-vous, enfin !

Bruxelles, le 6 septembre 1986

Ma petite fée, où est l’aiguilleur qui m’indique les manœuvres de mon petit train dans le pays de mes ancêtres ? Il n’y a pas de feu de signalisation, ni d’arrêt ! Je roule tout seul à l’aveugle dans un royaume fantasmatique et silencieux où je ne rencontre pas une voix amie, un écho pour guider ma course parmi les passages à niveau toujours plus sombres et mystérieux, entre les villes et les rues que j’ai traversées dans ma fuite effrénée. Où vais-je ? Et pourtant, gardant espoir, je continue.
Nous avons quitté la rue de Plaisance à l’automne 1912, après la mort de grand-mère Amélie. Maman, tante Germaine et moi avons trouvé un appartement très modeste au numéro 3 de la rue du Remorqueur, une vieille maison au deuxième et dernier étage, juste derrière la gare Léopold où nous sommes restés trois ans, jusqu’en 1915. Bien que discrète, on ne pouvait pas du tout ignorer cette rue ; elle reliait en fait deux artères importantes : la chaussée de Wavre et la rue Belliard, qui menait au Palais Royal et son grand Parc.

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Maman travaillait comme caissière de 8 heures du matin à 6 heures du soir dans un important magasin de mode du Centre appelé « Ferrari ». Germaine était modiste en chapeaux dans un autre magasin et gagnait un franc belge par jour. La loi sociale des huit heures n’existait pas encore.
L’appartement comptait seulement deux chambres : celle qui donnait sur la rue servait de chambre à coucher pour nous trois, l’autre faisait office de cuisine, de salle à manger et de salle de bain — il y avait un évier sordide. Les toilettes étaient communes, dans l’escalier. On s’éclairait au gaz, avec la petite toile métallique du bec Auer.
Une nuit, je voulus allumer la lampe qui pendait au-dessus du lit, tandis que maman dormait profondément. Mes mouvements étaient d’une extrême maladresse. Pourtant — à tâtons sur la toile, les mains tremblantes —, je parvins à mettre le feu à cet abat-jour de papier. Je me retournai, triomphant et satisfait, quand maman me donna une claque. Elle avait les yeux terrorisés.
Chaque matin, maman et tante Germaine allaient en ville pour travailler, j’avais les larmes aux yeux. À seulement sept ans, j’allais à pied jusqu’à l’école, le sac à dos sur les épaules ou sous le bras. C’était une longue marche de trois quarts d’heure au moins. Quel que fût le temps ou la saison, qu’il plût, qu’il neigeât, ou que le soleil fût au rendez-vous, j’appris l’art de marcher sans jamais me fatiguer, comme je le fais aujourd’hui.
Mon sac à dos était lourd et mes épaules étaient étroites, alors que ma tête — tu t’en souviens ? — est devenue, quand j’ai grandi, grosse comme une pastèque. Trop d’efforts, trop de kilomètres, trop de froid. J’emportais de petites tranches de pain pour le déjeuner à l’école, je ne pouvais pas prendre le tramway. Il n’y avait pas encore d’autobus, ceux qui étaient tirés par trois chevaux étaient trop chers pour nous. Le trafic était presque inexistant. Je courais avec le sac à dos sur mes épaules, durant trois quarts d’heure dans le parc du Palais Royal, puis, traversant des rues et des places inconnues, je me précipitais dans les ruelles d’un quartier populaire semblable à votre Trastevere [1]. Je traversais ensuite l’avenue Louise et le jeu était fait : j’étais arrivé à Saint-Georges, chez les Frères des Écoles chrétiennes.
J’étais en cage déjà, dès cette période. Je devais être là à huit heures trente et revenir à la maison à cinq heures de l’après-midi. Cet endroit ne me plaisait pas. Toute la journée, je ne faisais que penser à maman et à ma tante Germaine, me rappelant nos plaisanteries et le magasin de jouets que nous bâtirions après notre mariage. Les choses ne se passèrent pas telles que je les avais imaginées…

Un marathonien

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Le petit Ghislain est le premier à gauche debout dans le deuxième rang, à côté du maître. (cliquer pour agrandir l’image)

Claudia Patuzzi


[1] Ancien quartier de Rome.

L’homme-arbre ( histoires drôles n.14 )

27 vendredi Sep 2013

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Canto XIII, Dante Alighieri, dialogues imaginaires 1, Divina Commedia, forêt de suicidés, homme-arbre, Inferno canto XIII, metamorphoses, Pier delle Vigne

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La chambre à coucher est plongée dans la pénombre du dimanche, ce moment divin où l’on ne peut pas avoir de rival. C’est l’instant éternel où les songes traînent dans la rétine comme des filets impalpables, tandis que le corps se balance, léger, désireux de s’adonner encore au sommeil avant d’accepter le réveil ; c’est le moment où le regard erre dans le vide, une sorte d’interrègne ou de trêve entre rêve et réalité. Pour combien de temps ? Personne ne peut le savoir avec certitude. Cela peut durer un seul instant, des secondes ou quelques minutes… C’est à cause de cette incertitude que les fables existent : pour nous dérober à cet interrègne vagabond pétri de vie et de mort et nous donner juste une petite illusion d’éternité, la petite glace sucrée d’un happy end. Quelque part, dans la cour, une voix fredonne sans entrain une vieille chansonnette, tandis que le bourdonnement d’une mouche essaie de dessiner des serpentins dans l’espace invisible.

« C’est dimanche », je me suis dit. Des rayons de soleil, échappés par les rideaux, se reflètent parmi des jeux d’ombre sur le mur devant moi. Un grand écran, où le noir, le blanc et le gris forment une véritable jungle ou plutôt un labyrinthe sans issue.

« … Nous entrâmes dans un bois où nul sentier n’était tracé. Ses feuilles n’étaient pas vertes, elles étaient sombres ; ses branches n’étaient pas droites, mais nouées et tordues ; il n’avait pas de fruits, mais des épines empoisonnées… [1] J’entendais partout des lamentations et ne voyais personne qui pût le faire ; aussi je m’arrêtai tout éperdu … »[2] murmure une voix presque humaine du mur.

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Si j’observe attentivement mon ‘écran’, j’arrive à entrevoir, au milieu d’un enchevêtrement d’épines et de feuilles, deux rameaux dépouillés et tordus se penchant dans le vide, tels un bras et une main à la recherche d’aide. Plus en bas, à peine visible sur la droite, je découvre un visage désincarné… Non, ce n’est pas le visage d’un être humain, mais plutôt d’un être… dendritique ! Un homme-arbre ! Ou, pour mieux dire, un arbre avec des yeux, un nez, une bouche, tellement étouffés d’épines, de ronces et brindilles pointues qu’une grimace s’y affichait de douleur indicible. D’ailleurs, un étrange fil glissait de ses lèvres vers le bord de l’écran…  J’étais déjà hors de moi lorsqu’une lamentation presque humaine envahit ma chambre…

« Pourquoi me déchires-tu ? N’as-tu en toi nul esprit de pitié ? Nos fûmes hommes, et nous sommes broussailles… » [3]

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Maintenant, l’image sortant de l’écran a énormément grandi. Je peux finalement découvrir le parcours de ce fil mystérieux ! Il se dirige décidément vers un homme à la noble figure, en train d’écouter avec émoi l’histoire de l’homme-arbre. Leurs lèvres sont presque enchaînées par un flux verbal silencieux les fusionnant dans un seul destin qu’on dirait cadencé par ce fil rouge des gouttes de sang tombant une à une dans un rythme inexorable… Je regarde autour de moi. Un vacarme d’enfants retentit dans la cour. Le nuage d’air suspendu dans la chambre subit un tremblement. Un souffle triste l’a provoqué, dense et précis comme un alphabet. Un fil de mots faisant écho à une histoire vécue aussi qu’à un lien indissoluble. Je frissonne : maintenant, je me souviens. Je suis spectateur d’un dialogue entre esprits élus, deux victimes unies dans le même destin tragique, frappés par une condamnation injuste : l’exil perpétuel pour Dante Alighieri, la prison et le suicide pour Pierre des Vignes [4]. Dante  – l’homme bien habillé à la noble figure – porte dans la main une petite branche qu’on a violemment arrachée depuis le tronc de l’homme-arbre. Un flot de sang jaillit de la branche coupée, tandis que le fond blanc de l’écran devient de plus en plus rouge. Et je reconnais le rouge foncé du sang humain…

« Comme un tison vert, brûlé à l’un des bouts, qui gémit par l’autre, et qui grince sous l’effet du vent qui s’échappe, ainsi du bois brisé sortaient à la fois des mots  et du sang ; moi je laissai la branche tomber, et restai là, saisi de crainte… » [5] la voix continue à murmurer.

Combien est-il rouge et vif, ce sang qui se mêle aux paroles ! Et l’art, l’écriture, ne sont-ils pas, eux aussi, des corps vivants comme les nôtres ? Je dirais même plus. L’écriture est à la fois pensée, sensation, réalité en métamorphose continue. Elle est le lien sur terre le plus puissant, car elle est capable d’abattre les confins entre le rêve et la réalité, entre la réalité et le temps… rien qu’à travers des mots chargés de sang, de parfums, de nostalgie, d’odeurs, de sons, d’injustice…

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Dessin à encre de chine de Claudia Patuzzi (cliquer la photo pour l’agrandir)

Je suis dans mon lit, en face d’un cinémascope américain en couleurs qu’aurait pu graver avec une précision pareille le génie obsédé d’un Kubrick. Je me trouve à deux pas de l’Enfer, mais les deux protagonistes ne s’aperçoivent pas de ma présence. Ils ne cessent de se fixer dans les yeux, figés ab aeterno dans cette scène tragique marquée par un simple fil d’encre noir et rouge. Peut-être me suffirait-il d’un seul pas pour les rejoindre…

Quand je me suis réveillée, j’avais cette petite branche renfermée dans les mains. Il est donc possible que ce que c’est passé ne fût pas un rêve… Peut-être, suis-je entrée dans une autre histoire, dans un autre monde de plus en plus globalisé : l’histoire de Polidor, de Daphne ou, plus banalement, celle de quelqu’un d’entre nous…

Claudia Patuzzi

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[1] Dante Alighieri, Divine Comédie, L’Enfer, traduction de Jacqueline Risset, (Flammarion, Paris, 1985, 1992), chant XIII, 7° cercle, 2° giron : Violents contre eux-mêmes. Nous sommes dans la forêt de suicidés, changés en arbres qui parlent et se lamentent. vv.4-6.

[2] Ibidem, vv. 22-24.

[3]Ministre de l’empereur Federico II du Suède, célèbre juriste et poète. Accusé de trahison, condamné à la prison, aveuglé, il se suicida, selon certains et selon Dante lui-même, innocent en réalité de ses crimes. Il était fameux pour son éloquence ornée, et Dante, le faisant parler, adopte son style.

[4] Ibidem, vv. 35-37.

[5] Ibidem, v.40-44 .

Claudia Patuzzi

Rue du Remorqueur I-II/VII (Zèrus – le soupir emmuré n. 22)

26 jeudi Sep 2013

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écran, bruxelles, cyrille, interface, prix strega 2006, rue du Remorqueur, Zérus 22

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La petite tasse à café.

Rue du Remorqueur I-II/VII, n. 22, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 93-96, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Il est de moments magiques durant lesquels un écrivain ne doit pas être dérangé. Dans ces moments, je deviens capable d’oublier mon corps et de vivre hors du temps et de l’espace. En fait, je ne sais même pas quelle heure il est. L’air est encore frais, peut-être parce que le soleil donne au sud, sur la véranda. Au nord, dans la petite tour de tuf, la chaleur arrive toujours en retard, vers deux ou trois heures de l’après-midi, aveuglant d’un coup toute la chambre. Je ferme alors les volets et les rideaux. Henriette les a achetés quand j’étais adolescente. Ce sont des rideaux d’adultes. Ils rappellent les lotus et les papyrus égyptiens sur un fond géométrique qui passe du fuchsia au lilas pâle jusqu’au violet plus foncé ; de l’orange sur quelques pétales ici et là. Au début de l’après-midi, le soleil ressuscite ces fleurs dans un jeu changeant de reflets : de vives taches rouge orangé ondulent sur le plafond et sur les murs comme dans un aquarium. Je me retrouve parfois ensanglantée parmi les prismes irisés qui renaissent à la manière de fantômes sur l’écran de l’ordinateur. Est-ce mon interface ?
Maintenant que l’histoire de Ghislain s’approche du troisième fait avec la rapidité d’une cascade, je deviens un tronc qui se laisse traîner par le courant. Qu’y aura-t-il à la fin ? Je ne le sais pas encore.
— Je te dérange ?
Henriette apparaît sur le seuil, une petite tasse de porcelaine blanche à la main. Je me tourne vers la fenêtre. La tasse de mon oncle a disparu de l’étagère !
— Pourquoi as-tu pris cette tasse ?
— Je voulais la laver, il y a une tache…
— Tu ne dois rien toucher dans ma chambre, as-tu compris ?
Je regarde le fond de la tasse : à droite, à la base de la tour Eiffel il y a une petite tache grise… qui m’intrigue.
Henriette me regarde, dépassée :
— Le dîner en bas est prêt. J’ai fait cuire les haricots.
Pauvre Henriette. J’ai honte de mon emportement. Elle a réussi à cuisiner sans rien brûler. Je dois en profiter.
— Pourquoi ta mère et Germaine sont-elles parties de la rue de Plaisance ?
Henriette parle rapidement comme si elle récitait un refrain :
— Elles ne supportaient plus de rester avec leur père et cette femme…
Puis elle ouvre tout grand ses yeux dépourvus de cils, me regarde durant dix secondes et crie : — Ce ne fut pas un départ, mais une fuite !

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Gény (dessin de Claudia Patuzzi- cliquer pour l’agrandir)

Eugènie, Germaine et Ghislain laissèrent la maison des grands-parents au début de l’automne 1912.
Pour Gény, la mort de sa mère avait eu l’effet d’un effondrement. Privée de la protection d’Amélie, elle s’était retrouvée seule devant le regard inflexible de Cyrille, mais le vieux, comme un chat sauvage repu et ensommeillé, se bornait à observer les mouvements de sa proie. En affichant un air occupé et distrait, tous les deux semblaient vouloir attendre avant de s’affronter.
— Alors, tu as pris ta décision ?
— Bien sûr que j’ai pris ma décision, je ne pouvais pas faire autrement.
Gény avait hâte de mettre un terme à ces préambules inutiles.
— Si tu veux, tu peux rester encore. Mais…
— Mais tu ne pourras nous faire vivre. Je sais.
Le vieux lui tendit deux grosses chaussures de cuir noir.
— Elles sont pour ton fils.
— Elles sont trop grandes pour lui.
— Il les mettra plus tard.
— Tu te sens coupable ?
— Je ne voudrais pas que tu penses que je n’ai pas voulu l’enfant.
— Cet enfant est ton petit-fils, et il a un prénom !
— C’est vrai. Il s’appelle Ghislain…
— Tu as toujours eu honte de lui et de moi.
— Ingrate, que dis-tu ?
— C’est seulement grâce à maman que nous avons vécu ici.
— Si je n’y avais pas consenti, tu aurais fini comme une catin ou une misérable.
— Tu y vas déjà bien assez chez les catins.
Cyrille se leva. Ses yeux bleus ardoise reflétaient sa rage impuissante.
Gény poursuivit son réquisitoire : — Tu ne peux plus rien y faire à présent. Tu as aimé maman comme un propriétaire. Tu as voulu nous modeler à ton image, en nous éduquant à ton avarice. Cependant, un maillon dans la chaîne de la création n’a pas fonctionné comme prévu. Nous sommes restées, Germaine et moi, pour ruiner tes plans… Quand le dernier mot fut prononcé, le vieux cessa de la regarder et croisa les bras sur sa poitrine en appuyant son corps au dossier du fauteuil.
Une demi-heure plus tard, Gény revint. Elle portait le petit Ghislain et une valise. Tante Germaine était là pour s’occuper de l’enfant. Elle n’avait que dix-neuf ans. Son visage ne laissait aucun doute : elle brûlait du désir de quitter la rue de Plaisance et de se jeter tête baissée dans la ville.
Cyrille leva les yeux vers ces deux jeunes femmes sans foi ni loi, renifla l’air de la chambre, puis, se tournant vers Gény, lui dit dans un souffle : — J’avais confiance en toi!
Gény ne regardait pas son père. Ghislain en revanche fixait son grand-père avec l’effronterie des enfants. Cyrille intercepta ce regard et s’y retrouva lui-même sous les apparences horribles d’un ogre. Alors, il se mit debout, ferma les yeux et hurla d’une voix de stentor : — Allez-vous-en ! Qu’est-ce que vous attendez ? Quand il les rouvrit, il vit que la pièce était vide et que lui, Cyrille Balthasar, avait été abandonné.
Claudia Patuzzi

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L’adieu de Cyrille Balthasar. (Cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance IV-V/V (Zérus – le soupir emmuré n. 21)

23 lundi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Amélie Molitor, étangs d'ixelles, Bois de la Cambre, bruxelles, Cyrille Wautriche Balthasar, rue de Plaisance, Zérus 21, Zérus le soupir emmuré

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L’adieu de Ghislain à sa grand-mère. (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance IV-V/V, n. 21, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 88-91, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Juillet 1912, Amélie Molitor mourut d’une tumeur à l’estomac trois ans plus tard, à soixante-six ans, le jour de l’incendie de l’Exposition universelle dans le bois de la Cambre. http://fr.wikipedia.org/wiki/Bois_de_la_Cambre Le destin voulut que sa mort ne passât pas inaperçue, comme ce fut le cas après la mort de César, lorsqu’une comète resplendit pendant sept jours d’affilée vers onze heures, avec une telle clarté que l’on aurait cru à l’ascension de son âme dans le ciel. Ce fut presque le même phénomène qui se produisit le jour de la mort d’Amélie. La grande serre vitrée du Palais art nouveau fut pulvérisée dans l’air, flottant dans le ciel en d’incandescentes barres de fer. Les morceaux de verre implosaient en un feu d’artifice. Les flammes léchaient la lune en la teignant de rose : Bruxelles semblait brûler à jamais tout entier.

Ghislain observait par la fenêtre le ciel livide et la fumée dense qui occupait, menaçante, la zone sud de la ville. Il se trouvait dans la chambre de sa grand-mère et il tournait le dos à la mort, tôt survenue. Tel un courant d’air, la mort avait frôlé ses yeux dépourvus de cils, en lui séchant le visage en larme. Tout de suite après, avec la légèreté d’un ange, elle avait rejoint grand-mère Amélie. Ghislain demeurait perplexe : elle n’était pas aussi laide que celle de son père. Le visage de sa grand-mère était serein et une odeur de miel sortait de ses lèvres entrouvertes. La mort, après avoir adressé à Ghislain un sourire rassurant, se pencha vers Amélie, lui mit avec délicatesse une main dans la bouche et en sortit un petit objet roulé dans un papier… Ghislain reconnut aussitôt de quoi il s’agissait : c’était un bonbon Milk ! « C’est pour toi, c’est ta grand-mère qui te l’envoie », lui dit-elle avec douceur. Il prit le bonbon, en faisant attention à ne pas la toucher.

Entre-temps, finalement libérée de ses tâches féminines, Amélie Molitor errait, pour la première fois de sa vie, dans les royaumes de l’imagination. Elle s’était retrouvée devant la mort et maintenant elle faisait partie du grand tout. « Peut-être, elle rencontrera mon père et le consolera… », pensa Ghislain attiré par les lueurs qui incendiaient la vitre.Les sirènes des pompiers retentissaient, les gens hurlaient dans les rues. Des milliers d’étincelles crépitaient dans l’air. Ghislain ouvrit la fenêtre et une bouffée, mêlée à une poussière soyeuse pareille à du talc, lui toucha les joues. Il essaya de s’emparer des minuscules étoiles devant lui, mais elles s’éparpillèrent en paillettes de cendre.

— Viens, mamie ! cria-t-il, sans percevoir le pas léger de sa mère.

— Que fais-tu ? lui demanda Eugénie.

— Je cherche mamie.

— Mais mamie est morte, maintenant.

Ghislain montra les minuscules étincelles en mouvement : — Si je parviens à saisir l’âme de mamie, elle restera toujours avec nous.

Un sourire mystérieux se dessina sur les lèvres d’Eugénie. Son regard se perdit vers l’horizon à la recherche de deux figures désormais lointaines.

— Les voici, ils sont là, ils vont vers les étangs d’Ixelles et le bois de la Cambre, au milieu de l’incendie !

La mort revint. Eugénie eut à peine le temps d’en voir le visage impassible, où pleurs,  pitié et douleur se mêlaient en d’antiques mots et histoires. Elle concentra son regard sur les taches violettes des flammes et y entrevit un oracle, un signe codé comme un rébus. Dans la hâte d’atteindre son but, Amélie précédait son accompagnatrice en lui touchant le nez de ses pieds nus. La lumière froide des yeux gris de Cyrille avait disparu, remplacée par le sillage d’une mouette qui file vers la haute mer.

— Et quelle est l’âme de mamie ? demanda Eugénie.

— Une de ces lueurs qui ne s’éteint jamais.

Eugénie le caressa :— C’est vrai, dit-elle, mamie Amélie ne s’éteindra jamais.

— Et papi ?

Eugénie fixa les langues de feu qui jouaient parmi les cendres. Puis elle dit, à voix basse: — Papi ne mourra pas, c’est nous qui devrons nous en aller.

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Mélanie Dubois, la marâtre.

Deux mois plus tard, Cyrille se remaria avec une dame entre deux âges. Sur la photo, je vois une femme avec un large chapeau garni d’un ruban de fourrure. Une pensée en crêpe transparente est accrochée à sa poitrine. Son visage est pâle. Elle écrira quelques fois, d’une calligraphie ordonnée et élégante, des cartes postales qu’elle signera : bonne maman.

Ghislain savait seulement que sa grand-mère était morte et que cette femme était une marâtre. Son prénom, par une étrange ironie du sort, résonnait un peu comme celui de sa grand-mère : Mélanie. Le nom de famille en revanche avait une sonorité de noble : Dubois.

Le jour de son mariage durant le service religieux, Ghislain fouilla dans le fond de la poche de son par-dessus, prit le papier orange et brun, l’ouvrit et, avec lenteur, suça le bonbon Milk que sa grand-mère Amélie lui avait offert le jour de sa mort. Il le fit durer le plus longtemps possible, en le serrant entre la gorge et le palais, tandis qu’il répétait en pensée une formule magique. Cette tumeur de sucre qui pendant tant d’années avait reposé au fond du corps d’Amélie Molitor revenait comme un souvenir, riche de précieux parfums d’épices. Ce fut alors que l’odeur de lait et de miel se répandit dans la nef de l’Église recouvrant le parfum des glaïeuls. Durant un instant, le prêtre arrêta de parler, Mélanie Dubois éternua trois fois et le soleil éclaira les lunettes du grand-père. Cyrille Balthasar se retourna d’un coup, surpris par cette saveur familière : l’incomparable arôme des lèvres d’Amélie Molitor.

Claudia Patuzzi

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Ghislain à six ans.

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance II-III/V ( Zérus – le soupir emmuré n.20 )

21 samedi Sep 2013

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bonbons Milk, bruxelles, cyrille, dinastie belge, gare de bruxelles, Leopold II, pob, Porte de Hal, rue de Plaisance, saint gilles, Zérus 20, Zérus le soupir emmuré

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La tante Germaine (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Rue de Plaisance I-III/V, n. 20, traduction et nouvelle adaptation de La stanza di Garibaldi, pp. 83-87, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré. Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Quand Eugénie et Ghislain arrivèrent à la gare de Bruxelles, la tante Germaine se tenait droite sous la marquise, le corps enveloppé d’une fourrure tellement courte qu’elle couvrait à peine ses jambes de bouquetin. Elle avait dix-sept ans, mais en paraissait encore moins. Comme elle était différente des tantes Mancini, toujours pressées et prétentieuses ! Il émanait d’elle un parfum exotique. Elle portait un petit chapeau à calotte, semblable à un turban. Un nez long dans un visage de blonde, des yeux mobiles. En la voyant, Ghislain retrouva la force de rire, le goût du bonheur.

Les grands-parents maternels vivaient dans un appartement au deuxième étage, juste au-dessus d’une épicerie dans le cœur du quartier art nouveau de Saint-Gilles. Chaque matin  le bruit sec du rideau de la droguerie résonnait dans la rue. L’odeur du jambon et du pain se répandait. Un pot en verre, rempli des bonbons Milk, occupait le centre de la petite vitrine. Dans une affiche, un enfant levait son index grassouillet. Des bicyclettes partout. C’était une rue vivante, empruntée par les gens pressés de la rue de Waterloo, qui fréquentaient les alentours de la Porte de Hal.

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La misère de Cyrille s’était accrue à mesure que son adhésion au parti catholique était devenue une obsession. Avec la mort du roi Léopold et l’avènement au trône de son petit-fils Albert, l’agitation contre les catholiques et leur suprématie politique avait grandi de manière imprévisible.

— Nous, nous avons toujours la majorité absolue au gouvernement et les élections ne nous l’enlèveraient jamais !

Cyrille se sentait très fatigué. À cinquante-huit ans, il devait s’occuper d’événements incontrôlables. Même les nombres semblaient vouloir le trahir en montant dans de fausses directions sous la forme d’anormaux abcès démocratiques. Au cours des années, sa haine contre les socialistes du POB s’était transformée en une lutte titanesque contre la vague qui emportait les masses. Maintenant que même les libéraux s’étaient associés à ces criminels dans la bataille pour le référendum et la réforme électorale, Cyrille ne savait plus à quel saint se vouer et, pour se consoler, il s’était mis à étudier le flamand.

« Peut-être, notre salut est là, parmi les agriculteurs des Flandres, soupirait-il, secouant sa grosse tête coiffée en brosse. »

Il ne sympathisait pas du tout pour le petit-fils de Léopold II :

— Cet Albert n’a pas les moustaches ni la barbe de son oncle paternel. Il a un air d’intellectuel comme ce socialiste de Vandervelde ! grommelait-il, en indiquant une photo du roi sur La libre Belgique.

— Et puis il se laisse manipuler par les syndicats du POB ! explosait-il, heureux de prononcer ce sigle maudit qui pendant bien des années avait tourmenté son sommeil, entravé ses affaires, ruiné sa famille et la nation. Après un tel débordement, il mâchait un reste de cigare Leman avec la même fureur qu’il aurait dévoré l’avant-bras d’un ouvrier de la vallée de la Meuse.

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La dynastie belge (cliquer sur la photo pour l’agrandir)

Ses attaques apocalyptiques envers le POB et les libéraux étaient cependant directement liés à la misère de sa vie. Cyrille se rendait compte désormais que pour lui il n’y avait plus aucun sommet à escalader, qu’au contraire il devait entretenir une fille insupportable, ressemblant par ses idées extravagantes moins à une femme qu’à un homme tandis que sa compagne était fatiguée et désormais vieille. Depuis longtemps, il n’aimait plus Amélie Molitor et il frôlait de plus en plus rarement son corps, maigri par l’anxiété. Ses absences étaient de plus en plus fréquentes, ses apparitions soudaines. Son avarice s’était accrue en proportion de sa pauvreté. Il avait réduit jusqu’au nombre de ses cigares et contraint la petite Germaine à recycler les vêtements de sa mère en improvisant des modèles aussi étranges que géniaux. On ne mangeait du boeuf que le dimanche. Il avait réduit jusqu’à sa lecture de la Bible et de l’Évangile : seulement le samedi et le dimanche. Son manteau, gris et rigoureusement boutonné, était toujours le même. Sans aucun remords, il abandonna Amélie à un affaiblissement silencieux et progressif. Quand il sut que Eugénie reviendrait à Bruxelles avec Ghislain pour vivre rue de Plaisance, le terrible Ardennais n’avait pas imaginé trouver en sa femme une véritable tigresse prête à défendre l’enfant de ses atteintes de prédateur.

— Je te l’avais dit, Amélie.

— Quoi ?

— Il y a quatre ans, quand il est né, que celui qui se trompe paie…

— Et tu oserais…

— Je suis le père de cette brebis égarée et le grand-père de ce malheureux. Ils resteront ici, mais ils devront se suffire à eux-mêmes. Je ne leur donnerai pas un sou.

— C’est de ta fille et de ton petit-fils que tu parles.

Amélie le regardait incrédule. Ses cheveux touffus étaient devenus gris, les tracas avaient marqué son visage. Avec lenteur, elle porta les mains à son ventre, où une douleur sourde la martelait depuis des années. Elle sentait le poids de ce tourment avec le fatalisme héroïque de ceux qui sont au terminus de leur vie et pour quelques raisons sont « obligés » de vivre encore. Peut-être arriverait-elle à sauver l’enfant… Donc, pendant au moins une année, elle devait continuer à vivre.

Amélie ne parvint à émettre que quelques mots : — Tu es devenu aveugle, Cyrille, pour toi les personnes ne comptent pas.

— Nous n’avons pas un sou et moi, cet enfant-là, je ne peux certainement pas l’entretenir. Mais ces paroles semblaient étouffées. Cyrille se tourna et vit « cet enfant » sur le pas de la porte.

— C’est toi Ghislain ! cria sa grand-mère.

Une bouteille de lait était sur le sol dans une tache blanche. De petites rivières se faufilaient dans la cuisine en créant de minuscules méandres, dont un frôla les chaussures de Cyrille. « L’enfant », pâli de peur, balbutia, entre ses larmes, une excuse à cette vieille idole de fer.

— Je ne l’ai pas fait exprès, grand-père…

Cyrille ne lui répondit pas.

Claudia Patuzzi

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Bruxelles, La porte de Hal en hiver

Claudia Patuzzi

Rue de Plaisance I/V (Zérus – le soupir emmuré n. 19)

19 jeudi Sep 2013

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bruxelles, ghislain, rue de Plaisance, stanza di garibaldi, Zérus 19, Zérus le soupir emmuré

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Ghislain à trois ans.

Rue de Plaisance I/V, n. 19, traduction et nouvelle adaptation du chapitre I de La stanza di Garibaldi, pp. 80-82, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cet après-midi-là le vacarme était général. La tante Agathe courait en essuyant son visage avec sa jupe et ses cousins hurlaient. Une forte odeur de café venait de la cuisine. Ghislain était resté à regarder son père pendant quelques minutes. Était-il vraiment mort ou bien était-il encore en train de parler ? Peut-être, ses lèvres voulaient lui dire quelque chose. Il s’approcha du fauteuil, puis il recula, impressionné. Son père murmurait, d’une voix imperceptible : « Qu’est-ce qu’ils m’ont fait ?

— Tais-toi papa ! supplia-t-il, tandis que la tante Agathe lui refermait brutalement les paupières et la bouche.

Ghislain observa la scène. L’oncle Laurent se tenait dans un coin, près du baldaquin. Il paraissait vieilli, ce n’était plus le sauveur d’aéroplanes du Bois de Boulogne. Une rafale lui avait ébouriffé les cheveux lui conférant un air encore plus sombre.

— Qui a ouvert la fenêtre ? dit quelqu’un.

Ghislain posa les yeux sur le bord du fauteuil, une bouffée d’air avait soulevé le volant de velours et une lueur jouait avec les ombres à terre. C’était juste à cet endroit que la main de son père, restée ouverte, indiquait quelque chose. Il y avait une étrange odeur d’amandes amères dans l’air. D’où venait-elle ? Il connaissait cette odeur…

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photo de Claudia Patuzzi (cliquer pour agrandir)

«  Trois… Il y en a trois… ramasse-les ! » murmurait son père. Sans comprendre, Ghislain traîna vers la soucoupe qui gisait en morceaux sous le fauteuil… « L’odeur est ici… ou bien elle est dans sa bouche ? » Il ramassa les trois tessons en les serrant dans son poing. Puis il les mit dans sa poche. Dans sa hâte, il se coupa la paume de la main. En quelques secondes, sa tête se mit à tourner, tandis que sa mère accourait vers lui.

De ce jour-là, les cauchemars se succédèrent à un rythme régulier. C’était toujours son père qui venait, le visage sillonné de larmes. Il les épiait dans leur sommeil, avant de leur demander, en soupirant, de l’aider.

Plus tard, d’autres événements se multiplièrent sous des formes mystérieuses. En premier lieu son œil. Comme s’il ne voulait plus se souvenir de la mort, son œil droit resta pour toujours mi-clos. Les médecins parlèrent d’un tic chronique dû à un spasme du nerf optique et en restèrent là. Le second événement a trait à la blessure de la main droite. L’entaille devint noire et gonflée. Jusqu’au lendemain des funérailles, Ghislain dut garder la main plongée dans une infusion d’eau et de sel. Lorsque sa mère lui demandait la raison de cette étrange blessure, il disait que c’était à cause d’un clou. Il ne dit jamais rien de ces tessons : il les cacha dans un tiroir pour les emporter ensuite comme une amulette dans toutes ses pérégrinations. C’était le « cadeau » que son père lui avait fait avant de mourir. Le troisième événement concerna son identité. Dès lors, pendant cinq longues années et par la volonté de sa mère, son prénom n’était plus Ghislain, mais celui de son père, Paul.

Bruxelles, le 15 juin 1986

Janvier 1910 : ma mère et moi nous déménagions à Bruxelles, dans la maison de mes grands-parents. Tante Germaine nous attend à la gare, plus jolie que jamais. Je me souviens très bien de l’appartement de la rue de Plaisance : un trois-pièces, avec deux chambres et une cuisine ; des toilettes en commun dans l’escalier. Pour nous laver un tub en zinc, pour la lumière des lampes à pétrole et des bougies… Les affaires du grand-père ne marchaient pas fort, tante Irma s’était mariée, comme les oncles Prosper et Léopold. Maman et la tante Germaine durent chercher du travail. Nous sommes restés ici trois ans, de 1910 à 1912, jusqu’à la mort de la grand-mère. Nous vivions dans une maison de pauvres.

Un pauvre

Claudia Patuzzi

Paul VII/V ( Zérus – le soupir emmuré n. 18 )

17 mardi Sep 2013

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le chat botté, paris 1909, paul, Saint Nicolas, tour eiffel, Zérus, Zérus le soupir emmuré 18

Paul VII/V, n. 18,  traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 77-80, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

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Les trois morceaux de la soucoupe de porcelaine représentant la tour Eiffel sont toujours sur l’étagère. Peut-être que je ne devrais pas les garder ainsi, bien en vue. Quelle explication pourrais-je donner si quelqu’un les voyait ? Mais voilà… qui peut les voir ? Ici est mon refuge. Je n’y ai fait rentrer personne. Aucune visite. Et ma mère passe silencieuse sans s’arrêter. Qui sait où Ghislain avait gardé ces objets pendant toutes ces années ? Et combien de fois aura-t-il pris ces morceaux entre ses mains, les serrant avec force pour les réunir ? Ghislain devient-il sorcier ? Avec une attention exclusive, il rapproche les pièces l’une de l’autre, il souffle, il prononce de phrases mystérieuses jusqu’au moment où — miracle ! — une petite soucoupe à café apparaît, ornée avec l’emblème de la Tour Eiffel.
« Pauvre papa ! » soupire-t-il, en regardant la soucoupe, « Garibaldi, je te remercie ! »
Le crépuscule inonde le centre de la chambre, il doit allumer. Derrière les carreaux, les maisons alignées, couvertes d’une brume rose, sont en train de disparaître de la vue.
Ghislain se jette sur le fauteuil de Cyrille. Il imagine qu’il serre les bras d’une chaise électrique. Son visage est terreux. Des rigoles de sueur lui coulent du front. Il a deux cents ans. Moins trois. Moins deux. Moins une… il traverse une galerie terrifiante…
Le jour de la Saint-Nicolas, toute la maison des Mancini était décorée pour la fête. Il avait un peu plus de quatre ans. Ce matin, il avait reçu en cadeau un sabot coloré entouré d’un mouchoir de soie rose, rempli de chocolats. Il y avait un grand vacarme dans le salon. Les cousins bavardaient gaiement dans un coin en ouvrant les paquets, mais les présents, comme toujours, ne leur convenaient pas. S’il s’approchait, ils faisaient une grimace : « Zérus ! Va-t’en ! » Ghislain se retrouvait seul avec son sabot de cacao qui lui brûlait les mains.
Les grands riaient et s’embrassaient avec chaleur. Sa mère était distraite : elle prenait un chapeau dans une boîte et le posait sur sa tête. Elle s’asseyait ensuite sur le bras d’un fauteuil. Elle ajustait le col de son père. Ghislain poussa un soupir : « Oh la la ! Elle est toujours avec lui ! » Oui, il était jaloux, il aurait voulu prendre ce chapeau et le mettre en pièces, puis il regarda son cadeau avec désespoir. Discrètement, il décida de s’écarter pour dévorer sa proie. « Si je suis Zérus, vous êtes trop nombreux ». Il se dirigea avec emportement vers la cuisine, dans le garde-manger abrité par un rideau, où se trouvait le panier du chat.
Le vieux Gaston s’était enroulé sur lui-même, en paix avec le monde. « J’ai quinze ans déjà et tu ne vois pas comme je suis vivant ? » Il ronronnait. Ghislain le caressa. « Moi aussi je suis vivant, même si je suis un zéro… » Il avait réussi à défaire avec les dents le ruban et à ne pas déchirer le mouchoir lorsqu’il entendit des bruits furtifs dans la cuisine. « Est-ce une souris ? » demanda-t-il à Gaston.
La cuisine n’était plus vide. Autour de la table se tenait Agathe, la tante qui sentait toujours l’eau de Cologne, et deux autres oncles prétentieux. Elle était occupée à sortir des papiers de l’étagère et les montrait à ses frères.
Ghislain se concentra avec peine sur le paquet jusqu’à ce qu’il parvint à en ôter le papier, et à plonger une main dans les chocolats. Il en prit un. Deux moustaches marron entourèrent ses lèvres : il était devenu Le Chat botté.
Ghislain aurait voulu plus de chocolat… Son cœur commença à battre la chamade : « Pourquoi cette tante est-elle ainsi bizarre ? »

Agathe tenait serrée entre ses doigts une feuille de papier recouverte de gribouillis noirs, qu’elle montrait, effrayée, à l’un des deux frères : — Tu as vu ? Lis ici.
— Où as-tu pris ce document ?
— Qu’est-ce que cela peut faire ? Je le remettrai à sa place. Alors ?
L’homme s’arrêta un moment pour lire, puis il éclata :
— Mon Dieu, ils veulent…
— Se marier !
— Et nous ? intervint l’autre.
— S’ils font cela, nous n’aurons plus rien ! siffla la femme. Il ne lui a donc pas suffi de l’endoctriner et de venir ici avec ce bagage ?
— De quel bagage parles-tu ? demanda le plus jeune.
— Crétin, tu ne comprends pas ? L’enfant…
« L’enfant ? » se demanda Ghislain, pendu avec les deux mains au rideau du buffet.
— Ils veulent faire cela en cachette, mais ils ne l’ont pas encore fait. Tu comprends ?
Ghislain eut la sensation de voir flotter dans la cuisine ce « Tu comprends ? » Il le vit voltiger dans le désordre des tasses et des plateaux de biscuits, se confondre parmi les odeurs des antipasti, hésiter quelques secondes sur un ruisseau de crème pour se poser finalement sur le front des deux oncles qui murmurèrent, ensemble :
— Nous avons compris !
— Bien, alors…
Agathe était sur le point d’expliquer son idée quand la poignée de la cuisine s’abaissa. L’enfant retint son souffle. La tante eut juste le temps de murmurer :
— Qui est-ce ?
Elle vit Gény et Paul pencher la tête depuis le seuil en demandant :
— Vous avez vu Ghislain ?

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Une semaine plus tard, à quatre heures de l’après-midi, Paul Mancini fut retrouvé raide mort dans sa chambre à coucher. C’était le 12 décembre 1909.
Il était en robe de chambre. Il lisait le journal et sirotait un café dans un fauteuil après avoir mangé du canard et bu beaucoup de Bordeaux. Sa tête était penchée sur le côté, les bras tendus dans une étreinte spasmodique. Les yeux étaient ouverts, avec une expression de muette interrogation.
Le médecin de famille régla l’affaire d’une sentence lapidaire :
— Il s’agit d’un infarctus. Il mangeait et buvait trop.
Avec la même hâte, le notaire lut le testament et la douairière le confirma, le scellant d’un sourire. Personne ne réagit, excepté l’oncle Laurent, qui interrompit la séance en criant :
— Vous êtes des infâmes !
Ghislain sut simplement qu’il devait retourner à Bruxelles chez ses grands-parents, rue de Plaisance. Sa mère était effondrée, elle continuait à l’appeler Paul et elle ne voulait d’aucune manière faire allusion à cet événement soudain. Il ne fut pas emmené à l’enterrement : on ne crut pas opportun qu’un enfant si petit participât tout seul au grand événement de la mort.

Claudia Patuzzi

Paul VI/V ( Zérus – le soupir emmuré – n 17 )

15 dimanche Sep 2013

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Paris 1908, tour eiffel, Zérus, Zérus le soupir emmuré 18

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L’araignée de fer, croquis de Claudia Patuzzi

Paul VI/V, n. 17,  traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 70-73, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Je serre encore sa lettre entre mes mains. Mon lit est couvert de feuilles. Je penche les yeux sur des lignes serrées, si denses qu’elles semblent demander pardon d’occuper cet espace. L’espace d’une feuille. D’une vie. Je lis encore et je le vois. J’entends ses pas. Je visualise ses souvenirs…
Ghislain va et vient dans son appartement comme un loup en cage. Au souvenir de la confiture, il ne résiste pas, il court jusqu’au frigo et prend un pot de prunes cuites. Mais il suspend son geste. Non, ce n’est pas la même chose… et il repose le pot à sa place. Il a pâli d’un coup. Son visage se contracte, des rides apparaissent sur son front lisse. Un frisson passe sur sa peau claire. C’est le souvenir du sourire adolescent de sa mère. C’est son corps nu et blanc, inaccessible, qui maintenant le possède, comme cela s’est produit bien d’autres fois auparavant.
— Mon Dieu, protège moi.
Dans un éclair, il revoit la scène comme si elle était devant lui, entre le fauteuil et le bureau… Les volets filtraient à peine la lumière, c’était le début d’un matin de printemps. Son père et sa mère étaient près de lui, sur le grand lit à baldaquin aux lourds tissus de brocart… Il se perdait dans ces draperies, pendues au plafond comme le chapiteau d’un cirque. Il enviait ses parents chaque fois qu’il les voyait y monter, ne parvenant pas à dormir.
— Maman, vous dormez dans un théâtre ?
— Oui, Ghislain, ici nous faisons de jolis rêves.
— Pourquoi ne construis-tu pas un théâtre pour moi aussi ?
— Quand tu seras grand.
— Et nous pourrons dormir ensemble ?
— Tous les trois ?
— Non, seulement toi et moi, maman…
Ils dormaient tous les trois dans la même pièce. Une commode régence recouverte d’un miroir occupait l’espace derrière le lit. Il voyait le reflet de son père et sa mère nus l’un sur l’autre comme des blessés qui sursautaient, les jambes entrelacées, dans des gémissements de douleur. Pourquoi papa faisait-il mal à maman ? Ils ne savaient pas, eux, qu’il les voyait. Pourquoi criaient-ils de cette manière étrange ? Ils n’avaient pas froid ?
Un matin, son père se leva soudain.
— Qu’est-ce qu’il y a ? cria-t-il.
Silence. On entendit seulement un souffle étouffé.
La tête de Gény émergea de la couverture : — Que se passe-t-il, Paul ?
— Il y a quelqu’un, ici, dans la chambre. Tu n’entends pas ce souffle ?
À ce souvenir, Ghislain sursaute, touche sa poitrine, sent son propre souffle haletant, rejetant un peu de lait… Puis il ressent la voix de sa mère :
— Je l’entends, Paul.
— Chut ! Peut-être un voleur… Maintenant, il va avoir affaire à moi.
Paul alla prendre le pistolet dans la commode.
— Il est chargé, murmura-t-il.
— Fais attention…
Le souffle inconnu se fit plus fort et s’évanouit dans une sorte de sifflement. Paul était en pyjama, attentif, le doigt tendu sur la détente. Il tourna autour du lit, puis il s’arrêta brusquement.
— Mon Dieu, Paul, qu’as-tu vu ?
Le visage de Paul était pâle : — Mon Dieu, Gény, ce n’est que Gaston, le chat. Il est endormi sur le tapis ! Rassuré, il  sauta sur le grand lit en riant à gorge déployée…
« Et l’araignée de fer ? »
Plus tard, ce jour même, la nourrice des Mancini l’avait habillé d’une marinière. Maman, Paul et l’oncle Laurent envisageaient de faire une randonnée.
— Ne sont-elles pas jolies, ces tasses à café ? avait dit sa mère devant un étalage de souvenirs. Ils étaient maintenant au-dessous d’une énorme araignée de fer.
— Dépêche-toi ! avait crié Paul, déjà prêt à monter.
— J’en achète deux : une pour toi et une pour moi, dit-elle en riant, les cheveux ébouriffés par le vent.
Tous les quatre gravirent les étages de ce monstre.
— Monte, Ghislain, n’aie pas peur, l’encouragea l’oncle Laurent du haut d’un petit escalier de fer.
— Non ! Il ne se séparait pas du bord de la balustrade…
— Prends-le sur toi, Paul.
Il résistait, paniqué à l’idée que sa mère voulait le livrer à la mort.
— Viens ici, ce n’est rien, je te tiens par le bras. C’était son père qui le soulevait et l’emmenait dans cet enfer. L’escalier tournait en colimaçon. Les maisons, au-dessous, se faisaient toujours plus petites. Ghislain risquait d’étrangler son père tant il se serrait contre lui. Il entendit sa mère qui riait derrière eux.
– Nous sommes presque arrivés !
Sur la terrasse, Paul le souleva en l’air comme une plume. Il eut des vertiges : mais qu’est-ce qu’ils pouvaient regarder, puisque tout était aussi épouvantable ? Son père le reposa à terre. Un sentiment de profond découragement s’empara de  lui. Il observa cette bandelette d’argent qui ressemblait à une rivière, s’accrocha à l’horizon brumeux jusqu’au moment où le visage de sa mère se tourna vers lui.
Ghislain ouvre ses yeux : la chambre est vide, l’araignée est disparue. Il pousse un soupir de soulagement, puis il boit à petits coups son café brûlant.

Claudia Patuzzi

Paul V/V (Zérus – le soupir emmuré – n.16)

13 vendredi Sep 2013

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Bois de Boulogne, eugénie, ghislain, Paris 1908, Paul mancini, Zérus le soupir emmuré

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Paul V/V, n. 16,  traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 70-73, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

 Comment aurait-il pu continuer cette lettre? Encore un discours inachevé, des mots interrompus pour suivre ses pensées, pour regarder autour de lui dans son «appartement » et trouver dans les objets un point d’appui à ses souvenirs. Comme cette estampe d’Icare. J’essaie d’imaginer une des nombreuses soirées où Ghislain s’attarde, seul, à son bureau.

Oui, maintenant je le vois…

… Il interrompt sa lettre et regarde le petit cadre d’Icare accroché au mur: « Maintenant je sais pourquoi ces hommes ne bougent pas ».

Puis il s’en écarte avec un petit rire. Il pense à l’invention de l’avion. Son œil fermé s’ouvre dans un mouvement de colère, puis il se referme.

« À Paris on était en 1908 et il n’avait pas encore trois ans… »

-Brrr… brrr…

-Ghislain, ne t’approche pas de l’eau.

-Attention avec cet élastique, si tu tires dessus, tu vas le casser.

-Regarde, je t’apprends comment faire…

L’oncle Laurent prenait dans sa main le petit aéroplane, enroulait l’élastique autour de l’hélice, immobilisait l’avion pendant une seconde, puis le laissait aller dans le ciel.

-Tu vois? C’est comme ça qu’on fait, essaie, maintenant.

Le Bois de Boulogne a un grand lac ombragé. L’aéroplane fit une pirouette sur lui-même, puis il tomba dans l’eau comme un oiseau blessé. L’oncle Laurent resta immobile sur le bord du lac, indifférent aux vagues qui trempaient les semelles de ses chaussures. Les ailes de l’aéroplane oscillaient sur l’eau. « Va-t-il couler ou non? » se demanda-t-il, avec l’air d’un philosophe habitué aux malheurs de l’histoire. Mais l’aéroplane changea de direction: deux canards le croisent qui le détournèrent vers un îlot et une dangereuse petite cascade. L’oncle éteignit son cigare dans l’herbe. Il demeura pensif un instant, puis il enleva sa veste et sa cravate. Une seconde plus tard il n’avait plus ni chaussures ni chaussettes. Ghislain était devenu muet. Eugénie demeurait immobile dans le pré. L’oncle pataugeait autour de la petite île parmi des nénuphars violâtres ; l’eau lui arrivait à la taille. Il saisit l’aéroplane juste avant qu’il ne tombe à pic dans la boue: – Je l’ai attrapé! Une nuée compact d’oiseaux s’enfuyaient en rafale dans la voûte du ciel…

« Tout le mérite en revient à l’oncle Laurent… » sourit Ghislain en se mordant un ongle. De son enfance, tout lui apparaît confus. Le visage de sa mère, fondu dans la brume, se détache de l’ensemble. Il a un sursaut soudain. Oui, il était jaloux de son père, de son amour pour sa mère, il était jaloux de tout, capricieux aussi.

« Non, je ne peux pas lui écrire cela, je ne peux pas le lui dire. » Les baisers, les caresses de son père pour sa mère le rendaient jaloux. S’il restait en arrière pendant leurs promenades, il se sentait abandonné. Alors il se jetait par terre et je pleurais et pleurait…

Et à deux ans?

Un beau dimanche, il firent un pique-nique sous un grand arbre. Il faisait chaud. Le vent déplaçait la jupe de sa mère en découvrant ses chevilles. Son père se précipita pour la recouvrir.

– C’est un joli vent, murmurait-il.

Sa mère était étendue sur l’herbe, peu lui importait que sa robe blanche se salisse. Elle avait la tête appuyée sur les jambes de son père qui se penchait vers elle, en riant.

-Gény, arrête.

-Maintenant c’est mon tour, Paul, donne-le moi.

-Chut, il y a le petit.

-Et alors? Tu ne me le donnes pas ce baiser?

-Quelqu’un pourrait passer.

-Oh la la, Paul! Nous sommes seuls. Ghislain mange sa marmelade.

Paul regarda alentour. Seul le vent déplaçait les feuilles, ils étaient seuls.  Il posa ses lèvres sur celles de Gény.

« Mon père est en train de manger ma mère! » pensa Ghislain terrifié. Le chagrin le dévora, alors que de petits ruisseaux de griottes lui coulaient sur le menton et le cou. « Maman, maman, le sang ! » hurla-t-il avec tout le souffle qu’il avait au fond de la gorge.

-Non, petite bête, c’est la marmelade, ne vois-tu pas !

Sa mère et lui étaient debout, dans les bras l’un de l’autre. Ghislain lui enlaça le cou et plongea la tête dans ses cheveux. Il feignit de pleurer. Il renifla avec avidité le parfum de sa peau.

Paul les suivait de loin.

Claudia Patuzzi

Paul IV/V ( Zérus – le soupir emmuré n.15)

11 mercredi Sep 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

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Paul IV/V, traduction et nouvelle adaptation du chapitre V de La stanza di Garibaldi, pp. 69-70, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus – le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

La mémoire de Ghislain ressemble à une ligne droite destinée à finir contre un mur. Après ce « fait », aucun événement n’a eu pour lui la même valeur éternelle. Ses souvenirs ont survécu, accrochés comme des étoiles marines au seul point d’appui de son existence tourmentée. Cet écueil fertile a la forme du corps de sa mère. Il est recouvert par les algues vertes de ses longs cheveux. Il est entouré d’anémones rouges et juteuses comme ses lèvres. Enfin, deux protubérances molles comme des seins affleurent de cette soupe primitive où le fils, vieux désormais, continue à sucer sa sève et sa nourriture.

Bruxelles, le 2 novembre 1985

Chère petite fée,
Je conserve quelques rares souvenirs de Paris, particulièrement entre 1907 et 1909, de l’âge de mes deux à quatre ans. Papa devait être très riche. Est-il négociant en bétail ? Une vieille photo où on le voit à cheval, près d’un troupeau, m’amène à le croire. Il était gentil avec moi, il m’apportait souvent un cadeau. Dans un coin du vestibule, il y avait une malle pleine de jouets. Je me souviens que je possédais des trains et de nombreux avions miniatures. C’était l’époque de l’invention de l’aéroplane.

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La maison des Mancini se trouvait au bout de la rue d’Auteuil, près du bois de Boulogne. Au-delà du mur d’enceinte, je voyais la pointe du clocher de Notre-Dame d’Auteuil et j’entendais le son de ses cloches qui résonnait sur la place.
Nous vivions dans un bel appartement qui donnait sur un grand jardin. La maison était couverte de plantes qui, l’été, empêchaient d’ouvrir les persiennes. Dans un coin, à droite, il y avait un grand arbre tropical. « N’avale pas ces fruits, ils sont toxiques ! » me criait la nourrice. Quelquefois, je jouais à cache-cache avec mes cousins.
— Où est Balthasar ?
— Où est Zérus ?
— Derrière le noyer.
Mes cousins m’étaient très antipathiques. Ils ne m’appelaient que « Zérus », c’est-à-dire personne. J’étais le plus jeune et, surtout,
l’intrus. Et pourtant, petite fée, j’allais et venais à mon gré dans cette maison dont je connaissais chaque coin par cœur. Je me souviens qu’au bout d’un couloir il y avait une reproduction de Brueghel représentant la chute d’Icare. Je me demandais en le regardant : « Pourquoi le berger, le paysan et le pêcheur ne sauvent-ils pas ce jeune homme qui tombe à la mer ? Pourquoi sont-ils si calmes ? »

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Bruegel, La chute d’Icare (1558 circa), Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts

« AUCUNE CHARRUE NE S’ARRÊTE PARCE QU’UN HOMME MEURT » commentait une élégante graphie, mais je ne savais pas lire. J’étais encore trop petit. Mes yeux dévoraient cette scène avec la souffrance de quelqu’un qui assiste à un crime. « Ils l’ont tué ! » pensais-je, alors que je m’échappais dans le couloir en criant : « Méchants ! Méchants !
Les cousins riaient : « C’est Zérus qui pleure ! »
Étais-je un casse-pieds ? Peut-être que oui. Aujourd’hui encore, je regarde le monde extérieur avec envie et peur ; puis, si je commence à réfléchir, je pense qu’ici aussi, dans l’enclos des murs de l’Institut, protégé par la Providence, tout n’est pas toujours rose…

Zérus

Claudia Patuzzi

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