• À propos

décalages et metamorphoses

décalages et metamorphoses

Archives Mensuelles: juillet 2013

Cyrille et Amélie IV/IV (Zérus – le soupir emmuré, n 7)

26 vendredi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

ajaccio, émile vandervelde, bruxelles, caprera, dreyfus, garibaldi, grève, maison de garibaldi, napoléon, pob, Zérus le soupir emmuré

Cyrille et Amélie IV/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 35-41, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

tavola balthasar def NB

Maintenant, Paul Mancini était en train de s’adresser à la table entière. Il y avait enfin quelqu’un pour donner du fil à retordre au vieux. Les jeunes filles s’agitaient sur leurs sièges. On entendait de temps en temps une quinte de toux ou un petit rire. Qui était-ce ? Mais Paul était encore trop pris par la conversation pour s’occuper des jeunes filles.
— N’avez-vous jamais vu la maison de Garibaldi à Caprera ? demanda-t-il à Cyrille.

001A_caprera casa Garib001.jpg scanner

La maison de  Garibaldi dans l’île de Caprera, Sardegna.

— Bien sûr que non, répondit le vieux.
— Moi, j’y suis allé. Je la connais bien. La maison de Garibaldi est blanche, simple, pauvre. Un groupe de maisons à un seul étage, de style mexicain. Garibaldi savait travailler le bois, bâtir un mur, planter un pin. Dans sa maison, tout est vrai et simple, tandis que dans celle de Bonaparte à Ajaccio tout est transfiguré par la légende, tout est affecté et redondant…

002_GaCapreracolor 436- sc011

L’exil de Giuseppe Garibaldi à Caprera (1849) Voir aussi le Film de l’Istituto Luce (2 juin 1952) Le président de la République italienne se rend à Caprera en hommage à Garibaldi, 70 ans après sa disparition.

— Jésus… bredouilla Amélie.
Cyrille resta figé dans un silence menaçant. Ses pupilles grises scrutaient dans le vide, tandis que son souffle soulevait son thorax sans produire le moindre bruit. Le climat était de ceux qui annoncent les tempêtes. C’est seulement en cet instant que Paul Mancini se rendit compte que quelque chose de grave était en train de se passer : — Il est temps que je rentre à l’hôtel, dit-il.
« Dieu soit loué, respira Amélie, c’est fini. »
— Peut-être a-t-il cessé de neiger ? demanda une des trois soeurs.
D’un coup, quelque chose de mystérieux vint à l’esprit de Cyrille Balthasar : — Mais non, mais non, restez ! Je vous avais dit que vous pouviez rester à dormir…
Pendant quelques instants on n’entendit que le bruit du vin dans les verres, que le cliquetis des fourchettes et le bruissement sourd des jupes. Ce froufrou–là attira l’attention de l’invité.
Détachant son regard de Cyrille, Paul observa, sans se faire remarquer, les trois jeunes filles. La plus petite, qui s’appelait Germaine, était une enfant de douze ans, plutôt laide et sèche. Elle ne parlait pas, mais ses yeux fixés sur lui révélaient une curiosité dépourvue de honte. Irma, la cadette, était déjà amoureuse, bien qu’elle eût quinze ans à peine. « Elle est encore trop jeune… » pensa-t-il, tandis que ses yeux se posaient sur la troisième sœur, juste en face de lui. En quelques secondes, il oublia la Corse et toutes ses révolutions.
— Vous promettez de ne plus parler de Garibaldi ? lui dit la fille aînée des Balthasar.
— D’accord, je reste…
Amélie Molitor avait posé la tarte au milieu de son assiette. — Elle ne vous plaît pas ?
— Mais si, elle est excellente ! répondit-il, sans en goûter une seule bouchée.
Cyrille avait repris vie et parla de nouveau de politique : — Le vrai danger c’est le POB ! explosa-t-il, plongeant un regard éloquent dans les yeux encore égarés de son hôte.
Paul Mancini saisit promptement la serviette, se nettoya les moustaches et demanda : — Le POB ?

003_POB-sciopero 7

Grève organisée par le POB 

— Le POB  est le Parti ouvrier belge. Ce sont les socialistes, les excommuniés, les Sans Dieu, ceux qui vont ruiner le pays !
Amélie essaya de mettre fin à ce réquisitoire : — change de sujet, Cyrille !
— Il n’y a pas un soir où il ne parle pas du POB, ricana la plus jeune.
— Les socialistes luttent pour faire entrer les femmes dans les jurys populaires… dit l’aînée, regardant seulement le jeune invité.
— C’est ce Don Juan de Vandervelde qui le dit? répliqua Cyrille, mielleux. Puis il cracha le morceau : — on doit exclure les femmes des jurys populaires !

004_Emile_Vandervelde

Émile Vandervelde  

— Mais pas en Amérique ! C’était encore la fille aînée qui parlait.
« Celle-ci me va bien… Elle est jeune, elle est une femme, à présent » pensa Paul.
— En Amérique, tout ça n’arrive pas, mon père.
— Toujours cette Amérique ! protesta Cyrille, en se retournant vers Paul qui restait avec la fourchette suspendue à mi-course. C’est à travers la petite patrie de la famille que naît l’attachement pour la grande patrie, n’est-ce pas ?
— Si, bien sûr, si… parvint à balbutier Paul, troublé par ces yeux noirs.
— Tu as fait la même chose avec Dreyfus. D’abord, tu as dit qu’il était coupable et maintenant qu’il est innocent tu ne veux plus en parler !
— Tais-toi, Eugénie !
— Cyrille, pour l’amour de Dieu, laisse tomber la politique, lui cria Amélie.
— Silence ! Ce sont les bons pères, les bons maris et les bons fils qui font les bons citoyens. N’est-ce pas, Monsieur Mancini ?
— Oui, oui, bien sûr… répondit l’invité, en se tournant de nouveau vers l’aînée qui, penchée au-dessus de la table, hurlait :
— C’est pour ça que tu nous as empêchées de poursuivre nos études ?
Cyrille ne démordait pas : — Une fille sans mari dépend de son père. Aujourd’hui, on ne raisonne plus. Les paysannes veulent devenir maîtresses d’école tandis que les maîtresses d’école aspirent à devenir professeures.
— Est-ce que je peux me lever, s’il vous plaît ? Sa fille aînée était déjà debout avant que Cyrille n’ait pu répondre. La lutte entre le père et la fille dura moins d’une minute. L’Ardennais explosa finalement :
— Ont-elles mis leur corset, Amélie ?
— Cyrille, je t’en prie, oui, elles l’ont mis ! La pauvre femme était rouge de honte et son regard en direction de Germaine n’empêcha pas celle-ci de se lever et de s’en aller avec sa sœur aînée.
— Monsieur Mancini peut dormir dans la chambre de Léopold et Prosper. Il sera notre invité ce soir, jusqu’à demain matin, dit sèchement Cyrille. La chambre est prête ?
— Cyrille, elle est prête, répondit Amélie, en poussant un soupir.
Tandis que les deux jeunes filles montaient, Paul Mancini se leva. Ses mains étaient contractées sur la nappe. Les lèvres mi-closes comme s’il voulait parler. Ni Amélie ni Cyrille n’entendirent le prénom — Eugénie — murmuré trop doucement pour être entendu.

005_AMELIEbis scanner ritoccata003 - Version 2 Amélie Molitor  ( foto di Claudia Patuzzi )          

Bruxelles, le 7 mars 1977

Et de la grand-mère, petite fée, est-ce que je t’en ai déjà parlé ? Quand Amélie était encore une jeune fille, les garçons de son quartier écrivaient à la craie sur le portail d’entrée de la maison, en lettres capitales : À LA PLUS BELLE FILLE DE BRUXELLES ! Elle était douce comme de la crème ! Et tant qu’elle vécut, je fus protégé et câliné. Elle était l’écran magique que la Providence a voulu placer entre moi et mon futur despote.
Un orphelin illégitime

Amélie se dressa sur le fauteuil du séjour. Elle avait les pieds glacés. C’était le soir et il faisait froid. Après le repas, l’invité s’était retiré au premier étage, dans la chambre des enfants. Les filles avaient monté, en prétextant qu’elles allaient dormir. Cyrille, après avoir éteint son dernier cigare, s’était enfermé au deuxième étage, dans leur chambre à coucher.
Amélie mit les doigts sur ses paupières et soupira lourdement. Une fatigue d’un siècle s’était désormais installée dans son corps. Combien de devoirs, combien d’étreintes avait-elle dû subir ? Les enfants endormis à quelques mètres, la chemise soulevée, le ventre tendu dans l’obscurité… Si elle osait protester en disant qu’elle était épuisée, Cyrille citait la Genèse, tandis qu’il déversait en elle sa marée séminale, les pantalons impeccablement posés sur la chaise à côté de son chapeau et du pardessus gris du matin.
— Vers ton mari sera ton instinct, mais il te dominera ! il pontifiait avant de la pénétrer en silence, sans lui donner le temps d’éprouver du plaisir. Ni sa jouissance soudaine, ni son unique cri, semblable à un reflux d’eau dans un tuyau, ne pouvaient la consoler. Il la laissait renversée et ardente, avec le feu du désir toujours plus insatisfait et inaccessible. Ces étreintes s’étaient bientôt changées en une suite ininterrompue de grossesses. Son corps s’était gonflé et dégonflé sans subir d’altérations. À chaque accouchement, sa poitrine avait enflé, puis s’était vidée, sans se flétrir. Dans un va-et-vient schizophrénique, elle lui avait donné huit enfants…
Amélie regarda la pendule et tendit l’oreille. Elle entendait ses filles plus jeunes chuchoter des choses secrètes. Si Cyrille éternuait, la maison tressaillait, les souris se cachaient dans leur trou et les filles se taisaient en faisant bouger seulement leurs yeux, tandis que le silence devenait un vacarme de codes secrets. Des pas légers se déplaçaient là-haut dans un froissement de robes, un grincement continuel de portes entrouvertes et tout de suite refermées.
— Qui est-ce ? C’est toi, Germaine ? s’écria-t-elle en essayant de retenir un peu la voix pour ne pas réveiller son mari. Personne ne répondit. Amélie essaya de se lever puis retomba sur le fauteuil. Quand la pendule marqua douze coups, elle regarda dehors : la neige avait cessé. Ainsi, le silence de la maison ressortait de manière grandiose. Amélie frissonna. Par un effort surhumain, elle parvint à se lever et s’apprêta à monter l’escalier. Devant la porte de l’invité, il lui sembla entendre un bruit étouffé. Elle se tint adossée quelques secondes à la paroi du palier, dans l’attente. Tout se taisait. Rien qu’un murmure, puis le silence. Amélie éprouva un sentiment de honte : « Quelle idiote je suis ! » Après elle monta au deuxième étage, puis s’arrêta, attirée par un bruit rauque et constant : Cyrille ronflait. Elle posa la main sur la poignée et entrouvrit la porte de sa chambre à coucher. Le buste de son mari gisait au centre du lit, soulevé par une respiration puissante. D’ici quatre ou cinq heures, il serait debout et, comme d’habitude, lui apporterait le café. Elle avança doucement dans l’obscurité et perçut une sorte d’inéluctabilité qui la liait à Cyrille. Oui, sans doute, elle en était encore attirée ou, pour tout dire, possédée.

007_Cyrille2 scanner005

Cyrille Balthasar ( foto di Claudia Patuzzi )

Claudia Patuzzi

Cyrille et Amélie III/IV (Zérus – le soupir emmuré n. 6)

19 vendredi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

bruxelles, Corse, Napoleone Bonaparte, Pasquale Paoli, Siscu, stanza di garibaldi, Zérus le soupir emmuré

01_-neve-blog

Neige à Bruxelles

Cyrille et Amélie III/IV, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 30-35, Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés.
Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Ce dimanche de janvier 1905 la neige éclaircissait encore plus la pâleur d’Amélie tandis qu’elle servait la tarte aux pommes de terre et aux choux et un plat de choesels avec de petits bouts de pancréas et des abats de bœuf à la bière, aux oignons et au vin. Le dimanche, les Balthasar mangeaient toujours chez eux à midi et demi précis. Ce jour-là ils étaient sept à table : Cyrille, Amélie et les trois jeunes filles, Germaine, Irma et Eugénie. Prosper et Léopold, les seuls garçons à avoir survécu aux maladies infantiles, étaient partis en voyage. Un invité, élégamment habillé, était assis à côté de Cyrille.Celui-ci — un franco-italien qui s’appelait Paul Mancini — était encore jeune, mais faisait plus que son âge. Quiconque l’observait demeurait insatisfait. Dans son apparence, il y avait quelque chose d’instinctif et d’obstiné, qui n’allait pas avec la façon raffinée de ses habits.
02tris_parco-nevejpg - copie

Bruxelles, le parc

« Tout ça, c’est la faute de la richesse » pensait Amélie en servant les choesels. Il suffit de regarder comment il est assis et de l’entendre parler pour voir qu’il est un rebelle… »Son impression n’était pas du tout exacte. En effet, s’il vivait à Paris, Paul Mancini était né en Corse, près de Bastia, au centre de la vallée sauvage de la commune de Siscu. Son esprit toujours insatisfait ne lui venait pas de sa richesse, mais de quelque chose de beaucoup plus précieux. Son inquiétude était l’oeuvre des vents capricieux de la Corse qui continuaient à lui embrouiller les idées en le poussant à suivre des impulsions soudaines.

04_Siscujpg - copie

Paysage de Siscu, chez Bastia.

Dans sa nombreuse famille, originaire de Siscu et très branchée avec les « sgiò » — les messieurs —, on l’avait toujours su: c’était en ce milieu tout à fait particulier, où les riches vivaient avec les bergers parmi le vent et les chevaux, qu’il avait grandi depuis son enfance. Ses grands-parents n’avaient jamais abandonné la vallée. Il, au contraire, était parti de Siscu et, avec l’aide des « messieurs », était devenu très riche avec ses troupeaux de bétail dispersés partout dans le monde. Il avait d’abord traversé l’Atlantique pour aller en Argentine. Dans ces prairies, il n’avait pas connu la solitude, car le vent le balayait sans répit, le berçant d’un sommeil d’enfant. Ensuite, à Paris, où l’avait rejoint la majorité de sa famille, quelque chose le tourmentait et l’empêchait de dormir. Ses pensées étaient toujours les mêmes : avait-il trahi ses origines ? Où était la Corse ? Qu’était-il devenu ? Il avait une grande maison près du Bois de Boulogne et une foule de frères, de sœurs, de beaux-frères et belles-soeurs, que voulait-il de plus ?Certaines nuits, il se réveillait en sursaut, le cœur battant sous une chape de plomb. «Malédiction, où est-il fini le vent de la Corse ? Le parfum de la mer ? » Mais tout se taisait. Le jardin était desséché comme un mort. Il n’y avait ni de grillons, ni de genévriers ou d’agaves à Paris. Les souris aussi se cachaient sous terre, par peur de cette immobilité de l’air qui annonce la tempête, tandis que les arbres du bois de Boulogne restaient pétrifiés, noirs comme des sacs de charbon. Il se débattait dans l’obscurité. « Je ne respire plus ! » Les yeux écarquillés vers la fenêtre, il rejetait les couvertures en se dressant sur son lit. Il fixait, terrifié, la lumière spectrale qui se glissait entre les volets. Le cœur comprimé par des battements furieux, le front glacé, il était seul comme un chien : « Je meurs ! Quel dégoût ! »

Paul ritoccatoNO- blog2

Paul Mancini essuya son front avec la serviette et regarda autour de lui. Madame Balthasar le fixait de manière étrange. Non, elle ne pouvait pas imaginer l’angoisse de ses pensées, il ne laissait transparaître que sa désinvolture… Mais comment était-il tombé dans cette maison ? Oui, bien sûr, c’était son succès en Amérique latine qui l’avait poussé à voyager dans toute l’Europe. Résultat : une invitation à déjeuner chez ce vendeur de cigares qui ne pensait qu’à compter.
D’ailleurs, Cyrille Balthasar, dès qu’il avait senti l’odeur de l’argent, s’était montré très empressé envers lui : « Vous êtes de passage à Bruxelles ? Venez chez moi dimanche, accordez-moi de vous inviter pour la nuit, on mangera bien en parlant affaires »  et Paul, qui sait pourquoi, avait accepté. « Je vous attends à midi ! » Sur ces mots, Cyrille Balthasar s’était engagé dans l’avenue Louise en faisant voltiger son manteau gris. La neige commençait à tomber à gros flocons…
Maintenant, Paul montrait à ses hôtes une photographie de lui avec des troupeaux vigoureux en toile de fond. Il portait une sorte de sombrero sur la tête et ses moustaches étaient alors beaucoup plus fines.
— Vous êtes corse, n’est-ce pas ? commença Cyrille, obséquieux.
— Oui, ma famille est originaire de Siscu, près de Bastia.

BASTIA (Corse)

Bastia, le port (Corse)

Cyrille décida de ne rien cacher de ce qu’il pensait de cette île de séditieux sauvages.
— Monsieur Mancini la Corse est une belle région, mais depuis la bataille de Ponte-Novo, il n’y a que la France !
Paul Mancini parla avec calme comme s’il devait instruire un analphabète :
— L’histoire de la Corse ne peut pas se confondre avec celle de la France. Puis, voyant l’expression perplexe d’Amélie et le visage tendu de Cyrille, il ajouta :
— Je vous prie d’excuser mon ardeur, quand j’étais jeune, on disait que j’étais un rebelle.
Un rebelle ! » Cyrille se jeta rageusement sur les abats.
— En tout cas, reprit Paul, chez nous, hommes ou femmes, on veut que nos capacités ne se développent que pour le bien de notre pays, la Corse !
Personne ne comprit rien à ce qu’il avait dit. Cyrille eut une quinte de toux soudaine.
— Vraiment ? chuchota Amélie.
Mais il ne démordait pas : — On a traité la Corse comme une colonie !
L’atmosphère était désormais envahie par l’embarras. Les trois soeurs, étonnées, le fixaient sans rien dire.
— Mais enfin, que dit-il ? éclata Cyrille, sur le point de perdre patience. Il allait se lever quand une pensée, surgie d’un coup, l’arrêta :
— Mon garçon, la Corse a donné Napoléon à la France.
— Napoléon, un Corse ? Bonaparte n’est-il pas né à Ajaccio ? rétorqua Cyrille.
— Bien sûr. Cependant, mon héros est Pasquale Paoli. Je suis peut-être devenu parisien, mais je ne me sens pas du tout français. Je suis né à Bastia. Il n’est pas inscrit qu’un Corse doive forcément aimer Napoléon Bonaparte.

08-Pasquale_Paoli rivista

Cyrille arrêta de mâcher les choesels. Son regard était d’un gris très clair, couleur de glace. « Jésus, c’est vraiment un révolutionnaire ! » Il s’enfermait dans ses pensées, cherchant le moyen d’en finir au plus vite avec cet horrible repas.
Mancini poursuivit tranquillement : — Oui, j’aime Pasquale Paoli. Vous savez, en Italie aussi le véritable héros du peuple est Giuseppe Garibaldi, ce n’est pas Vittorio Emanuele.
Immobile dans son coin, Cyrille ne pouvait plus parler. Une foule de pensées se bousculaient dans son esprit. Qui était Garibaldi ? Un maçon. Un brigand vêtu de rouge. À moitié sud-américain. Lénine et Vandervelde ne suffisaient pas ? Qui avait-il fait entrer dans sa maison ? Un barbu sans Dieu ?

08_Garib-Stalin015 - Version 2

Stalin_Garibaldi 1

Claudia Patuzzi

013_Le souffle verrouillé (histoires drôles n. 13)

15 lundi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Alessandro Manzoni, Brigitte Bardot, le cinq mai, Napoleone Bonaparte

01_Naiadi_740

Au petit matin, j’étais dans la rue avec ma baguette tradition encore chaude sous le bras, quand un souffle tout à fait inattendu a rempli l’air. Je me suis retournée, saisie par une sensation de tristesse infinie, comme si j’étais sur le point de plonger dans un nuage. Un étrange silence enveloppait le square désert. Les voitures et les bus étaient disparus. Tout était pétrifié. Je me suis retournée vers le jardin au milieu du square : il n’y avait personne. La fontaine était en sèche. Les deux naïades – leur épaule l’une contre l’autre – semblaient déçues. Il n’y avait pas de chien courant au milieu des buissons, ni d’enfants jouant avec leur ballon, ni de cyclistes glissant dans les allées. Je levai ma tête. La même chape de plomb couvrait les arbres abandonnés par les oiseaux ; les mouches, endormies, gisaient sur le sol. « Mon Dieu ! Où suis-je ? » me disais-je, tandis qu’un climat langoureux se répandait partout.

« Ah… » De nouveau ce souffle égorgé, gonflé de douleur, sur le point d’exploser. J’ai tourné ma tête, en arrière, vers les immeubles entourant le Square et je l’ai vu ; au moins, j’ai cru de le voir. Il me regardait avec les yeux écarquillés. La réalité et le surmenage nous jouent quelques fois de mauvais tours…  C’était Napoléon Bonaparte ?

02_Napiphoto_740 - Version 1

« S’il vous plait, madame… »

Je me rapprochai de lui en murmurant : « Général, que faites-vous ici ? Pourquoi n’êtes-vous pas dans votre tombeau aux Invalides ?»

Ses yeux s’éclaircirent un instant, puis ils s’obscurcirent de nouveau, tandis qu’une voix résonna dans l’air : « aujourd’hui, tout le monde aime s’amuser, voir les musées, les expositions d’art, la tour Eiffel, le Panthéon, la Seine, le Moulin Rouge, les concerts, le cinéma, la télévision, lire dans les liseuses, l’iPhone, internet, et cetera… Nonobstant leur beauté austère, les Invalides ne sont plus à la mode. Moi aussi je suis dépassé, j’ai fait mon temps, tandis que les dictateurs contemporains ne mâchent pas leurs mots, ils n’ont pas de scrupules ; pour obtenir de l’argent, ils feraient n’importe quoi. La politique est désormais un jeu brutalement économique… Je me sens seul ! Je « suis » seul. Je voudrais parler avec quelqu’un, avec une belle femme, par exemple… »

« Paris est pleine de belles femmes… »

« Regardez, je n’ai plus mes jambes ! Je suis seulement une décoration murale… — oui, c’est vrai, ce n’est pas Napoléon en personne, c’est un graffiti, qui pourtant lui ressemble beaucoup ! — …dans l’île de Sainte Hélène, je pouvais quand même faire des promenades, regarder la mer, parler avec des visiteurs ; d’autres fois, je rencontrais de jolies filles, auxquelles j’empruntais des baisers volés. Maintenant, je suis lié à ce mur, emmuré pour toujours.  Personne ne me regarde. Tout le monde court va savoir où. Cette foule anxieuse me répugne. Les Cent Jours sont finis, la médiocrité règne dans le monde… Ah, comment voudrais-je avoir une belle femme juste pour moi ! »

03_Napoleone_740 - Version 2

« Mais vous avez deux jeunes femmes jolies à votre côté : c’est une affiche du bureau de poste! »

« Je ne peux pas la voir, parce que je suis handicapé, je ne peux mouvoir mes yeux latéralement ni utiliser des jambes qu’on ne m’a pas accordées…  Je vous en prie, trouvez-moi une femme! »

« Une femme pour vous? »

« J’en voudrais une blonde et formeuse », dit le général, poussant un soupir plein de nostalgie. « Chère madame, les souvenirs sont douloureux, surtout la nuit. La vie est un éclair extraordinaire entre deux mystères, la naissance et la mort. Quand je suis mort, des mots poétiques sont volés par tout le monde : «Il régnait, il n’est plus ![1] C’en est fait, il n’est plus ![2] Voilà, c’en est fait ![3] Un destin prodigieux c’est accompli ![4] Il fut… Il dit son nom à tout le monde[5], et cetera… Alessandro Manzoni avait raison dans sa poésie « Le 5 Mai » en disant que l’homme fatal, choisi par le « fatum », est destiné à rester seul avec ses remords et sa gloire… Oui, j’étais un homme, et maintenant un graffiti, mais le hasard a voulu que je vous rencontrasse…»

« Donc, voulez-vous une belle femme? »

« Oui. »

« Je ferais le possible… », j’ai murmuré sans conviction.

Dans l’après-midi je suis allée vers le canal Saint-Martin, jusqu’à la rue Bichat, où j’ai vu une affiche de la belle Brigitte, qui faisait la réclame d’un soutien-gorge pigeonnant, ou mieux un « topless retrodoll corp ». Peut-être, la belle affichette solitaire aurait dit « oui » au Général…

05_Brigitte-740

Claudia Patuzzi


[1] Voltaire, Sur la mort de l’empereur Charles VI, in « Lettres philosophiques », XXI, p.122, ed a. c. di R.Naves, Parigi, 1951

[2] Voltaire, La mort de César, act III, sc.7 : cri de Cassius après le meurtre de César.

[3] Byron, Ode à Napoleon Bonaparte, en incipit : « ‘T is done. »

[4] Puskin, Vers à Napoleon, in « Tutte le opere poetiche », Ettore Lo Gatto, Vol.I, Milano 1959, pp.62-3.

[5] Alessandro Manzoni, Il cinque maggio, v 1 : « Il fu »; v.  49 : « Ei si nomò »

Claudia Patuzzi

Cyrille et Amelie I/II (Zérus – le soupir emmuré n. 5 )

10 mercredi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

Anderlecht, bruxelles, Maison d'Erasme, rue Carpentier, rue Gheude, rue Saint Eloi, stanza di garibaldi, Zérus le soupir emmuré

001_Etterbeek-1913 bis 740

Bruxelles, 1913

Cyrille et Amélie I/II, traduction et nouvelle adaptation du chapitre III de La stanza di Garibaldi, pp. 27-29 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Peur ? Il semble que Ghislain ait eu peur de son grand-père. Mais qui était réellement Cyrille ?

Je prends dans mes mains un portrait de Jean Baptiste Henry Cyrille Balthasar. La photographie est petite, mais la silhouette qui l’occupe déborde des limites fragiles du papier : un tronc sans branches qui se détache de la terre en brisant ses racines. En regardant plus attentivement, je vois un homme grand, avec un gros nez charnu et une bouche fine. Les lunettes métalliques, qu’il nettoie scrupuleusement, accentuent son regard gris qui passe facilement du silence glacé aux accès de colère. Ses cheveux blancs sont coupés en brosse, les sourcils, en revanche, semblent blonds. La tête tient fermement sur son cou comme une grosse bille. Il est habillé de gris, enroulé dans une lourde capote d’hiver comme un général détaché en Sibérie.

Cyrille m’est immédiatement antipathique. Il a l’air de penser surtout à lui-même. En regardant ces yeux froids, je comprends encore mieux le silence obstiné de mon oncle. Henriette a raison : Ghislain avait peur de Cyrille.

Avant la « sale affaire », la famille Balthasar habitait au 46 rue Saint-Éloi, près de la Gare du Midi, à Anderlecht, un faubourg au sud-ouest du vieux Bruxelles. La maison de Cyrille était à mi-chemin entre une brasserie renommée et la massive tour de la porte de Hal, presque sur la pointe du polygone entourant la Grande-Place.

002_Casa di Erasmo0_740

Maison d’Erasme

Un froid dimanche de janvier 1905 Cyrille traversa le faubourg d’Anderlecht à pied « parce que cela lui fortifiait les os ». Il longea la maison d’Érasme — « un hérétique verbeux » — avec un air dégoûté. Après, il but une gorgée de lambic à la brasserie de la rue Gheude. Il parcourut ensuite sans hésitation la Place de la République remplie de monde et pénétra d’un pas décidé dans la rue Carpentier. Puis il tourna les talons vers la gauche en dessinant son ombre derrière la vitre de la porte d’entrée.

— Amélie ! hurla-t-il à son épouse.

Amélie Molitor ouvrit la porte. Il entra. Elle lui arrivait à peine au-dessus de la taille. Cyrille pencha ses yeux gris sur le front de cette femme plus vieille que lui, puis, comme un aigle qui s’empare d’un agneau, il déposa un baiser entre ses sourcils noirs. Il effectua cette opération avec une exactitude désormais rituelle. Du reste, avant de s’adonner au commerce des cigares Leman, il avait été professeur de mathématiques.

— Les nombres servent à tenir la réalité sous contrôle. Une deux, une deux, marche !

De quel contrôle parlait Cyrille ? Celui de la raison ? S’il voyait un ciel étoilé, il se raidissait aussitôt, agacé par ce charme laiteux que possède chaque chose qui échappe à notre empire. Angoissé par ce silence, il aspirait avec force l’air de la nuit, comme s’il voulait le happer au plus vite et faire que le jour se lève sans le secours du soleil. Enfin, accablé par tant d’indifférence, il s’acharnait à défier le ciel en comptant les étoiles.

— Cent, deux cents, trois cents… Quand il arrivait à sept cents, il arrêtait.

« Mince, que diable a-t-il l’univers ? Il ne s’allonge pas et ne se raccourcit pas, et pourtant il ne finit jamais », bougonnait-il avec rage.

C’était vrai : il manquait à Cyrille les clés pour accéder au ciel. Dans son univers il n’y avait pas de cycles, mais il avait trouvé des règles. Il n’y avait pas de divinités rustiques, mais il y avait quand même un Dieu unique absolu avec lequel il avait fini par établir une alliance étroite. Ce fut le Parti Catholique qui l’attira dans son orbite en renversant barbarement chacune de ses émotions. Là-dedans, chaque doute, chaque affection de Cyrille trouvèrent toujours une réponse impitoyable et cruelle.

003_Cielo stellato Val Brembana 740

Claudia Patuzzi

Henriette III/III (Zérus – le soupir emmuré n.4)

08 lundi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in zérus, le soupir emmuré

≈ 1 Commentaire

Étiquettes

ardennes, camillo benso conte di cavour, garibaldi, ghislain, hautes fognes, henriette, montalambert, roland, Zérus le soupir emmuré

001_cubi_740bis

Henriette III/III, traduction et nouvelle adaptation du chapitre II de La stanza di Garibaldi, pp. 22-25 Manni Editori, 2005, ISBN 88-8176-692-2. Le roman a été traduit en français sous le titre provisoire de Zérus (le soupir emmuré). Tous les droits sont réservés. Pour ce roman Claudia Patuzzi a été sélectionnée pour le prix Strega 2006.

Cette après-midi Rolando a changé de vêtements. Maintenant, il est habillé en faucheur. Il porte un bleu et une paire de baskets de la même couleur. Il traîne sur le gravier une énorme faucheuse. D’ici peu, le jardin sera envahi par le bruit de la machine et je ne parviendrai pas à écrire une seule ligne. Sur l’étagère, la petite tasse de porcelaine se détache devant la photo de Garibaldi avec sa netteté absurde. Où que je regarde, je me sens en cage, suspendue au milieu de la vie comme une éternelle enfant, entre l’affairement frénétique de Rolando et le bégaiement confus d’Henriette.
— Maman, quelle heure est-il ?
— Il est quatre heures vingt…
Quand elle commence à parler de sa jeunesse, Henriette devient évasive. « Mais que veux-tu savoir ? Tous les parents Belges sont morts ou bien ils sont trop vieux, Ghislain est resté seul là-bas et maman… », puis elle s’interrompt, à la recherche de quelque chose :— Les boucles d’oreille ! Je ne trouve plus les boucles d’oreille en or, je ne me souviens plus où je les ai mises…
— Tu les as mises à ton doigt, dans ton alliance.
— Quelle étourdie !
— Quand as-tu revu Ghislain ?
Henriette traverse à cent à l’heure ses galeries sans panneaux, puis elle reconnaît la bonne voie, où elle voit Ghislain descendant d’un carrosse dans une gare.
— Il était si jeune et le tricorne impressionnait tout le monde… Il ressemblait à un cafard… Il faisait tellement chaud qu’il suait horriblement et nous avions toujours envie de rire…

ghisl ridotta740bisjpg - Version 3

Dans le jardin s’abat un silence soudain, car Rolando a éteint la faucheuse et maintenant il contemple le pré, immobile. J’en profite pour reprendre le fil.
— Qu’a fait Garibaldi ?
— Tout se passa dans « sa » chambre…
— Où était cette chambre ?
— Nous y allions en cachette…
— Nous… qui ??
— Mon frère Nino et moi… elle était toujours fermée à clé…
— Où était-elle ?
— Au dernier étage…
— Où, exactement ?
Henriette me regarde, soupçonneuse, puis, avec l’air de quelqu’un qui en a déjà trop dit, elle murmure : — Mystère de la foi…
— Pourquoi Ghislain y est-il allé ? J’insiste encore, mais un grondement couvre mes paroles.
Henriette sourit : — Tu l’entends ? C’est le bruit d‘un avion…
Avant que je ne puisse l’arrêter, elle descend un petit escalier, rejoint le sentier qui mène au lentisque entortillé et improvise une comptine de son invention.
— Tirititonne, tirititi-titonne, on sonne.
Mais l’avion a déjà disparu, le merle épouvanté a pris son envol et la tondeuse à gazon sommeille sur le pré.
— Tirititonne, tirititi-titonne, on sonne.
Avec une excuse, je suis partie dans ma petite tour, j’ai ouvert les fenêtres et respiré l’air du grand pré. Les battements de cœur se sont calmés. J’entends les vers des cailles et le bruissement des faisans entre les arbustes. L’odeur de sauge et de roquette est presque enivrante. Mais voici qu’un craquement se répand depuis le jardin et la cabane à outils en balayant sur son passage cette odeur intense. C’est Roland qui incinère les feuilles sèches. Je ferme les fenêtres et soupire résignée. « Rien à faire, on ne peut pas écrire ici. »

001b_GiardinoBN interno dritto_740

Il est sept heures du matin. Un jour c’est dejà écoulé. Rolando est debout depuis l’aube et tout est nettoyé et bien rangé. Son pas résonne sur le gravier, sur le pré mouillé, autour des traces du chat, des souris et des oiseaux tombés du nid. Il refait le tour de la maison, de l’enceinte, des géraniums brisés et de ceux qui sont éclos, puis il ouvre le garage en élevant un immuable et immortel remerciement à la vie. À huit heures, la véranda est inondée par un flot de lumière qui blanchit le tuf encore humide. C’est le seul moment de la journée où l’ombre du jardin semble disparaître et céder la place au soleil qui projette sur les branches de petites ombres chinoises. Rolando s’affaire depuis longtemps devant la machine à café. À neuf heures, il s’habille en cycliste, un polo blanc avec un short bleu et des espadrilles. Puis il enfourche sa bicyclette et pédale régulièrement, comme toujours, jusqu’au marchand de journaux.
Nous restons à la maison, Henriette et moi. Je l’entends parler dans sa chambre, toute seule : —… Ce pied, quelle douleur, où est la semelle orthopédique ? Un instant après je vois son visage se profiler à la porte :
— As-tu besoin de quelque chose ?
Je ne parviens pas à écrire quoi que ce soit sur la naissance de Ghislain. Henriette pourrait m’aider. Je me retourne, mais elle a déjà disparu. Peut-être est-elle allée dans le jardin…
— Henriette, où es-tu ?
— Maudit gros orteil, répond une voix derrière la maison.
Quand j’arrive, elle a déjà tourné le coin, en marmottant des citations.
— Je te connais beau masque !
— Attends-moi…
— L’Église libre dans l’État libre… [1]
Finalement, je réussis à l’intercepter sous le grand chêne. Elle me regarde, alarmée : — As-tu lu le journal ? Un guide scout a perdu un bras à cause d’une bombe qui n’avait pas explosé…
— Mais non, c’est le journal d’hier.
— Et alors, qu’est-ce que je pouvais en savoir, moi, qu’est-ce qu’on prépare pour le dîner ?
Pendant une seconde, sa folie s’empare de mon esprit, puis j’essaie de lui voler quelques informations.
— Comment était le grand-père Cyrille ?
— C’était un Ardennais…
— D’accord. Mais comment était-il, exactement ?
— Il fumait les cigares du général Leman…
— Il ne faisait que cela ?
— Il mâchait toujours de l’ail cru…
Au-delà du chêne, juste derrière elle, je vois la partie la plus élevée des Ardennes, là où les crêtes les plus dures forment la zone des Hautes Fagnes. Sculptée sur une paroi à pic, parmi les visages des présidents américains, se dresse la tête massive de Cyrille, trempée par ce haut plateau calcaire dans un air fier et puissant. L’image disparaît soudain, quand j’entends les tremblements d’Henriette : contrariée par ses fantômes malveillants, elle se débat dans une de ses galeries.
— Ghislain avait peur de Cyrille…

005_cyrille ardennes garofano 740

Claudia Patuzzi


[1]  Phrase de Montalambert, devenue cheval de bataille en 1861 pour Camillo Benso, comte de Cavour.

Effet laser (histoires drôles)

05 vendredi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

but, climat, clochard, effet laser, intervalles, rêves, transition

01 effet laser_740foto di Claudia Patuzzi

Quand je me suis levée, la lumière n’existait plus. La journée était complètement grise, sans un brin de soleil. Quel jour est-il ? me disais-je. Désormais, j’avais perdu le sens du temps. Nuit et jour, c’était toujours pareil : deux yeux aveugles, noirs, interchangeables. Une chape de plomb qui emprisonnait mon âme. Deux heures après, j’ai regardé encore vers le ciel, à la recherche d’une petite déchirure dans ce drap funèbre. Rien à faire: en cette désolation, il n’y avait aucun petit morceau d’azur, seulement un gris compact comme un drap de feutre. La couleur de la prison, ou alors de la tristesse… Nous sommes arrivés au mois de juillet sans un éclat de soleil. À sa place, il y a de nuages gonflés d’eau, collés les uns aux autres comme des commères occupées à chuchoter leurs secrets entre elles.

Deux heures après, j’ai pris le parapluie. Dans le trottoir, un clochard avait plongé sa tête dans la poubelle. Une femme, assise contre le mur sur la droite, était en train de boire de la bière. Elle avait une longue jupe rose, sale et lacérée. Un enfant très petit s’accrochait à sa poitrine immense, ouverte aux regards de tout le monde…

Où suis-je?  Dans une des villes les plus belles du monde, je me répondais. À quoi ça sert ? Quelle consolation puis-je recevoir par cette humidité énervante ? Les arbres, assez touffus et verdoyants, étaient pourtant vides et muets, dans cette absence insolite du gazouillis joyeux des oiseaux. J’ai continué à regarder les autres qui me rasaient comme des ombres pressées et fagotées. Un foulard, un golf, une jupe quelconque et les parapluies de toujours. Ils marchaient. Ils vivotaient. En avant ! Allez ! je me disais, tandis que je cherchais de lire leurs pensées. Mais c’était toujours trop tard. Dans un instant, une fois dépassé le coin de la rue, ces passants-là auraient disparu, obstrués comme des robinets par leurs rêves ratés, incapables pourtant de s’en séparer en les éparpillant en un clin d’œil ni de les oublier même pour un seul instant.

Tout le monde va à la recherche du même Dieu : c’est là son but ! je pensais. Un, deux, trois ! Et, jour après jour, voilà qu’ils effleurent quelque chose qui rassemble à Dieu, mais qui n’est pas la même chose. Et moi ? Suis-je différente ? Non, je suis faite de cette même pâte. Je suis même l’incarnation de ce réflexe presque automatique de bougonner devant toute petite difficulté… Un réflexe qui se révèle d’ailleurs caractéristique de toutes les époques de transition, de Transition avec le t majuscule, dirais-je ! Mais cette Transition-ci n’est pas comme toutes les autres. C’est une Transition immense, qui ne finit jamais. Elle se prolongera pendant deux o trois centaines d’années ou plus, devenant de plus en plus l’unique vrai But des actions humaines dans notre monde. Elle est devenue déjà, peut-être depuis longtemps, notre but. Nous travaillons pour elle. Nous parlons d’elle sans arrêter, parfois en utilisant d’autres mots, plus originaux et difficiles. Il y a toujours des gens, pressés par cette Transition mondiale, qui aiment virevolter ou faire des divagations compliquées, ou bien créer le pathos à travers l’exagération. D’autres aiment planifier, s’adonner au langage synthétique des dossiers ou alors à l’émotion des déclarations publiques…

En ce moment-là, un homme qui avançait a distraitement frappé contre mon épaule en me faisant frémir.

Je me réveille dans mon lit. La chatte dort au bout de mes pieds, plongée dans sa béatitude ignorante. J’ouvre la fenêtre sur le ciel gris plomb. Un laser franchit mon corps. Son effet m’étourdit. La faute c’est à l’air pollué que je respire. Un air pourtant — je ne le sais pas pourquoi — plein de vie et de remerciements. En peu d’instants, mes poumons sont vivants à nouveau. Je suis vivante. Mon corps a faim. Je vais déjeuner.

02 effetlaserbis_740_jpg

Boulevard Richard Lenoir (foto di Claudia Patuzzi)

012_Cœur de gomme (histoires drôles n. 12)

02 mardi Juil 2013

Posted by claudiapatuzzi in histoires drôles

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

Dan Aycroid, histoires drôles, John Belushi, les Blues Brothers, salle d'attente

cuoredigomma bis Cœur de gomme  (dessin de Claudia Patuzzi)

Désormais, tout le monde, dans la salle d’attente, le savait par cœur : ce bon homme grand comme une armoire, assis sur le fauteuil, avait un cœur artificiel de gomme, gros comme un melon, branché à une console placée derrière l’oreille gauche, car, en fait, depuis sa naissance, son cœur était situé à droite. Une anomalie inconcevable et très rare. C’est pourquoi tous les clients du docteur Xavier – d’abord pour s’amuser, après pour l’obscur plaisir de profiter de la faiblesse d’autrui – avaient pris la mauvaise habitude de susurrer, en cachette, mais d’une voix audible, sans aucune pitié,  « Monsieur caoutchouc est arrivé! » ou plus souvent, «voilà Cœur de gomme! ». Le visage rond de l’homme faisait semblant de ne pas écouter et souriait discrètement, comme s’il était, de quelque façon, content de ce sobriquet drôle et cruel. En ces moments-là, les femmes serraient leurs jambes avec un air indifférent…

Tous les jeudis il venait 18 heures pile chez le bureau du docteur Xavier, pour la visite de contrôle médicale. Avant son arrivée, tandis qu’il montait péniblement l’escalier, on entendait son souffle suivi par des soupirs lourds rappelant les derniers cris d’un mouton avant de mourir. Trois minutes durant, un silence sidéral régnait dans la salle. Dans l’attente que la porte s’ouvre, tous les présents étaient unis par une étrange complicité. Après une petite pause, le ventre gonfle de Cœur de gomme se détachait sur le pas de la porte avant d’avancer péniblement en direction de l’unique fauteuil à côté de la fenêtre. C’était « son » fauteuil, qui lui touchait de droit, tandis que les autres patients devaient se contenter d’une petite chaise ou d’un escabeau. Toutes les fois qu’il sentait son nom susurré en cachette entre une fausse quinte de toux et un éternuement, il touchait, avec une extrême délicatesse, le pulsant de l’appareil au-dessous de l’aisselle. Tout ça arrivait dans un grand silence. Des yeux écarquillés fixaient Cœur de gomme en attente de quelque chose d’horrible, retenant leur souffle…

J’étais mal à l’aise. Ce rituel malin me troublait au plus profond de moi-même. « Ce n’est pas juste tourmenter un pauvre homme de telle manière! Que pense-t-il de nous ? Que nous sommes de véritables monstres… »

Ce jour-là, dans la salle d’attente, il y avait une étrange sensation dans l’air; la même qui se respire quand, dans un anniversaire, on attend avec trépidation le coup du bouchon du champagne. Et voilà que le cœur de caoutchouc de l’homme commença à battre sans s’arrêter, comme un tambour – PUM ! PUM ! PUM ! – au rythme toujours plus fort, jusqu’à couvrir tous les bruits alentour, y compris la rumeur du trafic qui tourbillonnait en girandole dans la place.

« Qu’est-ce que je dois faire? » me demandais-je, tandis que les autres restaient impassibles, en cherchant d’étouffer leur rire. Seulement un petit enfant, troublé par ce truc diabolique, se mit à pleurer. Entre temps, les poumons de l’homme semblaient sur le point d’exploser. J’étais en train de me lever, quand une femme haute et très belle entra dans la salle d’attente. Tous la regardaient avec admiration. Une femme d’une beauté comme ça, ils ne l’avaient jamais vue : des jambes longues, des chevilles subtiles, une poitrine magnifique…

La femme regarda Cœur de gomme dans les yeux sans dire aucun mot. Capturée par ce silence de plomb qui stagnait dans l’air, elle continua à le fixer pendant quelques minutes, tandis qu’un vacarme de tambours continuait à bouleverser les paumons de l’homme. À la fin, elle ouvrit ses lèvres rouges en lui disant : – qu’est-ce que tu fais, mon trésor ? Dépêche-toi! Nous devons aller ensemble au théâtre ! Ne t’en souviens-tu pas?

Le temps d’une seconde, Cœur de gomme resta en suspens, puis un sourire tendu alluma son visage :
– Sotte ! Ne te rappelles-tu pas que j’ai la visite médicale? Assieds-toi et attends avec les autres !

La femme lui obéit immédiatement, pâle comme une morte. Nous tous restâmes ahuris. En silence.

FIN

brothers740

P.-S.

Qu’en pensez-vous?

Dan Aykroyd : – Un tel comportement me révolte! Pauvre Coeur de gomme… les salles d’attente sont un nid de vipères, mais, à la fin, il a eu sa vengeance…

John Belushi : Nous avons une langue de vipère, mais nous ne sommes pas comme ça, nous inventons le chaos, mais pour lutter contre l’hypocrisie, pour aller contre les contraintes et les systèmes…

Dan Aykroyd : Tais-toi! Ne fais pas de pathos ! Nous voulons simplement défendre les plus faibles, comme Coeur de gomme, et c’est fini !… et sa  belle femme, naturellement…

John Belushi : Eh, c’est vrai, nous sommes en mission pour le compte de Dieu !

Claudia Patuzzi

Articles récents

  • Un ange pour Francis Royo
  • Le cri de la nature
  • Jugez si c’est un homme (Dessins et caricatures n. 46)
  • « Le petit éléphant et la feuille » (Dessins et caricatures n. 45)
  • « Le miroir noir » (Dessins et caricatures n. 44)

Catégories

  • articles
  • dessins et caricatures
  • dialogues imaginaires
  • histoires drôles
  • interview
  • Non classé
  • poésie
  • voyage à Rome
  • zérus, le soupir emmuré

Archives

  • juillet 2017
  • avril 2017
  • février 2017
  • décembre 2016
  • novembre 2016
  • juillet 2016
  • juin 2016
  • mai 2016
  • avril 2016
  • mars 2016
  • mai 2015
  • avril 2015
  • mars 2015
  • février 2015
  • janvier 2015
  • décembre 2014
  • novembre 2014
  • octobre 2014
  • septembre 2014
  • août 2014
  • juillet 2014
  • juin 2014
  • mai 2014
  • avril 2014
  • mars 2014
  • février 2014
  • janvier 2014
  • décembre 2013
  • novembre 2013
  • octobre 2013
  • septembre 2013
  • août 2013
  • juillet 2013
  • juin 2013
  • avril 2013
  • mars 2013

Liens sélectionnés

  • analogos
  • anthropia
  • aux bords des mondes
  • blog de claudia patuzzi
  • colors and pastels
  • confins
  • era da dire
  • flaneriequotidienne.
  • Floz
  • il ritratto incosciente
  • j'ai un accent !
  • l'atelier de paolo
  • L'éparvier incassable
  • L'OEil et l'Esprit
  • le curator des contes
  • le portrait inconscient
  • le quatrain quotidien
  • le tiers livre
  • le tourne à gauche
  • le vent qui souffle
  • les cosaques des frontières
  • les nuits échouées
  • Marie Christine Grimard
  • marlensauvage
  • métronomiques
  • mots sous l'aube
  • passages
  • paumée
  • Serge Bonnery
  • silo
  • Sue Vincent
  • tentatives
  • trattiespunti

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • WordPress.com

Propulsé par WordPress.com.

  • Suivre Abonné∙e
    • décalages et metamorphoses
    • Rejoignez 94 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • décalages et metamorphoses
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné∙e
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre
 

Chargement des commentaires…